Tu me parles du fond d'un rêve1
Comme une âme parle aux vivants.
Comme l'écume de la grève,
Ta robe flotte dans les vents.
Je suis l'algue des flots sans nombre,
Le captif du destin vainqueur ;
Je suis celui que toute l'ombre
Couvre sans éteindre son cœur.
Mon esprit ressemble à cette île,
Et mon sort à cet océan ;
Et je suis l'habitant tranquille
De la foudre et de l'ouragan.
Je suis le proscrit qui se voile,
Qui songe, et chante, loin du bruit,
Avec la chouette et l'étoile,
La sombre chanson de la nuit.
Toi, n'es-tu pas, comme moi-même,
Flambeau dans ce monde âpre et vil,
Et femme, c'est-à-dire exil ?
Sors du nuage, ombre charmante.
O fantôme, laisse-toi voir !
Sois un phare dans ma tourmente,
Sois un regard dans mon ciel noir !
Cherche-moi parmi les mouettes !
Dresse un rayon sur mon récif,
Et, dans mes profondeurs muettes,
La blancheur de l'ange pensif !
Sois l'aile qui passe et se mêle
Aux grandes vagues en courroux.
Oh, viens ! tu dois être bien belle,
Car ton chant lointain est bien doux ;
Car la nuit engendre l'aurore ;
C'est peut-être une loi des cieux
Que mon noir destin fasse éclore
Ton sourire mystérieux !
Dans ce ténébreux monde où j'erre,
Nous devons nous apercevoir,
Toi, toute faite de lumière,
Moi, tout composé de devoir !
Tu me dis de loin que tu m'aimes,
Et que, la nuit, à l'horizon,
Tu viens voir sur les grèves blêmes
Le spectre blanc de ma maison2.
Là, méditant sous le grand dôme,
Près du flot sans trêve agité,
Surprise de trouver l'atome
Ressemblant à l'immensité,
Parfois, comme au fond d'une tombe,
Je te sens sur mon front fatal,
Bouche de l'Inconnu d'où tombe
Le pur baiser de l'Idéal.
A ton souffle, vers Dieu poussées,
Je sens en moi, douce frayeur,
Frissonner toutes mes pensées,
Feuilles de l'arbre intérieur.
Mais tu ne veux pas qu'on te voie ;
Tu viens et tu fuis tour à tour ;
Tu ne veux pas te nommer joie,
Ayant dit : Je m'appelle amour.
Oh ! fais un pas de plus ! viens, entre,
Si nul devoir ne le défend ;
Viens voir mon âme dans son antre,
L'esprit lion, le cœur enfant ;
Viens voir le désert où j'habite
Seul sous mon plafond effrayant ;
Sois l'ange chez le cénobite,
Sois la clarté chez le voyant.
Change en perles dans mes décombres
Toutes mes gouttes de sueur !
Viens poser sur mes œuvres sombres
Ton doigt d'où sort une lueur !
Du bord des sinistres ravines
Du rêve et de la vision,
J'entrevois les choses divines... –
Complète l'apparition !
Viens voir le songeur qui s'enflamme
A mesure qu'il se détruit,
Et, de jour en jour, dans son âme
A plus de mort et moins de nuit !
Viens ! viens dans ma brume hagarde,
Où naît la foi, d'où l'esprit sort,
Où confusément je regarde
Les formes obscures du sort.
Tout s'éclaire aux lueurs funèbres ;
Dieu, pour le penseur attristé,
Ouvre toujours dans les ténèbres
De brusques gouffres de clarté.
Avant d'être sur cette terre,
Je sens que jadis j'ai plané ;
J'étais l'archange solitaire4,
Et mon malheur, c'est d'être né.
Sur mon âme, qui fut colombe,
Viens, toi qui des cieux as le sceau.
Quelquefois une plume tombe
Sur le cadavre d'un oiseau5.
Oui, mon malheur irréparable,
C'est de pendre aux deux éléments,
C'est d'avoir en moi, misérable,
De la fange et des firmaments !
Hélas ! hélas ! c'est d'être un homme ;
C'est de songer que j'étais beau,
D'ignorer comment je me nomme,
D'être un ciel et d'être un tombeau !
C'est d'être un forçat qui promène6
Son vil labeur sous le ciel bleu ;
C'est de porter la hotte humaine
Où j'avais vos ailes, mon Dieu !
C'est de traîner de la matière ;
C'est d'être plein, moi, fils du jour,
Même quand je m'écrie : Amour7 !
Marine-Terrace, janvier 1854.
XVI
HORROR
I
Esprit mystérieux qui, le doigt sur ta bouche8,
Passes... ne t'en va pas ! parle à l'homme farouche
Ivre d'ombre et d'immensité,
Parle-moi, toi, front blanc qui dans ma nuit te penches ;
Réponds-moi, toi qui luis et marches sous les branches,
Comme un souffle de la clarté !
Est-ce toi que chez moi minuit parfois apporte ?
Est-ce toi qui heurtais l'autre nuit à ma porte,
Pendant que je ne dormais pas ?
C'est donc vers moi que vient lentement ta lumière ?
La pierre de mon seuil peut-être est la première
Des sombres marches du trépas.
Peut-être qu'à ma porte ouvrant sur l'ombre immense9,
L'invisible escalier des ténèbres commence ;
Peut-être, ô pâles échappés,
Quand vous montez du fond de l'horreur sépulcrale,
O morts, quand vous sortez de la froide spirale !
Est-ce chez moi que vous frappez !
Car la maison d'exil, mêlée aux catacombes,
Est adossée au mur de la ville des tombes.
Le proscrit est celui qui sort10 ;
Il flotte submergé comme la nef qui sombre.
Le jour le voit à peine et dit : Quelle est cette ombre ?
Et la nuit dit : Quel est ce mort ?
Sois la bienvenue, ombre ! ô ma sœur ! ô figure
Qui me fais signe alors que sur l'énigme obscure
Je me penche, sinistre et seul ;
Et qui viens, m'effrayant de ta lueur sublime,
Essuyer sur mon front la sueur de l'abîme
Avec un pan de ton linceul !
II
Oh ! que le gouffre est noir et que l'œil est débile !
Nous avons devant nous le silence immobile.
Qui sommes-nous ? où sommes-nous ?
Faut-il jouir ? faut-il pleurer ? Ceux qu'on rencontre
Passent. Quelle est la loi ? La prière nous montre
L'écorchure de ses genoux.
D'où viens-tu ? – Je ne sais. – Où vas-tu ? – Je l'ignore.
L'homme ainsi parle à l'homme et l'onde au flot sonore.
Tout va, tout vient, tout ment, tout fuit.
Parfois nous devenons pâles, hommes et femmes,
Comme si nous sentions se fermer sur nos âmes
La main de la géante nuit.
Nous voyons fuir la flèche et l'ombre est sur la cible.
L'homme est lancé. Par qui ? vers qui ? Dans l'invisible.
L'arc ténébreux siffle dans l'air.
En voyant ceux qu'on aime en nos bras se dissoudre,
Nous demandons si c'est pour la mort, coup de foudre,
Qu'est faite, hélas, la vie éclair !
Nous demandons, vivants douteux qu'un linceul couvre,
Si le profond tombeau qui devant nous s'entr'ouvre,
Abîme, espoir, asile, écueil,
N'est pas le firmament plein d'étoiles sans nombre,
Et si tous les clous d'or qu'on voit au ciel dans l'ombre
Ne sont pas les clous du cercueil ?
Nous sommes là ; nos dents tressaillent, nos vertèbres
Frémissent ; on dirait parfois que les ténèbres,
O terreur ! sont pleines de pas.
Qu'est-ce que l'ouragan, nuit ? – C'est quelqu'un qui passe.
Nous entendons souffler les chevaux de l'espace
Traînant le char qu'on ne voit pas.
L'ombre semble absorbée en une idée unique.
L'eau sanglote ; à l'esprit la forêt communique
Un tremblement contagieux ;
Et tout semble éclairé, dans la brume où tout penche,
Du reflet que ferait la grande pierre blanche
D'un sépulcre prodigieux.
III
La chose est pour la chose ici-bas un problème.
L'être pour l'être est sphinx. L'aube au jour paraît blême ;
L'éclair est noir pour le rayon.
Dans la création vague et crépusculaire,
Les objets effarés qu'un jour sinistre éclaire,
Sont l'un pour l'autre vision.
La cendre ne sait pas ce que pense le marbre ;
L'écueil écoute en vain le flot ; la branche d'arbre
Ne sait pas ce que dit le vent.
Qui punit-on ici ? Passez sans vous connaître !
Est-ce toi le coupable, enfant qui viens de naître ?
O mort, est-ce toi le vivant ?
Nous avons dans l'esprit des sommets, nos idées,
Nos rêves, nos vertus, d'escarpements bordées,
Et nos espoirs construits si tôt ;
Nous tâchons d'appliquer à ces cimes étranges
L'âpre échelle de feu par où montent les anges ;
Job est en bas, Christ est en haut11.
Nous aimons. A quoi bon ? Nous souffrons. Pour quoi faire ?
Je préfère mourir et m'en aller. Préfère.
Allez, choisissez vos chemins.
L'être effrayant se tait au fond du ciel nocturne,
Et regarde tomber de la bouche de l'urne
Le flot livide des humains.
Nous pensons. Après ? Rampe, esprit ! garde tes chaînes.
Quand vous vous promenez le soir parmi les chênes
Et les rochers aux vagues yeux,
Ne sentez-vous pas l'ombre où vos regards se plongent
Reculer ? Savez-vous seulement à quoi songent
Tous ces muets mystérieux ?
Nous jugeons. Nous dressons l'échafaud. L'homme tue
Et meurt. Le genre humain, foule d'erreur vêtue,
Condamne, extermine, détruit,
Puis s'en va. Le poteau du gibet, ô démence !
O deuil ! est le bâton de cet aveugle immense
Marchant dans cette immense nuit12.
Crime ! enfer ! quel zénith effrayant que le nôtre,
Où les douze Césars toujours l'un après l'autre
Reviennent, noirs soleils errants !
L'homme, au-dessus de lui, du fond des maux sans borne,
Voit éternellement tourner dans son ciel morne
Ce zodiaque de tyrans.
IV
Depuis quatre mille ans que, courbé sous la haine13,
Perçant sa tombe avec les débris de sa chaîne,
Fouillant le bas, creusant le haut,
Il cherche à s'évader à travers la nature,
L'esprit forçat n'a pas encor fait d'ouverture
A la voûte du ciel cachot.
Oui, le penseur en vain, dans ses essors funèbres,
Heurte son âme d'ombre au plafond de ténèbres ;
Il tombe, il meurt ; son temps est court ;
Et nous n'entendons rien, dans la nuit qu'il nous lègue,
Que ce que dit tout bas la création bègue
A l'oreille du tombeau sourd.
Nous sommes les passants, les foules et les races.
Nous sentons, frissonnants, des souffles sur nos faces.
Nous sommes le gouffre agité ;
Nous sommes ce que l'air chasse au vent de son aile ;
Nous sommes les flocons de la neige éternelle
Dans l'éternelle obscurité.
Pour qui luis-tu, Vénus ? Où roules-tu, Saturne ?
Ils vont : rien ne répond dans l'éther taciturne.
L'homme grelotte, seul et nu.
L'étendue aux flots noirs déborde, d'horreur pleine ;
L'énigme a peur du mot ; l'infini semble à peine
Pouvoir contenir l'inconnu14.
Toujours la nuit ! jamais l'azur ! jamais l'aurore !
Nous marchons. Nous n'avons point fait un pas encore !
Nous rêvons ce qu'Adam rêva ;
La création flotte et fuit, des vents battue ;
Nous distinguons dans l'ombre une immense statue,
Et nous lui disons : Jéhovah !
Marine-Terrace, nuit du 30 mars 1854.
XVII
DOLOR
Création ! figure en deuil ! Isis austère15 !
Peut-être l'homme est-il son trouble et son mystère ?
Peut-être qu'elle nous craint tous,
Et qu'à l'heure où, ployés sous notre loi mortelle,
Hagards et stupéfaits, nous tremblons devant elle,
Elle frissonne devant nous !
Ne riez point. Souffrez gravement. Soyons dignes,
Corbeaux, hiboux, vautours, de redevenir cygnes !
Courbons-nous sous l'obscure loi.
Ne jetons pas le doute aux flots comme une sonde.
Marchons sans savoir où, parlons sans qu'on réponde,
Et pleurons sans savoir pourquoi.
Homme, n'exige pas qu'on rompe le silence ;
Dis-toi : Je suis puni. Baisse la tête et pense.
C'est assez de ce que tu vois.
Une parole peut sortir du puits farouche ;
Ne la demande pas. Si l'abîme est la bouche,
Ô Dieu, qu'est-ce donc que la voix16 ?
Ne nous irritons pas. Il n'est pas bon de faire,
Vers la clarté qui luit au centre de la sphère,
A travers les cieux transparents,
Voler l'affront, les cris, le rire et la satire,
Et que le chandelier à sept branches attire
Tous ces noirs phalènes errants.
Nais, grandis, rêve, souffre, aime, vis, vieillis, tombe.
L'explication sainte et calme est dans la tombe.
O vivants ! ne blasphémons point.
Qu'importe à l'Incréé, qui, soulevant ses voiles,
Nous offre le grand ciel, les mondes, les étoiles,
Qu'une ombre lui montre le poing ?
Nous figurons-nous donc qu'à l'heure où tout le prie,
Pendant qu'il crée et vit, pendant qu'il approprie
A chaque astre une humanité,
Nous pouvons de nos cris troubler sa plénitude,
Cracher notre néant jusqu'en sa solitude,
Et lui gâter l'éternité ?
Être ! quand dans l'éther tu dessinas les formes,
Partout où tu traças les orbites énormes
Des univers qui n'étaient pas,
Des soleils ont jailli, fleurs de flamme, et sans nombre,
Des trous qu'au firmament, en s'y posant dans l'ombre,
Fit la pointe de ton compas !
Qui sommes-nous ? La nuit, la mort, l'oubli, personne.
Il est. Cette splendeur suffit pour qu'on frissonne.
C'est lui l'amour, c'est lui le feu.
Quand les fleurs en avril éclatent pêle-mêle,
C'est lui. C'est lui qui gonfle, ainsi qu'une mamelle,
La rondeur de l'océan bleu.
Le penseur cherche l'homme et trouve de la cendre.
Il trouve l'orgueil froid, le mal, l'amour à vendre,
L'erreur, le sac d'or effronté,
La haine et son couteau, l'envie et son suaire,
En mettant au hasard la main dans l'ossuaire
Que nous nommons humanité.
Parce que nous souffrons, noirs et sans rien connaître,
Stupide, l'homme dit : – Je ne veux pas de l'Être !
Je souffre ; donc l'Être n'est pas ! –
Tu n'admires que toi, vil passant, dans ce monde !
Tu prends pour de l'argent, ô ver, ta bave immonde
Marquant la place où tu rampas !
Notre nuit veut rayer ce jour qui nous éclaire ;
Nous crispons sur ce nom nos doigts pleins de colère ;
Rage d'enfant qui coûte cher !
Et nous nous figurons, race imbécile et dure,
Que nous avons un peu de Dieu dans notre ordure
Entre notre ongle et notre chair !
Nier l'Être ! à quoi bon ? L'ironie âpre et noire
Peut-elle se pencher sur le gouffre et le boire,
Comme elle boit son propre fiel ?
Quand notre orgueil le tait, notre douleur le nomme.
Le sarcasme peut-il, en crevant l'œil à l'homme,
Crever les étoiles au ciel17 ?
Ah ! quand nous le frappons, c'est pour nous qu'est la plaie.
Pensons, croyons. Voit-on l'océan qui bégaie,
Mordre avec rage son bâillon ?
Adorons-le dans l'astre, et la fleur, et la femme.
O vivants, la pensée est la pourpre de l'âme ;
Le blasphème en est le haillon.
Ne raillons pas. Nos cœurs sont les pavés du temple.
Il nous regarde, lui que l'infini contemple.
Insensé qui nie et qui mord !
Dans un rire imprudent, ne faisons pas, fils d'Ève,
Apparaître nos dents devant son œil qui rêve,
Comme elles seront dans la mort.
La femme nue, ayant les hanches découvertes,
Chair qui tente l'esprit, rit sous les feuilles vertes ;
N'allons pas rire à son côté.
Ne chantons pas : – Jouir est tout. Le ciel est vide. –
La nuit a peur, vous dis-je ! elle devient livide
En contemplant l'immensité.
O douleur ! clef des cieux ! l'ironie est fumée.
L'expiation rouvre une porte fermée ;
Les souffrances sont des faveurs.
Regardons, au-dessus des multitudes folles,
Monter vers les gibets et vers les auréoles
Les grands sacrifiés rêveurs.
Monter, c'est s'immoler. Toute cime est sévère.
L'Olympe lentement se transforme en Calvaire ;
Partout le martyre est écrit ;
Une immense croix gît dans notre nuit profonde ;
Et nous voyons saigner aux quatre coins du monde
Les quatre clous de Jésus-Christ.
Ah ! vivants, vous doutez ! ah ! vous riez, squelettes !
Lorsque l'aube apparaît, ceinte de bandelettes
D'or, d'émeraude et de carmin,
Vous huez, vous prenez, larves que le jour dore,
Pour la jeter au front céleste de l'aurore,
De la cendre dans votre main.
Vous criez : – Tout est mal. L'aigle vaut le reptile.
Tout ce que nous voyons n'est qu'une ombre inutile.
La vie au néant nous vomit.
Rien avant, rien après. Le sage doute et raille. –
Et, pendant ce temps-là, le brin d'herbe tressaille,
L'aube pleure, et le vent gémit.
Chaque fois qu'ici-bas l'homme, en proie aux désastres,
Rit, blasphème, et secoue, en regardant les astres,
Le sarcasme, ce vil lambeau,
Les morts se dressent froids au fond du caveau sombre,
Et de leur doigt de spectre écrivent – DIEU – dans l'ombre18
Sous la pierre de leur tombeau.
Marine-Terrace, 31 mars 1854.
XVIII
Hélas ! tout est sépulcre. On en sort, on y tombe19 :
La nuit est la muraille immense de la tombe.
Les astres, dont luit la clarté,
Orion, Sirius, Mars, Jupiter, Mercure,
Sont les cailloux qu'on voit dans la tranchée obscure,
O sombre fosse Éternité !
Une nuit, un esprit me parla dans un rêve,
Et me dit : – Je suis aigle en un ciel où se lève
Un soleil qui t'est inconnu.
J'ai voulu soulever un coin du vaste voile ;
J'ai voulu voir de près ton ciel et ton étoile ;
Et c'est pourquoi je suis venu ;
Et, quand j'ai traversé les cieux grands et terribles,
Quand j'ai vu le monceau des ténèbres horribles
Et l'abîme énorme où l'œil fuit,
Je me suis demandé si cette ombre où l'on souffre
Pourrait jamais combler ce puits, et si ce gouffre
Pourrait contenir cette nuit !
Et, moi, l'aigle lointain, épouvanté, j'arrive ;
Et je crie, et je viens m'abattre sur ta rive,
Près de toi, songeur sans flambeau.
Connais-tu ces frissons, cette horreur, ce vertige,
Toi, l'autre aigle de l'autre azur ? – Je suis, lui dis-je,
L'autre ver de l'autre tombeau.
Au dolmen de la Corbière, juin 1855.
XIX
VOYAGE DE NUIT
On conteste, on dispute, on proclame, on ignore20.
Chaque religion est une tour sonore21 ;
Ce qu'un prêtre édifie, un prêtre le détruit ;
Chaque temple, tirant sa corde dans la nuit,
Fait, dans l'obscurité sinistre et solennelle,
Rendre un son différent à la cloche éternelle.
Nul ne connaît le fond, nul ne voit le sommet.
Tout l'équipage humain semble en démence ; on met
Un aveugle en vigie, un manchot à la barre,
A peine a-t-on passé du sauvage au barbare,
A peine a-t-on franchi le plus noir de l'horreur,
A peine a-t-on, parmi le vertige et l'erreur,
Dans ce brouillard où l'homme attend, songe et soupire,
Sans sortir du mauvais, fait un pas hors du pire,
Que le vieux temps revient et nous mord les talons,
Et nous crie : Arrêtez ! Socrate dit : Allons !
Jésus-Christ dit : Plus loin ! et le sage et l'apôtre
S'en vont se demander dans le ciel l'un à l'autre
Quel goût a la ciguë et quel goût a le fiel.
Par moments, voyant l'homme ingrat, fourbe et cruel,
Satan lui prend la main sous le linceul de l'ombre.
Nous appelons science un tâtonnement sombre.
L'abîme, autour de nous, lugubre tremblement,
S'ouvre et se ferme ; et l'œil s'effraie également
De ce qui s'engloutit et de ce qui surnage.
Sans cesse le progrès, roue au double engrenage,
Fait marcher quelque chose en écrasant quelqu'un.
Le mal peut être joie, et le poison parfum.
Le crime avec la loi, morne et mélancolique,
Lutte ; le poignard parle, et l'échafaud réplique.
Nous entendons, sans voir la source ni la fin,
Derrière notre nuit, derrière notre faim,
Rire l'ombre Ignorance et la larve Misère.
Le lys a-t-il raison ? et l'astre est-il sincère ?
Je dis oui, tu dis non. Ténèbres et rayons
Affirment à la fois. Doute, Adam ! Nous voyons
De la nuit dans l'enfant, de la nuit dans la femme ;
Et sur notre avenir nous querellons notre âme ;
Et, brûlé, puis glacé, chaos, semoun, frimas,
L'homme de l'infini traverse les climats.
Tout est brume ; le vent souffle avec des huées,
Et de nos passions arrache des nuées ;
Rousseau dit : L'homme monte ; et de Maistre : Il descend !
Mais, ô Dieu ! le navire énorme et frémissant,
Le monstrueux vaisseau sans agrès et sans voiles,
Qui flotte, globe noir, dans la mer des étoiles,
Et qui porte nos maux, fourmillement humain,
Va, marche, vogue et roule, et connaît son chemin ;
Le ciel sombre, où parfois la blancheur semble éclore,
A l'effrayant roulis mêle un frisson d'aurore,
De moment en moment le sort est moins obscur ;
Et l'on sent bien qu'on est emporté vers l'azur22.
Marine-Terrace, octobre 1855.
L'ombre venait ; le soir tombait, calme et terrible23.
Hermann me dit : – Quelle est ta foi, quelle est ta bible ?
Parle. Es-tu ton propre géant ?
Si tes vers ne sont pas de vains flocons d'écume,
Si ta strophe n'est pas un tison noir qui fume
Sur le tas de cendre Néant,
Si tu n'es pas une âme en l'abîme engloutie,
Quel est donc ton ciboire et ton eucharistie ?
Quelle est donc la source où tu bois ? –
Je me taisais ; il dit : – Songeur qui civilises,
Pourquoi ne vas-tu pas prier dans les églises ? –
Nous marchions tous deux dans les bois.
Et je lui dis : – Je prie. – Hermann dit : – Dans quel temple ?
Quel est le célébrant que ton âme contemple,
Et l'autel qu'elle réfléchit ?
Devant quel confesseur la fais-tu comparaître ?
– L'église, c'est l'azur, lui dis-je ; et quant au prêtre... –
En ce moment le ciel blanchit.
La lune à l'horizon montait, hostie énorme ;
Tout avait le frisson, le pin, le cèdre et l'orme,
Le loup, et l'aigle, et l'alcyon ;
Lui montrant l'astre d'or sur la terre obscurcie,
Je lui dis : – Courbe-toi Dieu lui-même officie,
Et voici l'élévation24.
Marine-Terrace, octobre 1855.
XXI
SPES
De partout, de l'abîme où n'est pas Jéhovah25,
Jusqu'au zénith, plafond où l'espérance va
Se casser l'aile et d'où redescend la prière,
En bas, en haut, au fond, en avant, en arrière,
L'énorme obscurité qu'agitent tous les vents,
Enveloppe, linceul, les morts et les vivants,
Et sur le monstrueux, sur l'impur, sur l'horrible,
Laisse tomber les pans de son rideau terrible ;
Si l'on parle à la brume effrayante qui fuit,
L'immensité dit : Mort ! L'éternité dit : Nuit !
L'âme, sans lire un mot, feuillette un noir registre ;
L'univers tout entier est un géant sinistre ;
L'aveugle est d'autant plus affreux qu'il est plus grand ;
Tout semble le chevet d'un immense mourant ;
Tout est l'ombre ; pareille au reflet d'une lampe,
Au fond, une lueur imperceptible rampe ;
C'est à peine un coin blanc, pas même une rougeur.
Un seul homme debout, qu'ils nomment le songeur,
Regarde la clarté du haut de la colline ;
Et tout, hormis le coq à la voix sibylline,
Raille et nie ; et, passants confus, marcheurs nombreux ;
Toute la foule éclate en rires ténébreux
Quand ce vivant, qui n'a d'autre signe lui-même
Parmi tous ces fronts noirs que d'être le front blême,
Dit en montrant ce point vague et lointain qui luit :
Cette blancheur est plus que toute cette nuit !
Janvier 1856.
XXII
CE QUE C'EST QUE LA MORT
Ne dites pas : mourir ; dites : naître. Croyez26.
On voit ce que je vois et ce que vous voyez ;
On est l'homme mauvais que je suis, que vous êtes ;
On se rue aux plaisirs, aux tourbillons, aux fêtes ;
On tâche d'oublier le bas, la fin, l'écueil,
La sombre égalité du mal et du cercueil ;
Quoique le plus petit vaille le plus prospère ;
Car tous les hommes sont les fils du même père ;
Ils sont la même larme et sortent du même œil.
On vit, usant ses jours à se remplir d'orgueil ;
On marche, on court, on rêve, on souffre, on penche, on tombe,
On monte. Quelle est donc cette aube ? C'est la tombe.
Où suis-je ? Dans la mort. Viens ! Un vent inconnu
Vous jette au seuil des cieux. On tremble ; on se voit nu,
Impur, hideux, noué des mille nœuds funèbres
De ses torts, de ses maux honteux, de ses ténèbres ;
Et soudain on entend quelqu'un dans l'infini
Qui chante, et par quelqu'un on sent qu'on est béni,
Sans voir la main d'où tombe à notre âme méchante
L'amour, et sans savoir quelle est la voix qui chante.
On arrive homme, deuil, glaçon, neige ; on se sent
Fondre et vivre ; et, d'extase et d'azur s'emplissant,
Tout notre être frémit de la défaite étrange
Du monstre qui devient dans la lumière un ange.
Au dolmen de la tour Blanche, jour des Morts,
novembre 1854.
1 Ms : 11 janvier 1855. Titre primitif : À la voilée. Cette voilée est la Dame blanche, le fantôme d'une infanticide de Jersey. Pour une analyse génétique de ce poème, cf. l'étude d'Y. Gohin, « La Plume de l'Ange », Littérature, n° 52, 1983.
2 La Dame blanche était condamnée pour son crime à errer aux alentours de Marine-Terrace.
3 À rapprocher de Magnitude parvi (III, XXX).
4 Cet archange est évidemment Satan, à qui Hugo a consacré une bonne partie de l'hiver de 1853 et du printemps de 1854. Cf. La Fin de Satan, éd. d'E. Blewer et de J. Gaudon, Gallimard, « Poésie » [1984], p. 188.
5 Sur ce mythe hugolien de la plume, voir Les Mages (Cont., VI, XXIII, v), Océan (série complémentaire de La Légende des Siècles, XXII, II), La Plume de Satan (La Fin de Satan, éd. d'E. Blewer et J. Gaudon, pp. 88-91).
6 Dans La Fin de Satan Satan est un forçat condamné pour l'éternité à être emprisonné dans l'enfer.
7 Cf. La Fin de Satan, éd. d'E. Blewer et J. Gaudon, p. 187, p. 190, pp. 211-212.
8 Ms : fini dans la nuit du 31 mars 1854. Ce poème forme un diptyque avec le suivant. Ils ont été lus par Hugo devant ses familiers le 2 avril 1854, dans l'ordre suivant : en premier, Dolor, poème du doute ; en second, Horror, poème de la foi. Ce qui suscita des réserves de la part de l'agnostique Vacquerie (cf. Journal d'Adèle Hugo, éd. de F.V. Guille, III, Minard, « Bibliothèque introuvable », 1984, pp. 160-161). En fait, les deux poèmes ont été composés par Hugo dans l'ordre inverse de leur lecture. Mais ce serait une erreur de les opposer l'un à l'autre, car de multiples échanges se sont produits entre eux : par exemple, les six vers de l'avant-dernière strophe d'Horror ont été écrits immédiatement après les six premiers de Dolor. Sur ces deux poèmes, voir J. Gaudon, Le Temps de la contemplation, pp. 209-210 et « De la poésie au poème : remarques sur les manuscrits de Victor Hugo », Genesis, n° 2, 1994.
Le premier vers d'Horror est une reprise d'un vers de Pleurs dans la nuit (VI, VI, XIII) :
Un spectre au seuil de tout tient le doigt sur sa bouche.
9 Marine-Terrace était toute proche du cimetière.
10 Cf. Écrit en 1855 (V, III, vv. 3-4).
11 Variation sur le motif de l'échelle de Jacob (C).
12 Ce bâton-gibet sur lequel s'appuie l'humanité pour marcher est aussi celui qui guide les pas d'Œdipe (cf. Dolor, VI, XVII, n. 3).
13 Dans l'histoire de la création poétique de Hugo ces quatre mille ans constituent la durée de la chute de Satan au début de la section Et nox facta est de La Fin de Satan (cf. La Fin de Satan, éd. d'E. Blewer et J. Gaudon, p. 37) :
Depuis quatre mille ans il tombait dans l'abîme.
14 Cf. la section XIV de Pleurs dans la nuit (VI, VI) et la note 29 à ce poème.
15 Ms : 30 octobre 1854. Au poème de la foi (Horror) correspond le poème du doute (Dolor). Sur Isis, cf. A. Spiquel, La Déesse voilée, Thèse, Paris-VII, 1989, qui explore les figures du mythe, en particulier en 1854.
16 Cette question que se pose Hugo a un référent extrêmement précis : les révélations des Tables, qui ont commencé à parler en septembre 1853. Par-delà, une telle question concerne en profondeur le rapport du poète à sa propre parole.
17 Sur le motif essentiel de l'œil crevé à cette période, cf. III, XXX, n. 11.
18 Sur Dieu comme chiffre, cf. III, VIII, p. 135.
19 Ms : 9 juin 1854.
20 Ms : 30 octobre 1854.
21 Image de la tour de Babel, désignée dans L'Âne comme « tour des langues » (v. 642).
22 Ce vers ne doit pas se lire comme un ternaire ; la césure est bien à l'hémistiche.
23 Ms : 10 octobre 1854. Ce poème remet en scène les personnages d'Hermann et du poète déjà rencontrés dans A quoi songeaient les deux cavaliers dans la forêt ? (IV, XII).
24 Sur les réactions ridicules suscitées par ce magnifique finale, cf. le sottisier réuni par J.-R., dans Autour des « Contemplations », pp. 193-194.
25 Ms : 17 janvier 1855. La date fictive est la même que celle des Mages et invite donc à lire Spes comme une préparation au grand texte sur le ministère des génies humains.
26 Ms : 8 Xbre [décembre] 1854.