XV

A CELLE QUI EST VOILÉE

Tu me parles du fond d'un rêve1 

Comme une âme parle aux vivants.

Comme l'écume de la grève,

Ta robe flotte dans les vents.

 

Je suis l'algue des flots sans nombre,

Le captif du destin vainqueur ;

Je suis celui que toute l'ombre

Couvre sans éteindre son cœur.

 

Mon esprit ressemble à cette île,

Et mon sort à cet océan ;

Et je suis l'habitant tranquille

De la foudre et de l'ouragan.

 

Je suis le proscrit qui se voile,

Qui songe, et chante, loin du bruit,

Avec la chouette et l'étoile,

La sombre chanson de la nuit.

 

Toi, n'es-tu pas, comme moi-même,

Flambeau dans ce monde âpre et vil,

Ame, c'est-à-dire problème,

Et femme, c'est-à-dire exil ?

 

Là, méditant sous le grand dôme,

Près du flot sans trêve agité,

Surprise de trouver l'atome

Ressemblant à l'immensité,

 

Tu compares, sans me connaître,

L'onde à l'homme, l'ombre au banni,

Ma lampe étoilant ma fenêtre

A l'astre étoilant l'infini3 !

 

Parfois, comme au fond d'une tombe,

Je te sens sur mon front fatal,

Bouche de l'Inconnu d'où tombe

Le pur baiser de l'Idéal.

 

A ton souffle, vers Dieu poussées,

Je sens en moi, douce frayeur,

Frissonner toutes mes pensées,

Feuilles de l'arbre intérieur.

 

Mais tu ne veux pas qu'on te voie ;

Tu viens et tu fuis tour à tour ;

Tu ne veux pas te nommer joie,

Ayant dit : Je m'appelle amour.

 

Oh ! fais un pas de plus ! viens, entre,

Si nul devoir ne le défend ;

Viens voir mon âme dans son antre,

L'esprit lion, le cœur enfant ;

 

Viens voir le désert où j'habite

Seul sous mon plafond effrayant ;

Sois l'ange chez le cénobite,

Sois la clarté chez le voyant.

 

Change en perles dans mes décombres

Toutes mes gouttes de sueur !

Viens poser sur mes œuvres sombres

Ton doigt d'où sort une lueur !

 

Du bord des sinistres ravines

Du rêve et de la vision,

J'entrevois les choses divines... – 

Complète l'apparition !

 

Viens voir le songeur qui s'enflamme

A mesure qu'il se détruit,

Et, de jour en jour, dans son âme

A plus de mort et moins de nuit !

 

Sur mon âme, qui fut colombe,

Viens, toi qui des cieux as le sceau.

Quelquefois une plume tombe

Sur le cadavre d'un oiseau5.

 

Oui, mon malheur irréparable,

C'est de pendre aux deux éléments,

C'est d'avoir en moi, misérable,

De la fange et des firmaments !

 

Hélas ! hélas ! c'est d'être un homme ;

C'est de songer que j'étais beau,

D'ignorer comment je me nomme,

D'être un ciel et d'être un tombeau !

 

C'est d'être un forçat qui promène6 

Son vil labeur sous le ciel bleu ;

C'est de porter la hotte humaine

Où j'avais vos ailes, mon Dieu !

 

C'est de traîner de la matière ;

C'est d'être plein, moi, fils du jour,

De la terre du cimetière,

Même quand je m'écrie : Amour7 !

 

Marine-Terrace, janvier 1854.

XVI

 

HORROR

I

Esprit mystérieux qui, le doigt sur ta bouche8,

Passes... ne t'en va pas ! parle à l'homme farouche

 Ivre d'ombre et d'immensité,

Parle-moi, toi, front blanc qui dans ma nuit te penches ;

Réponds-moi, toi qui luis et marches sous les branches,

 Comme un souffle de la clarté !

 

Est-ce toi que chez moi minuit parfois apporte ?

Est-ce toi qui heurtais l'autre nuit à ma porte,

 Pendant que je ne dormais pas ?

C'est donc vers moi que vient lentement ta lumière ?

La pierre de mon seuil peut-être est la première

 Des sombres marches du trépas.

 

Peut-être qu'à ma porte ouvrant sur l'ombre immense9,

L'invisible escalier des ténèbres commence ;

 Peut-être, ô pâles échappés,

Quand vous montez du fond de l'horreur sépulcrale,

O morts, quand vous sortez de la froide spirale !

 Est-ce chez moi que vous frappez !

 

Car la maison d'exil, mêlée aux catacombes,

Est adossée au mur de la ville des tombes.

 Le proscrit est celui qui sort10 ;

Il flotte submergé comme la nef qui sombre.

Le jour le voit à peine et dit : Quelle est cette ombre ?

 Et la nuit dit : Quel est ce mort ?

II

III

 

Nous aimons. A quoi bon ? Nous souffrons. Pour quoi faire ?

Je préfère mourir et m'en aller. Préfère.

 Allez, choisissez vos chemins.

L'être effrayant se tait au fond du ciel nocturne,

Et regarde tomber de la bouche de l'urne

 Le flot livide des humains.

 

Crime ! enfer ! quel zénith effrayant que le nôtre,

Où les douze Césars toujours l'un après l'autre

 Reviennent, noirs soleils errants !

L'homme, au-dessus de lui, du fond des maux sans borne,

Voit éternellement tourner dans son ciel morne

 Ce zodiaque de tyrans.

IV

Depuis quatre mille ans que, courbé sous la haine13,

Perçant sa tombe avec les débris de sa chaîne,

 Fouillant le bas, creusant le haut,

Il cherche à s'évader à travers la nature,

L'esprit forçat n'a pas encor fait d'ouverture

 A la voûte du ciel cachot.

 

Oui, le penseur en vain, dans ses essors funèbres,

Heurte son âme d'ombre au plafond de ténèbres ;

 Il tombe, il meurt ; son temps est court ;

Et nous n'entendons rien, dans la nuit qu'il nous lègue,

Que ce que dit tout bas la création bègue

 A l'oreille du tombeau sourd.

 

Toujours la nuit ! jamais l'azur ! jamais l'aurore !

Nous marchons. Nous n'avons point fait un pas encore !

 Nous rêvons ce qu'Adam rêva ;

La création flotte et fuit, des vents battue ;

Nous distinguons dans l'ombre une immense statue,

 Et nous lui disons : Jéhovah !

 

Marine-Terrace, nuit du 30 mars 1854.

XVII

 

DOLOR

Création ! figure en deuil ! Isis austère15 !

Peut-être l'homme est-il son trouble et son mystère ?

 Peut-être qu'elle nous craint tous,

Et qu'à l'heure où, ployés sous notre loi mortelle,

Hagards et stupéfaits, nous tremblons devant elle,

 Elle frissonne devant nous !

 
 
 

Ne nous irritons pas. Il n'est pas bon de faire,

Vers la clarté qui luit au centre de la sphère,

 A travers les cieux transparents,

Voler l'affront, les cris, le rire et la satire,

Et que le chandelier à sept branches attire

 Tous ces noirs phalènes errants.

 
 

Nais, grandis, rêve, souffre, aime, vis, vieillis, tombe.

L'explication sainte et calme est dans la tombe.

 O vivants ! ne blasphémons point.

Qu'importe à l'Incréé, qui, soulevant ses voiles,

Nous offre le grand ciel, les mondes, les étoiles,

 Qu'une ombre lui montre le poing ?

 
 

Nous figurons-nous donc qu'à l'heure où tout le prie,

Pendant qu'il crée et vit, pendant qu'il approprie

 A chaque astre une humanité,

Nous pouvons de nos cris troubler sa plénitude,

Cracher notre néant jusqu'en sa solitude,

 Et lui gâter l'éternité ?

 
 

Être ! quand dans l'éther tu dessinas les formes,

Partout où tu traças les orbites énormes

 Des univers qui n'étaient pas,

Des soleils ont jailli, fleurs de flamme, et sans nombre,

Des trous qu'au firmament, en s'y posant dans l'ombre,

 Fit la pointe de ton compas !

 
 

Marine-Terrace, 31 mars 1854.

XVIII

Hélas ! tout est sépulcre. On en sort, on y tombe19 :

La nuit est la muraille immense de la tombe.

 Les astres, dont luit la clarté,

Orion, Sirius, Mars, Jupiter, Mercure,

Sont les cailloux qu'on voit dans la tranchée obscure,

 O sombre fosse Éternité !

 

Une nuit, un esprit me parla dans un rêve,

Et me dit : – Je suis aigle en un ciel où se lève

 Un soleil qui t'est inconnu.

J'ai voulu soulever un coin du vaste voile ;

J'ai voulu voir de près ton ciel et ton étoile ;

 Et c'est pourquoi je suis venu ;

 

Et, quand j'ai traversé les cieux grands et terribles,

Quand j'ai vu le monceau des ténèbres horribles

 Et l'abîme énorme où l'œil fuit,

Je me suis demandé si cette ombre où l'on souffre

Pourrait jamais combler ce puits, et si ce gouffre

 Pourrait contenir cette nuit !

Au dolmen de la Corbière, juin 1855.

XIX

VOYAGE DE NUIT

On conteste, on dispute, on proclame, on ignore20.

Chaque religion est une tour sonore21 ;

Ce qu'un prêtre édifie, un prêtre le détruit ;

Chaque temple, tirant sa corde dans la nuit,

Fait, dans l'obscurité sinistre et solennelle,

Rendre un son différent à la cloche éternelle.

Nul ne connaît le fond, nul ne voit le sommet.

Tout l'équipage humain semble en démence ; on met

Un aveugle en vigie, un manchot à la barre,

A peine a-t-on passé du sauvage au barbare,

A peine a-t-on franchi le plus noir de l'horreur,

A peine a-t-on, parmi le vertige et l'erreur,

Dans ce brouillard où l'homme attend, songe et soupire,

Sans sortir du mauvais, fait un pas hors du pire,

Que le vieux temps revient et nous mord les talons,

Et nous crie : Arrêtez ! Socrate dit : Allons !

Jésus-Christ dit : Plus loin ! et le sage et l'apôtre

S'en vont se demander dans le ciel l'un à l'autre

Quel goût a la ciguë et quel goût a le fiel.

Par moments, voyant l'homme ingrat, fourbe et cruel,

Satan lui prend la main sous le linceul de l'ombre.

Nous appelons science un tâtonnement sombre.

L'abîme, autour de nous, lugubre tremblement,

S'ouvre et se ferme ; et l'œil s'effraie également

De ce qui s'engloutit et de ce qui surnage.

Sans cesse le progrès, roue au double engrenage,

Fait marcher quelque chose en écrasant quelqu'un.

Le mal peut être joie, et le poison parfum.

Le crime avec la loi, morne et mélancolique,

Lutte ; le poignard parle, et l'échafaud réplique.

Nous entendons, sans voir la source ni la fin,

Derrière notre nuit, derrière notre faim,

Rire l'ombre Ignorance et la larve Misère.

Le lys a-t-il raison ? et l'astre est-il sincère ?

Je dis oui, tu dis non. Ténèbres et rayons

Affirment à la fois. Doute, Adam ! Nous voyons

De la nuit dans l'enfant, de la nuit dans la femme ;

Et sur notre avenir nous querellons notre âme ;

Et, brûlé, puis glacé, chaos, semoun, frimas,

L'homme de l'infini traverse les climats.

Tout est brume ; le vent souffle avec des huées,

Et de nos passions arrache des nuées ;

Rousseau dit : L'homme monte ; et de Maistre : Il descend !

Mais, ô Dieu ! le navire énorme et frémissant,

Le monstrueux vaisseau sans agrès et sans voiles,

Qui flotte, globe noir, dans la mer des étoiles,

Et qui porte nos maux, fourmillement humain,

Va, marche, vogue et roule, et connaît son chemin ;

Le ciel sombre, où parfois la blancheur semble éclore,

A l'effrayant roulis mêle un frisson d'aurore,

De moment en moment le sort est moins obscur ;

Et l'on sent bien qu'on est emporté vers l'azur22.

 

Marine-Terrace, octobre 1855.

XX

RELLIGIO

L'ombre venait ; le soir tombait, calme et terrible23.

Hermann me dit : – Quelle est ta foi, quelle est ta bible ?

 Parle. Es-tu ton propre géant ?

Si tes vers ne sont pas de vains flocons d'écume,

Si ta strophe n'est pas un tison noir qui fume

 Sur le tas de cendre Néant,

 

Si tu n'es pas une âme en l'abîme engloutie,

Quel est donc ton ciboire et ton eucharistie ?

 Quelle est donc la source où tu bois ? – 

Je me taisais ; il dit : – Songeur qui civilises,

Pourquoi ne vas-tu pas prier dans les églises ? – 

 Nous marchions tous deux dans les bois.

 

Et je lui dis : – Je prie. – Hermann dit : – Dans quel temple ?

Quel est le célébrant que ton âme contemple,

 Et l'autel qu'elle réfléchit ?

Devant quel confesseur la fais-tu comparaître ?

– L'église, c'est l'azur, lui dis-je ; et quant au prêtre... – 

 En ce moment le ciel blanchit.

 

La lune à l'horizon montait, hostie énorme ;

Tout avait le frisson, le pin, le cèdre et l'orme,

 Le loup, et l'aigle, et l'alcyon ;

Lui montrant l'astre d'or sur la terre obscurcie,

Je lui dis : – Courbe-toi Dieu lui-même officie,

 Et voici l'élévation24.

 

Marine-Terrace, octobre 1855.

XXI

 

SPES

Janvier 1856.

XXII

CE QUE C'EST QUE LA MORT

Au dolmen de la tour Blanche, jour des Morts,

novembre 1854.


1 Ms : 11 janvier 1855. Titre primitif : À la voilée. Cette voilée est la Dame blanche, le fantôme d'une infanticide de Jersey. Pour une analyse génétique de ce poème, cf. l'étude d'Y. Gohin, « La Plume de l'Ange », Littérature, n° 52, 1983.

2 La Dame blanche était condamnée pour son crime à errer aux alentours de Marine-Terrace.

3 À rapprocher de Magnitude parvi (III, XXX).

4 Cet archange est évidemment Satan, à qui Hugo a consacré une bonne partie de l'hiver de 1853 et du printemps de 1854. Cf. La Fin de Satan, éd. d'E. Blewer et de J. Gaudon, Gallimard, « Poésie » [1984], p. 188.

5 Sur ce mythe hugolien de la plume, voir Les Mages (Cont., VI, XXIII, v), Océan (série complémentaire de La Légende des Siècles, XXII, II), La Plume de Satan (La Fin de Satan, éd. d'E. Blewer et J. Gaudon, pp. 88-91).

6 Dans La Fin de Satan Satan est un forçat condamné pour l'éternité à être emprisonné dans l'enfer.

7 Cf. La Fin de Satan, éd. d'E. Blewer et J. Gaudon, p. 187, p. 190, pp. 211-212.

8 Ms : fini dans la nuit du 31 mars 1854. Ce poème forme un diptyque avec le suivant. Ils ont été lus par Hugo devant ses familiers le 2 avril 1854, dans l'ordre suivant : en premier, Dolor, poème du doute ; en second, Horror, poème de la foi. Ce qui suscita des réserves de la part de l'agnostique Vacquerie (cf. Journal d'Adèle Hugo, éd. de F.V. Guille, III, Minard, « Bibliothèque introuvable », 1984, pp. 160-161). En fait, les deux poèmes ont été composés par Hugo dans l'ordre inverse de leur lecture. Mais ce serait une erreur de les opposer l'un à l'autre, car de multiples échanges se sont produits entre eux : par exemple, les six vers de l'avant-dernière strophe d'Horror ont été écrits immédiatement après les six premiers de Dolor. Sur ces deux poèmes, voir J. Gaudon, Le Temps de la contemplation, pp. 209-210 et « De la poésie au poème : remarques sur les manuscrits de Victor Hugo », Genesis, n° 2, 1994.

Le premier vers d'Horror est une reprise d'un vers de Pleurs dans la nuit (VI, VI, XIII) :

Un spectre au seuil de tout tient le doigt sur sa bouche.

9 Marine-Terrace était toute proche du cimetière.

10 Cf. Écrit en 1855 (V, III, vv. 3-4).

11 Variation sur le motif de l'échelle de Jacob (C).

12 Ce bâton-gibet sur lequel s'appuie l'humanité pour marcher est aussi celui qui guide les pas d'Œdipe (cf. Dolor, VI, XVII, n. 3).

13 Dans l'histoire de la création poétique de Hugo ces quatre mille ans constituent la durée de la chute de Satan au début de la section Et nox facta est de La Fin de Satan (cf. La Fin de Satan, éd. d'E. Blewer et J. Gaudon, p. 37) :

Depuis quatre mille ans il tombait dans l'abîme.

14 Cf. la section XIV de Pleurs dans la nuit (VI, VI) et la note 29 à ce poème.

15 Ms : 30 octobre 1854. Au poème de la foi (Horror) correspond le poème du doute (Dolor). Sur Isis, cf. A. Spiquel, La Déesse voilée, Thèse, Paris-VII, 1989, qui explore les figures du mythe, en particulier en 1854.

16 Cette question que se pose Hugo a un référent extrêmement précis : les révélations des Tables, qui ont commencé à parler en septembre 1853. Par-delà, une telle question concerne en profondeur le rapport du poète à sa propre parole.

17 Sur le motif essentiel de l'œil crevé à cette période, cf. III, XXX, n. 11.

18 Sur Dieu comme chiffre, cf. III, VIII, p. 135.

19 Ms : 9 juin 1854.

20 Ms : 30 octobre 1854.

21 Image de la tour de Babel, désignée dans L'Âne comme « tour des langues » (v. 642).

22 Ce vers ne doit pas se lire comme un ternaire ; la césure est bien à l'hémistiche.

23 Ms : 10 octobre 1854. Ce poème remet en scène les personnages d'Hermann et du poète déjà rencontrés dans A quoi songeaient les deux cavaliers dans la forêt ? (IV, XII).

24 Sur les réactions ridicules suscitées par ce magnifique finale, cf. le sottisier réuni par J.-R., dans Autour des « Contemplations », pp. 193-194.

25 Ms : 17 janvier 1855. La date fictive est la même que celle des Mages et invite donc à lire Spes comme une préparation au grand texte sur le ministère des génies humains.

26 Ms : 8 Xbre [décembre] 1854.