Livre troisième

LES LUTTES ET LES RÊVES1

I

 
 

ÉCRIT SUR UN EXEMPLAIRE

DE LA DIVINA COMMEDIA

Un soir, dans le chemin je vis passer un homme2 

Vêtu d'un grand manteau comme un consul de Rome,

Et qui me semblait noir sur la clarté des cieux.

Ce passant s'arrêta, fixant sur moi ses yeux

Brillants, et si profonds qu'ils en étaient sauvages,

Et me dit : « J'ai d'abord été, dans les vieux âges,

Une haute montagne emplissant l'horizon ;

Puis, âme encore aveugle et brisant ma prison,

Je montai d'un degré dans l'échelle des êtres,

Je fus un chêne, et j'eus des autels et des prêtres,

Et je jetai des bruits étranges dans les airs ;

Puis je fus un lion rêvant dans les déserts,

Parlant à la nuit sombre avec sa voix grondante ;

Maintenant, je suis homme, et je m'appelle Dante. »

 
 

Juillet 1843.

II

MELANCHOLIA

Écoutez. Une femme au profil décharné3,

Maigre, blême, portant un enfant étonné,

Est là qui se lamente au milieu de la rue.

La foule, pour l'entendre, autour d'elle se rue.

Elle accuse quelqu'un, une autre femme, ou bien

Son mari. Ses enfants ont faim. Elle n'a rien ;

Pas d'argent ; pas de pain ; à peine un lit de paille.

L'homme est au cabaret pendant qu'elle travaille.

Elle pleure, et s'en va. Quand ce spectre a passé,

O penseurs, au milieu de ce groupe amassé,

Qui vient de voir le fond d'un cœur qui se déchire,

Qu'entendez-vous toujours ? Un long éclat de rire.

 

Cette fille au doux front a cru peut-être, un jour,

Avoir droit au bonheur, à la joie, à l'amour.

Mais elle est seule, elle est sans parents, pauvre fille !

Seule ! – n'importe ! elle a du courage, une aiguille,

Elle travaille, et peut gagner dans son réduit,

En travaillant le jour, en travaillant la nuit,

Un peu de pain, un gîte, une jupe de toile.

Le soir, elle regarde en rêvant quelque étoile,

Et chante au bord du toit tant que dure l'été.

Mais l'hiver vient. Il fait bien froid, en vérité,

Dans ce logis mal clos tout en haut de la rampe ;

Les jours sont courts, il faut allumer une lampe ;

L'huile est chère, le bois est cher, le pain est cher.

O jeunesse ! printemps ! aube ! en proie à l'hiver !

La faim passe bientôt sa griffe sous la porte,

Décroche un vieux manteau, saisit la montre, emporte

Les meubles, prend enfin quelque humble bague d'or ;

Tout est vendu ! L'enfant travaille et lutte encor ;

Elle est honnête ; mais elle a, quand elle veille,

La misère, démon, qui lui parle à l'oreille.

L'ouvrage manque, hélas ! cela se voit souvent.

Que devenir ? Un jour, ô jour sombre ! elle vend

La pauvre croix d'honneur de son vieux père, et pleure ;

Elle tousse, elle a froid. Il faut donc qu'elle meure !

A dix-sept ans ! grand Dieu ! mais que faire ?... – Voilà

Ce qui fait qu'un matin la douce fille alla

Droit au gouffre, et qu'enfin, à présent, ce qui monte

A son front, ce n'est plus la pudeur, c'est la honte.

Hélas ! et maintenant, deuil et pleurs éternels !

C'est fini. Les enfants, ces innocents cruels,

La suivent dans la rue avec des cris de joie.

Malheureuse ! elle traîne une robe de soie,

Elle chante, elle rit... ah ! pauvre âme aux abois !

Et le peuple sévère, avec sa grande voix,

Souffle qui courbe un homme et qui brise une femme,

Lui dit quand elle vient : « C'est toi ? Va-t'en, infâme4 ! »

 

Un homme s'est fait riche en vendant à faux poids ;

La loi le fait juré. L'hiver, dans les temps froids,

Un pauvre a pris un pain pour nourrir sa famille5.

Regardez cette salle où le peuple fourmille ;

Ce riche y vient juger ce pauvre. Écoutez bien.

Ce juge, – ce marchand, – fâché de perdre une heure,

Jette un regard distrait sur cet homme qui pleure,

L'envoie au bagne, et part pour sa maison des champs.

Tous s'en vont en disant : « C'est bien ! » bons et méchants ;

Et rien ne reste là qu'un Christ pensif et pâle,

Levant les bras au ciel dans le fond de la salle.

 

Un homme de génie apparaît. Il est doux,

Il est fort, il est grand ; il est utile à tous ;

Comme l'aube au-dessus de l'océan qui roule,

Il dore d'un rayon tous les fronts de la foule ;

Il luit ; le jour qu'il jette est un jour éclatant ;

Il apporte une idée au siècle qui l'attend ;

Il fait son œuvre ; il veut des choses nécessaires,

Agrandir les esprits, amoindrir les misères ;

Heureux, dans ses travaux dont les cieux sont témoins,

Si l'on pense un peu plus, si l'on souffre un peu moins !

Il vient ! – Certe, on le va couronner ! – On le hue !

Scribes, savants, rhéteurs, les salons, la cohue,

Ceux qui n'ignorent rien, ceux qui doutent de tout,

Ceux qui flattent le roi, ceux qui flattent l'égout,

Tous hurlent à la fois et font un bruit sinistre.

Si c'est un orateur ou si c'est un ministre,

On le siffle. Si c'est un poëte, il entend

Ce chœur : « Absurde ! faux ! monstrueux ! révoltant ! »

Lui, cependant, tandis qu'on bave sur sa palme,

Debout, les bras croisés, le front levé, l'œil calme,

Il contemple, serein, l'idéal et le beau ;

Il rêve ; et par moments il secoue un flambeau

Qui, sous ses pieds, dans l'ombre, éblouissant la haine,

Éclaire tout à coup le fond de l'âme humaine ;

Ou, ministre, il prodigue et ses nuits et ses jours ;

Orateur, il entasse efforts, travaux, discours ;

Il marche, il lutte ! Hélas ! l'injure ardente et triste,

A chaque pas qu'il fait, se transforme et persiste.

Nul abri. Ce serait un ennemi public,

Un monstre fabuleux, dragon ou basilic,

Qu'il serait moins traqué de toutes les manières,

Moins entouré de gens armés de grosses pierres,

Moins haï ! – Pour eux tous, et pour ceux qui viendront,

Il va semant la gloire, il recueille l'affront.

Le progrès est son but, le bien est sa boussole ;

Pilote, sur l'avant du navire il s'isole ;

Tout marin, pour dompter les vents et les courants,

Met tour à tour le cap sur des points différents,

Et, pour mieux arriver, dévie en apparence ;

Il fait de même ; aussi blâme et cris ; l'ignorance

Sait tout, dénonce tout ; il allait vers le nord,

Il avait tort ; il va vers le sud, il a tort ;

Si le temps devient noir, que de rage et de joie !

Cependant, sous le faix sa tête à la fin ploie,

L'âge vient, il couvait un mal profond et lent,

Il meurt. L'envie alors, ce démon vigilant,

Accourt, le reconnaît, lui ferme la paupière,

Prend soin de le clouer de ses mains dans la bière,

Se penche, écoute, épie en cette sombre nuit

S'il est vraiment bien mort, s'il ne fait pas de bruit,

S'il ne peut plus savoir de quel nom on le nomme,

Et, s'essuyant les yeux, dit : « C'était un grand homme ! »

Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?

Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?

Ces filles de huit ans qu'on voit cheminer seules ?

Ils s'en vont travailler quinze heures sous des meules ;

Ils vont, de l'aube au soir, faire éternellement

Dans la même prison le même mouvement.

Accroupis sous les dents d'une machine sombre,

Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l'ombre,

Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,

Ils travaillent. Tout est d'airain, tout est de fer.

Jamais on ne s'arrête et jamais on ne joue.

Aussi quelle pâleur ! la cendre est sur leur joue.

Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las.

Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas !

Ils semblent dire à Dieu : « Petits comme nous sommes,

Notre père, voyez ce que nous font les hommes ! »

O servitude infâme imposée à l'enfant !

Rachitisme ! travail dont le souffle étouffant

Défait ce qu'a fait Dieu ; qui tue, œuvre insensée,

La beauté sur les fronts, dans les cœurs la pensée,

Et qui ferait – c'est là son fruit le plus certain ! – 

D'Apollon un bossu, de Voltaire un crétin !

Travail mauvais qui prend l'âge tendre en sa serre,

Qui produit la richesse en créant la misère,

Qui se sert d'un enfant ainsi que d'un outil !

Progrès dont on demande : « Où va-t-il ? que veut-il ? »

Qui brise la jeunesse en fleur ! qui donne, en somme,

Une âme à la machine et la retire à l'homme !

Que ce travail, haï des mères, soit maudit !

Maudit comme le vice où l'on s'abâtardit,

Maudit comme l'opprobre et comme le blasphème !

O Dieu ! qu'il soit maudit au nom du travail même,

Au nom du vrai travail, sain, fécond, généreux,

Qui fait le peuple libre et qui rend l'homme heureux !

Le pesant chariot porte une énorme pierre ;

Le limonier, suant du mors à la croupière,

Tire, et le roulier fouette, et le pavé glissant

Monte, et le cheval triste a le poitrail en sang.

Il tire, traîne, geint, tire encore et s'arrête ;

Le fouet noir tourbillonne au-dessus de sa tête ;

C'est lundi ; l'homme hier buvait aux Porcherons

Un vin plein de fureur, de cris et de jurons ;

Oh ! quelle est donc la loi formidable qui livre

L'être à l'être, et la bête effarée à l'homme ivre !

L'animal éperdu ne peut plus faire un pas ;

Il sent l'ombre sur lui peser ; il ne sait pas,

Sous le bloc qui l'écrase et le fouet qui l'assomme,

Ce que lui veut la pierre et ce que lui veut l'homme.

Et le roulier n'est plus qu'un orage de coups

Tombant sur ce forçat qui traîne les licous,

Qui souffre et ne connaît ni repos ni dimanche.

Si la corde se casse, il frappe avec le manche,

Et, si le fouet se casse, il frappe avec le pié ;

Et le cheval, tremblant, hagard, estropié,

Baisse son cou lugubre et sa tête égarée ;

On entend, sous les coups de la botte ferrée,

Sonner le ventre nu du pauvre être muet !

Il râle ; tout à l'heure encore il remuait ;

Mais il ne bouge plus et sa force est finie.

Et les coups furieux pleuvent ; son agonie

Tente un dernier effort ; son pied fait un écart,

Il tombe, et le voilà brisé sous le brancard ;

Et, dans l'ombre, pendant que son bourreau redouble,

Il regarde Quelqu'un de sa prunelle trouble ;

Et l'on voit lentement s'éteindre, humble et terni,

Son œil plein de stupeurs sombres de l'infini,

Où luit vaguement l'âme effrayante des choses6.

Hélas !

 

 Cet avocat plaide toutes les causes

Il rit des généreux qui désirent savoir

Si blanc n'a pas raison, avant de dire noir ;

Calme, en sa conscience il met ce qu'il rencontre,

Ou le sac d'argent Pour, ou le sac d'argent Contre ;

Le sac pèse pour lui ce que la cause vaut.

Embusqué, plume au poing, dans un journal dévot,

Comme un bandit tuerait, cet écrivain diffame.

La foule hait cet homme et proscrit cette femme ;

Ils sont maudits. Quel est leur crime ? Ils ont aimé7.

L'opinion rampante accable l'opprimé,

Et, chatte aux pieds des forts, pour le faible est tigresse.

De l'inventeur mourant le parasite engraisse.

Le monde parle, assure, affirme, jure, ment,

Triche, et rit d'escroquer la dupe Dévouement.

Le puissant resplendit et du destin se joue ;

Derrière lui, tandis qu'il marche et fait la roue,

Sa fiente épanouie engendre son flatteur.

Les nains sont dédaigneux de toute leur hauteur.

O hideux coins de rue où le chiffonnier morne

Va, tenant à la main sa lanterne de corne,

Vos tas d'ordures sont moins noirs que les vivants !

Qui, des vents ou des cœurs, est le plus sûr ? Les vents.

Cet homme ne croit rien et fait semblant de croire ;

Il a l'œil clair, le front gracieux, l'âme noire ;

Il se courbe ; il sera votre maître demain.

 

Tu casses des cailloux, vieillard, sur le chemin ;

Ton feutre humble et troué s'ouvre à l'air qui le mouille ;

Sous la pluie et le temps ton crâne nu se rouille ;

Le chaud est ton tyran, le froid est ton bourreau ;

Ton vieux corps grelottant tremble sous ton sarrau ;

Ta cahute, au niveau du fossé de la route,

Offre son toit de mousse à la chèvre qui broute ;

Tu gagnes dans ton jour juste assez de pain noir

Pour manger le matin et pour jeûner le soir ;

Et, fantôme suspect devant qui l'on recule,

Regardé de travers quand vient le crépuscule,

Pauvre au point d'alarmer les allants et venants,

Frère sombre et pensif des arbres frissonnants,

Tu laisses choir tes ans ainsi qu'eux leur feuillage ;

Autrefois, homme alors dans la force de l'âge,

Quand tu vis que l'Europe implacable venait,

Et menaçait Paris et notre aube qui naît,

Et, mer d'hommes, roulait vers la France effarée,

Et le Russe et le Hun sur la terre sacrée

Se ruer, et le nord revomir Attila,

Tu te levas, tu pris ta fourche ; en ces temps-là,

Tu fus, devant les rois qui tenaient la campagne,

Un des grands paysans de la grande Champagne.

C'est bien. Mais, vois, là-bas, le long du vert sillon,

Une calèche arrive, et, comme un tourbillon,

Dans la poudre du soir qu'à ton front tu secoues,

Mêle l'éclair du fouet au tonnerre des roues.

Un homme y dort. Vieillard, chapeau bas ! Ce passant

Fit sa fortune à l'heure où tu versais ton sang ;

Il jouait à la baisse, et montait à mesure

Que notre chute était plus profonde et plus sûre ;

Il fallait un vautour à nos morts ; il le fut ;

Il fit, travailleur âpre et toujours à l'affût,

Suer à nos malheurs des châteaux et des rentes ;

Moscou remplit ses prés de meules odorantes ;

Pour lui, Leipsick payait des chiens et des valets,

Et la Bérésina charriait un palais ;

Pour lui, pour que cet homme ait des fleurs, des charmilles,

Des parcs dans Paris même ouvrant leurs larges grilles,

Des jardins où l'on voit le cygne errer sur l'eau,

Un million joyeux sortit de Waterloo8 ;

Si bien que du désastre il a fait sa victoire,

Et que, pour la manger, et la tordre, et la boire,

Ce Shaylock, avec le sabre de Blucher,

A coupé sur la France une livre de chair.

Or, de vous deux, c'est toi qu'on hait, lui qu'on vénère ;

Vieillard, tu n'es qu'un gueux, et ce millionnaire,

C'est l'honnête homme. Allons, debout, et chapeau bas !

 

Les carrefours sont pleins de chocs et de combats.

Les multitudes vont et viennent dans les rues.

Foules ! sillons creusés par ces mornes charrues :

Nuit, douleur, deuil ! champ triste où souvent a germé

Un épi qui fait peur à ceux qui l'ont semé !

Vie et mort ! onde où l'hydre à l'infini s'enlace !

Peuple océan jetant l'écume populace !

Là sont tous les chaos et toutes les grandeurs ;

Là, fauve, avec ses maux, ses horreurs, ses laideurs,

Ses larves, désespoirs, haines, désirs, souffrances,

Qu'on distingue à travers de vagues transparences,

Ses rudes appétits, redoutables aimants,

Ses prostitutions, ses avilissements,

Et la fatalité de ses mœurs imperdables,

La misère épaissit ses couches formidables.

Les malheureux sont là, dans le malheur reclus.

L'indigence, flux noir, l'ignorance, reflux,

Montent, marée affreuse, et, parmi les décombres,

Roulent l'obscur filet des pénalités sombres.

Le besoin fuit le mal qui le tente et le suit,

Et l'homme cherche l'homme à tâtons ; il fait nuit ;

Les petits enfants nus tendent leurs mains funèbres ;

Le crime, antre béant, s'ouvre dans ces ténèbres ;

Le vent secoue et pousse, en ses froids tourbillons,

Les âmes en lambeaux dans les corps en haillons ;

Pas de cœur où ne croisse une aveugle chimère.

Qui grince des dents ? L'homme. Et qui pleure ? La mère.

Qui sanglote ? La vierge aux yeux hagards et doux.

Qui dit : J'ai froid ? L'aïeule. Et qui dit : J'ai faim ? Tous.

Et le fond est horreur, et la surface est joie.

Au-dessus de la faim, le festin qui flamboie,

Et, sur le pâle amas des cris et des douleurs,

Les chansons et le rire et les chapeaux de fleurs !

Ceux-là sont les heureux. Ils n'ont qu'une pensée :

A quel néant jeter la journée insensée ?

Chiens, voitures, chevaux ! cendre au reflet vermeil !

Poussière dont les grains semblent d'or au soleil !

Leur vie est au plaisir sans fin, sans but, sans trêve,

Et se passe à tâcher d'oublier dans un rêve

L'enfer au-dessous d'eux et le ciel au-dessus.

Quand on voile Lazare9, on efface Jésus.

Ils ne regardent pas dans les ombres moroses.

Ils n'admettent que l'air tout parfumé de roses,

La volupté, l'orgueil, l'ivresse, et le laquais,

Ce spectre galonné du pauvre, à leurs banquets.

Les fleurs couvrent les seins et débordent des vases.

Le bal, tout frissonnant de souffles et d'extases,

Rayonne, étourdissant ce qui s'évanouit ;

Éden étrange fait de lumière et de nuit.

Les lustres au plafond laissent pendre leurs flammes,

Et semblent la racine ardente et pleine d'âmes

De quelque arbre céleste épanoui plus haut.

Noir paradis dansant sur l'immense cachot !

Ils savourent, ravis, l'éblouissement sombre

Des beautés, des splendeurs, des quadrilles sans nombre,

Des couples, des amours, des yeux bleus, des yeux noirs.

Les valses, visions, passent dans les miroirs.

Parfois, comme aux forêts la fuite des cavales,

Les galops effrénés courent ; par intervalles,

Le bal reprend haleine ; on s'interrompt, on fuit,

On erre, deux à deux, sous les arbres sans bruit ;

Puis, folle, et rappelant les ombres éloignées,

La musique, jetant les notes à poignées,

Revient, et les regards s'allument, et l'archet,

Bondissant, ressaisit la foule qui marchait.

O délire ! et d'encens et de bruit enivrées,

L'heure emporte en riant les rapides soirées,

Et les nuits et les jours, feuilles mortes des cieux.

D'autres, toute la nuit, roulent les dés joyeux,

Ou bien, âpre, et mêlant les cartes qu'ils caressent,

Où des spectres riants ou sanglants apparaissent,

Leur soif de l'or, penchée autour d'un tapis vert,

Jusqu'à ce qu'au volet le jour bâille entr'ouvert,

Poursuit le pharaon, le lansquenet ou l'hombre ;

Et, pendant qu'on gémit et qu'on frémit dans l'ombre,

Pendant que les greniers grelottent sous les toits,

Que les fleuves, passants pleins de lugubres voix,

Heurtent aux grands quais blancs les glaçons qu'ils charrient,

Tous ces hommes contents de vivre, boivent, rient,

Chantent ; et, par moments, on voit au-dessus d'eux,

Deux poteaux soutenant un triangle hideux,

Qui sortent lentement du noir pavé des villes... – 

 

Paris, juillet 1838.

III

SATURNE

I

Il est des jours de brume et de lumière vague11,

Où l'homme, que la vie à chaque instant confond,

Étudiant la plante, ou l'étoile, ou la vague,

S'accoude au bord croulant du problème sans fond ;

 

Où le songeur, pareil aux antiques augures,

Cherchant Dieu, que jadis plus d'un voyant12 surprit,

Médite en regardant fixement les figures

 Qu'on a dans l'ombre de l'esprit ;

 

Où, comme en s'éveillant on voit, en reflets sombres,

Des spectres du dehors errer sur le plafond,

Il sonde le destin, et contemple les ombres

Que nos rêves jetés parmi les choses font !

 

Des heures où, pourvu qu'on ait à sa fenêtre

Une montagne, un bois, l'océan qui dit tout,

Le jour prêt à mourir ou l'aube prête à naître,

 En soi-même on voit tout à coup

 

Sur l'amour, sur les biens qui tous nous abandonnent,

Sur l'homme, masque vide et fantôme rieur,

Éclore des clartés effrayantes, qui donnent

Des éblouissements à l'œil intérieur ;

 

De sorte qu'une fois que ces visions glissent

Devant notre paupière en ce vallon d'exil,

Elles n'en sortent plus et pour jamais emplissent

 L'arcade sombre du sourcil !

II

Donc, puisque j'ai parlé de ces heures de doute

Où l'un trouve le calme et l'autre le remords,

Je ne cacherai pas au peuple qui m'écoute

Que je songe souvent à ce que font les morts ;

 

III

Saturne ! sphère énorme ! astre aux aspects funèbres13 !

Bagne du ciel ! prison dont le soupirail luit !

Monde en proie à la brume, aux souffles, aux ténèbres !

 Enfer fait d'hiver et de nuit !

 

Son atmosphère flotte en zones tortueuses.

Deux anneaux flamboyants, tournant avec fureur,

Font, dans son ciel d'airain, deux arches monstrueuses

D'où tombe une éternelle et profonde terreur.

 

Ainsi qu'une araignée au centre de sa toile,

Il tient sept lunes d'or qu'il lie à ses essieux,

Pour lui, notre soleil, qui n'est plus qu'une étoile,

 Se perd, sinistre, au fond des cieux !

 

Les autres univers, l'entrevoyant dans l'ombre,

Se sont épouvantés de ce globe hideux.

Tremblants, ils l'ont peuplé de chimères sans nombre,

En le voyant errer formidable autour d'eux !

IV

Oh ! ce serait vraiment un mystère sublime

Que ce ciel si profond, si lumineux, si beau,

Qui flamboie à nos yeux ouverts comme un abîme,

 Fût l'intérieur du tombeau !

 

Que tout se révélât à nos paupières closes !

Que, morts, ces grands destins nous fussent réservés !...

Qu'en est-il de ce rêve et de bien d'autres choses ?

Il est certain, Seigneur, que seul vous le savez.

V

Il est certain aussi que, jadis, sur la terre,

Le patriarche, ému d'un redoutable effroi,

Et les saints qui peuplaient la Thébaïde austère

 Ont fait des songes comme moi ;

 

Avril 1839.

IV

ÉCRIT AU BAS D'UN CRUCIFIX

Vous qui pleurez, venez à ce Dieu, car il pleure14.

Vous qui souffrez, venez à lui, car il guérit.

Vous qui tremblez, venez à lui, car il sourit.

Vous qui passez, venez à lui, car il demeure.

 

Mars 1842.

QUIA PULVIS ES

 Ceux-ci partent, ceux-là demeurent15.

Sous le sombre aquilon, dont les mille voix pleurent,

Poussière et genre humain, tout s'envole à la fois.

Hélas ! le même vent souffle, en l'ombre où nous sommes,

 Sur toutes les têtes des hommes,

 Sur toutes les feuilles des bois.

VI

LA SOURCE

Un lion habitait près d'une source ; un aigle16 

 Y venait boire aussi.

Or, deux héros, un jour, deux rois – souvent Dieu règle

 La destinée ainsi – 

 

Vinrent à cette source, où des palmiers attirent

 Le passant hasardeux,

Et, s'étant reconnus, ces hommes se battirent

 Et tombèrent tous deux.

 

L'aigle, comme ils mouraient, vint planer sur leurs têtes,

 Et leur dit, rayonnant :

– Vous trouviez l'univers trop petit, et vous n'êtes

 Qu'une ombre maintenant !

Octobre 1846.

VII

LA STATUE

Quand l'empire romain tomba désespéré17,

– Car, ô Rome, l'abîme où Carthage a sombré

 Attendait que tu la suivisses ! – 

Quand, n'ayant rien en lui de grand qu'il n'eût brisé,

Ce monde agonisa, triste, ayant épuisé

 Tous les Césars et tous les vices ;

 

Quand il expira, vide et riche comme Tyr ;

Tas d'esclaves ayant pour gloire de sentir

 Le pied du maître sur leurs nuques ;

Ivre de vin, de sang et d'or ; continuant

Caton par Tigellin18, l'astre par le néant,

 Et les géants par les eunuques ;

 

Ce fut un noir spectacle et dont on s'enfuyait.

Le pâle cénobite y songeait, inquiet,

 Dans les antres visionnaires ;

Et, pendant trois cents ans, dans l'ombre on entendit

Sur ce monde damné, sur ce festin maudit,

 Un écroulement de tonnerres.

 

Et Luxure, Paresse, Envie, Orgie, Orgueil,

Avarice et Colère, au-dessus de ce deuil,

 Planèrent avec des huées ;

Et, comme des éclairs sous le plafond des soirs,

Les glaives monstrueux des sept archanges noirs

 Flamboyèrent dans les nuées.

 

Juvénal, qui peignit ce gouffre universel,

Est statue aujourd'hui ; la statue est de sel,

 Seule sous le nocturne dôme ;

Pas un arbre à ses pieds ; pas d'herbe et de rameaux ;

Et dans son œil sinistre on lit ces sombres mots :

 Pour avoir regardé Sodôme.

 

Février 1843.

VIII

Je lisais. Que lisais-je ? Oh ! le vieux livre austère19,

Le poëme éternel ! – La Bible ? – Non, la terre.

Platon, tous les matins, quand revit le ciel bleu,

Lisait les vers d'Homère, et moi les fleurs de Dieu.

J'épèle les buissons, les brins d'herbe, les sources ;

Et je n'ai pas besoin d'emporter dans mes courses

Mon livre sous mon bras, car je l'ai sous mes pieds.

Je m'en vais devant moi dans les lieux non frayés,

Et j'étudie à fond le texte, et je me penche,

Cherchant à déchiffrer la corolle et la branche.

Donc, courbé, – c'est ainsi qu'en marchant je traduis

La lumière en idée, en syllabes les bruits, – 

J'étais en train de lire un champ, page fleurie.

Je fus interrompu dans cette rêverie ;

Un doux martinet noir avec un ventre blanc

Me parlait ; il disait : – O pauvre homme, tremblant

Entre le doute morne et la foi qui délivre,

Je t'approuve, il est bon de lire dans ce livre.

Lis toujours, lis sans cesse, ô penseur agité,

Et que les champs profonds t'emplissent de clarté !

Il est sain de toujours feuilleter la nature,

Car c'est la grande lettre et la grande écriture ;

Car la terre, cantique où nous nous abîmons,

A pour versets les bois et pour strophes les monts !

Lis. Il n'est rien dans tout ce que peut sonder l'homme

Qui, bien questionné par l'âme, ne se nomme.

Médite. Tout est plein de jour, même la nuit ;

Et tout ce qui travaille, éclaire, aime ou détruit,

A des rayons : la roue au dur moyeu, l'étoile,

La fleur, et l'araignée au centre de sa toile.

Rends-toi compte de Dieu. Comprendre, c'est aimer.

Les plaines où le ciel aide l'herbe à germer,

L'eau, les prés, sont autant de phrases où le sage

Voit serpenter des sens qu'il saisit au passage.

Marche au vrai. Le réel, c'est le juste, vois-tu ;

Et voir la vérité, c'est trouver la vertu.

Bien lire l'univers, c'est bien lire la vie.

Le monde est l'œuvre où rien ne ment et ne dévie,

Et dont les mots sacrés répandent de l'encens.

L'homme injuste est celui qui fait des contre-sens.

Oui, la création tout entière, les choses,

Les êtres, les rapports, les éléments, les causes,

Rameaux dont le ciel clair perce le réseau noir,

L'arabesque des bois sur les cuivres du soir,

La bête, le rocher, l'épi d'or, l'aile peinte,

Tout cet ensemble obscur, végétation sainte,

Compose en se croisant ce chiffre énorme : DIEU.

L'éternel est écrit dans ce qui dure peu ;

Toute l'immensité, sombre, bleue, étoilée,

Traverse l'humble fleur, du penseur contemplée ;

On voit les champs, mais c'est de Dieu qu'on s'éblouit.

Le lis que tu comprends en toi s'épanouit.

Les roses que tu lis s'ajoutent à ton âme.

Les fleurs chastes, d'où sort une invisible flamme,

Sont les conseils que Dieu sème sur le chemin ;

C'est l'âme qui les doit cueillir, et non la main.

Ainsi tu fais ; aussi l'aube est sur ton front sombre ;

Aussi tu deviens bon, juste et sage ; et dans l'ombre

Tu reprends la candeur sublime du berceau. – 

Je répondis : – Hélas ! tu te trompes, oiseau.

Ma chair, faite de cendre, à chaque instant succombe ;

Mon âme ne sera blanche que dans la tombe ;

Car l'homme, quoi qu'il fasse, est aveugle ou méchant. – 

Et je continuai la lecture du champ.

Juillet 1843.

IX

Jeune fille, la grâce emplit tes dix-sept ans20 

Ton regard dit : Matin, et ton front dit : Printemps.

Il semble que ta main porte un lis invisible.

Don Juan te voit passer et murmure : « Impossible ! »

Sois belle. Sois bénie, enfant, dans ta beauté.

La nature s'égaie à toute ta clarté ;

Tu fais une lueur sous les arbres ; la guêpe

Touche ta joue en fleur de son aile de crêpe ;

La mouche à tes yeux vole ainsi qu'à des flambeaux.

Ton souffle est un encens qui monte au ciel. Lesbos

Et les marins d'Hydra, s'ils te voyaient sans voiles,

Te prendraient pour l'Aurore aux cheveux pleins d'étoiles.

Les êtres de l'azur froncent leur pur sourcil,

Quand l'homme, spectre obscur du mal et de l'exil,

Ose approcher ton âme, aux rayons fiancée.

Sois belle. Tu te sens par l'ombre caressée,

Un ange vient baiser ton pied quand il est nu,

Et c'est ce qui te fait ton sourire ingénu.

Février 1843.

X

AMOUR

Amour ! « Loi, » dit Jésus. « Mystère, » dit Platon21.

Sait-on quel fil nous lie au firmament ? Sait-on

Ce que les mains de Dieu dans l'immensité sèment ?

Est-on maître d'aimer ? pourquoi deux êtres s'aiment,

Demande à l'eau qui court, demande à l'air qui fuit,

Au moucheron qui vole à la flamme la nuit,

Au rayon d'or qui vient baiser la grappe mûre !

Demande à ce qui chante, appelle, attend, murmure !

Demande aux nids profonds qu'avril met en émoi !

Le cœur éperdu crie : Est-ce que je sais, moi ?

Cette femme a passé : je suis fou. C'est l'histoire.

Ses cheveux étaient blonds, sa prunelle était noire ;

En plein midi, joyeuse, une fleur au corset,

Illumination du jour, elle passait ;

Elle allait, la charmante, et riait, la superbe ;

Ses petits pieds semblaient chuchoter avec l'herbe ;

Un oiseau bleu volait dans l'air et me parla ;

Et comment voulez-vous que j'échappe à cela ?

Est-ce que je sais, moi ? c'était au temps des roses ;

Les arbres se disaient tout bas de douces choses ;

Les ruisseaux l'ont voulu, les fleurs l'ont comploté.

J'aime ! – O Bodin, Vouglans, Delancre22 ! prévôté,

Bailliage, châtelet, grand'chambre, saint-office,

Demandez le secret de ce doux maléfice

Aux vents, au frais printemps chassant l'hiver hagard,

Au philtre qu'un regard boit dans l'autre regard,

Au sourire qui rêve, à la voix qui caresse,

A ce magicien, à cette charmeresse !

Demandez aux sentiers traîtres qui, dans les bois,

Vous font recommencer les mêmes pas cent fois,

A la branche de mai, cette Armide23 qui guette,

Et fait tourner sur nous en cercle sa baguette !

Demandez à la vie, à la nature, aux deux,

Au vague enchantement des champs mystérieux !

Exorcisez le pré tentateur, l'antre, l'orme !

Faites, Cujas24 au poing, un bon procès en forme

Aux sources dont le cœur écoute les sanglots,

Au soupir éternel des forêts et des flots.

Dressez procès-verbal contre les pâquerettes

Qui laissent les bourdons froisser leurs collerettes ;

Instrumentez ; tonnez. Prouvez que deux amants

Livraient leur âme aux fleurs, aux bois, aux lacs dormants,

Et qu'ils ont fait un pacte avec la lune sombre,

Avec l'illusion, l'espérance aux yeux d'ombre,

Et l'extase chantant des hymnes inconnus,

Et qu'ils allaient tous deux, dès que brillait Vénus,

Sur l'herbe que la brise agite par bouffées,

Danser au bleu sabbat de ces nocturnes fées,

Éperdus, possédés d'un adorable ennui,

Elle n'étant plus elle et lui n'étant plus lui !

Quoi ! nous sommes encore au temps où la Tournelle25,

Déclarant la magie impie et criminelle,

Lui dressait un bûcher par arrêt de la cour,

Et le dernier sorcier qu'on brûle, c'est l'Amour !

 

Juillet 1843.

XI

?

Octobre 1840.

XII

EXPLICATION

La terre est au soleil ce que l'homme est à l'ange27.

L'un est fait de splendeur ; l'autre est pétri de fange.

Toute étoile est soleil ; tout astre est paradis.

Autour des globes purs sont les mondes maudits ;

Et dans l'ombre, où l'esprit voit mieux que la lunette,

Le soleil paradis traîne l'enfer planète.

L'ange habitant de l'astre est faillible ; et, séduit,

Il peut devenir l'homme habitant de la nuit.

Voilà ce que le vent m'a dit sur la montagne.

Tout globe obscur gémit ; toute terre est un bagne

Où la vie en pleurant, jusqu'au jour du réveil,

Vient écrouer l'esprit qui tombe du soleil.

Plus le globe est lointain, plus le bagne est terrible.

La mort est là, vannant les âmes dans un crible,

Qui juge, et, de là vie invisible témoin,

Rapporte l'ange à l'astre ou le jette plus loin.

Novembre 1840.

XIII

LA CHOUETTE

« Elle cherchait ces infidèles,

L'Achab, le Nemrod, le Mathan29,

Que, dans son temple et sous ses ailes,

Réchauffe le faux dieu Satan,

Les vendeurs cachés sous les porches,

Le brûleur allumant ses torches

Au même feu que l'encensoir,

Et, quand elle l'avait trouvée,

Toute la sinistre couvée

Se hérissait sous l'autel noir.

 

« Elle allait, délivrant les hommes

De leurs ennemis ténébreux ;

Les hommes, noirs comme nous sommes,

Prirent l'esprit luttant pour eux ;

Puis ils clouèrent, les infâmes,

L'âme qui défendait leurs âmes,

L'être dont l'œil jetait du jour ;

Et leur foule, dans sa démence,

Railla cette chouette immense

De la lumière et de l'amour !

Mai 1843.

XIV

A LA MÈRE DE L'ENFANT MORT

Oh ! vous aurez trop dit au pauvre petit ange30 

 Qu'il est d'autres anges là-haut,

Que rien ne souffre au ciel, que jamais rien n'y change,

 Qu'il est doux d'y rentrer bientôt ;

 

Que le ciel est un dôme aux merveilleux pilastres,

 Une tente aux riches couleurs,

Un jardin bleu rempli de lis qui sont des astres,

 Et d'étoiles qui sont des fleurs ;

 

Que c'est un lieu joyeux plus qu'on ne saurait dire,

 Où toujours, se laissant charmer,

On a les chérubins pour jouer et pour rire,

 Et le bon Dieu pour nous aimer ;

Avril 1843.

XV

ÉPITAPHE

Mai 1843.

XVI

LE MAÎTRE D'ÉTUDES

Ne le tourmentez pas, il souffre. Il est celui32 

Sur qui, jusqu'à ce jour, pas un rayon n'a lui ;

Oh ! ne confondez pas l'esclave avec le maître !

Et, quand vous le voyez dans vos rangs apparaître,

Humble et calme, et s'asseoir la tête dans ses mains,

Ayant peut-être en lui l'esprit des vieux Romains

Dont il vous dit les noms, dont il vous lit les livres,

Écoliers, frais enfants de joie et d'aurore ivres,

Ne le tourmentez pas ! soyez doux, soyez bons.

Tous nous portons la vie et tous nous nous courbons ;

Mais, lui, c'est le flambeau qui la nuit se consomme ;

L'ombre le tient captif, et ce pâle jeune homme,

Enfermé plus que vous, plus que vous enchaîné,

Votre frère, écoliers, et votre frère aîné,

Destin tronqué, matin noyé dans les ténèbres,

Ayant l'ennui sans fin devant ses yeux funèbres,

Indigent, chancelant, et cependant vainqueur,

Sans oiseaux dans son ciel, sans amours dans son cœur,

A l'heure du plein jour, attend que l'aube naisse.

Enfance, ayez pitié de la sombre jeunesse !

Apprenez à connaître, enfants qu'attend l'effort,

Les inégalités des âmes et du sort ;

Respectez-le deux fois, dans le deuil qui le mine,

Puisque de deux sommets, enfants, il vous domine,

Puisqu'il est le plus pauvre et qu'il est le plus grand.

Songez que, triste, en butte au souci dévorant,

A travers ses douleurs, ce fils de la chaumière

Vous verse la raison, le savoir, la lumière,

Et qu'il vous donne l'or, et qu'il n'a pas de pain.

Oh ! dans la longue salle aux tables de sapin,

Enfants, faites silence à la lueur des lampes !

Voyez, la morne angoisse a fait blêmir ses tempes :

Songez qu'il saigne, hélas ! sous ses pauvres habits.

L'herbe que mord la dent cruelle des brebis,

C'est lui ; vous riez, vous, et vous lui rongez l'âme.

Songez qu'il agonise, amer, sans air, sans flamme ;

Que sa colère dit : Plaignez-moi ; que ses pleurs

Ne peuvent pas couler devant vos yeux railleurs !

Aux heures du travail votre ennui le dévore,

Aux heures du plaisir vous le rongez encore ;

Sa pensée, arrachée et froissée, est à vous,

Et, pareille au papier qu'on distribue à tous,

Page blanche d'abord, devient lentement noire.

Vous feuilletez son cœur, vous videz sa mémoire ;

Vos mains, jetant chacune un bruit, un trouble, un mot,

Et raturant l'idée en lui dès qu'elle éclôt,

Toutes en même temps dans son esprit écrivent.

Si des rêves, parfois, jusqu'à son front arrivent,

Vous répandez votre encre à flots sur cet azur ;

Vos plumes, tas d'oiseaux hideux au vol obscur,

De leurs mille becs noirs lui fouillent la cervelle.

Le nuage d'ennui passe et se renouvelle.

Dormir, il ne le peut ; penser, il ne le peut.

Chaque enfant est un fil dont son cœur sent le nœud.

Oui, s'il veut songer, fuir, oublier, franchir l'ombre,

Laisser voler son âme aux chimères sans nombre,

Ces écoliers joueurs, vifs, légers, doux, aimants,

Pèsent sur lui, de l'aube au soir, à tous moments,

Et le font retomber des voûtes immortelles ;

Et tous ces papillons sont le plomb de ses ailes.

Saint et grave martyr changeant de chevalet,

Crucifié par vous, bourreaux charmants, il est

Votre souffre-douleurs et votre souffre-joies ;

Ses nuits sont vos hochets et ses jours sont vos proies ;

Il porte sur son front votre essaim orageux ;

Il a toujours vos bruits, vos rires et vos jeux

Tourbillonnant sur lui comme une âpre tempête.

Hélas ! il est le deuil dont vous êtes la fête ;

Hélas ! il est le cri dont vous êtes le chant.

Et, qui sait ? sans rien dire, austère, et se cachant

De sa bonne action comme d'une mauvaise,

Ce pauvre être qui rêve accoudé sur sa chaise,

Mal nourri, mal vêtu, qu'un mendiant plaindrait,

Peut-être a des parents qu'il soutient en secret,

Et fait de ses labeurs, de sa faim, de ses veilles,

Des siècles dont sa voix vous traduit les merveilles,

Et de cette sueur qui coule sur sa chair,

Des rubans au printemps, un peu de feu l'hiver,

Pour quelque jeune sœur ou quelque vieille mère ;

Changeant en goutte d'eau la sombre larme amère ;

De sorte que, vivant à son ombre sans bruit,

Une colombe vient la boire dans la nuit !

Songez que pour cette œuvre, enfants, il se dévoue,

Brûle ses yeux, meurtrit son cœur, tourne la roue,

Traîne la chaîne ! hélas, pour lui, pour son destin,

Pour ses espoirs perdus à l'horizon lointain,

Pour ses vœux, pour son âme aux fers, pour sa prunelle,

Votre cage d'un jour est prison éternelle !

Songez que c'est sur lui que marchent tous vos pas !

Songez qu'il ne rit pas, songez qu'il ne vit pas !

L'avenir, cet avril plein de fleurs, vous convie ;

Vous vous envolerez demain en pleine vie ;

Vous sortirez de l'ombre, il restera. Pour lui,

Demain sera muet et sourd comme aujourd'hui ;

Demain, même en juillet, sera toujours décembre,

Toujours l'étroit préau, toujours la pauvre chambre,

Toujours le ciel glacé, gris, blafard, pluvieux ;

Et, quand vous serez grands, enfants, il sera vieux.

Et, si quelque heureux vent ne souffle et ne l'emporte,

Toujours il sera là, seul sous la sombre porte,

Gardant les beaux enfants sous ce mur redouté,

Ayant tout de leur peine et rien de leur gaîté.

Oh ! que votre pensée aime, console, encense

Ce sublime forçat du bagne d'innocence !

Pesez ce qu'il prodigue avec ce qu'il reçoit.

Oh ! qu'il se transfigure à vos yeux, et qu'il soit

Celui qui vous grandit, celui qui vous élève,

Qui donne à vos raisons les deux tranchants du glaive,

Art et science, afin qu'en marchant au tombeau,

Vous viviez pour le vrai, vous luttiez pour le beau !

Oh ! qu'il vous soit sacré dans cette tâche auguste

De conduire à l'utile, au sage, au grand, au juste,

Vos âmes en tumulte à qui le ciel sourit !

Quand les cœurs sont troupeau, le berger est esprit.

Juin 1843.

XVII

CHOSE VUE UN JOUR DE PRINTEMPS

Avril 1840.


1 Autres titres projetés : les rêves – rêver – choses de la terre (J.-R.).

2 Ms : 22 juillet 1853. Depuis l'exil Dante est devenu un répondant mythique du poète. En février 1853 Hugo vient de le mettre en scène dans La Vision de Dante (le poème ne paraîtra qu'en 1883 dans la série complémentaire de La Légende des Siècles) et dix ans plus tard, dans William Shakespeare, il fera de lui un des quatorze génies souverains de l'humanité.

3 Ms : 9 juillet [1854]. La genèse de ce poème remonte à l'année 1846, à une époque où Hugo travaille activement à Jean Tréjean (qui deviendra Les Misères en 1847 et Les Misérables à partir de 1853) ; d'autres parties ont été ajoutées à ce poème en 1854. Le titre renvoie à la célèbre gravure de Dürer, commentée par Gautier dans un poème de 1834, lequel ne sera publié qu'en 1845 (J.-R.). Ce texte est à mettre en rapport avec Les Malheureux (V, XXVI) et, pour la figure du poète, avec Veni, vidi, vixi (IV, XIII) : ces pièces constituent une sorte de cycle venant doubler dans l'ordre de la poésie l'écriture romanesque des futurs Misérables.

4 Cf. Les Misérables, I, V, 12.

5 Cf. Les Misérables, I, II, 6.

6 Cf. Les Misérables, I, III, 8.

7 Souvenir du scandale du passage Saint-Roch où Hugo et Léonie Biard furent pris en flagrant délit d'adultère le 5 [?] juillet 1845.

8 Allusion très vraisemblablement à la fortune des Rothschild.

9 Il y a deux Lazare dans l'Évangile : celui qui est ressuscité par Jésus et le pauvre à qui le mauvais riche ne donne rien (Luc, XVI). Il s'agit ici plutôt du second.

10 La guillotine apparaît à la fois comme l'expression de la justice populaire qui fera payer aux puissants leur méchanceté et comme le moyen répressif dont disposent ces mêmes puissants pour préserver leur ordre social. Le dernier vers, qui fait contrepoids à tout le reste du poème et spécialement à la dernière séquence sur la guillotine, interdit de trancher entre ces deux interprétations et désigne bien davantage la nature comme ailleurs des horreurs dont la société est faite.

11 Ms : 30 avril 1839.

12 Le mot de « voyant » n'est pas la propriété de Rimbaud ; c'est un terme biblique (J.-R.).

13 Saturne dans la tradition occidentale est une planète dont l'influence est maléfique, elle produit la mélancolie : voir R. Klibansky, E. Panofsky et F. Saxl, Saturne et la mélancolie, traduction française, Gallimard, « Bibliothèque illustrée des Histoires », [1989].

14 Ms : nuit du 4 au 5 mars 1847. Le sens de ce poème est donné par la correspondance échangée à son propos entre Michelet et Hugo. Michelet voulait la suppression de ce poème, argumentant ainsi : « On nous en [du crucifix] frappe la tête, c'est pour nous le casse-tête indien » (lettre du 4 mai 1856) ; Hugo lui répondit : « Ce que vous me dites du Crucifix est vrai. Il est de fer maintenant, et l'on en martèle les crânes pour y tuer l'idée. Mon sentiment est le même que le vôtre, et je vous approuve et je vous seconde de mon mieux dans votre grande lutte contre la forme vieillie et devenue spectre. Seulement, – et vous ne me blâmerez pas en cela, – je ne puis oublier que Jésus a été une incarnation saignante du progrès ; je le retire au prêtre, je détache le martyr du crucifix, et je décloue le Christ du christianisme. Cela fait, je me tourne vers ce qui n'est plus qu'un gibet, le gibet actuel de l'humanité, et je jette le cri de guerre ; et je dis comme Voltaire : “Écrasons l'infâme !”, et je dis comme Michelet : “Détruisons l'ennemi !” / Quant à ce mot Dieu, ou demi-Dieu, appliqué à un homme, si vous allez jusqu'à Ce que dit la bouche d'ombre, vous verrez, – et vous pressentez certainement, même sans lire cela, – dans quel sens je l'emploie. » (lettre du 9 mai 1856, citée par A.).

15 Ms : 1842 [corrigé en 1843]. Février 1843 est le mois du mariage de Léopoldine (cf. IV, II). Le titre vient de la Genèse (III, 19) ; dans la liturgie ce sont les paroles prononcées lors de l'imposition des Cendres : « Memento, Homo, quia pulvis es et in pulverem reverteris » (Souviens-toi, homme, que tu es poussière et que tu retourneras à la poussière).

16 Ms : 4 octobre 1846. Il est incompréhensible que ce poème de 1846 ait été conservé dans la section Autrefois, dont le terminus chronologique est l'année 1843. C'est vraisemblablement une inadvertance de la part de Hugo.

17 Ms : 7 février 1855. Poème prévu sous le titre À Juvénal.

18 Tigellin : favori de Néron, mentionné aussi bien par Tacite (Annales, XIV, 51) que par Juvénal (Satires, I, 155).

19 Ms : 24 janvier 1855. Sur le motif du livre de la nature, cf. J.-B. Barrère, La Fantaisie de Victor Hugo, III, pp. 127-130. Un commentaire intéressant dans A., pp. 1474-1475.

20 Ms : 14 janvier 1855. Selon la date fictive de 1843, cette jeune fille de dix-sept ans ne peut être que Claire Pradier, la fille de Juliette Drouet et de James Pradier.

21 Ms : 20 octobre 1846. La date fictive de juillet 1843 renvoie au dernier mois où Hugo vit sa fille : le 10 juillet il partait, en compagnie de Juliette, pour l'Espagne et c'est à Rochefort, sur le chemin du retour, le 9 septembre, qu'il apprendra par le journal la mort de Léopoldine. Trois femmes sont parties prenantes dans ce texte : Léopoldine, Juliette, à qui Amour est plus ou moins dédié, et Léonie Biard, la complice de Hugo que les lois réprimant l'adultère ont mise en prison en 1845. L'apologie de l'amour, bravant les interdictions légales, cache en fait un interdit autrement fondamental. Ce que confirme la date de composition du poème : en ce second semestre de 1846 prennent naissance beaucoup de poèmes des futurs Pauca meæ, consacrés à Léopoldine, dont le souvenir vient d'être réveillé par la mort de Claire Pradier. Il est dans ces conditions significatif que la présence de Léopoldine parasite ce poème sur la puissance de l'amour capable de toutes les transgressions. Le dernier vers du poème cesse alors d'être un spirituel badinage et on le rapprochera du livre un de La Sorcière de Michelet.

22 Bodin : auteur ici davantage de la Démonomanie des Sorciers que de La République ; Vouglans : spécialiste de droit criminel au XVIIIe siècle ; de Lancre : auteur d'un Tableau de l'inconstance des mauvais anges et démons, où il est amplement traicté des sorciers et de la sorcellerie (1612) (J.-R).

23 Armide : cf. I, XIII, n. 2. Elle retient Renaud dans ses jardins enchantés.

24 Cujas : jurisconsulte français du XVIe siècle.

25 La Tournelle : chambre criminelle du Parlement de Paris.

26 Ms : 20 octobre 1846. Premier titre : De plus haut ? Hugo l'a rayé et n'a laissé que le point d'interrogation, dont il a fait le titre.

27 Ms : 5 octobre 1854. Ce poème répond au poème précédent et Hugo a lui-même redoublé le lien entre ces deux pièces par les datations fictives : octobre 1840 et novembre 1840.

28 Ms : 10 mai [1855]. Clouer les chouettes, considérées comme des oiseaux de mauvais augure, sur la porte des granges est un usage paysan très répandu, même encore aujourd'hui dans certaines régions de France. Mais la chouette est aussi l'oiseau de Minerve, elle tient donc un discours de sagesse et de vérité. Dans ce poème, selon un effet de syncrétisme tout hugolien, la chouette clouée renvoie au Christ crucifié.

29 Achab : père d'Athalie, roi impie ; Nemrod : grand chasseur devant l'Éternel, héros de l'épisode du Glaive dans La Fin de Satan ; Mathan : prêtre de Baal sous Athalie.

30 Ms : 21 juillet 1846. Ce poème et le suivant ont été écrits pour Mme Lefèvre, la sœur d'Auguste Vacquerie, qui avait perdu deux enfants, en 1839 et en 1840 (J.-R.).

31 Ms : 11 mai 1843.

32 Ms : 14 juin 1855. À rapprocher, par contraste, du poème achevé le 2 juin 1855, A propos d'Horace.

33 Ms : 4 février 1854. Poème écrit exactement le lendemain des Pauvres gens, et pareillement inspiré par Les Enfants de la morte de Charles Laffont (reproduit par B. Leuilliot dans son édition des Poésies de Hugo, t. 2, Seuil, « L'Intégrale », [1972], p. 135).