Livre cinquième

EN MARCHE1

I

 

A AUG. V.

Et toi, son frère, sois le frère de mes fils2.

Cœur fier, qui du destin relèves les défis,

Suis à côté de moi la voie inexorable.

Que ta mère au front gris soit ma sœur vénérable !

Ton frère dort couché dans le sépulcre noir ;

Nous, dans la nuit du sort, dans l'ombre du devoir,

Marchons à la clarté qui sort de cette pierre.

Qu'il dorme, voyant l'aube à travers sa paupière !

Un jour, quand on lira nos temps mystérieux,

Les songeurs attendris promèneront leurs yeux

De toi, le dévouement, à lui, le sacrifice.

Nous habitons du sphinx le lugubre édifice ;

Nous sommes, cœurs liés au morne piédestal,

Tous la fatale énigme et tous le mot fatal.

Ah ! famille ! ah ! douleur ! ô sœur ! ô mère ! ô veuve3 !

O sombres lieux, qu'emplit le murmure du fleuve !

Chaste tombe jumelle au pied du coteau vert !

Poëte, quand mon sort s'est brusquement ouvert,

Tu n'as pas reculé devant les noires portes4,

Et, sans pâlir, avec le flambeau que tu portes,

Tes chants, ton avenir que l'absence interrompt,

Et le frémissement lumineux de ton front,

Trouvant la chute belle et le malheur propice,

Calme, tu t'es jeté dans le grand précipice !

Hélas ! c'est par les deuils que nous nous enchaînons.

O frères, que vos noms soient mêlés à nos noms !

Dieu vous fait des rayons de toutes nos ténèbres.

Car vous êtes entrés sous nos voûtes funèbres ;

Car vous avez été tous deux vaillants et doux ;

Car vous avez tous deux, vous rapprochant de nous

A l'heure où vers nos fronts roulait le gouffre d'ombre,

Accepté notre sort dans ce qu'il a de sombre,

Et suivi, dédaignant l'abîme et le péril,

Lui, la fille au tombeau, toi, le père à l'exil5 !

 

Jersey, Marine-Terrace, 4 septembre 1852.

II

 

AU FILS D'UN POËTE

Enfant, laisse aux mers inquiètes6 

Le naufragé, tribun ou roi ;

Laisse s'en aller les poëtes !

La poésie est près de toi.

 

Elle t'échauffe, elle t'inspire,

O cher enfant, doux alcyon,

Car ta mère en est le sourire,

Et ton père en est le rayon.

 

Les yeux en pleurs, tu me demandes

Où je vais et pourquoi je pars.

Je n'en sais rien ; les mers sont grandes,

L'exil s'ouvre de toutes parts.

 

Bruxelles, juillet 1852.

III

ÉCRIT EN 1846

« ... Je vous ai vu enfant7, monsieur, chez votre respectable mère, et nous sommes même un peu parents, je crois. J'ai applaudi à vos premières odes, la Vendée, Louis XVII... Dès 1827, dans votre ode dite A la Colonne, vous désertiez les saines doctrines, vous abjuriez la légitimité ; la faction libérale battait des mains à votre apostasie. J'en gémissais... Vous êtes aujourd'hui, monsieur, en démagogie pure, en plein jacobinisme. Votre discours d'anarchiste sur les affaires de Gallicie est plus digne du tréteau d'une Convention que de la tribune d'une chambre des pairs8. Vous en êtes à la carmagnole9... Vous vous perdez, je vous le dis. Quelle est donc votre ambition ? Depuis ces beaux jours de votre adolescence monarchique, qu'avez-vous fait ? où allez-vous ?... »

(LE MARQUIS DE C. D'E... – 

Lettre à Victor Hugo. Paris, 1846.)

I

Marquis, je m'en souviens, vous veniez chez ma mère10.

Vous me faisiez parfois réciter ma grammaire ;

Vous m'apportiez toujours quelque bonbon exquis ;

Et nous étions cousins quand on était marquis.

Vous étiez vieux, j'étais enfant ; contre vos jambes

Vous me preniez, et puis, entre deux dithyrambes

En l'honneur de Coblentz et des rois, vous contiez

Quelque histoire de loups, de peuples châtiés,

D'ogres, de jacobins, authentique et formelle,

Que j'avalais avec vos bonbons, pêle-mêle,

Et que je dévorais de fort bon appétit

Quand j'étais royaliste et quand j'étais petit.

 

J'étais un doux enfant, le grain d'un honnête homme.

Quand, plein d'illusions, crédule, simple, en somme,

Droit et pur, mes deux yeux sur l'idéal ouverts,

Je bégayais, songeur naïf, mes premiers vers,

Marquis, vous leur trouviez un arrière-goût fauve,

Les Grâces vous ayant nourri dans leur alcôve ;

Mais vous disiez : « Pas mal ! bien ! C'est quelqu'un qui naît ! »

Et, souvenir sacré ! ma mère rayonnait.

Je me rappelle encor de quel accent ma mère

Vous disait : « Bonjour. » Aube ! avril ! joie éphémère !

Où donc est ce sourire ? où donc est cette voix ?

Vous fuyez donc ainsi que les feuilles des bois,

O baisers d'une mère ! Aujourd'hui, mon front sombre,

Le même front, est là, pensif, avec de l'ombre,

Et les baisers de moins et les rides de plus !

Vous aviez de l'esprit, marquis. Flux et reflux,

Heur, malheur, vous avaient laissé l'âme assez nette ;

Riche, pauvre, écuyer de Marie-Antoinette,

Émigré, vous aviez, dans ce temps incertain,

Bien supporté le chaud et le froid du destin.

Vous haïssiez Rousseau, mais vous aimiez Voltaire11.

Pigault-Lebrun12 allait à votre goût austère,

Mais Diderot était digne du pilori.

Vous détestiez, c'est vrai, madame Dubarry,

Tout en divinisant Gabrielle d'Estrée.

Pas plus que Sévigné, la marquise lettrée,

Ne s'étonnait de voir, douce femme rêvant,

Blêmir au clair de lune et trembler dans le vent,

Aux arbres du chemin, parmi les feuilles jaunes,

Les paysans pendus par ce bon duc de Chaulnes13,

Vous ne preniez souci des manants qu'on abat

Par la force, et du pauvre écrasé sous le bât.

Avant quatre-vingt-neuf, galant incendiaire,

Vous portiez votre épée en quart de civadière14 ;

La poudre blanchissait votre dos de velours ;

Vous marchiez sur le peuple à pas légers – et lourds.

 

Quoique les vieux abus n'eussent rien qui vous blesse,

Jeune, vous aviez eu, vous, toute la noblesse,

Montmorency, Choiseul, Noaille, esprits charmants,

Avec la royauté des querelles d'amants ;

Brouilles, roucoulements ; Bérénice avec Tite.

La Révolution vous plut toute petite15 ;

Vous emboîtiez le pas derrière Talleyrand ;

Le monstre vous sembla d'abord fort transparent,

Et vous l'aviez tenu sur les fonts de baptême.

Joyeux, vous aviez dit au nouveau-né : Je t'aime !

Ligue ou Fronde, remède au déficit, protêt16,

Vous ne saviez pas trop au fond ce que c'était ;

Mais vous battiez des mains gaîment, quand Lafayette

Fit à Léviathan sa première layette.

Plus tard, la peur vous prit quand surgit le flambeau.

Vous vîtes la beauté du tigre Mirabeau.

Vous nous disiez, le soir, près du feu qui pétille,

Paris de sa poitrine arrachant la Bastille,

Le faubourg Saint-Antoine accourant en sabots,

Et ce grand peuple, ainsi qu'un spectre des tombeaux,

Sortant, tout effaré, de son antique opprobre,

Et le vingt juin, le dix août, le six octobre17,

Et vous nous récitiez les quatrains que Boufflers18 

Mêlait en souriant à ces blêmes éclairs.

 

Car vous étiez de ceux qui, d'abord, ne comprirent

Ni le flot, ni la nuit, ni la France, et qui rirent ;

Qui prenaient tout cela pour des jeux innocents ;

Qui, dans l'amas plaintif des siècles rugissants

Et des hommes hagards, ne voyaient qu'une meute ;

Qui, légers, à la foule, à la faim, à l'émeute,

Donnaient à deviner l'énigme du salon ;

Et qui, quand le ciel noir s'emplissait d'aquilon,

Quand, accroupie au seuil du mystère insondable,

La Révolution se dressait formidable,

Sceptiques, sans voir l'ongle et l'œil fauve qui luit,

Distinguant mal sa face étrange dans la nuit,

Presque prêts à railler l'obscurité difforme,

Jouaient à la charade avec le sphinx énorme.

Vous nous disiez : « Quel deuil ! les gueux, les mécontents

Ont fait rage ; on n'a pas su s'arrêter à temps.

Une transaction eût tout sauvé peut-être.

Ne peut-on être libre et le roi rester maître ?

Le peuple conservant le trône eût été grand. »

Puis, vous deveniez triste et morne ; et, murmurant :

« Les plus sages n'ont pu sauver ce bon vieux trône.

Tout est mort ; ces grands rois, ce Paris Babylone,

Montespan et Marly, Maintenon et Saint-Cyr ! »

Vous pleuriez. – Et, grand Dieu ! pouvaient-ils réussir,

Ces hommes qui voulaient, combinant vingt régimes,

La loi qui nous froissa, l'abus dont nous rougîmes,

Vieux codes, vieilles mœurs, droit divin, nation,

Chausser de royauté la Révolution ?

La patte du lion creva cette pantoufle !

II

Puis vous m'avez perdu de vue ; un vent qui souffle

Disperse nos destins, nos jours, notre raison,

Nos cœurs, aux quatre coins du livide horizon ;

Chaque homme dans sa nuit s'en va vers sa lumière.

La seconde âme en nous se greffe à la première ;

Toujours la même tige avec une autre fleur.

J'ai connu le combat, le labeur, la douleur,

Les faux amis, ces nœuds qui deviennent couleuvres ;

J'ai porté deuils sur deuils ; j'ai mis œuvres sur œuvres ;

Vous ayant oublié, je ne le cache pas,

Marquis ; soudain j'entends dans ma maison un pas,

C'est le vôtre, et j'entends une voix, c'est la vôtre,

Qui m'appelle apostat, moi qui me crus apôtre !

Oui, c'est bien vous ; ayant peur jusqu'à la fureur,

Fronsac19 vieux, le marquis happé par la Terreur,

Haranguant à mi-corps dans l'hydre qui l'avale.

L'âge ayant entre nous conservé l'intervalle

Qui fait que l'homme reste enfant pour le vieillard,

Ne me voyant d'ailleurs qu'à travers un brouillard,

Vous criez, l'œil hagard et vous fâchant tout rouge :

« Ah çà ! qu'est-ce que c'est que ce brigand ? Il bouge ! »

Et du poing, non du doigt, vous montrez vos aïeux ;

Et vous me rappelez ma mère, furieux.

– Je vous baise, ô pieds froids de ma mère endormie20 ! –

Et, vous exclamant : « Honte ! anarchie ! infamie !

Siècle effroyable où nul ne veut se tenir coi ! »

Me demandant comment, me demandant pourquoi,

Remuant tous les morts qui gisent sous la pierre,

Citant Lambesc21, Marat, Charette et Robespierre,

Vous me dites d'un ton qui n'a plus rien d'urbain :

« Ce gueux est libéral ! ce monstre est jacobin !

Sa voix à des chansons de carrefour s'éraille.

Pourquoi regardes-tu par-dessus la muraille ?

Où vas-tu ? d'où viens-tu ? qui te rend si hardi ?

Depuis qu'on ne t'a vu, qu'as-tu fait ? »

Quoi ! parce que je suis né dans un groupe d'hommes

Qui ne voyaient qu'enfers, Gomorrhes et Sodomes,

Hors des anciennes mœurs et des antiques fois ;

Quoi ! parce que ma mère, en Vendée, autrefois

Sauva dans un seul jour la vie à douze prêtres22 ;

Parce qu'enfant sorti de l'ombre des ancêtres,

Je n'ai su tout d'abord que ce qu'ils m'ont appris,

Qu'oiseau dans le passé comme en un filet pris,

Avant de m'échapper à travers le bocage,

J'ai dû laisser pousser mes plumes dans ma cage ;

Parce que j'ai pleuré, – j'en pleure encor, qui sait ? – 

Sur ce pauvre petit nommé Louis Dix-Sept23 ;

Parce qu'adolescent, âme à faux jour guidée,

J'ai trop peu vu la France et trop vu la Vendée ;

Parce que j'ai loué l'héroïsme breton,

Chouan24 et non Marceau, Stofflet et non Danton,

Que les grands paysans m'ont caché les grands hommes,

Et que j'ai fort mal lu, d'abord, l'ère où nous sommes,

Parce que j'ai vagi des chants de royauté,

Suis-je à toujours rivé dans l'imbécillité ?

Dois-je crier : Arrière ! à mon siècle ; – à l'idée :

Non ! – à la vérité : Va-t'en, dévergondée !

L'arbre doit-il pour moi n'être qu'un goupillon ?

Au sein de la nature, immense tourbillon,

Dois-je vivre, portant l'ignorance en écharpe,

Cloîtré dans Loriquet25 et muré dans Laharpe ?

Dois-je exister sans être et regarder sans voir ?

Et faut-il qu'à jamais pour moi, quand vient le soir,

Au lieu de s'étoiler, le ciel se fleurdelise ?

III

IV

 Écoutez-moi. J'ai vécu ; j'ai songé.

La vie en larmes m'a doucement corrigé.

Vous teniez mon berceau dans vos mains, et vous fîtes

Ma pensée et ma tête en vos rêves confites.

Hélas ! j'étais la roue et vous étiez l'essieu.

Sur la vérité sainte, et la justice, et Dieu,

Sur toutes les clartés que la raison nous donne,

Par vous, par vos pareils, – et je vous le pardonne,

Marquis, – j'avais été tout de travers placé.

J'étais en porte-à-faux, je me suis redressé.

La pensée est le droit sévère de la vie.

Dieu prend par la main l'homme enfant, et le convie

A la classe qu'au fond des champs, au sein des bois,

Il fait dans l'ombre à tous les êtres à la fois.

J'ai pensé. J'ai rêvé près des flots, dans les herbes,

Et les premiers courroux de mes odes imberbes

Sont d'eux-même en marchant tombés derrière moi.

La nature devint ma joie et mon effroi ;

Oui, dans le même temps où vous faussiez ma lyre,

Marquis, je m'échappais et j'apprenais à lire

Dans cet hiéroglyphe énorme : l'univers.

Oui, j'allais feuilleter les champs tout grands ouverts ;

Tout enfant, j'essayais d'épeler cette bible

Où se mêle, éperdu, le charmant au terrible ;

Livre écrit dans l'azur, sur l'onde et le chemin,

Avec la fleur, le vent, l'étoile ; et qu'en sa main

Tient la création au regard de statue ;

Prodigieux poëme où la foudre accentue

La nuit, où l'océan souligne l'infini.

Aux champs, entre les bras du grand chêne béni,

J'étais plus fort, j'étais plus doux, j'étais plus libre ;

Je me mettais avec le monde en équilibre ;

Je tâchais de savoir, tremblant, pâle, ébloui,

Si c'est Non que dit l'ombre à l'astre qui dit Oui ;

Je cherchais à saisir le sens des phrases sombres

Qu'écrivaient sous mes yeux les formes et les nombres ;

J'ai vu partout grandeur, vie, amour, liberté ;

Et j'ai dit : – Texte : Dieu ; contre-sens : royauté. – 

Le mal m'est apparu, puissant, joyeux, robuste,

Triomphant ; je n'avais qu'une soif : être juste ;

Comme on arrête un gueux volant sur le chemin,

Justicier indigné, j'ai pris le cœur humain

Au collet, et j'ai dit : Pourquoi le fiel, l'envie,

La haine ? Et j'ai vidé les poches de la vie.

Je n'ai trouvé dedans que deuil, misère, ennui.

J'ai vu le loup mangeant l'agneau, dire : Il m'a nui !

Le vrai boitant ; l'erreur haute de cent coudées ;

Tous les cailloux jetés à toutes les idées.

Hélas ! j'ai vu la nuit reine, et, de fers chargés,

Christ, Socrate, Jean Huss26, Colomb ; les préjugés

Sont pareils aux buissons que dans la solitude

On brise pour passer ; toute la multitude

Se redresse et vous mord pendant qu'on en courbe un.

Ah ! malheur à l'apôtre et malheur au tribun !

On avait eu bien soin de me cacher l'histoire ;

J'ai lu ; j'ai comparé l'aube avec la nuit noire,

Et les quatre-vingt-treize aux Saint-Barthélemy27 ;

Car ce quatre-vingt-treize où vous avez frémi,

Qui dut être, et que rien ne peut plus faire éclore,

C'est la lueur de sang qui se mêle à l'aurore.

Les Révolutions, qui viennent tout venger,

Font un bien éternel dans leur mal passager.

Les Révolutions ne sont que la formule

De l'horreur qui pendant vingt règnes s'accumule28.

Quand la souffrance a pris de lugubres ampleurs ;

Quand les maîtres longtemps ont fait, sur l'homme en pleurs,

Tourner le Bas-Empire avec le Moyen-Age,

Du midi dans le nord formidable engrenage ;

Quand l'histoire n'est plus qu'un tas noir de tombeaux,

De Crécys29, de Rosbachs, becquetés des corbeaux ;

Quand le pied des méchants passe et courbe la tête

Du pauvre partageant dans l'auge avec la bête ;

Lorsqu'on voit aux deux bouts de l'affreuse Babel

Louis Onze et Tristan30, Louis Quinze et Lebel ;

Quand le harem est prince et l'échafaud ministre ;

Quand toute chair gémit ; quand la lune sinistre

Trouve qu'assez longtemps l'herbe humaine a fléchi,

Et qu'assez d'ossements aux gibets ont blanchi ;

Quand le sang de Jésus tombe en vain, goutte à goutte,

Depuis dix-huit cents ans, dans l'ombre qui l'écoute ;

Quand l'ignorance a même aveuglé l'avenir ;

Quand, ne pouvant plus rien saisir et rien tenir,

L'espérance n'est plus que le tronçon de l'homme ;

Quand partout le supplice à la fois se consomme,

Quand la guerre est partout, quand la haine est partout,

Alors, subitement, un jour, debout, debout !

Les réclamations de l'ombre misérable,

La géante douleur, spectre incommensurable,

Sortent du gouffre ; un cri s'entend sur les hauteurs :

Les mondes sociaux heurtent leurs équateurs ;

Tout le bagne effrayant des parias se lève ;

Et l'on entend sonner les fouets, les fers, le glaive,

Le meurtre, le sanglot, la faim, le hurlement,

Tout le bruit du passé, dans ce déchaînement !

Dieu dit au peuple : Va31 ! L'ardent tocsin qui râle,

Secoue avec sa corde obscure et sépulcrale

L'église et son clocher, le Louvre et son beffroi ;

Luther brise le pape et Mirabeau le roi !

Tout est dit. C'est ainsi que les vieux mondes croulent.

Oh ! l'heure vient toujours ! des flots sourds au loin roulent.

A travers les rumeurs, les cadavres, les deuils,

L'écume, et les sommets qui deviennent écueils,

Les siècles devant eux poussent, désespérées,

Les Révolutions, monstrueuses marées,

Océans faits des pleurs de tout le genre humain.

V

Voilà ce que m'apprit l'histoire. Oui, c'est cruel,

Ma raison a tué mon royalisme en duel.

Me voici jacobin. Que veut-on que j'y fasse ?

Le revers du louis dont vous aimez la face,

M'a fait peur. En allant librement devant moi,

En marchant32, je le sais, j'afflige votre foi,

Votre religion, votre cause éternelle,

Vos dogmes, vos aïeux, vos dieux, votre flanelle,

Et dans vos bons vieux os, faits d'immobilité,

Le rhumatisme antique appelé royauté.

Je n'y puis rien. Malgré menins et majordomes,

Je ne crois plus aux rois propriétaires d'hommes ;

N'y croyant plus, je fais mon devoir, je le dis.

Marc-Aurèle écrivait : « Je me trompai jadis ;

Mais je ne laisse pas, allant au juste, au sage,

Mes erreurs d'autrefois me barrer le passage. »

Je ne suis qu'un atome, et je fais comme lui ;

Marquis, depuis vingt ans, je n'ai, comme aujourd'hui,

Qu'une idée en l'esprit : servir la cause humaine.

La vie est une cour d'assises ; on amène

Les faibles à la barre accouplés aux pervers.

J'ai, dans le livre, avec le drame, en prose, en vers,

Plaidé pour les petits et pour les misérables ;

Suppliant les heureux et les inexorables ;

J'ai réhabilité le bouffon, l'histrion,

Tous les damnés humains, Triboulet33, Marion,

Le laquais, le forçat et la prostituée ;

Et j'ai collé ma bouche à toute âme tuée,

Comme font les enfants, anges aux cheveux d'or,

Sur la mouche qui meurt, pour qu'elle vole encor.

Je me suis incliné sur tout ce qui chancelle,

Tendre, et j'ai demandé la grâce universelle ;

Et, comme j'irritais beaucoup de gens ainsi,

Tandis qu'en bas peut-être on me disait : Merci,

J'ai recueilli souvent, passant dans les nuées,

L'applaudissement fauve et sombre des huées ;

J'ai réclamé des droits pour la femme et l'enfant ;

J'ai tâché d'éclairer l'homme en le réchauffant ;

J'allais criant : Science ! écriture ! parole !

Je voulais résorber le bagne par l'école ;

Les coupables pour moi n'étaient que des témoins.

Rêvant tous les progrès, je voyais luire moins

Que le front de Paris la tiare de Rome.

J'ai vu l'esprit humain libre, et le cœur de l'homme

Esclave ; et j'ai voulu l'affranchir à son tour,

Et j'ai tâché de mettre en liberté l'amour.

Enfin, j'ai fait la guerre à la Grève homicide,

J'ai combattu la mort, comme l'antique Alcide34 ;

Et me voilà ; marchant toujours, ayant conquis,

Perdu, lutté, souffert. – Encore un mot, marquis,

Puisque nous sommes là causant entre deux portes.

On peut être appelé renégat de deux sortes :

En se faisant païen, en se faisant chrétien.

L'erreur est d'un aimable et galant entretien.

Qu'on la quitte, elle met les deux poings sur sa hanche.

La vérité si douce aux bons, mais rude et franche,

Quand pour l'or, le pouvoir, la pourpre qu'on revêt,

On la trahit, devient le spectre du chevet.

L'une est la harengère, et l'autre est l'euménide.

Et ne nous fâchons point. Bonjour, Épiménide35.

 

Le passé ne veut pas s'en aller. Il revient

Sans cesse sur ses pas, reveut, reprend, retient,

Use à tout ressaisir ses ongles noirs ; fait rage ;

Il gonfle son vieux flot, souffle son vieil orage,

Vomit sa vieille nuit, crie : A bas ! crie : A mort !

Pleure, tonne, tempête, éclate, hurle, mord.

L'avenir souriant lui dit : Passe, bonhomme.

 

VI

Rien, au fond de mon cœur, puisqu'il faut le redire,

Non, rien n'a varié ; je suis toujours celui

Qui va droit au devoir, dès que l'honnête a lui,

Qui, comme Job, frissonne aux vents, fragile arbuste,

Mais veut le bien, le vrai, le beau, le grand, le juste.

Je suis cet homme-là, je suis cet enfant-là.

Seulement, un matin, mon esprit s'envola,

Je vis l'espace large et pur qui nous réclame ;

L'horizon a changé, marquis, mais non pas l'âme.

Rien au dedans de moi, mais tout autour de moi.

L'histoire m'apparut, et je compris la loi

Des générations, cherchant Dieu, portant l'arche,

Et montant l'escalier immense marche à marche.

Je restai le même œil, voyant un autre ciel.

Est-ce ma faute, à moi, si l'azur éternel

Est plus grand et plus bleu qu'un plafond de Versailles ?

Est-ce ma faute, à moi, mon Dieu, si tu tressailles

Dans mon cœur frémissant, à ce cri : Liberté !

L'œil de cet homme a plus d'aurore et de clarté,

Tant pis ! prenez-vous-en à l'aube solennelle.

C'est la faute au soleil et non à la prunelle.

Vous dites : Où vas-tu ? Je l'ignore ; et j'y vais.

Quand le chemin est droit, jamais il n'est mauvais.

J'ai devant moi le jour et j'ai la nuit derrière ;

Et cela me suffit ; je brise la barrière.

Je vois, et rien de plus ; je crois, et rien de moins.

Mon avenir à moi n'est pas un de mes soins.

Les hommes du passé, les combattants de l'ombre,

M'assaillent ; je tiens tête, et sans compter leur nombre,

A ce choc inégal et parfois hasardeux.

Mais, Longwood et Goritz36 m'en sont témoins tous deux,

Jamais je n'outrageai la proscription sainte.

Le malheur, c'est la nuit ; dans cette auguste enceinte,

Les hommes et les cieux paraissent étoilés.

Les derniers rois l'ont su quand ils s'en sont allés.

Jamais je ne refuse, alors que le soir tombe,

Mes larmes à l'exil, mes genoux à la tombe ;

J'ai toujours consolé qui s'est évanoui ;

Et, dans leurs noirs cercueils, leur tête me dit oui.

Ma mère aussi le sait ! et de plus, avec joie,

Elle sait les devoirs nouveaux que Dieu m'envoie ;

Car, étant dans la fosse, elle aussi voit le vrai.

Oui, l'homme sur la terre est un ange à l'essai ;

Aimons ! servons ! aidons ! luttons ! souffrons ! Ma mère

Sait qu'à présent je vis hors de toute chimère ;

Elle sait que mes yeux au progrès sont ouverts,

Que j'attends les périls, l'épreuve, les revers,

Que je suis toujours prêt, et que je hâte l'heure

De ce grand lendemain : l'humanité meilleure !

Qu'heureux, triste, applaudi, chassé, vaincu, vainqueur,

Rien de ce but profond ne distraira mon cœur,

Ma volonté, mes pas, mes cris, mes vœux, ma flamme !

O saint tombeau, tu vois dans le fond de mon âme !

 

Oh ! jamais, quel que soit le sort, le deuil, l'affront,

La conscience en moi ne baissera le front ;

Elle marche sereine, indestructible et fière ;

Car j'aperçois toujours, conseil lointain, lumière,

A travers mon destin, quel que soit le moment,

Quel que soit le désastre ou l'éblouissement,

Dans le bruit, dans le vent orageux qui m'emporte,

Dans l'aube, dans la nuit, l'œil de ma mère morte37 !

 

Paris, juin 1846.

ÉCRIT EN 1855

J'ajoute un post-scriptum après neuf ans. J'écoute39 ;

Êtes-vous toujours là ? Vous êtes mort sans doute,

Marquis ; mais d'où je suis on peut parler aux morts.

Ah ! votre cercueil s'ouvre : – Où donc es-tu ? – Dehors.

Comme vous. – Es-tu mort ? – Presque. J'habite l'ombre ;

Je suis sur un rocher qu'environne l'eau sombre,

Écueil rongé des flots, de ténèbres chargé,

Où s'assied, ruisselant, le blême naufragé.

– Eh bien, me dites-vous, après ? – La solitude

Autour de moi toujours a la même attitude ;

Je ne vois que l'abîme, et la mer, et les cieux,

Et les nuages noirs qui vont silencieux ;

Mon toit, la nuit, frissonne, et l'ouragan le mêle

Aux souffles effrénés de l'onde et de la grêle ;

Quelqu'un semble clouer un crêpe à l'horizon ;

L'insulte bat de loin le seuil de ma maison ;

Le roc croule sous moi dès que mon pied s'y pose ;

Le vent semble avoir peur de m'approcher, et n'ose

Me dire qu'en baissant la voix et qu'à demi

L'adieu mystérieux que me jette un ami.

La rumeur des vivants s'éteint diminuée.

Tout ce que j'ai rêvé s'est envolé, nuée !

Sur mes jours devenus fantômes, pâle et seul,

Je regarde tomber l'infini, ce linceul. – 

Et vous dites : – Après ? – Sous un mont qui surplombe,

Près des flots, j'ai marqué la place de ma tombe ;

Ici, le bruit du gouffre est tout ce qu'on entend ;

Tout est horreur et nuit. – Après ? – Je suis content.

 

Jersey, janvier 1855.

IV

La source tombait du rocher40 

Goutte à goutte à la mer affreuse.

L'Océan, fatal au nocher,

Lui dit : « Que me veux-tu, pleureuse ?

Avril 1854.

V

A MADEMOISELLE LOUISE B.

O vous l'âme profonde ! ô vous la sainte lyre41 !

Vous souvient-il des temps d'extase et de délire,

 Et des jeux triomphants,

Et du soir qui tombait des collines prochaines ?

Vous souvient-il des jours ? Vous souvient-il des chênes

 Et des petits enfants ?

 

Et vous rappelez-vous les amis, et la table,

Et le rire éclatant du père respectable,

 Et nos cris querelleurs,

Le pré, l'étang, la barque, et la lune, et la brise,

Et les chants qui sortaient de votre cœur, Louise,

 En attendant les pleurs42 !

 

Le parc avait des fleurs et n'avait pas de marbres.

Oh ! comme il était beau, le vieillard, sous les arbres !

 Je le voyais parfois

Dès l'aube sur un banc s'asseoir tenant un livre ;

Je sentais, j'entendais l'ombre autour de lui vivre

 Et chanter dans les bois !

Marine-Terrace, juin 1855.

VI

A VOUS QUI ÊTES LÀ

Vous, qui l'avez suivi dans sa blême vallée43,

Au bord de cette mer d'écueils noirs constellée,

Sous la pâle nuée éternelle qui sort

Des flots de l'horizon, de l'orage et du sort ;

Vous qui l'avez suivi dans cette Thébaïde,

Sur cette grève nue, aigre, isolée et vide,

Où l'on ne voit qu'espace âpre et silencieux,

Solitude sur terre et solitude aux cieux ;

Vous qui l'avez suivi dans ce brouillard qu'épanche

Sur le roc, sur la vague et sur l'écume blanche,

La profonde tempête aux souffles inconnus,

Recevez, dans la nuit où vous êtes venus,

O chers êtres ! cœurs vrais, lierres de ses décombres,

La bénédiction de tous ces déserts sombres !

Ces désolations vous aiment ; ces horreurs,

Ces brisants, cette mer où les vents laboureurs

Tirent sans fin le soc monstrueux des nuages,

Ces houles revenant comme de grands rouages,

Vous aiment ; ces exils sont joyeux de vous voir ;

Recevez la caresse immense du lieu noir !

O forçats de l'amour ! ô compagnons, compagnes,

Qui l'aidez à traîner son boulet dans ces bagnes,

O groupe indestructible et fidèle entre tous

D'âmes et de bons cœurs et d'esprits fiers et doux,

Mère, fille, et vous, fils, vous, ami, vous encore44,

Recevez le soupir du soir vague et sonore,

Recevez le sourire et les pleurs du matin,

Recevez la chanson des mers, l'adieu lointain

Du pauvre mât penché parmi les lames brunes !

Soyez les bienvenus pour l'âpre fleur des dunes,

Et pour l'aigle qui fuit les hommes importuns,

Ames, et que les champs vous rendent vos parfums,

Et que, votre clarté, les astres vous la rendent !

Et qu'en vous admirant, les vastes flots demandent :

Qu'est-ce donc que ces cœurs qui n'ont pas de reflux !

O tendres survivants de tout ce qui n'est plus !

Rayonnements masquant la grande éclipse à l'âme !

Sourires éclairant, comme une douce flamme,

L'abîme qui se fait, hélas ! dans le songeur !

Gaîtés saintes chassant le souvenir rongeur45 !

Quand le proscrit saignant se tourne, âme meurtrie,

Vers l'horizon, et crie en pleurant : « La patrie ! »

La famille, mensonge auguste, dit : « C'est moi ! »

 

Oh ! suivre hors du jour, suivre hors de la loi,

Hors du monde, au delà de la dernière porte,

L'être mystérieux qu'un vent fatal emporte,

C'est beau ! C'est beau de suivre un exilé ! le jour

Où ce banni sortit de France, plein d'amour

Et d'angoisse, au moment de quitter cette mère,

Il s'arrêta longtemps sur la limite amère ;

Il voyait, de sa course à venir déjà las,

Que dans l'œil des passants il n'était plus, hélas !

Qu'une ombre, et qu'il allait entrer au sourd royaume46 

Où l'homme qui s'en va flotte et devient fantôme ;

Il disait aux ruisseaux : « Retiendrez-vous mon nom,

Ruisseaux ? » Et les ruisseaux coulaient en disant : « Non. »

Ils disait aux oiseaux de France : « Je vous quitte,

Doux oiseaux ; je m'en vais aux lieux où l'on meurt vite,

Au noir pays d'exil où le ciel est étroit ;

Vous viendrez, n'est-ce pas, vous nicher dans mon toit ? »

Et les oiseaux fuyaient au fond des brumes grises.

Il disait aux forêts : « M'enverrez-vous vos brises ? »

Les arbres lui faisaient des signes de refus.

Car le proscrit est seul ; la foule aux pas confus

Ne comprend que plus tard, d'un rayon éclairée,

Cet habitant du gouffre et de l'ombre sacrée.

Marine-Terrace, janvier 1855.

VII

Pour l'erreur, éclairer, c'est apostasier47.

Aujourd'hui ne naît pas impunément d'hier.

L'aube sort de la nuit, qui la déclare ingrate.

Anitus48 criait : « Mort à l'apostat Socrate ! »

Caïphe disait : « Mort au renégat Jésus ! »

Courbant son front pendant que l'on crache dessus,

Galilée, apostat à la terre immobile,

Songe et la sent frémir sous son genou débile.

Destin ! sinistre éclat de rire ! En vérité,

J'admire, ô cieux profonds ! que ç'ait toujours été

La volonté de Dieu qu'en ce monde où nous sommes

On donnât sa pensée et son labeur aux hommes,

Ses entrailles, ses jours et ses nuits, sa sueur,

Son sommeil, ce qu'on a dans les yeux de lueur,

Et son cœur et son âme, et tout ce qu'on en tire,

Sans reculer devant n'importe quel martyre,

Et qu'on se répandît, et qu'on se prodiguât,

Pour être au fond du gouffre appelé renégat !

 

Marine-Terrace, novembre 1854.

VIII

 

A JULES J49.

Je dormais en effet, et tu me réveillas50.

Je te criai : « Salut ! » et tu me dis : « Hélas ! »

Et cet instant fut doux, et nous nous embrassâmes ;

Nous mêlâmes tes pleurs, mon sourire et nos âmes.

Ces temps sont déjà loin ; où donc alors roulait

Ma vie ? et ce destin sévère qui me plaît,

Qu'est-ce donc qu'il faisait de cette feuille morte

Que je suis, et qu'un vent pousse, et qu'un vent remporte ?

J'habitais au milieu des hauts pignons flamands51 ;

Tout le jour, dans l'azur, sur les vieux toits fumants,

Je regardais voler les grands nuages ivres ;

Tandis que je songeais, le coude sur mes livres,

De moments en moments, ce noir passant ailé,

Le temps, ce sourd tonnerre à nos rumeurs mêlé,

D'où les heures s'en vont en sombres étincelles,

Ébranlait sur mon front le beffroi de Bruxelles.

Tout ce qui peut tenter un cœur ambitieux

Était là, devant moi, sur terre et dans les cieux ;

Sous mes yeux, dans l'austère et gigantesque place,

J'avais les quatre points cardinaux de l'espace,

Qui font songer à l'aigle, à l'astre, au flot, au mont,

Et les quatre pavés de l'échafaud d'Egmont52.

 
 

Aujourd'hui, dans une île, en butte aux eaux sans nombre,

Où l'on ne me voit plus, tant j'y suis couvert d'ombre,

Au milieu de la vaste aventure des flots,

Des rocs, des mers, brisant barques et matelots,

Debout, échevelé, sur le cap ou le môle

Par le souffle qui sort de la bouche du pôle,

Parmi les chocs, les bruits, les naufrages profonds,

Morne histoire d'écueils, de gouffres, de typhons,

Dont le vent est la plume et la nuit le registre,

J'erre, et de l'horizon je suis la voix sinistre.

 
 

Marine-Terrace, décembre 1854.

IX

LE MENDIANT

Décembre 1834.

X

AUX FEUILLANTINES

Mes deux frères et moi, nous étions tout enfants54.

Notre mère disait : « Jouez, mais je défends

Qu'on marche dans les fleurs et qu'on monte aux échelles. »

Abel était l'aîné, j'étais le plus petit55.

Nous mangions notre pain de si bon appétit,

Que les femmes riaient quand nous passions près d'elles.

 

Nous montions pour jouer au grenier du couvent.

Et là, tout en jouant, nous regardions souvent

Sur le haut d'une armoire, un livre inaccessible.

 

Nous grimpâmes un jour jusqu'à ce livre noir ;

Je ne sais pas comment nous fîmes pour l'avoir,

Mais je me souviens bien que c'était une Bible.

 

Ce vieux livre sentait une odeur d'encensoir.

Nous allâmes ravis dans un coin nous asseoir.

Des estampes partout ! quel bonheur ! quel délire !

 

Nous l'ouvrîmes alors tout grand sur nos genoux,

Et, dès le premier mot, il nous parut si doux,

Qu'oubliant de jouer, nous nous mîmes à lire.

 

Nous lûmes tous les trois ainsi tout le matin,

Joseph, Ruth et Booz, le bon Samaritain,

Et, toujours plus charmés, le soir nous le relûmes.

 

Tels des enfants, s'ils ont pris un oiseau des cieux,

S'appellent en riant et s'étonnent, joyeux,

De sentir dans leur main la douceur de ses plumes.

 

Marine-Terrace, août 1855.

XI

 

PONTO

Je dis à mon chien noir : « Viens, Ponto, viens-nous-en56 ! »

Et je vais dans les bois, mis comme un paysan ;

Je vais dans les grands bois, lisant dans les vieux livres.

L'hiver, quand la ramée est un écrin de givres,

Ou l'été, quand tout rit, même l'aurore en pleurs,

Quand toute l'herbe n'est qu'un triomphe de fleurs,

Je prends Froissart, Montluc, Tacite, quelque histoire,

Et je marche, effaré des crimes de la gloire57.

Hélas ! l'horreur partout, même chez les meilleurs !

Toujours l'homme en sa nuit trahi par ses veilleurs !

Toutes les grandes mains, hélas ! de sang rougies !

Alexandre ivre et fou, César perdu d'orgies,

Et, le poing sur Didier, le pied sur Vitikind,

Charlemagne souvent semblable à Charles-Quint ;

Caton de chair humaine engraissant la murène ;

Titus crucifiant Jérusalem ; Turenne,

Héros, comme Bayard et comme Catinat,

A Nordlingue, bandit dans le Palatinat ;

Le duel de Jarnac, le duel de Carrouge,

Louis Neuf tenaillant les langues d'un fer rouge ;

Cromwell trompant Milton, Calvin brûlant Servet58.

Que de spectres, ô gloire ! autour de ton chevet !

O triste humanité, je fuis dans la nature !

Et, pendant que je dis : « Tout est leurre, imposture,

Mensonge, iniquité, mal de splendeur vêtu ! »

Mon chien Ponto me suit. Le chien, c'est la vertu

Qui, ne pouvant se faire homme, s'est faite bête.

Et Ponto me regarde avec son œil honnête.

 

Marine-Terrace, 3 mars 1855.

XII

 

DOLOROSÆ

Marine-Terrace, août 1855.

XIII

PAROLES SUR LA DUNE

Maintenant que mon temps décroît comme un flambeau60,

 Que mes tâches sont terminées ;

Maintenant que voici que je touche au tombeau

 Par les deuils et par les années,

 
 

5 août 1854, anniversaire de mon arrivée à Jersey.

XIV

CLAIRE P.

Quel âge hier ? Vingt ans. Et quel âge aujourd'hui61 ?

L'éternité. Ce front pendant une heure a lui.

Elle avait les doux chants et les grâces superbes ;

Elle semblait porter de radieuses gerbes ;

Rien qu'à la voir passer on lui disait : Merci !

Qu'est-ce donc que la vie, hélas ! pour mettre ainsi

Les êtres les plus purs et les meilleurs en fuite ?

Et, moi, je l'avais vue encor toute petite.

Elle me disait vous, et je lui disais tu.

Son accent ineffable avait cette vertu

De faire en mon esprit, douces voix éloignées,

Chanter le vague chœur de mes jeunes années.

Il n'a brillé qu'un jour, ce beau front ingénu.

Elle était fiancée à l'hymen inconnu.

A qui mariez-vous, mon Dieu, toutes ces vierges ?

Un vague et pur reflet de la lueur des cierges

Flottait dans son regard céleste et rayonnant ;

Elle était grande et blanche et gaie ; et, maintenant,

Allez à Saint-Mandé62, cherchez dans le champ sombre,

Vous trouverez le lit de sa noce avec l'ombre ;

Vous trouverez la tombe où gît ce lys vermeil ;

Et c'est là que tu fais ton éternel sommeil,

Toi qui, dans ta beauté naïve et recueillie,

Mêlais à la madone auguste d'Italie

La Flamande qui rit à travers les houblons,

Douce Claire aux yeux noirs avec des cheveux blonds.

 

Elle s'en est allée avant d'être une femme ;

N'étant qu'un ange encor ; le ciel a pris son âme

Pour la rendre en rayons à nos regards en pleurs,

Et l'herbe sa beauté, pour nous la rendre en fleurs.

 

Les êtres étoilés que nous nommons archanges

La bercent dans leurs bras au milieu des louanges,

Et, parmi les clartés, les lyres, les chansons,

D'en haut, elle sourit à nous qui gémissons.

Elle sourit, et dit aux anges sous leurs voiles :

Est-ce qu'il est permis de cueillir des étoiles ?

Et chante, et, se voyant elle-même flambeau,

Murmure dans l'azur : Comme le ciel est beau !

Mais cela ne fait rien à sa mère qui pleure ;

La mère ne veut pas que son doux enfant meure

Et s'en aille, laissant ses fleurs sur le gazon,

Hélas ! et le silence au seuil de la maison !

 

Juin 1854.

XV

A ALEXANDRE D.

(RÉPONSE À LA DÉDICACE DE SON DRAME

LA CONSCIENCE)

Je n'ai pas oublié le quai d'Anvers64, ami,

Ni le groupe vaillant, toujours plus raffermi,

D'amis chers, de fronts purs, ni toi, ni cette foule.

Le canot du steamer soulevé par la houle

Vint me prendre, et ce fut un long embrassement.

Je montai sur l'avant du paquebot fumant,

La roue ouvrit la vague, et nous nous appelâmes ;

– Adieu ! Puis, dans les vents, dans les flots, dans les lames,

Toi debout sur le quai, moi debout sur le pont,

Vibrant comme deux luths dont la voix se répond,

Aussi longtemps qu'on put se voir, nous regardâmes

L'un vers l'autre, faisant comme un échange d'âmes ;

Et le vaisseau fuyait, et la terre décrut ;

L'horizon entre nous monta, tout disparut ;

Une brume couvrit l'onde incommensurable ;

Tu rentras dans ton œuvre éclatante, innombrable,

Multiple, éblouissante, heureuse, où le jour luit ;

Et moi dans l'unité sinistre de la nuit.

 

Marine-Terrace, décembre 1854.

XVI

 

LUEUR AU COUCHANT

Lorsque j'étais en France, et que le peuple en fête65

Répandait dans Paris sa grande joie honnête,

Si c'était un des jours glorieux et vainqueurs

Où les fiers souvenirs, désaltérant les cœurs,

S'offrent à notre soif comme de larges coupes,

J'allais errer tout seul parmi les riants groupes,

Ne parlant à personne et pourtant calme et doux,

Trouvant ainsi moyen d'être un et d'être tous,

Et d'accorder en moi, pour une double étude,

L'amour du peuple avec mon goût de solitude.

Rêveur, j'étais heureux ; muet, j'étais présent.

Parfois je m'asseyais un livre en main, lisant

Virgile, Horace, Eschyle, ou bien Dante, leur frère ;

Puis je m'interrompais, et, me laissant distraire

Des poëtes par toi, poésie, et content,

Je savourais l'azur, le soleil éclatant,

Paris, les seuils sacrés, et la Seine qui coule,

Et cette auguste paix qui sortait de la foule.

Dès lors pourtant des voix murmuraient : Anankè.

Je passais ; et partout, sur le pont, sur le quai,

Et jusque dans les champs, étincelait le rire,

Haillon d'or que la joie en bondissant déchire.

Le Panthéon brillait comme une vision.

La gaîté d'une altière et libre nation

Dansait sous le ciel bleu dans les places publiques ;

Un rayon qui semblait venir des temps bibliques

Illuminait Paris calme et patriarcal ;

Ce lion dont l'œil met en fuite le chacal,

Le peuple des faubourgs se promenait tranquille.

Le soir, je revenais ; et, dans toute la ville,

Les passants, éclatant en strophes, en refrains,

Ayant leurs doux instincts de liberté pour freins,

Du Louvre au Champ-de-Mars, de Chaillot à la Grève,

Fourmillaient ; et, pendant que mon esprit, qui rêve

Dans la sereine nuit des penseurs étoilés,

Et dresse ses rameaux à leurs lueurs mêlés,

S'ouvrait à tous ces cris charmants comme l'aurore,

A toute cette ivresse innocente et sonore,

Paisibles, se penchant, noirs et tout semés d'yeux,

Sous le ciel constellé, sur le peuple joyeux,

Les grands arbres pensifs des vieux Champs-Élysées,

Pleins d'astres, consentaient à s'emplir de fusées.

Et j'allais, et mon cœur chantait ; et les enfants

Embarrassaient mes pas de leurs jeux triomphants,

Où s'épanouissaient les mères de famille ;

Le frère avec la sœur, le père avec la fille,

Causaient ; je contemplais tous ces hauts monuments

Qui semblent au songeur rayonnants ou fumants,

Et qui font de Paris la deuxième des Romes ;

J'entendais près de moi rire les jeunes hommes,

Et les graves vieillards dire : « Je me souviens. »

O patrie ! ô concorde entre les citoyens !

Marine-Terrace, juillet 1855.

XVII

MUGITUSQUE BOUM

Mugissement des bœufs, au temps du doux Virgile66,

Comme aujourd'hui, le soir, quand fuit la nuit agile,

Ou, le matin, quand l'aube aux champs extasiés

Verse à flots la rosée et le jour, vous disiez :

« Mûrissez, blés mouvants ! prés, emplissez-vous d'herbes !

Que la terre, agitant son panache de gerbes,

Chante dans l'onde d'or d'une riche moisson !

Vis, bête ; vis, caillou ; vis, homme ; vis, buisson !

A l'heure où le soleil se couche, où l'herbe est pleine

Des grands fantômes noirs des arbres de la plaine

Jusqu'aux lointains coteaux rampant et grandissant,

Quand le brun laboureur des collines descend

Et retourne à son toit d'où sort une fumée,

Que la soif de revoir sa femme bien-aimée

Et l'enfant qu'en ses bras hier il réchauffait,

Que ce désir, croissant à chaque pas qu'il fait,

Imite dans son cœur l'allongement de l'ombre !

Êtres ! choses ! vivez ! sans peur, sans deuil, sans nombre !

Que tout s'épanouisse en sourire vermeil !

Que l'homme ait le repos et le bœuf le sommeil !

Vivez ! croissez ! semez le grain à l'aventure !

Qu'on sente frissonner dans toute la nature,

Sous la feuille des nids, au seuil blanc des maisons,

Dans l'obscur tremblement des profonds horizons,

Un vaste emportement d'aimer, dans l'herbe verte,

Dans l'antre, dans l'étang, dans la clairière ouverte,

D'aimer sans fin, d'aimer toujours, d'aimer encor,

Sous la sérénité des sombres astres d'or !

Faites tressaillir l'air, le flot, l'aile, la bouche,

O palpitations du grand amour farouche !

Qu'on sente le baiser de l'être illimité !

Et paix, vertu, bonheur, espérance, bonté,

O fruits divins, tombez des branches éternelles ! »

 

Marine-Terrace, juillet 1855.

XVIII

 

APPARITION

Je vis un ange blanc qui passait sur ma tête68 ;

Son vol éblouissant apaisait la tempête,

Et faisait taire au loin la mer pleine de bruit.

– Qu'est-ce que tu viens faire, ange, dans cette nuit ?

Lui dis-je. – Il répondit : – Je viens prendre ton âme.

Et j'eus peur, car je vis que c'était une femme ;

Et je lui dis, tremblant et lui tendant les bras :

– Que me restera-t-il ? car tu t'envoleras.

Il ne répondit pas ; le ciel que l'ombre assiège

S'éteignait... – Si tu prends mon âme, m'écriai-je,

Où l'emporteras-tu ? montre-moi dans quel lieu.

Il se taisait toujours. – O passant du ciel bleu,

Es-tu la mort ? lui dis-je, ou bien es-tu la vie ?

Et la nuit augmentait sur mon âme ravie,

Et l'ange devint noir, et dit : – Je suis l'amour.

Mais son front sombre était plus charmant que le jour

Et je voyais, dans l'ombre où brillaient ses prunelles,

Les astres à travers les plumes de ses ailes.

Jersey, septembre 1855.

XIX

AU POËTE QUI M'ENVOIE

UNE PLUME D'AIGLE

Oui, c'est une heure solennelle69 !

Mon esprit en ce jour serein

Croit qu'un peu de gloire éternelle

Se mêle au bruit contemporain,

 

Puisque, dans mon humble retraite,

Je ramasse, sans me courber,

Ce qu'y laisse choir le poëte,

Ce que l'aigle y laisse tomber !

 

Puisque sur ma tête fidèle

Ils ont jeté, couple vainqueur,

L'un, une plume de son aile,

L'autre, une strophe de son cœur !

 

Oh ! soyez donc les bienvenues,

Plume ! strophe ! envoi glorieux !

Vous avez erré dans les nues,

Vous avez plané dans les deux !

11 décembre.

XX

CÉRIGO

I

Tout homme qui vieillit est ce roc solitaire70 

Et triste, Cérigo, qui fut jadis Cythère,

Cythère aux nids charmants, Cythère aux myrtes verts71,

La conque de Cypris sacrée au sein des mers.

La vie auguste, goutte à goutte, heure par heure,

S'épand sur ce qui passe et sur ce qui demeure ;

Là-bas, la Grèce brille agonisante, et l'œil

S'emplit en la voyant de lumière et de deuil ;

La terre luit ; la nue est de l'encens qui fume ;

Des vols d'oiseaux de mer se mêlent à l'écume ;

L'azur frissonne ; l'eau palpite ; et les rumeurs

Sortent des vents, des flots, des barques, des rameurs ;

Au loin court quelque voile hellène ou candiote.

Cythère est là, lugubre, épuisée, idiote,

Tête de mort du rêve amour, et crâne nu

Du plaisir, ce chanteur masqué, spectre inconnu.

C'est toi ? qu'as-ru donc fait de ta blanche tunique ?

Cache ta gorge impure et ta laideur cynique,

O sirène ridée et dont l'hymne s'est tu !

Où donc êtes-vous, âme ? étoile, où donc es-tu ?

L'île qu'on adorait de Lemnos à Lépante,

Où se tordait d'amour la chimère rampante,

Où la brise baisait les arbres frémissants,

Où l'ombre disait : J'aime ! où l'herbe avait des sens,

Qu'en a-t-on fait ? Où donc sont-ils, où donc sont-elles,

Eux, les olympiens, elles, les immortelles ?

Où donc est Mars ? où donc Éros ? où donc Psyché ?

Où donc le doux oiseau bonheur, effarouché ?

Qu'en as-tu fait, rocher, et qu'as-tu fait des roses ?

Qu'as-tu fait des chansons dans les soupirs écloses,

Des danses, des gazons, des bois mélodieux,

De l'ombre que faisait le passage des dieux ?

Plus d'autels ; ô passé ! splendeurs évanouies !

Plus de vierges au seuil des antres éblouies ;

Plus d'abeilles buvant la rosée et le thym.

Mais toujours le ciel bleu. C'est-à-dire, ô destin !

Sur l'homme, jeune ou vieux, harmonie ou souffrance,

Toujours la même mort et la même espérance.

Cérigo, qu'as-tu fait de Cythère ? Nuit ! deuil !

L'éden s'est éclipsé, laissant à nu l'écueil.

O naufragée, hélas ! c'est donc là que tu tombes !

Les hiboux même ont peur de l'île des colombes.

Ile, ô toi qu'on cherchait, ô toi que nous fuyons,

O spectre des baisers, masure des rayons,

Tu t'appelles oubli ! tu meurs, sombre captive !

Et, tandis qu'abritant quelque yole furtive,

Ton cap, où rayonnaient les temples fabuleux,

Voit passer à son ombre et sur les grands flots bleus

Le pirate qui guette ou le pêcheur d'éponges

Qui rôde, à l'horizon Vénus fuit dans les songes.

II

Juin 1855.

XXI

A PAUL M.

 
 
 

AUTEUR DU DRAME PARIS

Tu graves au fronton sévère de ton œuvre72 

Un nom proscrit que mord en sifflant la couleuvre ;

Au malheur, dont le flanc saigne et dont l'œil sourit,

A la proscription, et non pas au proscrit,

– Car le proscrit n'est rien que de l'ombre, moins noire

Que l'autre ombre qu'on nomme éclat, bonheur, victoire ; –

A l'exil pâle et nu, cloué sur des débris,

Tu donnes ton grand drame où vit le grand Paris,

Cette cité de feu, de nuit, d'airain, de verre,

Et tu fais saluer par Rome le Calvaire73.

Sois loué, doux penseur, toi qui prends dans ta main

Le passé, l'avenir, tout le progrès humain,

La lumière, l'histoire, et la ville, et la France,

Tous les dictames saints qui calment la souffrance,

Raison, justice, espoir, vertu, foi, vérité,

Le parfum poésie et le vin liberté,

Et qui sur le vaincu, cœur meurtri, noir fantôme,

Te penches, et répands l'idéal comme un baume !

Paul, il me semble, grâce à ce fier souvenir

Dont tu viens nous bercer, nous sacrer, nous bénir,

Que dans ma plaie, où dort la douleur, ô poëte !

Je sens de la charpie avec un drapeau faite.

Marine-Terrace, août 1855.

XXII

Je payai le pêcheur qui passa son chemin74,

Et je pris cette bête horrible dans ma main ;

C'était un être obscur comme l'onde en apporte,

Qui, plus grand, serait hydre, et, plus petit, cloporte ;

Sans forme comme l'ombre, et, comme Dieu, sans nom.

Il ouvrait une bouche affreuse ; un noir moignon

Sortait de son écaille ; il tâchait de me mordre ;

Dieu, dans l'immensité formidable de l'ordre,

Donne une place sombre à ces spectres hideux.

Il tâchait de me mordre, et nous luttions tous deux ;

Ses dents cherchaient mes doigts qu'effrayait leur approche ;

L'homme qui me l'avait vendu tourna la roche ;

Comme il disparaissait, le crabe me mordit ;

Je lui dis : « Vis ! et sois béni, pauvre maudit ! »

Et je le rejetai dans la vague profonde,

Afin qu'il allât dire à l'océan qui gronde,

Et qui sert au soleil de vase baptismal,

Que l'homme rend le bien au monstre pour le mal.

 

Jersey, grève d'Azette, juillet 1855.

XXIII

PASTEURS ET TROUPEAUX

A Madame Louise C.

 

Le vallon où je vais tous les jours est charmant75,

Serein, abandonné, seul sous le firmament,

Plein de ronces en fleurs ; c'est un sourire triste.

Il vous fait oublier que quelque chose existe,

Et, sans le bruit des champs remplis de travailleurs,

On ne saurait plus là si quelqu'un vit ailleurs.

Là, l'ombre fait l'amour ; l'idylle naturelle

Rit ; le bouvreuil avec le verdier s'y querelle,

Et la fauvette y met de travers son bonnet ;

C'est tantôt l'aubépine et tantôt le genêt ;

De noirs granits bourrus, puis des mousses riantes ;

Car Dieu fait un poëme avec des variantes ;

Comme le vieil Homère, il rabâche parfois76,

Mais c'est avec les fleurs, les monts, l'onde et les bois !

Une petite mare est là, ridant sa face,

Prenant des airs de flot pour la fourmi qui passe,

Ironie étalée au milieu du gazon,

Qu'ignore l'océan grondant à l'horizon.

J'y rencontre parfois sur la roche hideuse

Un doux être ; quinze ans, yeux bleus, pieds nus, gardeuse

De chèvres, habitant, au fond d'un ravin noir,

Un vieux chaume croulant qui s'étoile le soir ;

Ses sœurs sont au logis et filent leur quenouille ;

Elle essuie aux roseaux ses pieds que l'étang mouille ;

Chèvres, brebis, béliers, paissent ; quand, sombre esprit,

J'apparais, le pauvre ange a peur, et me sourit ;

Et moi, je la salue, elle étant l'innocence.

Ses agneaux, dans le pré plein de fleurs qui l'encense,

Bondissent, et chacun, au soleil s'empourprant,

Laisse aux buissons, à qui la bise le reprend,

Un peu de sa toison, comme un flocon d'écume.

Je passe, enfant, troupeau, s'effacent dans la brume ;

Le crépuscule étend sur les longs sillons gris

Ses ailes de fantôme et de chauve-souris ;

J'entends encore au loin dans la plaine ouvrière

Chanter derrière moi la douce chevrière,

Et, là-bas, devant moi, le vieux gardien pensif

De l'écume, du flot, de l'algue, du récif,

Et des vagues sans trêve et sans fin remuées,

Le pâtre promontoire au chapeau de nuées,

S'accoude et rêve au bruit de tous les infinis,

Et, dans l'ascension des nuages bénis,

Regarde se lever la lune triomphale,

Pendant que l'ombre tremble, et que l'âpre rafale

Disperse à tous les vents avec son souffle amer

La laine des moutons sinistres de la mer77.

 

Jersey, Grouville, avril 1855.

XXIV

J'ai cueilli cette fleur pour toi sur la colline78.

Dans l'âpre escarpement qui sur le flot s'incline,

Que l'aigle connaît seul et peut seul approcher,

Paisible, elle croissait aux fentes du rocher.

L'ombre baignait les flancs du morne promontoire ;

Je voyais, comme on dresse au lieu d'une victoire

Un grand arc de triomphe éclatant et vermeil,

A l'endroit où s'était englouti le soleil,

La sombre nuit bâtir un porche de nuées.

Des voiles s'enfuyaient, au loin diminuées ;

Quelques toits, s'éclairant au fond d'un entonnoir,

Semblaient craindre de luire et de se laisser voir.

J'ai cueilli cette fleur pour toi, ma bien-aimée.

Elle est pâle, et n'a pas de corolle embaumée,

Sa racine n'a pris sur la crête des monts

Que l'amère senteur des glauques goëmons ;

Moi, j'ai dit : « Pauvre fleur, du haut de cette cime,

Tu devais t'en aller dans cet immense abîme

Où l'algue et le nuage et les voiles s'en vont.

Va mourir sur un cœur, abîme plus profond.

Fane-toi sur ce sein en qui palpite un monde.

Le ciel, qui te créa pour t'effeuiller dans l'onde,

Te fit pour l'océan, je te donne à l'amour. »

Le vent mêlait les flots ; il ne restait du jour

Qu'une vague lueur, lentement effacée.

Oh ! comme j'étais triste au fond de ma pensée

Tandis que je songeais, et que le gouffre noir

M'entrait dans l'âme avec tous les frissons du soir !

Ile de Serk, août 1855.

XXV

O strophe du poëte, autrefois, dans les fleurs79,

Jetant mille baisers à leurs mille couleurs,

Tu jouais, et d'avril tu pillais la corbeille ;

Papillon pour la rose et pour la ruche abeille,

Tu semais de l'amour et tu faisais du miel ;

Ton âme bleue était presque mêlée au ciel ;

Ta robe était d'azur et ton œil de lumière ;

Tu criais aux chansons, tes sœurs : « Venez ! chaumière,

Hameau, ruisseau, forêt, tout chante. L'aube a lui ! »

Et, douce, tu courais et tu riais. Mais lui,

Le sévère habitant de la blême caverne

Qu'en haut le jour blanchit, qu'en bas rougit l'Averne,

Le poëte qu'ont fait avant l'heure vieillard

La douleur dans la vie et le drame dans l'art,

Lui, le chercheur du gouffre obscur, le chasseur d'ombres,

Il a levé la tête un jour hors des décombres,

Et t'a saisie au vol dans l'herbe et dans les blés,

Et, malgré tes effrois et tes cris redoublés,

Toute en pleurs, il t'a prise à l'idylle joyeuse ;

Il t'a ravie aux champs, à la source, à l'yeuse,

Aux amours dans les bois près des nids palpitants ;

Et maintenant, captive et reine en même temps,

Prisonnière au plus noir de son âme profonde,

Parmi les visions qui flottent comme l'onde,

Sous son crâne à la fois céleste et souterrain,

Assise, et t'accoudant sur un trône d'airain,

Voyant dans ta mémoire, ainsi qu'une ombre vaine

Fuir l'éblouissement du jour et de la plaine,

Par le maître gardée, et calme, et sans espoir,

Tandis que, près de toi, les drames, groupe noir,

Des sombres passions feuillettent le registre,

Tu rêves dans sa nuit, Proserpine sinistre.

Jersey, novembre 1854.

XXVI

LES MALHEUREUX

A mes enfants.

 

Puisque déjà l'épreuve aux luttes vous convie80,

O mes enfants ! parlons un peu de cette vie.

Je me souviens qu'un jour, marchant dans un bois noir

Où des ravins creusaient un farouche entonnoir,

Dans un de ces endroits où sous l'herbe et la ronce

Le chemin disparaît et le ruisseau s'enfonce,

Je vis, parmi les grès, les houx, les sauvageons,

Fumer un toit bâti de chaumes et de joncs.

La fumée avait peine à monter dans les branches ;

Les fenêtres étaient les crevasses des planches ;

On eût dit que les rocs cachaient avec ennui

Ce logis tremblant, triste, humble ; et que c'était lui

Que les petits oiseaux, sous le hêtre et l'érable,

Plaignaient, tant il était chétif et misérable !

Pensif, dans les buissons j'en cherchais le sentier.

Comme je regardais ce chaume, un muletier

Passa, chantant, fouettant quelques bêtes de somme.

« Qui donc demeure là ? » demandai-je à cet homme.

L'homme, tout en chantant, me dit : « Un malheureux81. »

 

J'allai vers la masure au fond du ravin creux ;

Un arbre, de sa branche où brillait une goutte,

Sembla se faire un doigt pour m'en montrer la route,

Et le vent m'en ouvrit la porte ; et j'y trouvai

Un vieux, vêtu de bure, assis sur un pavé82.

Ce vieillard, près d'un âtre où séchaient quelques toiles,

Dans ce bouge aux passants ouvert, comme aux étoiles,

Vivait, seul jour et nuit, sans clôture, sans chien,

Sans clef ; la pauvreté garde ceux qui n'ont rien.

J'entrai ; le vieux soupait d'un peu d'eau, d'une pomme ;

Sans pain ; et je me mis à plaindre ce pauvre homme.

– Comment pouvait-il vivre ainsi ? Qu'il était dur

De n'avoir même pas un volet à son mur ;

L'hiver doit être affreux dans ce lieu solitaire ;

Et pas même un grabat ! il couchait donc à terre ?

Là ! sur ce tas de paille, et dans ce coin étroit !

Vous devez être mal, vous devez avoir froid,

Bon père, et c'est un sort bien triste que le vôtre ! – 

 

« – Fils », dit-il doucement, « allez en plaindre un autre.

Je suis dans ces grands bois et sous le ciel vermeil,

Et je n'ai pas de lit, fils, mais j'ai le sommeil.

Quand l'aube luit pour moi, quand je regarde vivre

Toute cette forêt dont la senteur m'enivre,

Ces sources et ces fleurs, je n'ai pas de raison

De me plaindre, je suis le fils de la maison.

Je n'ai point fait de mal. Calme, avec l'indigence

Et les haillons je vis en bonne intelligence,

Et je fais bon ménage avec Dieu mon voisin.

Je le sens près de moi dans le nid, dans l'essaim,

Dans les arbres profonds où parle une voix douce,

Dans l'azur où la vie à chaque instant nous pousse,

Et dans cette ombre vaste et sainte où je suis né.

Je ne demande à Dieu rien de trop, car je n'ai

Pas grande ambition, et, pourvu que j'atteigne

« Jusqu'à la branche où pend la mûre ou la châtaigne,

Il est content de moi, je suis content de lui.

Je suis heureux. »

*
*

J'ai souvent, à genoux que je suis sur les tombes,

La grande vision du sort ; et par moment

Le destin m'apparaît, ainsi qu'un firmament

Où l'on verrait, au lieu des étoiles, des âmes.

Tout ce qu'on nomme angoisse, adversité, les flammes,

Les brasiers, les billots, bien souvent tout cela

Dans mon noir crépuscule, enfants, étincela.

J'ai vu, dans cette obscure et morne transparence,

Passer l'homme de Rome et l'homme de Florence,

Caton au manteau blanc, et Dante au fier sourcil,

L'un ayant le poignard au flanc, l'autre l'exil ;

Caton était joyeux et Dante était tranquille.

J'ai vu Jeanne au poteau qu'on brûlait dans la ville,

Et j'ai dit : Jeanne d'Arc, ton noir bûcher fumant

A moins de flamboiement que de rayonnement.

J'ai vu Campanella83 songer dans la torture,

Et faire à sa pensée une âpre nourriture

Des chevalets, des crocs, des pinces, des réchauds,

Et de l'horreur qui flotte au plafond des cachots.

J'ai vu Thomas Morus, Lavoisier, Loiserolle,

Jane Grey, bouche ouverte ainsi qu'une corolle,

Toi, Charlotte Corday, vous, madame Roland,

Camille Desmoulins, saignant et contemplant,

Robespierre à l'œil froid, Danton aux cris superbes ;

J'ai vu Jean qui parlait au désert, Malesherbes84,

Egmont, André Chénier, rêveur des purs sommets,

Et mes yeux resteront éblouis à jamais

Du sourire serein de ces têtes coupées.

Coligny, sous l'éclair farouche des épées,

Resplendissait devant mon regard éperdu.

Livide et radieux, Socrate m'a tendu

Sa coupe en me disant : – As-tu soif ? bois la vie.

Huss, me voyant pleurer, m'a dit : – Est-ce d'envie ?

Et Thraséas85, s'ouvrant les veines dans son bain,

Chantait : – Rome est le fruit du vieux rameau sabin ;

Le soleil est le fruit de ces branches funèbres

Que la nuit sur nous croise et qu'on nomme ténèbres,

Et la joie est le fruit du grand arbre douleur. – 

Colomb, l'envahisseur des vagues, l'oiseleur

Du sombre aigle Amérique, et l'homme que Dieu mène,

Celui qui donne un monde et reçoit une chaîne,

Colomb aux fers criait : – Tout est bien. En avant !

Saint-Just sanglant m'a dit : – Je suis libre et vivant.

Phocion m'a jeté, mourant, cette parole :

– Je crois, et je rends grâce aux dieux ! – Savonarole86,

Comme je m'approchais du brasier d'où sa main

Sortait, brûlée et noire et montrant le chemin,

M'a dit, en faisant signe aux flammes de se taire :

– Ne crains pas de mourir. Qu'est-ce que cette terre ?

Est-ce ton corps qui fait ta joie et qui t'est cher ?

La véritable vie est où n'est plus la chair.

Ne crains pas de mourir. Créature plaintive,

Ne sens-tu pas en toi comme une aile captive ?

Sous ton crâne, caveau muré, ne sens-tu pas

Comme un ange enfermé qui sanglote tout bas ?

Qui meurt, grandit. Le corps, époux impur de l'âme,

Plein des vils appétits d'où naît le vice infâme,

Pesant, fétide, abject, malade à tous moments,

Branlant sur sa charpente affreuse d'ossements,

Gonflé d'humeurs, couvert d'une peau qui se ride,

Souffrant le froid, le chaud, la faim, la soif aride,

Traîne un ventre hideux, s'assouvit, mange et dort.

Mais il vieillit enfin, et, lorsque vient la mort,

L'âme, vers la lumière éclatante et dorée,

S'envole, de ce monstre horrible délivrée. – 

*

Elle était là debout, la mère douloureuse87.

L'obscurité farouche, aveugle, sourde, affreuse,

Pleurait de toutes parts autour du Golgotha.

Christ, le jour devint noir quand on vous en ôta,

Et votre dernier souffle emporta la lumière.

Elle était là debout près du gibet, la mère !

Et je me dis : Voilà la douleur ! et je vins.

– Qu'avez-vous donc, lui dis-je, entre vos doigts divins ?

Alors, aux pieds du fils saignant du coup de lance,

Elle leva sa droite et l'ouvrit en silence,

Et je vis dans sa main l'étoile du matin88.

 

Quoi ! ce deuil-là, Seigneur, n'est pas même certain !

Et la mère, qui râle au bas de la croix sombre,

Est consolée, ayant les soleils dans son ombre,

Et, tandis que ses yeux hagards pleurent du sang,

Elle sent une joie immense en se disant :

– Mon fils est Dieu ! mon fils sauve la vie au monde ! –

Et pourtant où trouver plus d'épouvante immonde,

Plus d'effroi, plus d'angoisse et plus de désespoir

Que dans ce temps lugubre où le genre humain noir,

Frissonnant du banquet autant que du martyre,

Entend pleurer Marie et Trimalcion89 rire !

*

Mais la foule s'écrie : – Oui, sans doute, c'est beau,

Le martyre, la mort, quand c'est un grand tombeau !

Quand on est un Socrate, un Jean Huss, un Messie !

Quand on s'appelle vie, avenir, prophétie !

Quand l'encensoir s'allume au feu qui vous brûla,

Quand les siècles, les temps et les peuples sont là

Qui vous dressent, parmi leurs brumes et leurs voiles,

Un cénotaphe énorme au milieu des étoiles,

Si bien que la nuit semble être le drap du deuil,

Et que les astres sont les cierges du cercueil !

Le billot tenterait même le plus timide

Si sa bière dormait sous une pyramide.

Quand on marche à la mort, recueillant en chemin

La bénédiction de tout le genre humain,

Quand des groupes en pleurs baisent vos traces fières,

Quand on s'entend crier par les murs, par les pierres,

Et jusque par les gonds du seuil de sa prison :

« Tu vas de ta mémoire éclairer l'horizon ;

Fantôme éblouissant, tu vas dorer l'histoire,

Et, vêtu de ta mort comme d'une victoire,

T'asseoir au fronton bleu des hommes immortels ! »

Lorsque les échafauds ont des aspects d'autels,

Qu'on se sent admiré du bourreau qui vous tue,

Que le cadavre va se relever statue,

Mourant plein de clarté, d'aube, de firmament,

D'éclat, d'honneur, de gloire, on meurt facilement !

L'homme est si vaniteux, qu'il rit à la torture

Quand c'est une royale et tragique aventure,

Quand c'est une tenaille immense qui le mord.

Quand les durs instruments d'agonie et de mort

Sortent de quelque forge inouïe et géante,

Notre orgueil, oubliant la blessure béante,

Se console des clous en voyant le marteau.

Avoir une montagne auguste pour poteau,

Être battu des flots ou battu des nuées,

Entendre l'univers plein de vagues huées

Murmurer : – Regardez ce colosse ! les nœuds,

Les fers et les carcans le font plus lumineux !

C'est le vaincu Rayon, le damné Météore !

Il a volé la foudre et dérobé l'aurore ! – 

Être un supplicié du gouffre illimité,

Être un titan cloué sur une énormité,

Cela plaît. On veut bien des maux qui sont sublimes ;

Et l'on se dit : Souffrons, mais souffrons sur les cimes !

Eh bien, non ! – Le sublime est en bas. Le grand choix,

C'est de choisir l'affront. De même que parfois

La pourpre est déshonneur, souvent la fange est lustre.

La boue imméritée atteignant l'âme illustre,

L'opprobre, ce cachot d'où l'auréole sort,

Le cul de basse-fosse où nous jette le sort,

Le fond noir de l'épreuve où le malheur nous traîne,

Sont le comble éclatant de la grandeur sereine.

Et, quand, dans le supplice où nous devons lutter,

Le lâche destin va jusqu'à nous insulter,

Quand sur nous il entasse outrage, rire, blâme,

Et tant de contre-sens entre le sort et l'âme

Que notre vie arrive à la difformité,

La laideur de l'épreuve en devient la beauté.

C'est Samson à Gaza, c'est Épictète à Rome ;

L'abjection du sort fait la gloire de l'homme.

Plus de brume ne fait que couvrir plus d'azur.

Ce que l'homme ici-bas peut avoir de plus pur,

De plus beau, de plus noble en ce monde où l'on pleure,

C'est chute, abaissement, misère extérieure,

Acceptés pour garder la grandeur du dedans.

Oui, tous les chiens de l'ombre autour de vous grondants,

Le blâme ingrat, la haine aux fureurs coutumière,

Oui, tomber dans la nuit quand c'est pour la lumière,

Faire horreur, n'être plus qu'un ulcère, indigner

L'homme heureux, et qu'on raille en vous voyant saigner,

Et qu'on marche sur vous, qu'on vous crache au visage,

Quand c'est pour la vertu, pour le vrai, pour le sage,

Pour le bien, pour l'honneur, il n'est rien de plus doux.

Quelle splendeur qu'un juste abandonné de tous,

N'ayant plus qu'un haillon dans le mal qui le mine,

Et jetant aux dédains, au deuil, à la vermine,

A sa plaie, aux douleurs, de tranquilles défis !

Même quand Prométhée est là, Job, tu suffis

Pour faire le fumier plus haut que le Caucase.

*
*

Et j'ai vu des palais, des fêtes, des festins90,

Des femmes qui mêlaient leurs blancheurs aux satins,

Des murs hautains ayant des jaspes pour écorces,

Des serpents d'or roulés dans des colonnes torses,

Avec de vastes dais pendant aux grands plafonds ;

Et j'entendais chanter : – Jouissons ! triomphons ! – 

Et les lyres, les luths, les clairons dont le cuivre

A l'air de se dissoudre en fanfare et de vivre,

Et l'orgue, devant qui l'ombre écoute et se tait,

Tout un orchestre énorme et monstrueux chantait ;

Et ce triomphe était rempli d'hommes superbes

Qui riaient et portaient toute la terre en gerbes,

Et dont les fronts dorés, brillants, audacieux,

Fiers, semblaient s'achever en astres dans les cieux.

Et, pendant qu'autour d'eux des voix criaient : – Victoire

A jamais ! à jamais force, puissance et gloire !

Et fête dans la ville ! et joie à la maison ! – 

Je voyais, au-dessus du livide horizon,

Trembler le glaive immense et sombre de l'archange.

 

Ils s'épanouissaient dans une aurore étrange,

Ils vivaient dans l'orgueil comme dans leur cité,

Et semblaient ne sentir que leur félicité.

Et Dieu les a tous pris alors l'un après l'autre,

Le puissant, le repu, l'assouvi qui se vautre,

Le czar dans son Kremlin, l'iman au bord du Nil,

Comme on prend les petits d'un chien dans un chenil,

Et, comme il fait le jour sous les vagues marines,

M'ouvrant avec ses mains ces profondes poitrines,

Et, fouillant de son doigt de rayons pénétré

Leurs entrailles, leur foie et leurs reins, m'a montré

Des hydres qui rongeaient le dedans de ces âmes.

Et j'ai vu tressaillir ces hommes et ces femmes ;

Leur visage riant comme un masque est tombé,

Et leur pensée, un monstre effroyable et courbé,

Une naine hagarde, inquiète, bourrue,

Assise sous leur crâne affreux, m'est apparue.

Alors tremblant, sentant chanceler mes genoux,

Je leur ai demandé : « Mais qui donc êtes-vous ? »

Et ces êtes n'ayant presque plus face d'homme

M'ont dit : « Nous sommes ceux qui font le mal ; et, comme

C'est nous qui le faisons, c'est nous qui le souffrons. »

*
*

Aux premiers jours du monde, alors que la nuée92,

Surprise, contemplait chaque chose créée,

Alors que sur le globe où le mal avait crû,

Flottait une lueur de l'Éden disparu,

Quand tout encor semblait être rempli d'aurore,

Quand sur l'arbre du temps les ans venaient d'éclore,

Sur la terre, où la chair avec l'esprit se fond,

Il se faisait le soir un silence profond,

Et le désert, les bois, l'onde aux vastes rivages,

Et les herbes des champs, et les bêtes sauvages,

Émus, et les rochers, ces ténébreux cachots,

Voyaient, d'un antre obscur couvert d'arbres si hauts

Que nos chênes auprès sembleraient des arbustes,

Sortir deux grands vieillards, nus, sinistres, augustes.

C'étaient Ève aux cheveux blanchis, et son mari,

Le pâle Adam, pensif, par le travail meurtri,

Ayant la vision de Dieu sous sa paupière.

Ils venaient tous les deux s'asseoir sur une pierre,

En présence des monts fauves et soucieux,

Et de l'éternité formidable des cieux.

Leur œil triste rendait la nature farouche ;

Et là, sans qu'il sortit un souffle de leur bouche,

Les mains sur leurs genoux, et se tournant le dos,

Accablés comme ceux qui portent des fardeaux,

Sans autre mouvement de vie extérieure

Que de baisser plus bas la tête d'heure en heure,

Dans une stupeur morne et fatale absorbés,

Froids, livides, hagards, ils regardaient, courbés

Sous l'être illimité sans figure et sans nombre,

L'un, décroître le jour, et l'autre, grandir l'ombre ;

Et, tandis que montaient les constellations,

Et que la première onde aux premiers alcyons

Donnait sous l'infini le long baiser nocturne,

Et qu'ainsi que des fleurs tombant à flots d'une urne,

Les astres fourmillants emplissaient le ciel noir,

Ils songeaient, et, rêveurs, sans entendre, sans voir,

Sourds aux rumeurs des mers d'où l'ouragan s'élance,

Toute la nuit, dans l'ombre, ils pleuraient en silence ;

Ils pleuraient tous les deux, aïeux du genre humain,

Le père sur Abel, la mère sur Caïn.

Marine-Terrace, septembre 1855.


1 Ce livre est le dernier à avoir été prévu dans l'organisation du recueil. Il dut s'intituler un moment Exil ; dans l'état définitif son titre fait écho à celui du dernier poème du livre un, Halte en marchant : façon de dire la continuité, par-delà l'exil, du mouvement en avant de l'histoire et du poète. Sur ce livre, voir P. Laforgue, « Poésie et poétique de l'exil : le livre cinquième des Contemplations », C.A.I.E.F., 1991, n°43.

2 Ms : 23 Xbre [décembre] 1854. La recomposition familiale dans le deuil et la mort se poursuit au livre cinq, mais elle ne s'accomplit plus dans le souvenir, mais dans le présent de l'exil.

3 À rapprocher du vers des Petites Vieilles de Baudelaire : Ruines ! ma famille ! ô cerveaux congénères !

4 À rapprocher des « portes de la nuit » de Veni, vidi, vixi (IV, XIII). L'exil en un certain sens a réalisé les aspirations du poète de 1848 à la mort.

5 Le lien entre les livres quatre et cinq est assuré par les deux frères Vacquerie, mais cette parenté, par-delà la relation familiale, est fondée sur l'équivalence symbolique entre mort et exil. Une légère différence à relever : dans les Pauca meæ Charles Vacquerie a droit à un nom et un prénom, alors que dans En marche son frère voit son prénom amputé et son nom réduit à l'initiale : signe qu'en exil l'identité de tous se perd. Ainsi s'explique, plus généralement, qu'il n'y ait aucun nom complet dans ce livre (cf., par exemple, V, V ; V, VIII ; V, XIV ; V, XV ; V, XXI).

6 Ms : Bruxelles, 16 juillet 1852. Le poète en question est André Van Hasselt. Hugo, au seuil de ce livre de l'exil, propose un portrait du poète exilé et proscrit, lui-même.

7 Ms : 7 novembre 1854 [le 7 a ensuite été surchargé par un 12 quand le poème a été recopié]. Dès le titre ce poème pose des difficultés. Cela ne tient pas à l'écart entre la date du manuscrit et la date fictive : c'est monnaie courante dans Les Contemplations. Ce qui est gênant, c'est que le destinataire supposé de cette épître, le marquis de Coriolis d'Espinouse (1772-1841), selon toute vraisemblance, soit mort depuis tantôt cinq ans à la date de 1846. Vieux royaliste, mentionné dans Les Misérables (III, III, 3) comme « l'homme de France qui savait le mieux la politesse proportionnée », auteur d'un « grand nombre de poésies insérées dans les journaux et les recueils littéraires du temps » (Biographie Michaud, citée par J.-R.), Hugo a dû le rencontrer à la Société des Bonnes Lettres, mais, malgré les affirmations qui lui sont prêtées dans la lettre fabriquée de toutes pièces par Hugo et mise en épigraphe, il n'est pas certain qu'il ait fréquenté la famille Hugo (J.-R.). Quant au survol de la carrière politico-poétique qui est prêtée à Hugo, il correspond à l'idée qu'en 1854 Hugo veut donner de lui-même : dès 1846 il était l'objet des attaques les plus virulentes de la part de la droite la plus réactionnaire et obscurantiste. Pour ce qui est maintenant de la date de composition, elle impose de rapprocher Écrit en 1846 de l'autre grand poème de l'automne 1854, Réponse à un acte d'accusation (24 octobre 1854). Ces deux textes forment un véritable diptyque où le poétique et le politique s'éprouvent réciproquement et mutuellement. En fait, l'accusateur anonyme de Réponse à un acte d'accusation, c'est, dans la fiction et la textualité des Contemplations, le marquis d'Écrit en 1846 et l'acte d'accusation, c'est la lettre mise en épigraphe du second poème.

8 Le 19 mars 1846 Hugo avait prononcé un discours sur la Pologne (cf. IV, XI), qui n'était pas outre mesure incendiaire. Aussi doit-on penser que ce discours a servi pour Hugo de prétexte à l'algarade épistolaire prêtée à cette date au marquis.

9 À rapprocher de Réponse à un acte d'accusation (p. 41). À prendre aussi en compte la parution en 1850 dans la Revue des Deux Mondes de l'article d'Alex. Thomas « la Carmagnole d'Olympio » (J.-R.).

10 Sa mention au premier et au dernier vers suffit à faire de ce poème un dialogue entre Hugo et sa mère, par l'intermédiaire du personnage de Coriolis, où dans la perspective du mythe de soi l'imaginaire familial et l'exigence politique et poétique imposée par l'exil sont mis en perspective.

11 Il était donc, comme Mme Hugo et comme M. Gillenormand, « royaliste voltairien ».

12 Pigault-Lebrun (1753-1835) : auteur de vaudevilles ; le marquis lui-même aurait collaboré à des vaudevilles selon la Biographie Michaud (J.-R).

13 Si Mme de Sévigné dans ses lettres d'octobre 1675 parle avec désinvolture de ces pendaisons, ce n'est que par amplification que Hugo affirme qu'elle a vu de tels spectacles.

14 « On disait aussi épée en verrou. La civadière est la vergue dans le beaupré – les ducs, les pairs et les maréchaux portaient l'épée en civadière tout à fait horizontale. Les moindres gentilshommes portaient demi ou quart de civadière, selon la hauteur de leurs talons. » (Hugo, cité par J.-R.).

15 Coriolis d'Espinouse avait, dit-il dans une lettre à Lamennais de 1834, « idolâtré, puis exécré les peuples » (J.-R.).

16 Refus ou impossibilité de payer une créance, dont l'effet est alors protesté. Métaphore qui assimile la Révolution à ses débuts à une juste revendication, pour que les comptes du passé soient soldés.

17 20 juin 1789 : serment du Jeu de Paume ; 10 août 1792 : chute de la Royauté ; 6 octobre 1789 : retour du roi à Paris.

18 Boufflers : auteur de poésies mondaines, parti en émigration en 1792.

19 Le fils aîné de la famille de Richelieu était duc de Fronsac. Celui dont il s'agit ici est Louis-François-Armand (1696-1788), « représentant typique de l'aristocratie du XVIIIe siècle » (A.).

20 Ces pieds froids sont ceux d'une morte ; ce sont aussi les pieds du Commandeur.

21 Charles-Eugène de Lorraine, prince de Lambesc (1751-1825), parent de Marie-Antoinette (J.-R).

22 Le fait n'est pas avéré. Il appartient au légendaire familial de Hugo.

23 Dans Les Misérables (I, I, 10) l'évêque Myriel évoquera encore le sort de Louis XVII.

24 Un poème de la nouvelle série de La Légende des Siècles lui sera consacré en 1876.

25 Loriquet : père jésuite (1767-1845), exemple de l'esprit de parti en histoire ; La Harpe (1739-1803), auteur du célèbre Lycée.

26 Huss : cf. I, XXIX, n. 2.

27 C'est un exercice courant au XIXe siècle, pratiqué notamment par Mérimée (Chronique du règne de Charles IX) et par Hugo (Quatrevingt-treize).

28 Même argumentation dans le chapitre des Misérables, L'évêque en présence d'une lumière inconnue (I, I, 10), où le conventionnel dira à l'évêque : « Un nuage s'est formé pendant quinze cents ans. Au bout de quinze siècles, il a crevé. Vous faites le procès du coup de tonnerre. »

29 Crécy : bataille entre Anglais et Français, le 26 juillet 1346 ; Rossbach, entre Prussiens et Franco-Allemands, le 5 novembre 1757.

30 Tristan l'Hermite : homme de main de Louis XI ; Lebel : valet de Louis XV et son pourvoyeur en filles.

31 Ce sera en 1860 le mot de Satan à sa fille, l'Ange Liberté, lorsqu'il lui accordera la permission de libérer le genre humain en déclenchant la Révolution (cf. La Fin de Satan, éd. d'E. Blewer et de J. Gaudon, p. 241).

32 Reprise du titre En marche.

33 Héros, l'un du Roi s'amuse, l'autre de Marion de Lorme. Au vers suivant le laquais est Ruy Blas, le bagnard Claude Gueux ou le futur Jean Valjean et la prostituée Famine ou Marion encore.

34 Alcide : Hercule.

35 Épiménide, qui aurait dormi trente-sept ans, était le symbole de la France d'Ancien Régime revenant d'émigration et en proie à la stupeur au spectacle de la France nouvelle qu'elle découvrait.

36 On n'a rien changé à ces vers, écrits en 1846. Aujourd'hui, l'auteur eût ajouté Claremont38.

37 Le rapprochement s'impose avec la fin du poème de 1853, La Conscience. L'œil de Dieu et l'œil de la mère se confondent au miroir de l'exil, – ce qui définit avec beaucoup de profondeur le sens de l'exil pour Hugo : payer les dettes d'une jeunesse royaliste, les créances du passé, en un mot le protêt de l'histoire du XIXe siècle, c'est-à-dire la fidélité à la croyance dans le progrès.

38 Longwood, Goritz, Claremont : endroits où sont morts en exil, respectivement, Napoléon, Charles X et Louis-Philippe. Dans un premier temps Hugo avait écrit au lieu du vers :

Mais, Longwood et Goritz m'en sont témoins tous deux, celui-ci :

Goritz, Claremont, Longwood m'en sont témoins.

Mais lorsque dans un second temps il s'est souvenu que le poème était daté de 1846, il a confectionné la note pour donner l'illusion d'un ajout postérieur.

39 Ce post-scriptum, qui est daté sur le manuscrit du 10 novembre 1854, a la même fonction que le poème Suite... à la suite de Réponse à un acte d'accusation : tirer les conclusions du poème qui les précède chacun du point de vue de la transcendance, Dieu et le Verbe dans Suite, l'exil et la mort dans Ecrit en 1855.

40 Ms : 21 avril 1854.

41 Ms : 27 juillet 1855. Un poème a déjà été dédié à Louise Bertin (III, XXI). Ici Hugo évoque les souvenirs d'autrefois, aux Roches.

42 La famille Bertin en l'espace de peu d'années avait accumulé deuils sur deuils : Mme Bertin, morte en 1838, François Bertin (Bertin l'aîné, directeur du Journal des Débats), le père, mort en 1841, Armand, le fils, mort en 1854 un an après sa femme.

43 Ms : 27 mai 1855.

44 Ce discret, et involontairement cruel, « vous encore » désigne Juliette.

45 Allusion fugitive au mythe de Prométhée : le souvenir est assimilé au vautour qui ronge le foie du titan proscrit. Au vers suivant le poète saignant est lui-même Prométhée.

46 On se rappelle que les morts forment la famille des sourds (par exemple dans l'Avant-propos des Mémoires d'outre-tombe Chateaubriand parle magnifiquement de « la poudreuse famille des sourds »).

47 Ms : 11 novembre 1854. Par sa date de composition et son inspiration ce court poème se situe dans la mouvance d'Écrit en 1846.

48 Anitus : un des trois accusateurs de Socrate.

49 Voir Histoire de la Littérature dramatique, t. IV, p. 413 et 414.

50 Ms : 22 août 1855. Dans les pages du t. IV de l'Histoire de la littérature dramatique, que cite la note de Hugo, J. Janin se livrait à un éloge plein de sympathie de l'exilé. Hugo l'en remercie par ce poème. Sur l'importance, très relative, de cet ouvrage dans la conception des Contemplations on se reportera à la mise au point de J.-R. dans Notes sur « Les Contemplations » , pp. 141-144.

51 Allusion au séjour à Bruxelles de décembre 1851 à juillet 1852.

52 Le comte d'Egmont, qui luttait pour l'affranchissement de sa patrie, fut décapité par les Espagnols à Bruxelles en 1568.

53 Ms : 20 octobre 1854. La date fictive (1834) serait une coquille de l'édition belge passée dans l'édition parisienne (A.). En tout cas, à partir de l'édition de Lausanne de 1856 il y a une correction de 1834 en 1854.

54 Ms : 10 août 1846. La date fictive de 1855 s'explique par la mort d'Abel le 8 février 1855. Hugo est désormais le seul des trois frères à être le gardien des souvenirs de l'enfance. Sur ce poème, voir l'étude d'A. Ubersfeld, « Le livre et la plume », Romantisme, 1973, n° 6 (repris dans Paroles de Hugo, Messidor [1985]).

55 Abel (1798-1855) et Eugène (1800-1837). Mme Hugo et ses enfants habitèrent l'ancien couvent des Feuillantines de septembre 1809 à mars 1810, puis d'avril 1812 à décembre 1813.

56 Ms : 3 mars 1855. Ce chien appartient, comme d'autres créatures de cette époque (l'ânesse de Balaam, le lion d'Androclès, qui interviennent par l'intermédiaire des « tables parlantes ») à la catégorie des animaux voyants, détenteurs d'une sagesse supra-humaine en ce qu'elle est... infra-humaine.

57 Conception traditionnelle de l'histoire chez Hugo : elle est un musée des horreurs.

58 Exemples – « exempla » de diverses abominations historiquement réelles ou imaginaires : Alexandre, en proie à l'ivresse, tua son ami Clitus ; Didier, roi des Lombards, réprima la révolte des Saxons, menés par Witikind ; Caton, qu'il soit « l'Ancien » ou « d'Utique », n'a jamais jeté d'esclaves aux murènes (cette invention, évoquée dans la dernière strophe de la Chanson du mal-aimé, est à mettre sur le compte d'un certain Védius Pollion) ; Titus, « les délices du genre humain », détruisit Jérusalem en 69 de notre ère ; Turenne, vainqueur à Nordlingue en 1645, que Hugo compare à Catinat, maréchal de France sous Louis XIV, mais qu'André Bellesort (cité par J.-R.) n'hésite pas à excuser pour avoir « obéi à la nécessité de ravager le Palatinat » (sic; Jarnac, célèbre pour son coup ; Jean de Carrouges, dernier champion du duel judiciaire ; Louis IX, dit Saint Louis, remplaça, sur les réprimandes qui lui furent adressées par le pape Clément IV, ce traitement barbare par une amende ; Cromwell n'a pas trompé, mais manqué de tromper le poète républicain Milton, pour autant que l'on se reporte au drame de 1827 de Hugo ; Servet a été brûlé vif à Genève en 1553. Mais l'exactitude historique n'importe pas ; ce qui compte, c'est l'impression d'horreur que Hugo cherche à susciter par ces allusions à des faits réels ou supposés.

59 Ms : 14 juillet 1855. Titre emprunté à la prose du Jeudi saint : stabat mater dolorosa (dolorosæ est un datif de destination). La mère douloureuse est bien sûr Adèle Hugo. C'est le seul poème qui lui soit destiné.

60 Ms : 5 août 1854. À noter la reprise textuelle du début d'À Villequier (IV, XV).

61 Ms : 14 Xbre [décembre] 1854. Trois autres poèmes sont consacrés à Claire Pradier : III, IX ; IV, XI et VI, VIII.

62 Cf. IV, XI (n. 1).

63 Ms : 30 juillet 1855.

64 Dumas père avait assisté avec émotion au départ de Hugo d'Anvers pour Jersey en août 1852.

65 Ms : 30 avril 1855. Dans le coin droit du feuillet : « Quindecim annos grande mortalis ævi spatium (Tac.) » (pour cette citation et sa traduction, voir p. 25, n.1). Cela date la scène de 1840. La date fictive de juillet 1855 invite à voir dans cette fête une commémoration des journées de juillet 1830 (J.-R.). Le texte est pareillement commémoratif : il évoque un temps où le politique était l'expression même de la poésie. La nostalgie qui, exprimée dans le titre et à la fin, colore tout le poème des feux d'un soleil couchant très « 1830 » (cf. Les Feuilles d'automne, XXXV) signale l'écart existant désormais entre le peuple et le poète et du même coup entre le politique et la poésie et désigne le travail du poète : remettre « en marche » ensemble peuple et poésie.

66 Ms : 26 juillet 1855. Le titre est la citation partielle d'un vers de Virgile (Géorg., II, 470).

67 Voir Lueur au couchant, qui précède immédiatement et qui est également daté de juillet 1855 : dès lors que le peuple a divorcé d'avec la poésie, celle-ci aujourd'hui doit se chercher dans la nature. Ainsi s'explique la présence de Virgile qui est « toute la poésie de la nature » selon Hugo dans la préface du Rhin (cité par A.). Dans l'histoire de l'œuvre de Hugo Virgile renvoie à la période de 1835-1840, où il est très présent (cf. le poème VII des Voix intérieures, À Virgile). Cela se vérifie génétiquement : aux environs de 1840 Hugo traduit et paraphrase ce passage de Virgile (cf. J.-R., Autour des « Contemplations », p. 55 et pp. 70-71).

68 Ms : 23 août 1855. À rapprocher pour les deux derniers vers du Mendiant.

69 Ms : 11 décembre. Le poème date de 1841, il est la réponse de Hugo au poète Roger de Beauvoir qui lui avait envoyé le 17 septembre 1841 une plume d'aigle, selon un usage, semble-t-il, alors à la mode (J.-R.).

70 Ms : 1855 9 juin 3h du matin (à la fin de la première partie) ; 11 juin 1855 (à la fin de la seconde partie). Le poème semble avoir été directement inspiré à Hugo par Un Voyage à Cythère de Baudelaire, paru le 1er juin de cette année dans la Revue des Deux Mondes.

71 A rapprocher du vers 13 d'Un Voyage à Cythère : Belle île aux myrtes verts, pleine de fleurs écloses.

72 Ms : 19 août 1855. Paul Meurice avait dédié son drame Paris à Hugo. Ce drame est une évocation de l'histoire de Paris et de la France, de 50 avant notre ère à la Révolution.

73 Allusion au deuxième tableau de l'acte un, qui montre le gouverneur romain s'inclinant devant sainte Geneviève.

74 Ms : 17 juillet 1855.

75 Ms : La Corbière 17 Xbre [décembre] 1854. Louise Colet servait de « boîte aux lettres » à Hugo et lui permettait ainsi de déjouer la censure de ses lettres.

76 Transposition du « Quandoque dormitat bonus Homerus » de l'Art poétique d'Horace (v. 359).

77 Ce poème reprend, à sa façon, Magnitudo parvi, mais c'est une reprise « bien complexe » (S.) : le pasteur de III, XXX se dédouble, selon un phénomène de scissiparité, en pastourelle et en pâtre ; mais, d'une part, la pastourelle occupe maintenant la place de la fille du poète précédemment, et, d'autre part, le statut du poète lui-même oscille entre celui de narrateur et celui de contemplateur. La contemplation, en brouillant les limites entre sujet et objet, a pour principal effet de condamner le poète à l'exil de sa propre identité.

78 Ms : Boulay-bay – 28 août 1852. Premier poème des Contemplations à avoir été écrit à Jersey, il est adressé à Juliette.

79 Ms : 4 novembre 1854. Ce poème décrit la transformation que subit aujourd'hui en exil la poésie de Hugo. Tout le texte est fondé sur une référence mythologique filée qui assimile la poésie d'autrefois à la fille de Cérès ravie dans les champs de fleurs par Pluton et entraînée aux enfers où elle devient Proserpine.

80 Ms : 17 7bre [septembre] 1855. Titres projetés : « Qui sont les malheureux » et « Beati infelices ». Tout le livre cinq, d'Auguste Vacquerie, frère du gendre de Hugo, à ses propres enfants s'est organisé dans la référence à la famille, mais ici le cadre familial prend les dimensions de l'univers.

81 L'adjectif est complexe, il est proche par son ambivalence de « misérable ».

82 À rapprocher du Mendiant (V, IX).

83 Campanella, dominicain, enfermé vingt-sept ans dans les prisons de Naples ; Thomas More, décapité sur l'ordre de Henry VIII ; Lavoisier, décapité pendant la Révolution ; Loiserolle réussit à se faire décapiter à la place de son fils pendant la Révolution ; Jane Grey, sœur de Marie Tudor, décapitée sur son ordre.

84 Jean (Jean-Baptiste) : décapité sur la demande de Salomé ; Malesherbes, avocat de Louis XVI, décapité pendant la Révolution ; Egmont : cf. V, VIII, n. 3 ; Coligny, protestant, massacré à la Saint-Barthélemy.

85 Jean Huss : cf. V, III, n. 20 ; Thraséas : vertueux Romain, contraint par Néron de s'ouvrir les veines.

86 Savonarole, dominicain, brûlé vif à Florence en 1498 ; Phocion, Athénien condamné à boire la ciguë.

87 Traduction du latin mater dolorosa (cf. V, XII).

88 À rapprocher de la fin de Halte en marchant (I, XXIX).

89 Héros grotesque de l'épisode le plus long du Satiricon de Pétrone.

90 Thème du festin de Balthazar.

91 Vraisemblablement Zénon de Clitium, fondateur du Stoïcisme.

92 À rapprocher du poème de La Légende des Siècles, Le Sacre de la Femme. J.-R. ont reconstitué le canevas d'où sont sortis ces quarante vers et en font remonter l'idée, sinon l'écriture, à 1835 (cf. Autour des « Contemplations », p. 56).