Livre sixième

AU BORD DE L'INFINI1

I

 

LE PONT

J'avais devant les yeux les ténèbres. L'abîme2 

Qui n'a pas de rivage et qui n'a pas de cime

Était là, morne, immense ; et rien n'y remuait.

Je me sentais perdu dans l'infini muet.

Au fond, à travers l'ombre, impénétrable voile,

On apercevait Dieu comme une sombre étoile.

Je m'écriai : – Mon âme, ô mon âme ! il faudrait,

Pour traverser ce gouffre où nul bord n'apparaît,

Et pour qu'en cette nuit jusqu'à ton Dieu tu marches,

Bâtir un pont géant sur des millions d'arches.

Qui le pourra jamais ? Personne ! ô deuil ! effroi !

Pleure ! – Un fantôme blanc se dressa devant moi

Pendant que je jetais sur l'ombre un œil d'alarme,

Et ce fantôme avait la forme d'une larme ;

C'était un front de vierge avec des mains d'enfant ;

Il ressemblait au lys que la blancheur défend ;

Ses mains en se joignant faisaient de la lumière.

Il me montra l'abîme où va toute poussière,

Si profond, que jamais un écho n'y répond,

Et me dit : – Si tu veux, je bâtirai le pont.

Vers ce pâle inconnu je levai ma paupière.

– Quel est ton nom ? lui dis-je. Il me dit : – La prière3.

 
 

Jersey, décembre 1852.

II

 
 

IBO

Dites, pourquoi, dans l'insondable4 

 Au mur d'airain,

Dans l'obscurité formidable

 Du ciel serein,

 
 

Pourquoi, dans ce grand sanctuaire

 Sourd et béni,

Pourquoi, sous l'immense suaire

 De l'infini,

 
 

Enfouir vos lois éternelles

 Et vos clartés ?

Vous savez bien que j'ai des ailes,

 O vérités !

 

Pourquoi vous cachez-vous dans l'ombre

 Qui nous confond ?

Pourquoi fuyez-vous l'homme sombre

 Au vol profond ?

 

Que le mal détruise ou bâtisse,

 Rampe ou soit roi,

Tu sais bien que j'irai, Justice,

 J'irai vers toi !

 

Je suis oiseau comme cet être

 Qu'Amos5 rêvait,

Que saint Marc voyait apparaître

 A son chevet,

 

Qui mêlait sur sa tête fière,

 Dans les rayons,

L'aile de l'aigle à la crinière

 Des grands lions6.

 

J'ai des ailes. J'aspire au faîte ;

 Mon vol est sûr ;

J'ai des ailes pour la tempête

 Et pour l'azur.

 
 

L'homme a besoin, dans sa chaumière,

 Des vents battu,

D'une loi qui soit sa lumière

 Et sa vertu.

 

Toujours ignorance et misère !

 L'homme en vain fuit,

Le sort le tient ; toujours la serre !

 Toujours la nuit !

 
 

Au dolmen de Rozel, janvier 18539.

III

Un spectre m'attendait dans un grand angle d'ombre10,

Et m'a dit :

 

Au dolmen de Rozel, avril 1853.

IV

Écoutez. Je suis Jean. J'ai vu des choses sombres11.

J'ai vu l'ombre infinie où se perdent les nombres,

J'ai vu les visions que les réprouvés font,

Les engloutissements de l'abîme sans fond ;

J'ai vu le ciel, l'éther, le chaos et l'espace.

Vivants ! puisque j'en viens, je sais ce qui s'y passe ;

Je vous affirme à tous, écoutez bien ma voix,

J'affirme même à ceux qui vivent dans les bois,

Que le Seigneur, le Dieu des esprits des prophètes,

Voit ce que vous pensez et sait ce que vous faites.

C'est bien. Continuez, grands, petits, jeunes, vieux !

Que l'avare soit tout à l'or, que l'envieux

Rampe et morde en rampant, que le glouton dévore,

Que celui qui faisait le mal, le fasse encore,

Que celui qui fut lâche et vil, le soit toujours12 !

Voyant vos passions, vos fureurs, vos amours,

J'ai dit à Dieu : « Seigneur, jugez où nous en sommes.

Considérez la terre et regardez les hommes.

Ils brisent tous les nœuds qui devaient les unir. »

Et Dieu m'a répondu : « Certes, je vais venir13 ! »

 

Serk, juillet 1853.

V

 

CROIRE, MAIS PAS EN NOUS

Parce qu'on a porté du pain, du linge blanc14,

A quelque humble logis sous les combles tremblant

Comme le nid parmi les feuilles inquiètes ;

Parce qu'on a jeté ses restes et ses miettes

Au petit enfant maigre, au vieillard pâlissant,

Au pauvre qui contient l'éternel tout-puissant ;

Parce qu'on a laissé Dieu manger sous sa table15,

On se croit vertueux, on se croit charitable !

On dit : « Je suis parfait ! louez-moi ; me voilà ! »

Et, tout en blâmant Dieu de ceci, de cela,

De ce qu'il pleut, du mal dont on le dit la cause,

Du chaud, du froid, on fait sa propre apothéose.

Le riche qui, gorgé, repu, fier, paresseux,

Laisse un peu d'or rouler de son palais sur ceux

Que le noir janvier glace et que la faim harcèle,

Ce riche-là, qui brille et donne une parcelle

De ce qu'il a de trop à qui n'a pas assez,

Et qui, pour quelques sous du pauvre ramassés,

S'admire et ferme l'œil sur sa propre misère,

S'il a le superflu, n'a pas le nécessaire :

La justice ; et le loup rit dans l'ombre en marchant

De voir qu'il se croit bon pour n'être pas méchant.

Nous bons ! nous fraternels ! ô fange et pourriture !

Mais tournez donc vos yeux vers la mère nature !

Que sommes-nous, cœurs froids où l'égoïsme bout,

Auprès de la bonté suprême éparse en tout ?

Toutes nos actions ne valent pas la rose.

Dès que nous avons fait par hasard quelque chose,

Nous nous vantons, hélas ! vains souffles qui fuyons !

Dieu donne l'aube au ciel sans compter les rayons,

Et la rosée aux fleurs sans mesurer les gouttes ;

Nous sommes le néant ; nos vertus tiendraient toutes

Dans le creux de la pierre où vient boire l'oiseau.

L'homme est l'orgueil du cèdre emplissant le roseau.

Le meilleur n'est pas bon vraiment, tant l'homme est frêle.

Et tant notre fumée à nos vertus se mêle !

Le bienfait par nos mains pompeusement jeté

S'évapore aussitôt dans notre vanité ;

Même en le prodiguant aux pauvres d'un air tendre,

Nous avons tant d'orgueil que notre or devient cendre ;

Le bien que nous faisons est spectre comme nous.

L'Incréé, seul vivant, seul terrible et seul doux,

Qui juge, aime, pardonne, engendre, construit, fonde,

Voit nos hauteurs avec une pitié profonde.

Ah ! rapides passants ! ne comptons pas sur nous,

Comptons sur lui. Pensons et vivons à genoux ;

Tâchons d'être sagesse, humilité, lumière ;

Ne faisons point un pas qui n'aille à la prière ;

Car nos perfections rayonneront bien peu

Après la mort, devant l'étoile et le ciel bleu.

Dieu seul peut nous sauver. C'est un rêve de croire

Que nos lueurs d'en bas sont là-haut de la gloire ;

Si lumineux qu'il ait paru dans notre horreur,

Si doux qu'il ait été pour nos cœurs plein d'erreur,

Quoi qu'il ait fait, celui que sur la terre on nomme

Juste, excellent, pur, sage et grand, là-haut est l'homme ;

C'est-à-dire la nuit en présence du jour ;

Son amour semble haine auprès du grand amour ;

Et toutes ses splendeurs, poussant des cris funèbres,

Disent en voyant Dieu : Nous sommes les ténèbres !

Dieu, c'est le seul azur dont le monde ait besoin.

L'abîme en en parlant prend l'atome à témoin.

Dieu seul est grand ! c'est là le psaume du brin d'herbe ;

Dieu seul est vrai ! c'est là l'hymne du flot superbe ;

Dieu seul est bon ! c'est là le murmure des vents ;

Ah ! ne vous faites pas d'illusions, vivants !

Et d'où sortez-vous donc, pour croire que vous êtes

Meilleurs que Dieu, qui met les astres sur vos têtes,

Et qui vous éblouit, à l'heure du réveil,

De ce prodigieux sourire, le soleil !

Marine-Terrace, décembre 1854.

VI

PLEURS DANS LA NUIT16

I

Je suis l'être incliné qui jette ce qu'il pense17 ;

Qui demande à la nuit le secret du silence ;

 Dont la brume emplit l'œil ;

Dans une ombre sans fond mes paroles descendent,

Et les choses sur qui tombent mes strophes rendent

 Le son creux du cercueil.

 

Mon esprit, qui du doute a senti la piqûre,

Habite, âpre songeur, la rêverie obscure

 Aux flots plombés et bleus,

Lac hideux où l'horreur tord ses bras, pâle nymphe,

Et qui fait boire une eau morte comme la lymphe

 Aux rochers scrofuleux18.

 
 
 
 

L'effet pleure et sans cesse interroge la cause.

La création semble attendre quelque chose.

 L'homme à l'homme est obscur.

Où donc commence l'âme ? où donc finit la vie ?

Nous voudrions, c'est là notre incurable envie,

 Voir par-dessus le mur.

 
 

Nous rampons, oiseaux pris sous le filet de l'être ;

Libres et prisonniers, l'immuable pénètre

 Toutes nos volontés ;

Captifs sous le réseau des choses nécessaires

Nous sentons se lier des fils à nos misères

 Dans les immensités.

II

Nous sommes au cachot ; la porte est inflexible20 ;

Mais, dans une main sombre, inconnue, invisible,

 Qui passe par moment,

A travers l'ombre, espoir des âmes sérieuses,

On entend le trousseau des clefs mystérieuses

 Sonner confusément.

 
 

La vision de l'être emplit les yeux de l'homme.

Un mariage obscur sans cesse se consomme

 De l'ombre avec le jour ;

Ce monde, est-ce un éden tombé dans la géhenne ?

Nous avons dans le cœur des ténèbres de haine

 Et des clartés d'amour.

 
 

III

IV

 

Ils le portent à l'ombre, au silence, à la terre ;

Ils le portent au calme obscur, à l'aube austère,

 A la brume sans bords,

Au mystère qui tord ses anneaux sous des voiles,

Au serpent inconnu qui lèche les étoiles

 Et qui baise les morts !

V

Ils le portent aux vers, au néant, à Peut-Être !

Car la plupart d'entre eux n'ont point vu le jour naître ;

 Sceptiques et bornés,

La négation morne et la matière hostile,

Flambeaux d'aveuglement, troublent l'âme inutile

 De ces infortunés.

 

Pour eux le ciel ment, l'homme est un songe et croit vivre ;

Ils ont beau feuilleter page à page le livre,

 Ils ne comprennent pas ;

Ils vivent en hochant la tête, et, dans le vide,

L'écheveau ténébreux que le doute dévide

 Se mêle sous leurs pas.

Sourds à l'hymne des bois, au sombre cri de l'orgue22,

Chacun d'eux est un champ plein de cendre, une morgue

 Où pendent des lambeaux,

Un cimetière où l'œil des frémissants poëtes

Voit planer l'ironie et toutes ses chouettes,

 L'ombre et tous ses corbeaux.

 

Quand l'astre et le roseau leur disent : Il faut croire ;

Ils disent au jonc vert, à l'astre en sa nuit noire :

 Vous êtes insensés !

Quand l'arbre leur murmure à l'oreille : Il existe ;

Ces fous répondent : Non ! et, si le chêne insiste,

 Ils lui disent : Assez !

 

Quelle nuit ! le semeur nié par la semence !

L'univers n'est pour eux qu'une vaste démence,

 Sans but et sans milieu ;

Leur âme, en agitant l'immensité profonde,

N'y sent même pas l'être, et dans le grelot monde

 N'entend pas sonner Dieu !

VI

Le corbillard franchit le seuil du cimetière.

Le gai matin, qui rit à la nature entière,

 Resplendit sur ce deuil ;

Tout être a son mystère où l'on sent l'âme éclore,

Et l'offre à l'infini ; l'astre apporte l'aurore,

 Et l'homme le cercueil.

VII

Est-ce que par hasard ces pierres sont punies23,

Dieu vivant, pour subir de telles agonies ?

 Ah ! ce que nous souffrons

N'est rien... – Plus bas que l'arbre en proie aux froides bises,

Sous cette forme horrible, est-ce que les Cambyses24,

 Est-ce que les Nérons,

 

Après avoir tenu les peuples dans leur serre,

Et crucifié l'homme au noir gibet misère,

 Mis le monde en lambeaux,

Souillé l'âme, et changé, sous le vent des désastres,

L'univers en charnier, et fait monter aux astres

 La vapeur des tombeaux,

 

Après avoir passé joyeux dans la victoire,

Dans l'orgueil, et partout imprimé sur l'histoire

 Leurs ongles furieux,

Et, monstres qu'entrevoit l'homme en ses léthargies,

Après avoir sur terre été les effigies

 Du mal mystérieux,

 

Après avoir peuplé les prisons élargies,

Et versé tant de meurtre aux vastes mers rougies,

 Tant de morts, glaive au flanc,

Tant d'ombre, et de carnage, et d'horreurs inconnues,

Que le soleil, le soir, hésitait dans les nues

 Devant ce bain sanglant,

 
 
 
 

Est-ce que le chasseur Nemrod26, Sforce le pâtre,

Est-ce que Messaline, est-ce que Cléopâtre,

 Caligula, Macrin,

Et les Achabs, par qui renaissaient les Sodomes,

Et Phalaris, qui fit du hurlement des hommes

 La clameur de l'airain,

 
 

Est-ce que Charles Neuf27, Constantin, Louis Onze,

Vitellius, la fange, et Busiris, le bronze,

 Les Cyrus dévorants,

Les Égysthes montrés du doigt par les Électres,

Seraient, dans cette nuit, d'hommes devenus spectres,

 Et pierres de tyrans ?

 
 

Est-ce que ces cailloux, tout pénétrés de crimes,

Dans l'horreur étouffés, scellés dans les abîmes,

 Enviant l'ossement,

Sans air, sans mouvement, sans jour, sans yeux, sans bouche,

Entre l'herbe sinistre et le cercueil farouche,

 Vivraient affreusement ?

 
 

Est-ce que ce seraient des âmes condamnées,

Des maudits qui, pendant des millions d'années,

 Seuls avec le remords,

Au lieu de voir, des yeux de l'astre solitaire,

Sortir les rayons d'or, verraient les vers de terre

 Sortir des yeux des morts ?

 
 

Homme et roche, exister, noir dans l'ombre vivante !

Songer, pétrifié dans sa propre épouvante !

 Rêver l'éternité !

Dévorer ses fureurs, confusément rugies !

Être pris, ouragan de crimes et d'orgies,

 Dans l'immobilité !

Punition ! problème obscur ! questions sombres !

Quoi ! ce caillou dirait : – J'ai mis Thèbe en décombres !

 J'ai vu Suze à genoux !

J'étais Bélus28 à Tyr ! J'étais Sylla dans Rome ! – 

Noire captivité des vieux démons de l'homme !

 O pierres, qu'êtes-vous ?

 
 

Qu'a fait ce bloc, béant dans la fosse insalubre ?

Glacé du froid profond de la terre lugubre,

 Informe et châtié,

Aveugle, même aux feux que la nuit réverbère,

Il pense et se souvient... – Quoi ! ce n'est que Tibère !

 Seigneur, ayez pitié !

 
 

Ce dur silex noyé dans la terre, âpre, fruste,

Couvert d'ombre, pendant que le ciel s'ouvre au juste

 Qui s'y réfugia,

Jaloux du chien qui jappe et de l'âne qui passe,

Songe et dit : Je suis là ! – Dieu vivant, faites grâce !

 Ce n'est que Borgia !

 
 

O Dieu bon, penchez-vous sur tous ces misérables29 !

Sauvez ces submergés, aimez ces exécrables30 !

 Ouvrez les soupiraux.

Au nom des innocents, Dieu, pardonnez aux crimes.

Père, fermez l'enfer. Juge, au nom des victimes,

 Grâce pour les bourreaux !

 
 

De toutes parts s'élève un cri : Miséricorde !

Les peuples nus, liés, fouettés à coups de corde,

 Lugubres travailleurs,

Voyant leur maître en proie aux châtiments sublimes,

Ont pitié du despote, et, saignant de ses crimes,

 Pleurent de ses douleurs ;

 
 

Dieu serein, regardez d'un regard salutaire

Ces reclus ténébreux qu'emprisonne la terre

 Pleine d'obscurs verrous,

Ces forçats dont le bagne est le dedans des pierres,

Et levez, à la voix des justes en prières,

 Ces effrayants écrous.

 

Père, prenez pitié du monstre et de la roche.

De tous les condamnés que le pardon s'approche !

 Jadis, rois des combats,

Ces bandits sur la terre ont fait une tempête ;

Étant montés plus haut dans l'horreur que la bête,

 Ils sont tombés plus bas.

 

Grâce pour eux ! clémence, espoir, pardon, refuge,

Au jonc qui fut un prince, au ver qui fut un juge !

 Le méchant, c'est le fou.

Dieu, rouvrez au maudit ! Dieu, relevez l'infâme !

Rendez à tous l'azur. Donnez au tigre une âme,

 Des ailes au caillou !

 

Mystère ! obsession de tout esprit qui pense !

Échelle de la peine et de la récompense !

 Nuit qui monte en clarté !

Sourire épanoui sur la torture amère !

Vision du sépulcre ! êtes-vous la chimère,

 Ou la réalité ?

VIII

La fosse, plaie au flanc de la terre, est ouverte,

Et, béante, elle fait frissonner l'herbe verte

 Et le buisson jauni ;

Elle est là, froide, calme, étroite, inanimée,

Et l'âme en voit sortir, ainsi qu'une fumée,

 L'ombre de l'infini.

IX

 

Que voulez-vous puiser dans ce puits formidable ?

Et pourquoi jetez-vous la sonde à l'insondable ?

 Qu'y voulez-vous puiser ?

Est-ce l'adieu lointain et doux de ceux qu'on aime ?

Est-ce un regard ? hélas ! est-ce un soupir suprême ?

 Est-ce un dernier baiser ?

 

Qu'y voulez-vous puiser, vivants, essaim frivole ?

Est-ce un frémissement du vide où tout s'envole,

 Un bruit, une clarté,

Une lettre du mot que Dieu seul peut écrire ?

Est-ce, pour le mêler à vos éclats de rire,

 Un peu d'éternité ?

 

Dans ce gouffre où la larve entr'ouvre son œil terne,

Dans cette épouvantable et livide citerne,

 Abîme de douleurs,

Dans ce cratère obscur des muettes demeures,

Que voulez-vous puiser, ô passants de peu d'heures,

 Hommes de peu de pleurs33 ?

 

X

XI

XII

XIII

 

Ils diront : – O douleur ! ô deuil ! guerre civile !

Quelle ville a jamais égalé cette ville35 ?

 Ses tours montaient dans l'air ;

Elle riait aux chants de ses prostituées ;

Elle faisait courir ainsi que des nuées

 Ses vaisseaux sur la mer.

 

Ville ! où sont tes docteurs qui t'enseignaient à lire ?

Tes dompteurs de lions qui jouaient de la lyre,

 Tes lutteurs jamais las ?

Ville ! est-ce qu'un voleur, la nuit, t'a dérobée ?

Où donc est Babylone ? Hélas ! elle est tombée !

 Elle est tombée, hélas36 !

 

On n'entend plus chez toi le bruit que fait la meule.

Pas un marteau n'y frappe un clou. Te voilà seule.

 Ville, où sont tes bouffons ?

Nul passant désormais ne montera tes rampes ;

Et l'on ne verra plus la lumière des lampes

 Luire sous tes plafonds37.

 

Brillez pour disparaître et montez pour descendre.

Le grain de sable dit dans l'ombre au grain de cendre :

 Il faut tout engloutir.

Où donc est Thèbes ? dit Babylone pensive.

Thèbes demande : Où donc est Ninive ? et Ninive

 S'écrie : Où donc est Tyr ?

 

En laissant fuir les mots de sa langue prolixe,

L'homme s'agite et va, suivi par un œil fixe38 ;

 Dieu n'ignore aucun toit ;

Tous les jours d'ici-bas ont des aubes funèbres ;

Malheur à ceux qui font le mal dans les ténèbres

 En disant : Qui nous voit ?

 
 

O sort ! obscurité ! nuée ! on rêve, on souffre.

Les êtres, dispersés à tous les vents du gouffre,

 Ne savent ce qu'ils font.

Les vivants sont hagards. Les morts sont dans leurs couches.

Pendant que nous songeons, des pleurs, gouttes farouches,

 Tombent du noir plafond40.

XIV

On brave l'immuable ; et l'un se réfugie

Dans l'assoupissement, et l'autre dans l'orgie.

 Cet autre va criant :

– A bas vertu, devoir et foi ! l'homme est un ventre ! –

Dans ce lugubre esprit, comme un tigre en son antre,

 Habite le néant.

XV

XVI

Nous la sentons ramper et grandir sous nos crânes,

Lier Deutz41 à Judas, Nemrod à Schinderhannes,

 Tordre ses mille nœuds,

Et, passants pénétrés de fibres éternelles,

Tremblants, nous la voyons croiser dans nos prunelles

 Ses fils vertigineux.

 

Et nous apercevons, dans le plus noir de l'arbre,

Les Hobbes contemplant avec des yeux de marbre

 Les Kant aux larges fronts ;

Leur cognée à la main, le pied sur les problèmes,

Immobiles ; la mort a fait des spectres blêmes

 De tous ces bûcherons.

 

Us sont là, stupéfaits et chacun sur sa branche.

L'un se redresse, et l'autre, épouvanté, se penche.

 L'un voulut, l'autre osa.

Tous se sont arrêtés en voyant le mystère.

Zénon42 rêve tourné vers Pyrrhon, et Voltaire

 Regarde Spinosa.

 
 

Qu'avez-vous donc trouvé, dites, chercheurs sublimes ?

Quels nids avez-vous vus, noirs comme des abîmes

 Sur ces rameaux noueux ?

Cachaient-ils des essaims d'ailes sombres ou blanches ?

Dites, avez-vous fait envoler de ces branches

 Quelque aigle monstrueux ?

 
 

De quelqu'un qui se tait nous sommes les ministres43 ;

Le noir réseau du sort trouble nos yeux sinistres ;

 Le vent nous courbe tous ;

L'ombre des mêmes nuits mêle toutes les têtes.

Qui donc sait le secret ? le savez-vous, tempêtes ?

 Gouffres, en parlez-vous ?

 
 

Le problème muet gonfle la mer sonore,

Et, sans cesse oscillant, va du soir à l'aurore

 Et de la taupe au lynx ;

L'énigme aux yeux profonds nous regarde obstinée ;

Dans l'ombre nous voyons sur notre destinée

 Les deux griffes du sphinx.

 
 

Le mot, c'est Dieu. Ce mot luit dans les âmes veuves44 ;

Il tremble dans la flamme ; onde, il coule en tes fleuves,

 Homme, il coule en ton sang ;

Les constellations le disent au silence ;

Et le volcan, mortier de l'infini, le lance

 Aux astres en passant.

 
 

Ne doutons pas. Croyons. Emplissons l'étendue

De notre confiance, humble, ailée, éperdue.

 Soyez l'immense Oui.

Que notre cécité ne soit pas un obstacle ;

A la création donnons ce grand spectacle

 D'un aveugle ébloui45.

 
 

Jersey, cimetière de Saint-Jean, avril 1854.

VII

Un jour, le morne esprit, le prophète sublime48 

 Qui rêvait à Patmos,

Et lisait, frémissant, sur le mur de l'abîme

 De si lugubres mots,

 

Dit à son aigle49 : « O monstre ! il faut que tu m'emportes.

 Je veux voir Jéhovah. »

L'aigle obéit. Des cieux ils franchirent les portes ;

 Enfin, Jean arriva ;

 
 

Jersey, septembre 1855.

VIII

CLAIRE

Quoi donc ! la vôtre aussi ! la vôtre suit la mienne50 !

O mère au cœur profond, mère, vous avez beau

Laisser la porte ouverte afin qu'elle revienne,

Cette pierre là-bas dans l'herbe est un tombeau !

 

La mienne disparut dans les flots qui se mêlent ;

Alors, ce fut ton tour, Claire, et tu t'envolas.

Est-ce donc que là-haut dans l'ombre elles s'appellent,

Qu'elles s'en vont ainsi l'une après l'autre, hélas ?

 

Enfant qui rayonnais, qui chassais la tristesse,

Que ta mère jadis berçait de sa chanson,

Qui d'abord la charmas avec ta petitesse

Et plus tard lui remplis de clarté l'horizon,

 

Voilà donc que tu dors sous cette pierre grise !

Voilà que tu n'es plus, ayant à peine été !

L'astre attire le lys, et te voilà reprise,

O vierge, par l'azur, cette virginité !

 

Te voilà remontée au firmament sublime,

Échappée aux grands cieux comme la grive aux bois,

Et, flamme, aile, hymne, odeur, replongée à l'abîme

Des rayons, des amours, des parfums et des voix !

 

Pressentais-tu déjà ton sombre épithalame51 ?

Marchant sur notre monde à pas silencieux,

De tous les idéals tu composais ton âme,

Comme si tu faisais un bouquet pour les cieux !

 
 

En te voyant si calme et toute lumineuse,

Les cœurs les plus saignants ne haïssaient plus rien.

Tu passais parmi nous comme Ruth la glaneuse52,

Et, comme Ruth l'épi, tu ramassais le bien.

 
 

La nature, ô front pur, versait sur toi sa grâce,

L'aurore sa candeur, et les champs leur bonté ;

Et nous retrouvions, nous sur qui la douleur passe,

Toute cette douceur dans toute ta beauté !

 
 

Chaste, elle paraissait ne pas être autre chose

Que la forme qui sort des cieux éblouissants ;

Et de tous les rosiers elle semblait la rose,

Et de tous les amours elle semblait l'encens.

 

Ceux qui n'ont pas connu cette charmante fille

Ne peuvent pas savoir ce qu'était ce regard

Transparent comme l'eau qui s'égaie et qui brille

Quand l'étoile surgit sur l'océan hagard.

 

Elle était simple, franche, humble, naïve et bonne ;

Chantant à demi-voix son chant d'illusion,

Ayant je ne sais quoi dans toute sa personne

De vague et de lointain comme la vision.

 
 

On sentait qu'elle avait peu de temps sur la terre,

Qu'elle n'apparaissait que pour s'évanouir,

Et qu'elle acceptait peu sa vie involontaire ;

Et la tombe semblait par moments l'éblouir.

 

Car ils sont revenus, et c'est là le mystère53 ;

Nous entendons quelqu'un flotter, un souffle errer,

Des robes effleurer notre seuil solitaire,

Et cela fait alors que nous pouvons pleurer.

 

Nous sentons frissonner leurs cheveux dans notre ombre ;

Nous sentons, lorsqu'ayant la lassitude en nous,

Nous nous levons après quelque prière sombre,

Leurs blanches mains toucher doucement nos genoux.

 

Ils nous disent tout bas de leur voix la plus tendre :

« Mon père, encore un peu ! ma mère, encore un jour !

M'entends-tu ? je suis là, je reste pour t'attendre

Sur l'échelon d'en bas de l'échelle d'amour.

 

Je t'attends pour pouvoir nous en aller ensemble.

Cette vie est amère, et tu vas en sortir.

Pauvre cœur, ne crains rien, Dieu vit ! la mort rassemble.

Tu redeviendras ange ayant été martyr. »

 

Oh ! quand donc viendrez-vous ? Vous retrouver, c'est naître.

Quand verrons-nous, ainsi qu'un idéal flambeau,

La douce étoile mort, rayonnante, apparaître

A ce noir horizon qu'on nomme le tombeau ?

 
 

Quand nous en irons-nous où sont l'aube et la foudre ?

Quand verrons-nous, déjà libres, hommes encor,

Notre chair ténébreuse en rayons se dissoudre,

Et nos pieds faits de nuit éclore en ailes d'or ?

 

Quand nous enfuirons-nous dans la joie infinie

Où les hymnes vivants sont des anges voilés,

Où l'on voit, à travers l'azur de l'harmonie,

La strophe bleue errer sur les luths étoilés ?

 

Quand viendrez-vous chercher notre humble cœur qui sombre ?

Quand nous reprendrez-vous à ce monde charnel,

Pour nous bercer ensemble aux profondeurs de l'ombre,

Sous l'éblouissement du regard éternel ?

 

Décembre 1846.

IX

 

A LA FENÊTRE, PENDANT LA NUIT

I

Les étoiles, points d'or, percent les branches noires55 ;

Le flot huileux et lourd décompose ses moires

 Sur l'océan blêmi ;

Les nuages ont l'air d'oiseaux prenant la fuite ;

Par moments le vent parle, et dit des mots sans suite,

 Comme un homme endormi.

II

III

Dieu n'a-t-il plus de flamme à ses lèvres profondes ?

N'en fait-il plus jaillir des tourbillons de mondes ?

 Parlez, Nord et Midi !

N'emplit-il plus de lui sa création sainte ?

Et ne souffle-t-il plus que d'une bouche éteinte

 Sur l'être refroidi ?

 

Quand les comètes vont et viennent, formidables,

Apportant la lueur des gouffres insondables

 A nos fronts soucieux,

Brûlant, volant, peut-être âmes, peut-être mondes,

Savons-nous ce que font toutes ces vagabondes57 

 Qui courent dans nos cieux ?

 

Qui donc a vu la source et connaît l'origine ?

Qui donc, ayant sondé l'abîme, s'imagine

 En être mage et roi ?

Ah ! fantômes humains, courbés sous les désastres !

Qui donc a dit : – C'est bien, Éternel. Assez d'astres.

 N'en fais plus. Calme-toi !

 

L'effet séditieux limiterait la cause58 ?

Quelle bouche ici-bas peut dire à quelque chose :

 Tu n'iras pas plus loin59 ?

Sous l'élargissement sans fin, la borne plie ;

La création vit, croît et se multiplie ;

 L'homme n'est qu'un témoin.

 

Car la création est devant, Dieu derrière.

L'homme, du côté noir de l'obscure barrière,

 Vit, rôdeur curieux ;

Il suffit que son front se lève pour qu'il voie

A travers la sinistre et morne claire-voie

 Cet œil mystérieux61.

IV

Donc ne nous disons pas : – Nous avons nos étoiles. – 

Des flottes de soleils peut-être à pleines voiles

 Viennent en ce moment ;

Peut-être que demain le Créateur terrible,

Refaisant notre nuit, va contre un autre crible

 Changer le firmament.

 

Qui sait ? que savons-nous ? Sur notre horizon sombre,

Que la création impénétrable encombre

 De ses taillis sacrés,

Muraille obscure où vient battre le flot de l'être,

Peut-être allons-nous voir brusquement apparaître

 Des astres effarés ;

 

Des astres éperdus arrivant des abîmes,

Venant des profondeurs ou descendant des cimes,

 Et, sous nos noirs arceaux,

Entrant en foule, épars, ardents, pareils au rêve,

Comme dans un grand vent s'abat sur une grève

 Une troupe d'oiseaux ;

 

Surgissant, clairs flambeaux, feux purs, rouges fournaises,

Aigrettes de rubis ou tourbillons de braises,

 Sur nos bords, sur nos monts,

Et nous pétrifiant de leurs aspects étranges ;

Car dans le gouffre énorme il est des mondes anges

 Et des soleils démons62 !

 

Peut-être en ce moment, du fond des nuits funèbres,

Montant vers nous, gonflant ses vagues de ténèbres

 Et ses flots de rayons,

Le muet Infini, sombre mer ignorée,

Roule vers notre ciel une grande marée63 

 De constellations !

 

Marine-Terrace, avril 1854.

X

 

ÉCLAIRCIE

L'océan resplendit sous sa vaste nuée64.

L'onde, de son combat sans fin exténuée,

S'assoupit, et, laissant l'écueil se reposer,

Fait de toute la rive un immense baiser.

On dirait qu'en tous lieux, en même temps, la vie

Dissout le mal, le deuil, l'hiver, la nuit, l'envie,

Et que le mort couché dit au vivant debout :

Aime ! et qu'une âme obscure, épanouie en tout,

Avance doucement sa bouche vers nos lèvres.

L'être, éteignant dans l'ombre et l'extase ses fièvres,

Ouvrant ses flancs, ses reins, ses yeux, ses cœurs épars,

Dans ses pores profonds reçoit de toutes parts

La pénétration de la sève sacrée.

La grande paix d'en haut vient comme une marée65.

Le brin d'herbe palpite aux fentes du pavé ;

Et l'âme a chaud. On sent que le nid est couvé.

L'infini semble plein d'un frisson de feuillée.

On croit être à cette heure où la terre éveillée

Entend le bruit que fait l'ouverture du jour,

Le premier pas du vent, du travail, de l'amour,

De l'homme, et le verrou de la porte sonore,

Et le hennissement du blanc cheval aurore.

Le moineau d'un coup d'aile, ainsi qu'un fol esprit,

Vient taquiner le flot monstrueux qui sourit ;

L'air joue avec la mouche et l'écume avec l'aigle ;

Le grave laboureur fait ses sillons et règle

La page où s'écrira le poëme des blés ;

Des pêcheurs sont là-bas sous un pampre attablés ;

L'horizon semble un rêve éblouissant où nage

L'écaille de la mer, la plume du nuage,

Car l'Océan est hydre et le nuage oiseau.

Une lueur, rayon vague, part du berceau

Qu'une femme balance au seuil d'une chaumière,

Dore les champs, les fleurs, l'onde, et devient lumière

En touchant un tombeau qui dort près du clocher.

Le jour plonge au plus noir du gouffre, et va chercher

L'ombre, et la baise au front sous l'eau sombre et hagarde.

Tout est doux, calme, heureux, apaisé ; Dieu regarde66.

 

Marine-Terrace, juillet 1855.

XI

Oh ! par nos vils plaisirs, nos appétits, nos fanges67,

Que de fois nous devons vous attrister, archanges !

C'est vraiment une chose amère de songer

Qu'en ce monde où l'esprit n'est qu'un morne étranger,

Où la volupté rit, jeune, et si décrépite !

Où dans les lits profonds l'aile d'en bas palpite,

Quand, pâmé, dans un nimbe ou bien dans un éclair,

On tend sa bouche ardente aux coupes de la chair,

A l'heure où l'on s'enivre aux lèvres d'une femme,

De ce qu'on croit l'amour, de ce qu'on prend pour l'âme,

Sang du cœur, vin des sens âcre et délicieux,

On fait rougir là-haut quelque passant des cieux !

Juin 1855.

XII

AUX ANGES QUI NOUS VOIENT

– Passant, qu'es-tu ? je te connais68.

Mais, étant spectre, ombre et nuage,

Tu n'as plus de sexe ni d'âge.

– Je suis ta mère, et je venais !

 

– Et toi, dont l'aile hésite et brille,

Dont l'œil est noyé de douceur,

Qu'es-tu, passant ? – Je suis ta sœur.

– Et toi, qu'es-tu ? – Je suis ta fille.

 

– Et toi, qu'es-tu, passant ? – Je suis

Celle à qui tu disais : « Je t'aime ! »

– Et toi ? – Je suis ton âme même. – 

Oh ! cachez-moi, profondes nuits !

 

Juin 1855.

XIII

 

CADAVER

O mort ! heure splendide ! ô rayons mortuaires69 !

Avez-vous quelquefois soulevé des suaires ?

Et, pendant qu'on pleurait, et qu'au chevet du lit,

Frères, amis, enfants, la mère qui pâlit,

Éperdus, sanglotaient dans le deuil qui les navre,

Avez-vous regardé sourire le cadavre ?

Tout à l'heure il râlait, se tordait, étouffait ;

Maintenant il rayonne. Abîme ! qui donc fait

Cette lueur qu'a l'homme en entrant dans les ombres ?

Qu'est-ce que le sépulcre ? et d'où vient, penseurs sombres,

Cette sérénité formidable des morts ?

C'est que le secret s'ouvre et que l'être est dehors ;

C'est que l'âme – qui voit, puis brille, puis flamboie, – 

Rit, et que le corps même a sa terrible joie.

La chair se dit : – Je vais être terre, et germer,

Et fleurir comme sève, et, comme fleur, aimer !

Je vais me rajeunir dans la jeunesse énorme

Du buisson, de l'eau vive, et du chêne, et de l'orme,

Et me répandre aux lacs, aux flots, aux monts, aux prés,

Aux rochers, aux splendeurs des grands couchants pourprés,

Aux ravins, aux halliers, aux brises de la nue,

Aux murmures profonds de la vie inconnue !

Je vais être oiseau, vent, cri des eaux, bruit des cieux,

Et palpitation du tout prodigieux ! – 

Tous ces atomes las, dont l'homme était le maître,

Sont joyeux d'être mis en liberté dans l'être,

De vivre, et de rentrer au gouffre qui leur plaît.

L'haleine, que la fièvre aigrissait et brûlait,

Va devenir parfum, et la voix harmonie ;

Le sang va retourner à la veine infinie,

Et couler, ruisseau clair, aux champs où le bœuf roux

Mugit le soir avec l'herbe jusqu'aux genoux ;

Les os ont déjà pris la majesté des marbres ;

La chevelure sent le grand frisson des arbres,

Et songe aux cerfs errants, au lierre, aux nids chantants

Qui vont l'emplir du souffle adoré du printemps.

Et voyez le regard, qu'une ombre étrange voile,

Et qui, mystérieux, semble un lever d'étoile !

Oui, Dieu le veut, la mort, c'est l'ineffable chant

De l'âme et de la bête à la fin se lâchant ;

C'est une double issue ouverte à l'être double.

Dieu disperse, à cette heure inexprimable et trouble,

Le corps dans l'univers et l'âme dans l'amour.

Une espèce d'azur que dore un vague jour,

L'air de l'éternité, puissant, calme, salubre,

Frémit et resplendit sous le linceul lugubre ;

Et des plis du drap noir tombent tous nos ennuis.

La mort est bleue70. O mort ! ô paix ! L'ombre des nuits,

Le roseau des étangs, le roc du monticule,

L'épanouissement sombre du crépuscule,

Le vent, souffle farouche ou providentiel,

L'air, la terre, le feu, l'eau, tout, même le ciel,

Se mêle à cette chair qui devient solennelle.

Un commencement d'astre éclôt dans la prunelle.

 
 

Au cimetière, août 1855.

XIV

O gouffre ! l'âme plonge et rapporte le doute71.

Nous entendons sur nous les heures, goutte à goutte,

 Tomber comme l'eau sur les plombs72 ;

L'homme est brumeux, le monde est noir, le ciel est sombre ;

Les formes de la nuit vont et viennent dans l'ombre ;

 Et nous, pâles, nous contemplons.

 
 

Nous contemplons l'obscur, l'inconnu, l'invisible.

Nous sondons le réel, l'idéal, le possible,

 L'être, spectre toujours présent.

Nous regardons trembler l'ombre indéterminée.

Nous sommes accoudés sur notre destinée,

 L'œil fixe et l'esprit frémissant.

Nous épions des bruits dans ces vides funèbres ;

Nous écoutons le souffle, errant dans les ténèbres,

 Dont frissonne l'obscurité ;

Et, par moments, perdus dans les nuits insondables,

Nous voyons s'éclairer de lueurs formidables

 La vitre de l'éternité.

Marine-Terrace, septembre 1853.


1 Autres titres envisagés : Nuit et Solitudines cœli [les déserts du ciel]. Pendant un moment, au cours du printemps de 1855, Hugo envisagea d'intégrer aux Contemplations les 1946 vers qui constituaient à cette époque ce qui allait devenir la première version de Dieu. Lecture ayant été faite de ce vaste ensemble devant ses familiers, Hugo accepta de se ranger à l'avis d'Auguste Vacquerie lui conseillant de publier les Solitudines cœli indépendamment des Contemplations. Sur cette décision capitale, notamment en ce qui concerne la genèse des Mages (cf. VI, XXIII, n. 1), l'ouvrage de J. Gaudon, Le Temps de la contemplation, pp. 258-275.

2 Ms : 13 8bre [octobre] 1854. Le poème a été écrit le jour de l'achèvement de La Bouche d'ombre.

3 À rapprocher des chapitres La Prière et Bonté absolue de la prière dans Les Misérables (II, VII, 5-6) (A.) et aussi de la fin de Magnitudo parvi (cf. II, XXX, n. 16).

4 Ms : 24 juillet 1854. À sa date de composition le texte tire les conclusions des expériences poétiques du premier semestre de 1854. Le titre primitif était Ascendam. Le changement implique que l'entreprise du poète est perçue comme la transgression d'un interdit, le mot « ibo » ne se comprenant que dans la relation qu'il entretient avec le mot de Dieu à l'océan dans le livre de Job : « et non ibis amplius » [et tu n'iras pas plus loin] (Jb, XXXVIII, 11). Quant au verbe « aller », en français, il connaît chez Hugo deux illustrations notables à trente ans de distance : dans Hemani (1830) où le bandit se définit comme « une force qui va », et dans l'épisode de L'Ange Liberté (1860) de La Fin de Satan, où le maudit donne son acquiescement à sa fille en lui disant : « Va ! ».

5 Amos : un des « petits prophètes », pour qui Hugo semble avoir une prédilection. Dans ce poème en tout cas se rencontrent différents souvenirs d'Amos (II, 4-5, pour les images du lion et de l'oiseau ; II, 6, pour la trompette) (S.).

6 L'aigle est l'animal emblématique du poète, comme le lion est celui de saint Marc.

7 Voler Dieu : le poète est un nouveau Prométhée ; mais en ces mois de 1854 il est surtout un nouveau Nemrod : il vient d'achever l'écriture de l'épisode du Glaive de La Fin de Satan, qui met en scène Nemrod entreprenant de faire l'ascension du ciel pour affronter Dieu.

8 Ces deux admirables dernières strophes, que seuls des esprits anti-poétiques comme Bellesort ont eu la sottise de juger « délirantes » (J.-R.), prennent tout leur sens dès lors qu'on les réinscrit dans leur contexte génétique, en l'occurrence le Satan de janvier 1854 (cf. M. Milner, Le Diable dans la littérature française, t. II, pp. 363-364). Dans son monologue Satan déplore qu'au chant d'amour qu'il pousse vers Dieu le ciel lui renvoie en écho des aboiements. Six mois plus tard, le poète, avatar dorénavant de Satan, fait taire par ses rugissements ces aboiements (sur le poète lion, cf. III, XIX et III, XXVIII).

9 Les apocalypses du livre sixième ont pour lieux privilégiés les dolmens (cf. VI, III ; VI, XVIII ; VI, XXV), comme on en trouve à Jersey. L'image du dolmen est aussi associée à celle d'une religion archaïque.

10 Ms : 17 avril 1854. J.-R. signalent avec raison que « le muet » est un neutre plutôt qu'un masculin. Il ne peut guère en être autrement, puisque, en ce qu'il ne parle pas, Dieu n'est pas une personne.

11 Ms : pas de date. Ce poème remonte très vraisemblablement à 1846, l'année où Hugo songe à des « Choses de la Bible » (cf. J.-R., Autour des « Contemplations », pp. 131-191 et notamment pour ce qui touche à l'Apocalypse, pp. 171-179). Jean —Jean l'Évangéliste, jamais Jean-Baptiste – est une des grandes figures de l'imaginaire hugolien et l'on pensera autant aux Misérables qu'aux belles pages qui lui sont consacrées dans William Shakespeare (Flammarion, éd. cit., pp. 74-76). On n'oubliera pas non plus le poème Le Cèdre de la première série de La Légende des Siècles.

Le premier vers de ce poème rime à sa façon avec le premier vers du poème précédent : au silence du « muet » correspond la parole du prophète. C'est aussi un écho du poème de saint Jean (Apocalypse, XXII, 8).

12 Cf. Apocalypse, XXII, 11.

13 Cf. Apocalypse, XXII, 20.

14 Ms : 11 Xbre [décembre] 1854. L'inspiration sociale du livre troisième, dont Melancholia porte témoignage, reparaît dans cette pièce, mais sous l'éclairage religieux et métaphysique qui baigne tout le dernier livre des Contemplations.

15 Amalgame de deux références évangéliques : Mt, XXV, 35-40 et Lc, XVI, 21.

16 25-30 avril 1854. Titres envisagés : Le nuage en passant se déchire ; Olympio songe ; macabre ; larmes de nuit.

17 Écrit pendant le décisif printemps de 1854, ce texte constitue avant La Bouche d'ombre un premier bilan des révélations spirites de l'hiver qui vient de s'achever.

18 Scrofuleux : les scrofules sont la manifestation inflammatoire qui « consiste en un gonflement des ganglions lymphatiques » (Littré).

19 Mancenillier : arbre qui passe pour avoir une ombre mortifère. Hugo en a fait un dessin saisissant dans un album commencé en 1843 (B.N., n.a.f. 13350, f. 7, reproduit dans le catalogue de l'exposition Soleil d'encre, Musée du Petit-Palais, 3 octobre 1985-5 janvier 1986, p. 155).

20 Dans les mois précédents Satan était ce prisonnier, enfermé dans le cachot de l'enfer. L'enfermement s'étend maintenant à l'humanité entière.

21 À partir de ce vers le discours du poète sur la mort va être partiellement doublé par le récit d'un enterrement : dans la section IV on assiste au convoi, dans la section VI « le corbillard franchit le seuil du cimetière », dans la section VIII on voit la fosse ouverte et dans la section XI le fossoyeur procède à l'inhumation.

22 Dans Obsession de Baudelaire, ces vers : Grands bois, vous m'effrayez comme des cathédrales ; Vous hurlez comme l'orgue ; [...]

23 Première apparition, sous une forme interrogative, de la théorie qui sera exposée dans six mois par la bouche d'ombre : le châtiment des méchants dans l'au-delà se caractérise par une descente dans l'échelle des êtres (A.).

24 Cambyse : roi de Perse, fils de Cyrus, tyran.

25 Laticlave : bande de pourpre que les sénateurs romains portaient sur leur robe ; ici, la robe elle-même.

26 Nemrod : cf. III, XIII, n. 2 ; Sforce : le premier des Sforza, pas le pire des tyrans, semble-t-il ; Macrin : empereur romain, successeur de Caracalla ; Achab : cf. III, XIII, n. 2 ; Phalaris : tyran de Syracuse, tristement célèbre par le taureau de bronze dans lequel il faisait brûler ses victimes.

27 Charles IX : roi de France, coupable de la Saint-Barthélemy ; Constantin : empereur romain, coupable de divers crimes ; Louis XI : cf. Notre-Dame de Paris ; Vitellius : empereur romain goinfre ; Busiris : roi d'Égypte ; Cyrus : roi de Perse ; Égysthe (Égisthe) : assassin d'Agamemnon.

28 Bélus : roi d'Assyrie ; Sylla : dictateur romain.

29 Ces misérables sont des « malheureux » : cf. V, XXI.

30 Exécrables : maudits (latinisme) (J.-R.).

31 Dans la grande séance des Tables du 24 avril 1854, la veille du début de l'écriture de ce poème, le Drame a expressément demandé à Hugo « des vers sur les souffrances des instruments de torture et des quatre clous de Jésus ».

32 Lieu commun chez Hugo, cf. La Pente de la rêverie (Les Feuilles d'automne, XXIX) ; La Vision de Dante (série complémentaire de La Légende des Siècles; le chant de la Sibylle (La Fin de Satan; le chant du Hibou (L'Océan d'en haut dans Dieu; La Trompette du Jugement (première série de La Légende des Siècles) (E. Blewer).

33 Hommes de peu de pleurs : à rapprocher de l'expression évangélique « hommes de peu de foi ».

34 Cf. Apocalypse, XVIII, 8-9.

35 Cf. Apocalypse, XVIII, 18.

36 Cf. Apocalypse, XVIII, 2.

37 Cf. Apocalypse, XVIII, 23.

38 À rapprocher du poème de janvier 1853, La Conscience.

39 Cf. VI, I.

40 Dans son premier état Pleurs dans la nuit s'achevait sur cette strophe, suivie dans le ms. de la date du 28 avril 1854.

41 Deutz avait, pour 100 000 francs, livré à la police la duchesse de Berry, qui tentait de soulever la Vendée en 1832 (A.). Cf. le poème À l'homme qui a livré une femme (Les Chants du Crépuscule, X) (A.) ; Schinderhannes (= Jean l'Écorcheur) : bandit allemand, exécuté à Mayence en 1803.

42 Zénon : Zénon d'Élée, plutôt que Zénon de Clitium ; Pyrrhon : philosophe grec, fondateur du scepticisme ; Spinoza : cf. III, XXX, n. 3.

43 Cf. VI, III.

44 Dans le mythe grec d'Œdipe, le mot de l'énigme, c'est l'homme. Ici c'est Dieu (C).

45 Cf. III, XXX, n. 11.

46 L'araignée (arachnè) est l'animal emblématique de la fatalité (anankè) chez Hugo. Cf., par exemple, dans la première série de La Légende des Siècles le poème Puissance égale bonté.

47 Dans la séance des Tables du 24 avril 1854 le Drame déclarait : « Pardon est le seul mot de la langue humaine qui soit épelé par les bêtes. » Sur le lion, cf. aussi VI, II, n. 5.

48 Ms : 4 7bre [septembre] 1846. À rapprocher de VI, IV.

49 L'aigle est l'animal de saint Jean.

50 Ms : 27 Xbre [décembre] 1854. Dernier poème dans le recueil à être consacré à Claire Pradier, morte le 21 juin 1846 (cf. III, IX ; IV, XI et V, XIV). Entre le titre de V, XIV (Claire P.) et celui-là il y a une minime différence, mais qui porte le sens : « Claire » est maintenant autant un prénom qu'un adjectif, qui joue avec le titre de VI, X (Éclaircie) et, par contraste, avec le titre et le contenu de VI, IX (À la fenêtre pendant la nuit).

51 Épithalame : chant des noces, et, par extension, mariage. Il s'agit du mariage de Claire et de la mort.

52 Cf. V, X (st. 7). À rapprocher surtout, par anticipation, de Booz endormi (première série de La Légende des Siècles, VI).

53 Sur le sens spécial de « revenir », cf. III, XXIII. À rapprocher du vers 3.

54 À noter que Hugo conjugue dans ces vers le verbe « aller » à la première personne du pluriel de l'indicatif futur, alors qu'en VI, II ce même verbe était conjugué, en latin, à la première personne du singulier : « ibo ». Claire sert non seulement d'intercesseur au poète entre la terre et le ciel, mais aussi de guide dans la quête entreprise par le Moi vers l'inconnu.

55 Ms : 29 avril 1854. Par sa date de composition, sa forme strophique et son inspiration ce poème appartiennent à l'inspiration de Pleurs dans la nuit.

56 Cette image de la voûte étoilée, tiare de Dieu apparaît dès Cromwell (III, XVII, v. 3669) (A.).

57 Vagabondes : c'est le sens propre du mot « planètes » en grec.

58 Cf. VI, VI, v : Quelle nuit ! le semeur nié par la semence !

59 Reprise, sous la forme d'une traduction littérale, du motif jobien du « et non ibis amplius » (Jb, XXXVIII, 11). Cf. VI, II, n. 1.

60 Cf. VI, VI, XVI (l'arbre Éternité).

61 Sur Dieu comme œil, cf. le poème de janvier 1853, La Conscience (première série de La Légende des Siècles, I, II).

62 Sur les astres damnés, cf. Inferi (série complémentaire de La Légende des Siècles, VI).

63 Le poème Dieu dans un de ses états devait s'intituler L'Océan d'en haut.

64 Ms : 4 juillet 1855. Cf. VI, VIII, n. 1.

65 Se reporter à VI, IX, n. 9.

66 Se reporter à VI, IX, n. 7 et à III, XXX, n. 11. Dans ce livre des apocalypses Dieu cesse d'être l'œil crevé qu'il était auparavant dans Magnitude parvi, pour devenir principe actif de la vision et de la contemplation.

67 Ms : 20 août 1855.

68 Ms : 4 octobre 1855. Dieu ayant désormais un regard apaisé et serein sur les êtres et les choses (cf. VI, X), ce sont les anges, autrement dit ceux qui sont déjà morts, qui sont chargés d'inspirer au Moi le sentiment de sa propre culpabilité, comme à la fin de La Conscience.

69 Ms : 9 août 1855. Le titre latin invite à rapprocher ce poème de Mors (IV, XVI). Pour des éléments intéressants de commentaire, voir M. Riffaterre, « La poétisation du mot chez Victor Hugo », C.A.I.E.F., 1967, n° 19, pp. 180-181.

70 Cf. M. Riffaterre, art. cit., pp. 193-194 et la discussion p. 291. .

71 Ms : pas de date. Poème à rapprocher des deux grandes pièces Horror et Dolor.

72 Plombs : feuilles de plomb qui recouvrent les toitures.