Livre quatrième

PAUCA MEÆ1

I

Pure Innocence ! Vertu sainte2 !

O les deux sommets d'ici-bas !

Où croissent, sans ombre et sans crainte,

Les deux palmes des deux combats !

 

Palme du combat Ignorance !

Palme du combat Vérité !

L'âme, à travers sa transparence,

Voit trembler leur double clarté.

 

Innocence ! Vertu ! sublimes

Même pour l'œil mort du méchant !

On voit dans l'azur ces deux cimes,

L'une au levant, l'autre au couchant.

 

Elles guident la nef qui sombre ;

L'une est phare, et l'autre est flambeau ;

L'une a le berceau dans son ombre ;

L'autre en son ombre a le tombeau.

 

C'est sous la terre infortunée

Que commence, obscure à nos yeux,

La ligne de la destinée ;

Elles l'achèvent dans les cieux.

Janvier 1843.

II

15 FÉVRIER 1843

Aime celui qui t'aime, et sois heureuse en lui3.

– Adieu ! – Sois son trésor, ô toi qui fus le nôtre !

Va, mon enfant béni, d'une famille à l'autre.

Emporte le bonheur et laisse-nous l'ennui !

Ici, l'on te retient ; là-bas, on te désire.

Fille, épouse, ange, enfant, fais ton double devoir.

Donne-nous un regret, donne-leur un espoir,

Sors avec une larme ! entre avec un sourire !

 

Dans l'église, 15 février 1843.

4 SEPTEMBRE 1843

III

TROIS ANS APRÈS

Il est temps que je me repose4 ;

Je suis terrassé par le sort.

Ne me parlez pas d'autre chose5 

Que des ténèbres où l'on dort !

 

Que veut-on que je recommence ?

Je ne demande désormais

A la création immense

Qu'un peu de silence et de paix !

 

Pourquoi m'appelez-vous encore ?

J'ai fait ma tâche et mon devoir.

Qui travaillait avant l'aurore,

Peut s'en aller avant le soir.

 

A vingt ans, deuil et solitude !

Mes yeux, baissés vers le gazon,

Perdirent la douce habitude

De voir ma mère à la maison6.

 

Elle nous quitta pour la tombe ;

Et vous savez bien qu'aujourd'hui

Je cherche, en cette nuit qui tombe,

Un autre ange qui s'est enfui !

 

Vous savez que je désespère,

Que ma force en vain se défend,

Et que je souffre comme père,

Moi qui souffris tant comme enfant !

 
 
 

L'humble enfant que Dieu m'a ravie

Rien qu'en m'aimant savait m'aider ;

C'était le bonheur de ma vie

De voir ses yeux me regarder.

 

Si ce Dieu n'a pas voulu clore

L'œuvre qu'il me fit commencer,

S'il veut que je travaille encore,

Il n'avait qu'à me la laisser !

 

Il n'avait qu'à me laisser vivre

Avec ma fille à mes côtés,

Dans cette extase où je m'enivre

De mystérieuses clartés !

 

Ces clartés, jour d'une autre sphère,

O Dieu jaloux, tu nous les vends !

Pourquoi m'as-tu pris la lumière

Que j'avais parmi les vivants ?

 

As-tu donc pensé, fatal maître,

Qu'à force de te contempler8,

Je ne voyais plus ce doux être,

Et qu'il pouvait bien s'en aller ?

 

T'es-tu dit que l'homme, vaine ombre,

Hélas ! perd son humanité

A trop voir cette splendeur sombre

Qu'on appelle la vérité ?

 

Qu'on peut le frapper sans qu'il souffre,

Que son cœur est mort dans l'ennui,

Et qu'à force de voir le gouffre,

Il n'a plus qu'un abîme en lui ?

 
 
 

Maintenant, je veux qu'on me laisse !

J'ai fini ! le sort est vainqueur.

Que vient-on rallumer sans cesse

Dans l'ombre qui m'emplit le cœur ?

 

Vous qui me parlez, vous me dites

Qu'il faut, rappelant ma raison,

Guider les foules décrépites

Vers les lueurs de l'horizon ;

 
 
 

Vous voyez des pleurs sur ma joue,

Et vous m'abordez mécontents,

Comme par le bras on secoue

Un homme qui dort trop longtemps.

 
 

Mais songez à ce que vous faites !

Hélas ! cet ange au front si beau,

Quand vous m'appelez à vos fêtes,

Peut-être a froid dans son tombeau.

 
 

Peut-être, livide et pâlie,

Dit-elle dans son lit étroit :

« Est-ce que mon père m'oublie

Et n'est plus là, que j'ai si froid11 ? »

 

Quoi ! lorsqu'à peine je résiste

Aux choses dont je me souviens,

Quand je suis brisé, las et triste,

Quand je l'entends qui me dit : « Viens ! »

 

Quoi ! vous voulez que je souhaite,

Moi, plié par un coup soudain,

La rumeur qui suit le poëte,

Le bruit que fait le paladin !

 

Novembre 1846.

IV

Oh ! je fus comme fou dans le premier moment12,

Hélas ! et je pleurai trois jours amèrement.

Vous tous à qui Dieu prit votre chère espérance,

Pères, mères, dont l'âme a souffert ma souffrance,

Tout ce que j'éprouvais, l'avez-vous éprouvé ?

Je voulais me briser le front sur le pavé ;

Puis je me révoltais, et, par moments, terrible,

Je fixais mes regards sur cette chose horrible,

Et je n'y croyais pas, et je m'écriais : Non !

– Est-ce que Dieu permet de ces malheurs sans nom

Qui font que dans le cœur le désespoir se lève ? – 

Il me semblait que tout n'était qu'un affreux rêve,

Qu'elle ne pouvait pas m'avoir ainsi quitté,

Que je l'entendais rire en la chambre à côté,

Que c'était impossible enfin qu'elle fût morte,

Et que j'allais la voir entrer par cette porte !

 

Oh ! que de fois j'ai dit : Silence ! elle a parlé !

Tenez ! voici le bruit de sa main sur la clé !

Attendez ! elle vient ! laissez-moi, que j'écoute !

Car elle est quelque part dans la maison sans doute !

 

Jersey, Marine-Terrace, 4 septembre 1852.

V

Elle avait pris ce pli dans son âge enfantin13 

De venir dans ma chambre un peu chaque matin ;

Je l'attendais ainsi qu'un rayon qu'on espère ;

Elle entrait, et disait : « Bonjour, mon petit père » ;

Prenait ma plume, ouvrait mes livres, s'asseyait

Sur mon lit, dérangeait mes papiers, et riait,

Puis soudain s'en allait comme un oiseau qui passe.

Alors, je reprenais, la tête un peu moins lasse,

Mon œuvre interrompue, et, tout en écrivant,

Parmi mes manuscrits je rencontrais souvent

Quelque arabesque folle et qu'elle avait tracée,

Et mainte page blanche entre ses mains froissée

Où, je ne sais comment, venaient mes plus doux vers.

Elle aimait Dieu, les fleurs, les astres, les prés verts,

Et c'était un esprit avant d'être une femme.

Son regard reflétait la clarté de son âme.

Elle me consultait sur tout à tous moments.

Oh ! que de soirs d'hiver radieux et charmants

Passés à raisonner langue, histoire et grammaire,

Mes quatre enfants groupés sur mes genoux, leur mère

Tout près, quelques amis causant au coin du feu !

J'appelais cette vie être content de peu !

Et dire qu'elle est morte ! hélas ! que Dieu m'assiste !

Je n'étais jamais gai quand je la sentais triste ;

J'étais morne au milieu du bal le plus joyeux

Si j'avais, en partant, vu quelque ombre en ses yeux.

 

Novembre 1846, jour des morts.

VI

Quand nous habitions tous ensemble14

Sur nos collines d'autrefois,

Où l'eau court, où le buisson tremble,

Dans la maison qui touche aux bois,

 
 

Elle avait dix ans, et moi trente15 ;

J'étais pour elle l'univers.

Oh ! comme l'herbe est odorante

Sous les arbres profonds et verts !

 
 

Elle faisait mon sort prospère,

Mon travail léger, mon ciel bleu.

Lorsqu'elle me disait : Mon père,

Tout mon cœur s'écriait : Mon Dieu !

 
 

A travers mes songes sans nombre,

J'écoutais son parler joyeux,

Et mon front s'éclairait dans l'ombre

A la lumière de ses yeux.

 

Elle avait l'air d'une princesse

Quand je la tenais par la main ;

Elle cherchait des fleurs sans cesse

Et des pauvres dans le chemin.

 

Elle donnait comme on dérobe,

En se cachant aux yeux de tous.

Oh ! la belle petite robe

Qu'elle avait, vous rappelez-vous ?

 

Le soir, auprès de ma bougie,

Elle jasait à petit bruit,

Tandis qu'à la vitre rougie

Heurtaient les papillons de nuit.

 

Les anges se miraient en elle.

Que son bonjour était charmant !

Le ciel mettait dans sa prunelle

Ce regard qui jamais ne ment.

 

Oh ! je l'avais, si jeune encore,

Vue apparaître en mon destin !

C'était l'enfant de mon aurore,

Et mon étoile du matin !

 

Nous revenions, cœurs pleins de flamme,

En parlant des splendeurs du ciel16.

Je composais cette jeune âme

Comme l'abeille fait son miel.

 
 

Doux ange aux candides pensées,

Elle était gaie en arrivant... – 

Toutes ces choses sont passées

Comme l'ombre et comme le vent !

 
 

Villequier, 4 septembre 1844.

VII

Elle était pâle, et pourtant rose17,

Petite avec de grands cheveux.

Elle disait souvent : Je n'ose,

Et ne disait jamais : Je veux.

 

Le soir, elle prenait ma Bible

Pour y faire épeler sa sœur,

Et, comme une lampe paisible,

Elle éclairait ce jeune cœur18.

 

Octobre 1846.

VIII

A qui donc sommes-nous ? Qui nous a ? qui nous mène19 ?

Vautour fatalité, tiens-tu la race humaine ?

 Oh ! parlez, cieux vermeils,

L'âme sans fond tient-elle aux étoiles sans nombre ?

 Chaque rayon d'en haut est-il un fil de l'ombre

 Liant l'homme aux soleils ?

 

Est-ce qu'en nos esprits, que l'ombre a pour repaires,

Nous allons voir rentrer les songes de nos pères ?

 Destin, lugubre assaut !

O vivants, serions-nous l'objet d'une dispute ?

L'un veut-il notre gloire, et l'autre notre chute ?

 Combien sont-ils là-haut ?

 

Jadis, au fond du ciel, aux yeux du mage sombre,

Deux joueurs effrayants apparaissaient dans l'ombre.

 Qui craindre ? qui prier ?

Les Manès frissonnants, les pâles Zoroastres

Voyaient deux grandes mains qui déplaçaient les astres

 Sur le noir échiquier.

 

 Songe horrible ! le bien, le mal, de cette voûte

 Pendent-ils sur nos fronts ? Dieu, tire-moi du doute !

 O sphinx, dis-moi le mot !

Cet affreux rêve pèse à nos yeux qui sommeillent,

Noirs vivants ! Heureux ceux qui tout à coup s'éveillent

 Et meurent en sursaut !

 

Villequier, 4 septembre 1845.

IX

O souvenirs ! printemps ! aurore20 !

Doux rayon triste et réchauffant !

– Lorsqu'elle était petite encore,

Que sa sœur était tout enfant... –

 

Connaissez-vous, sur la colline

Qui joint Montlignon à Saint-Leu21,

Une terrasse qui s'incline

Entre un bois sombre et le ciel bleu ?

 
 

C'est là que nous vivions. – Pénètre,

Mon cœur, dans ce passé charmant ! –

Je l'entendais sous ma fenêtre

Jouer le matin doucement.

 
 

Elle courait dans la rosée,

Sans bruit, de peur de m'éveiller ;

Moi, je n'ouvrais pas ma croisée,

De peur de la faire envoler.

 

Ses frères riaient... – Aube pure !

Tout chantait sous ces frais berceaux,

Ma famille avec la nature,

Mes enfants avec les oiseaux ! – 

 

Je toussais, on devenait brave.

Elle montait à petits pas,

Et me disait d'un air très grave :

« J'ai laissé les enfants en bas. »

 

Qu'elle fût bien ou mal coiffée,

Que mon cœur fût triste ou joyeux,

Je l'admirais. C'était ma fée,

Et le doux astre de mes yeux !

 

Nous jouions toute la journée.

O jeux charmants ! chers entretiens !

Le soir, comme elle était l'aînée,

Elle me disait : « Père, viens !

 

Nous allons t'apporter ta chaise,

Conte-nous une histoire, dis ! » – 

Et je voyais rayonner d'aise

Tous ces regards du paradis.

 

Leur aïeul, qui lisait dans l'ombre22,

Sur eux parfois levait les yeux,

Et moi, par la fenêtre sombre

J'entrevoyais un coin des cieux !

 
 

Villequier, 4 septembre 1846.

X

Pendant que le marin, qui calcule et qui doute23,

Demande son chemin aux constellations ;

Pendant que le berger, l'œil plein de visions,

Cherche au milieu des bois son étoile et sa route ;

Pendant que l'astronome, inondé de rayons,

 
 

Pèse un globe à travers des millions de lieues,

Moi, je cherche autre chose en ce ciel vaste et pur.

Mais que ce saphir sombre est un abîme obscur !

On ne peut distinguer, la nuit, les robes bleues

Des anges frissonnants qui glissent dans l'azur.

Avril 1847.

XI

On vit, on parle, on a le ciel et les nuages24 

Sur la tête ; on se plaît aux livres des vieux sages ;

On lit Virgile et Dante ; on va joyeusement

En voiture publique à quelque endroit charmant,

En riant aux éclats de l'auberge et du gîte ;

Le regard d'une femme en passant vous agite ;

On aime, on est aimé, bonheur qui manque aux rois !

On écoute le chant des oiseaux dans les bois ;

Le matin, on s'éveille, et toute une famille

Vous embrasse, une mère, une sœur, une fille !

On déjeune en lisant son journal. Tout le jour

On mêle à sa pensée espoir, travail, amour ;

La vie arrive avec ses passions troublées ;

On jette sa parole aux sombres assemblées25 ;

Devant le but qu'on veut et le sort qui vous prend,

On se sent faible et fort, on est petit et grand ;

On est flot dans la foule, âme dans la tempête ;

Tout vient et passe ; on est en deuil, on est en fête ;

On arrive, on recule, on lutte avec effort... – 

Puis, le vaste et profond silence de la mort26 !

 

11 juillet 1846, en revenant du cimetière.

XII

 

A QUOI SONGEAIENT LES DEUX

CAVALIERS DANS LA FORÊT

La nuit était fort noire et la forêt très sombre27.

Hermann28 à mes côtés me paraissait une ombre.

Nos chevaux galopaient. A la garde de Dieu !

Les nuages du ciel ressemblaient à des marbres.

Les étoiles volaient dans les branches des arbres

 Comme un essaim d'oiseaux de feu.

 

Octobre 1853.

XIII

VENI, VIDI, VIXI

J'ai bien assez vécu, puisque dans mes douleurs31 

Je marche sans trouver de bras qui me secourent,

Puisque je ris à peine aux enfants qui m'entourent,

Puisque je ne suis plus réjoui par les fleurs ;

 

Puisqu'au printemps, quand Dieu met la nature en fête,

J'assiste, esprit sans joie, à ce splendide amour ;

Puisque je suis à l'heure où l'homme fuit le jour,

Hélas ! et sent de tout la tristesse secrète ;

 

Puisque l'espoir serein dans mon âme est vaincu ;

Puisqu'en cette saison des parfums et des roses,

O ma fille ! j'aspire à l'ombre où tu reposes,

Puisque mon cœur est mort, j'ai bien assez vécu.

 

Je n'ai pas refusé ma tâche sur la terre.

Mon sillon ? Le voilà. Ma gerbe ? La voici.

J'ai vécu souriant, toujours plus adouci,

Debout, mais incliné du côté du mystère.

 

J'ai fait ce que j'ai pu ; j'ai servi, j'ai veillé,

Et j'ai vu bien souvent qu'on riait de ma peine.

Je me suis étonné d'être un objet de haine,

Ayant beaucoup souffert et beaucoup travaillé.

 

Dans ce bagne terrestre où ne s'ouvre aucune aile,

Sans me plaindre, saignant, et tombant sur les mains,

Morne, épuisé, raillé par les forçats humains,

J'ai porté mon chaînon de la chaîne éternelle32.

 

Maintenant, mon regard ne s'ouvre qu'à demi ;

Je ne me tourne plus même quand on me nomme ;

Je suis plein de stupeur et d'ennui, comme un homme

Qui se lève avant l'aube et qui n'a pas dormi.

 

Avril 1848.

XIV

Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne34,

Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends.

J'irai par la forêt, j'irai par la montagne.

Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

 

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,

Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,

Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,

Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

 

Je ne regarderai ni l'or du soir qui tombe,

Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,

Et quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe

Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.

 

3 septembre 1847.

XV

 

A VILLEQUIER

Maintenant que Paris, ses pavés et ses marbres35,

Et sa brume et ses toits sont bien loin de mes yeux ;

Maintenant que je suis sous les branches des arbres,

Et que je puis songer à la beauté des cieux ;

 

Villequier, 4 septembre 1847.

XVI

MORS

Je vis cette faucheuse. Elle était dans son champ36.

Elle allait à grands pas moissonnant et fauchant,

Noir squelette laissant passer le crépuscule.

Dans l'ombre où l'on dirait que tout tremble et recule,

L'homme suivait des yeux les lueurs de la faulx.

Et les triomphateurs sous les arcs triomphaux

Tombaient ; elle changeait en désert Babylone,

Le trône en échafaud et l'échafaud en trône,

Les roses en fumier, les enfants en oiseaux,

L'or en cendre, et les yeux des mères en ruisseaux.

Et les femmes criaient : – Rends-nous ce petit être.

Pour le faire mourir, pourquoi l'avoir fait naître ? – 

Ce n'était qu'un sanglot sur terre, en haut, en bas ;

Des mains aux doigts osseux sortaient des noirs grabats ;

Un vent froid bruissait dans les linceuls sans nombre ;

Les peuples éperdus semblaient sous la faulx sombre

Un troupeau frissonnant qui dans l'ombre s'enfuit ;

Tout était sous ses pieds deuil, épouvante et nuit.

Derrière elle, le front baigné de douces flammes,

Un ange souriant portait la gerbe d'âmes.

 

Mars 1854.

XVII

 

CHARLES VACQUERIE

Il ne sera pas dit que ce jeune homme, ô deuil37 !

Se sera de ses mains ouvert l'affreux cercueil

 Où séjourne l'ombre abhorrée,

Hélas ! et qu'il aura lui-même dans la mort

De ses jours généreux, encor pleins jusqu'au bord,

 Renversé la coupe dorée,

N'ayant pu la sauver, il a voulu mourir38.

Sois béni, toi qui, jeune, à l'âge où vient s'offrir

 L'espérance joyeuse encore,

Pouvant rester, survivre, épuiser tes printemps,

Ayant devant les yeux l'azur de tes vingt ans

 Et le sourire de l'aurore,

 
 

A tout ce que promet la jeunesse, aux plaisirs,

Aux nouvelles amours, aux oublieux désirs

 Par qui toute peine est bannie,

A l'avenir, trésor des jours à peine éclos,

A la vie, au soleil, préféras sous les flots

 L'étreinte de cette agonie !

 
 
 

Leurs âmes se parlaient sous les vagues rumeurs.

– Que fais-tu ? disait-elle. – Et lui, disait : Tu meurs ;

 Il faut bien aussi que je meure ! – 

Et, les bras enlacés, doux couple frissonnant,

Ils se sont en allés dans l'ombre ; et, maintenant,

 On entend le fleuve qui pleure.

 

Puisque tu fus si grand, puisque tu fus si doux

Que de vouloir mourir, jeune homme, amant, époux,

 Qu'à jamais l'aube en ta nuit brille !

Aie à jamais sur toi l'ombre de Dieu penché !

Sois béni sous la pierre où te voilà couché !

 Dors, mon fils, auprès de ma fille !

 

Sois béni ! que la brise et que l'oiseau des bois,

Passants mystérieux, de leur plus douce voix

 Te parlent dans ta maison sombre !

Que la source te pleure avec sa goutte d'eau !

Que le frais liseron se glisse en ton tombeau

 Comme une caresse de l'ombre !

 

Oh ! s'immoler, sortir avec l'ange qui sort,

Suivre ce qu'on aima dans l'horreur de la mort,

 Dans le sépulcre ou sur les claies,

Donner ses jours, son sang et ses illusions !... – 

Jésus baise en pleurant ces saintes actions

 Avec les lèvres de ses plaies.

 

Rien n'égale ici-bas, rien n'atteint sous les cieux

Ces héros, doucement saignants et radieux,

 Amour, qui n'ont que toi pour règle ;

Le génie à l'œil fixe, au vaste élan vainqueur,

Lui-même est dépassé par ces essors du cœur ;

 L'ange vole plus haut que l'aigle.

 

Jersey, 4 septembre 1852.


1 Cette expression est faite à partir de deux vers des Bucoliques de Virgile (X, 2-3). Pauca meo Gallo, sed quae legat ipsa Lycoris Carmina sunt dicenda (« Je dois chanter quelques vers pour mon cher Gallus, mais des vers qui soient lus de Lycoris elle-même »). Elle date de novembre 1846, où on la trouve sous cette forme : « Pauca meæ I Didine ». On notera aussi que ce titre latin fait écho au titre du dernier poème du livre trois, Magnitudo parvi, où s'établissent des relations croisées entre pauca et magnitudo, parvi et meæ, mais également entre pauca et parvi.

2 Ms : 22 janvier 1855. Reprise du thème sur lequel se fermait Magnitudo parvi (C.) C'est dans l'intimité du poète que s'éprouve maintenant la contemplation cosmique mise en scène dans la dernière pièce du livre précédent. La date fictive, quant à elle, renvoie indirectement au mariage de Léopoldine qui aura lieu, comme le rappelle le poème suivant, un mois plus tard. Le poème daté de janvier 1843 peut donc apparaître comme un épithalame (J.-R.).

3 Ms : à ma fille en la mariant le 15 février 1843. Cette date est évidemment celle du mariage de Léopoldine Hugo avec Charles Vacquerie. L'église où eut lieu le mariage est Saint-Paul, proche de la place des Vosges.

4 Ms : 10 novembre 1846.

5 À rapprocher du deuxième vers de Premier mai.

6 La mère de Hugo était morte le 27 juin 1821. C'est par le biais de sa fille morte que le poète retrouve sa mère et, procédant à un échange symbolique entre ces deux figures féminines, il va se mettre à échafauder une sorte de roman familial où la part de l'Œdipe est flagrante.

7 A rapprocher de la dernière page des Malheureux.

8 Reprise presque littérale de Magnitudo parvi (p. 183), dans une perspective toute différente.

9 Situation initiale de Magnitudo parvi : une nouvelle fois sont mis en relation cosmique et intime, connaissance du monde et découverte de soi.

10 Telle était la « fonction du poète » dans la pièce liminaire des Rayons et les Ombres en 1840.

11 Le parallèle s'impose avec « La servante au grand cœur... » de Baudelaire.

12 Ms : Pas de date. La date fictive est celle du premier 4 septembre depuis l'exil, et c'est également sur cette date que se fermera le livre des Pauca meæ. Sur les dix-sept poèmes dont est composé ce livre, six sont datés du 4 septembre. Le livre des Pauca meæ apparaît ainsi comme une sorte de livre d'anniversaire (on se rappelle que tous les 16 février – anniversaire de la première nuit avec Juliette – Hugo écrivait quelques lignes sur « le Livre de l'Anniversaire »).

13 1er novembre – 1846 – Toussaint.

14 Ms : 16 octobre 1846 

15 Indépendamment du décalage de trente-deux à trente, ce vers renvoie à l'été de 1834, passé aux Roches, chez les Bertin.

16 Nouvelle reprise du début de Magnitudo parvi.

17 Ms : 12 octobre 1846 

18 La situation est très proche de celle du poème Aux Feuillantines (cf. p. 245). Nouvel exemple de la recomposition de l'imaginaire familial par le biais de la mort et de l'absence, comme on en a une autre illustration dans le poème Trois ans après.

19 Ms : 25 avril 1854. Avril 1854 est le mois où Hugo termine le terrible poème Pleurs dans la nuit. Qu'un tel texte, qui appartient à l'inspiration cosmique et apocalyptique du livre sixième, soit intégré dans le livre des Pauca meæ montre l'enjeu du livre quatrième des Contemplations : médiatiser dans la sphère de l'humain, dans le foyer des douleurs et dans l'intimité du sujet les déchirements de la conscience face au mystère de l'infini.

20 Ms : pas de date.

21 Evocation du séjour à Saint-Prix, pendant l'été de 1840, au château de la Terrasse.

22 Cet aïeul est le père de Mme Hugo, Pierre Foucher (1772-1845).

23 Ms : 8 avril 1847 

24 Ms : 11 juillet 1846 – en revenant du cimetière. Ce jour-là est inhumée définitivement au cimetière de Saint-Mandé Claire Pradier, la fille de Juliette Drouet, après avoir été inhumée provisoirement au cimetière d'Auteuil. Mais, ce poème, inscrit dans les Pauca meæ renvoie aussi à la mort de Léopoldine et aux visites de Hugo à Villequier, en établissant une équivalence générale des deuils (S.).

25 Allusion possible au premier discours prononcé par Hugo comme pair de France le 19 mars 1846, sur la Pologne, et accueilli sans enthousiasme (J.-R.).

26 Le mouvement final et le dernier vers de ce poème peuvent être rapprochés du mouvement final et du dernier vers du poème Trois ans après.

27 Ms : 11 octobre 1841. C'est l'époque des voyages en Allemagne et de la grande inspiration germanique avec Le Rhin et ensuite Les Burgraves. L'Allemagne est chez Hugo le lieu de l'originel ; aussi n'est-il pas étonnant que ce soit dans une forêt d'Allemagne que prenne place cet échange sur l'essence même des choses, la vie et la mort, et plus encore les vivants et les morts. Sur ce poème, voir J.-M. Gleize, « Forêt tresse ombre », R.S.H., n° 156, 1974-4 (repris dans Poésie et Figuration, Seuil, pp. 62-76).

28 Hermann : ce nom typiquement allemand peut se traduire par « monsieur l'homme » (J.-M. Gleize). Le Moi, plutôt que Hugo, est en position de dialogue avec le double où s'incarne une partie de la conscience humaine.

29 Allusion peut-être à la mort du premier enfant de Hugo, Léopold, en 1823.

30 Avec ce poème est fondé l'espace symbolique où les Pauca meæ se déploient. Les lieux « réels » s'effacent et à eux se substitue la forêt ; le temps hésite entre les deux coupures de l'exil (1841/1853) et du mythe (le XIXe siècle des années 1840/l'Allemagne légendaire). C'est dans ce lieu et ce temps autres que les Pauca meæ se constituent vraiment en eux-mêmes, en ce qu'est ici mise au jour l'énigme même que le livre quatre des Contemplations ne cesse de désigner : la relation des vivants et des morts, – la présence de la mort.

31 Ms : 11 avril 1848. Le titre reprend le mot de César, veni, vidi, vici, à cette différence ironique près que la victoire, c'est la mort, vixi signifiant non pas « j'ai vécu », mais « je suis mort », traduction que confirme le premier vers (« J'ai bien assez vécu »).

32 À cette époque Hugo vient d'abandonner le roman du bagnard Jean Tréjean, qui deviendra pendant l'exil Jean Valjean.

33 Le poète est devenu un avatar de Job. Cf. Jb, XXXVIII, 17 (J.-R.).

34 Ms : 4 octobre 1847. La date fictive prend sens évidemment par rapport au 4 septembre 1847, dont est daté le poème suivant, À Villequier, le mot initial « Demain » gouvernant le poème daté du 3 septembre.

35 Ms : 24 octobre 1846.

36 Ms : 14 mars 1854. Réponse au mystère de la mort, après le mystère des morts évoqué dans le poème XII (A.).

37 Ms : pas de date.

38 Vers noté le 12 septembre 1843 par Hugo sur son carnet de voyage.

39 L'aspect fantasmatique est primordial, au même titre que l'investissement œdipien (à noter l'attaque brutale, équivoque et explicite du poème : « Il ne sera pas dit que... », reprise trois fois). En cela ce poème met un terme dans la mort à l'espèce de roman familial qui s'est élaboré dès le début du livre quatre, notamment avec les poèmes I, III et VII. Les Pauca meæ s'ouvraient sur le mariage à venir de Léopoldine et se ferment sur son mariage consommé dans la mort avec Charles Vacquerie, tandis qu'au centre géométrique du livre quatre se trouve le poème IX, où Hugo se met en situation de conteur (st. 10), pour « prodigu[er] les carnages ».