XXIII

LES MAGES

I

Pourquoi donc faites-vous des prêtres1 

Quand vous en avez parmi vous ?

Les esprits conducteurs des êtres

Portent un signe sombre et doux.

Nous naissons tous ce que nous sommes.

Dieu de ses mains sacre des hommes

Dans les ténèbres des berceaux ;

Son effrayant doigt invisible

Écrit sous leur crâne la bible

Des arbres, des monts et des eaux2.

 
 

Ces hommes, ce sont les poëtes ;

Ceux dont l'aile monte et descend ;

Toutes les bouches inquiètes

Qu'ouvre le verbe frémissant ;

Les Virgiles, les Isaïes ;

Toutes les âmes envahies

Par les grandes brumes du sort ;

Tous ceux en qui Dieu se concentre ;

Tous les yeux où la lumière entre,

Tous les fronts d'où le rayon sort.

 
 

Ce sont ceux qu'attend Dieu propice

Sur les Horebs et les Thabors3 ;

Ceux que l'horrible précipice

Retient blêmissants à ses bords ;

Ceux qui sentent la pierre vivre ;

Ceux que Pan formidable enivre ;

Ceux qui sont tout pensifs devant

Les nuages, ces solitudes

Où passent en mille attitudes

Les groupes sonores du vent.

 
 

Ce sont les sévères artistes

Que l'aube attire à ses blancheurs,

Les savants, les inventeurs tristes,

Les puiseurs d'ombre, les chercheurs,

Qui ramassent dans les ténèbres

Les faits, les chiffres, les algèbres,

Le nombre où tout est contenu,

Le doute où nos calculs succombent,

Et tous les morceaux noirs qui tombent

Du grand fronton de l'inconnu !

Ce sont les têtes fécondées

Vers qui monte et croît pas à pas

L'océan confus des idées,

Flux que la foule ne voit pas,

Mer de tous les infinis pleine,

Que Dieu suit, que la nuit amène.

Qui remplit l'homme de clarté,

Jette aux rochers l'écume amère,

Et lave les pieds nus d'Homère

Avec un flot d'éternité !

Le poëte s'adosse à l'arche.

David chante et voit Dieu de près ;

Hésiode médite et marche4,

Grand prêtre fauve des forêts ;

Moïse, immense créature,

Étend ses mains sur la nature ;

Manès5 parle au gouffre puni,

Écouté des astres sans nombre... – 

Génie ! ô tiare de l'ombre6 !

Pontificat de l'infini !

 

L'un à Patmos, l'autre à Tyane7 ;

D'autres criant : Demain ! demain !

D'autres qui sonnent la diane

Dans les sommeils du genre humain ;

L'un fatal, l'autre qui pardonne ;

Eschyle en qui frémit Dodone,

Milton, songeur du Whitehall8,

Toi, vieux Shakspeare, âme éternelle ;

O figures dont la prunelle

Est la vitre de l'idéal9 !

 

Avec sa spirale sublime,

Archimède sur son sommet

Rouvrirait le puits de l'abîme

Si jamais Dieu le refermait ;

Euclide a les lois sous sa garde ;

Kopernic éperdu regarde,

Dans les grands cieux aux mers pareils,

Gouffre où voguent des nefs sans proues,

Tourner toutes ces sombres roues

Dont les moyeux sont des soleils.

Les Thalès, puis les Pythagores ;

Et l'homme, parmi ses erreurs,

Comme dans l'herbe les fulgores10,

Voit passer ces grands éclaireurs.

Aristophane rit des sages ;

Lucrèce, pour franchir les âges,

Crée un poëme dont l'œil luit,

Et donne à ce monstre sonore

Toutes les ailes de l'aurore,

Toutes les griffes de la nuit11.

 

Rites profonds de la nature !

Quelques-uns de ces inspirés

Acceptent l'étrange aventure

Des monts noirs et des bois sacrés ;

Ils vont aux Thébaïdes sombres,

Et, là, blêmes dans les décombres,

Ils courbent le tigre fuyant,

L'hyène rampant sur le ventre,

L'océan, la montagne et l'antre,

Sous leur sacerdoce effrayant !

 

Tes cheveux sont gris sur l'abîme,

Jérôme, ô vieillard du désert !

Élie, un pâle esprit t'anime,

Un ange épouvanté te sert.

Amos, aux lieux inaccessibles,

Des sombres clairons invisibles

Ton oreille entend les accords ;

Ton âme, sur qui Dieu surplombe,

Est déjà toute dans la tombe,

Et tu vis absent de ton corps.

 

L'âme des Pindares se hausse

A la hauteur des Pélions ;

Daniel chante dans la fosse

Et fait sortir Dieu des lions13 ;

Tacite14 sculpte l'infamie ;

Perse, Archiloque et Jérémie

Ont le même éclair dans les yeux ;

Car le crime à sa suite attire

Les âpres chiens de la satire

Et le grand tonnerre des cieux.

 
 

Et Plaute, à qui parlent les chèvres16,

Arioste chantant Médor17,

Catulle, Horace dont les lèvres

Font venir les abeilles d'or18 ;

Comme le double Dioscure,

Anacréon près d'Épicure,

Bion, tout pénétré de jour,

Moschus, sur qui l'Etna flamboie19,

Voilà les prêtres de la joie !

Voilà les prêtres de l'amour !

 

Gluck et Beethoven sont à l'aise

Sous l'ange où Jacob se débat ;

Mozart sourit, et Pergolèse

Murmure ce grand mot : Stabat20 !

Le noir cerveau de Piranèse

Est une béante fournaise

Où se mêlent l'arche et le ciel,

L'escalier, la tour, la colonne ;

Où croît, monte, s'enfle et bouillonne

L'incommensurable Babel !

 

L'envie à leur ombre ricane.

Ces demi-dieux signent leur nom,

Bramante21 sur la Vaticane,

Phidias sur le Parthénon ;

Sur Jésus dans sa crèche blanche,

L'altier Buonarotti se penche

Comme un mage et comme un aïeul,

Et dans tes mains, ô Michel-Ange,

L'enfant devient spectre, et le lange

Est plus sombre que le linceul !

Chacun d'eux écrit un chapitre

Du rituel universel ;

Les uns sculptent le saint pupitre,

Les autres dorent le missel ;

Chacun fait son verset du psaume ;

Lysippe22, debout sur l'Ithome,

Fait sa strophe en marbre serein,

Rembrandt à l'ardente paupière,

En toile, Primatice23 en pierre,

Job24 en fumier, Dante en airain.

 

Et toutes ces strophes ensemble

Chantent l'être et montent à Dieu ;

L'une adore et luit, l'autre tremble ;

Toutes sont les griffons de feu ;

Toutes sont le cri des abîmes,

L'appel d'en bas, la voix des cimes,

Le frisson de notre lambeau,

L'hymne instinctif ou volontaire,

L'explication du mystère

Et l'ouverture du tombeau !

 

A nous qui ne vivons qu'une heure,

Elles font voir les profondeurs,

Et la misère intérieure,

Ciel, à côté de vos grandeurs !

L'homme, esprit captif, les écoute,

Pendant qu'en son cerveau le doute,

Bête aveugle aux lueurs d'en haut,

Pour y prendre l'âme indignée,

Suspend sa toile d'araignée

Au crâne, plafond du cachot.

 

Elles consolent, aiment, pleurent,

Et, mariant l'idée aux sens,

Ceux qui restent à ceux qui meurent,

Les grains de cendre aux grains d'encens,

Mêlant le sable aux pyramides,

Rendent en même temps humides,

Rappelant à l'un que tout fuit,

A l'autre sa splendeur première,

L'œil de l'astre dans la lumière,

Et l'œil du monstre dans la nuit !

II

Oui, c'est un prêtre que Socrate !

Oui, c'est un prêtre que Caton !

Quand Juvénal fuit Rome ingrate25,

Nul sceptre ne vaut son bâton ;

Ce sont des prêtres, les Tyrtées,

Les Solons aux lois respectées,

Les Platons et les Raphaëls !

Fronts d'inspirés, d'esprits, d'arbitres !

Plus resplendissants que les mitres

Dans l'auréole des Noëls !

 

Vous voyez, fils de la nature,

Apparaître à votre flambeau

Des faces de lumière pure,

Larves du vrai, spectres du beau26 ;

Le mystère, en Grèce, en Chaldée,

Penseurs, grave à vos fronts l'idée

Et l'hiéroglyphe à vos murs ;

Et les Indes et les Égyptes

Dans les ténèbres de vos cryptes

S'enfoncent en porches obscurs !

 

Quand les cigognes du Caystre27 

S'envolent aux souffles des soirs ;

Quand la lune apparaît sinistre

Derrière les grands dômes noirs ;

Quand la trombe aux vagues s'appuie ;

Quand l'orage, l'horreur, la pluie,

Que tordent les bises d'hiver,

Répandent avec des huées

Toutes les larmes des nuées

Sur tous les sanglots de la mer ;

III

IV

 

Eux, ils parlent à ce mystère !

Ils interrogent l'éternel,

Ils appellent le solitaire,

Ils montent, ils frappent au ciel,

Disent : Es-tu là ? dans la tombe,

Volent, pareils à la colombe

Offrant le rameau qu'elle tient,

Et leur voix est grave, humble ou tendre,

Et par moments on croit entendre

Le pas sourd de quelqu'un qui vient30.

V

Quelquefois une plume tombe31 

De l'aile où l'ange se berçait ;

Retourne-t-elle dans la tombe ?

Que devient-elle ? On ne le sait.

Se mêle-t-elle à notre fange ?

Et qu'a donc crié cet archange ?

A-t-il dit non ? a-t-il dit oui ?

Et la foule cherche, accourue,

En bas la plume disparue,

En haut l'archange évanoui !

 

Puis, après qu'ont fui comme un rêve

Bien des cœurs morts, bien des yeux clos,

Après qu'on a vu sur la grève

Passer des flots, des flots, des flots,

Dans quelque grotte fatidique,

Sous un doigt de feu qui l'indique,

On trouve un homme surhumain

Traçant des lettres enflammées

Sur un livre plein de fumées,

La plume de l'ange à la main !

 

VI

 

Ils tirent de la créature

Dieu par l'esprit et le scalpel ;

Le grand caché de la nature

Vient hors de l'antre à leur appel ;

A leur voix, l'ombre symbolique

Parle, le mystère s'explique,

La nuit est pleine d'yeux de lynx ;

Sortant de force, le problème

Ouvre les ténèbres lui-même,

Et l'énigme éventre le sphinx33.

 

Oui, grâce à ces hommes suprêmes,

Grâce à ces poëtes vainqueurs,

Construisant des autels poëmes

Et prenant pour pierres les cœurs,

Comme un fleuve d'âme commune,

Du blanc pilône34 à l'âpre rune,

Du brahme au flamine romain,

De l'hiérophante au druide,

Une sorte de Dieu fluide

Coule aux veines du genre humain35.

VII

Le noir cromlech36, épars dans l'herbe,

Est sur le mont silencieux ;

L'archipel est sur l'eau superbe ;

Les pléiades sont dans les cieux ;

O mont ! ô mer ! voûte sereine !

L'herbe, la mouette, l'âme humaine,

Que l'hiver désole ou poursuit,

Interrogent, sombres proscrites,

Ces trois phrases dans l'ombre écrites

Sur les trois pages de la nuit.

 

– O vieux cromlech de la Bretagne,

Qu'on évite comme un récif,

Qu'écris-tu donc sur la montagne ?

– Nuit ! répond le cromlech pensif.

– Archipel où la vague fume,

Quel mot jettes-tu dans la brume ?

– Mort ! dit la roche à l'alcyon.

– Pléiades, qui percez nos voiles,

Qu'est-ce que disent vos étoiles ?

– Dieu ! dit la constellation.

 

C'est, ô noirs témoins de l'espace,

Dans trois langues le même mot !

Tout ce qui s'obscurcit, vit, passe,

S'effeuille et meurt, tombe là-haut.

Nous faisons tous la même course.

Être abîme, c'est être source.

Le crêpe de la nuit en deuil,

La pierre de la tombe obscure,

Le rayon de l'étoile pure,

Sont les paupières du même œil !

Seul, la nuit, sur sa plate-forme,

Herschell37 poursuit l'être central

A travers la lentille énorme,

Cristallin de l'œil sidéral ;

Il voit en haut Dieu dans les mondes,

Tandis que, des hydres profondes

Scrutant les monstrueux combats,

Le microscope formidable,

Plein de l'horreur de l'insondable,

Regarde l'infini d'en bas38 !

VIII

Dieu, triple feu, triple harmonie,

Amour, puissance, volonté,

Prunelle énorme d'insomnie,

De flamboiement et de bonté,

Vu dans toute l'épaisseur noire,

Montrant ses trois faces de gloire

A l'âme, à l'être, au firmament,

Effarant les yeux et les bouches,

Emplit les profondeurs farouches

D'un immense éblouissement.

 

Tous ces mages, l'un qui réclame,

L'autre qui voulut ou couva,

Ont un rayon qui de leur âme

Va jusqu'à l'œil de Jéhovah39 ;

Sur leur trône leur esprit songe ;

Une lueur qui d'en haut plonge,

Qui descend du ciel sur les monts

Et de Dieu sur l'homme qui souffre,

Rattache au triangle du gouffre

L'escarboucle des Salomons40.

IX

Ils parlent à la solitude,

Et la solitude comprend ;

Ils parlent à la multitude,

Et font écumer ce torrent ;

Ils font vibrer les édifices ;

Ils inspirent les sacrifices

Et les inébranlables fois ;

Sombres, ils ont en eux, pour muse,

La palpitation confuse

De tous les êtres à la fois.

 

Comment naît un peuple ? Mystère !

A de certains moments, tout bruit

A disparu ; toute la terre

Semble une plaine de la nuit ;

Toute lueur s'est éclipsée ;

Pas de verbe, pas de pensée,

Rien dans l'ombre et rien dans le ciel,

Pas un œil n'ouvre ses paupières... – 

Le désert blême est plein de pierres,

Ézéchiel ! Ézéchiel41 !

 

Mais un vent sort des cieux sans bornes,

Grondant comme les grandes eaux,

Et souffle sur ces pierres mornes,

Et de ces pierres fait des os42 ;

Ces os frémissent, tas sonore ;

Et le vent souffle, et souffle encore

Sur ce triste amas agité,

Et de ces os il fait des hommes,

Et nous nous levons et nous sommes,

Et ce vent, c'est la liberté !

X

Tout est la mort, l'horreur, la guerre ;

L'homme par l'ombre est éclipsé ;

L'ouragan par toute la terre

Court comme un enfant insensé.

Il brise à l'hiver les feuillages,

L'éclair aux cimes, l'onde aux plages,

A la tempête le rayon ;

Car c'est l'ouragan qui gouverne

Toute cette étrange caverne

Que nous nommons Création.

 

L'ouragan, qui broie et torture,

S'alimente, monstre croissant,

De tout ce que l'âpre nature

A d'horrible et de menaçant ;

La lave en feu le désaltère ;

Il va de Quito44, blanc cratère

Qu'entoure un éternel glaçon,

Jusqu'à l'Hékla, mont, gouffre et geôle,

Bout de la mamelle du pôle

Que tette ce noir nourrisson !

 
 
 

C'est le souffle de la matière,

De toute la nature craint ;

L'Esprit, ouragan de lumière,

Le poursuit, le saisit, l'étreint ;

L'Esprit terrasse, abat, dissipe

Le principe par le principe ;

Il combat, en criant : Allons !

Les chaos par les harmonies,

Les éléments par les génies,

Par les aigles les aquilons !

 
 

Ils sont là, hauts de cent coudées,

Christ en tête, Homère au milieu,

Tous les combattants des idées,

Tous les gladiateurs de Dieu ;

Chaque fois qu'agitant le glaive

Une forme du mal se lève

Comme un forçat dans son préau,

Dieu, dans leur phalange complète,

Désigne quelque grand athlète

De la stature du fléau.

 
 

Surgis, Volta ! dompte en ton aire

Les Fluides, noir phlégéthon46 !

Viens, Franklin ! voici le Tonnerre.

Le Flot gronde ; parais, Fulton !

Rousseau ! prends corps à corps la Haine.

L'Esclavage agite sa chaîne ;

O Voltaire ! aide au paria !

La Grève rit, Tyburn47 flamboie,

L'affreux chien Montfaucon aboie,

On meurt... – Debout, Beccaria48 !

 
 

Il n'est rien que l'homme ne tente.

La foudre craint cet oiseleur.

Dans la blessure palpitante

Il dit : Silence ! à la douleur49.

Sa vergue peut-être est une aile ;

Partout où parvient sa prunelle,

L'âme emporte ses pieds de plomb ;

L'étoile, dans sa solitude,

Regarde avec inquiétude

Blanchir la voile de Colomb.

 
 

Près de la science l'art flotte,

Les yeux sur le double horizon ;

La poésie est un pilote ;

Orphée accompagne Jason.

Un jour une barque perdue

Vit à la fois dans l'étendue

Un oiseau dans l'air spacieux,

Un rameau dans l'eau solitaire ;

Alors, Gama cria : La terre !

Et Camoëns cria : Les cieux50 !

 
 

Ainsi s'entassent les conquêtes.

Les songeurs sont les inventeurs.

Parlez, dites ce que vous êtes,

Forces, ondes, aimants, moteurs !

Tout est stupéfait dans l'abîme,

L'ombre, de nous voir sur la cime,

Les monstres, qu'on les ait bravés

Dans les cavernes étonnées,

Les perles, d'êtres devinées,

Et les mondes, d'être trouvés !

 

XI

Oh ! vous êtes les seuls pontifes,

Penseurs, lutteurs des grands espoirs,

Dompteurs des fauves hippogriffes,

Cavaliers des pégases noirs !

Ames devant Dieu toutes nues,

Voyants des choses inconnues,

Vous savez la religion !

Quand votre esprit veut fuir dans l'ombre,

La nuée aux croupes sans nombre

Lui dit : Me voici, Légion52 !

 

Et, quand vous sortez du problème,

Célébrateurs, révélateurs !

Quand, rentrant dans la foule blême,

Vous redescendez des hauteurs,

Hommes que le jour divin gagne,

Ayant mêlé sur la montagne,

Où montent vos chants et nos vœux,

Votre front au front de l'aurore,

O géants ! vous avez encore

De ses rayons dans les cheveux !

 

Allez tous à la découverte !

Entrez au nuage grondant !

Et rapportez à l'herbe verte,

Et rapportez au sable ardent,

Rapportez, quel que soit l'abîme,

A l'Enfer, que Satan opprime,

Au Tartare, où saigne Ixion,

Aux cœurs bons, à l'âme méchante,

A tout ce qui rit, mord ou chante,

La grande bénédiction !

Allez, prêtres ! allez, génies53 !

Cherchez la note humaine, allez,

Dans les suprêmes symphonies

Des grands abîmes étoilés !

En attendant l'heure dorée,

L'extase de la mort sacrée,

Loin de nous, troupeaux soucieux,

Loin des lois que nous établîmes,

Allez goûter, vivants sublimes,

L'évanouissement des cieux54 !

 

Janvier 1856.

XXIV

EN FRAPPANT À UNE PORTE

J'ai perdu mon père et ma mère55,

Mon premier-né, bien jeune, hélas56 !

Et pour moi la nature entière

 Sonne le glas.

 

Je dormais entre mes deux frères ;

Enfants, nous étions trois oiseaux ;

Hélas ! le sort change en deux bières

 Leurs deux berceaux57.

 

Je t'ai perdue, ô fille chère,

Toi qui remplis, ô mon orgueil,

Tout mon destin de la lumière

 De ton cercueil !

 

J'ai su monter, j'ai su descendre.

J'ai vu l'aube et l'ombre en mes cieux.

J'ai connu la pourpre, et la cendre

 Qui me va mieux.

 

J'ai connu les ardeurs profondes,

J'ai connu les sombres amours ;

J'ai vu fuir les ailes, les ondes,

 Les vents, les jours.

 

J'ai sur ma tête des orfraies ;

J'ai sur tous mes travaux l'affront,

Aux pieds la poudre, au cœur des plaies,

 L'épine au front.

 

J'ai des pleurs à mon œil qui pense,

Des trous à ma robe en lambeau ;

Je n'ai rien à la conscience ;

 Ouvre, tombeau.

 

Marine-Terrace, 4 septembre 1855.

XXV

NOMEN, NUMEN, LUMEN

Quand il eut terminé, quand les soleils épars58,

Éblouis, du chaos montant de toutes parts,

Se furent tous rangés à leur place profonde,

Il sentit le besoin de se nommer au monde ;

Et l'être formidable et serein se leva ;

Il se dressa sur l'ombre et cria : JÉHOVAH !

Et dans l'immensité ces sept lettres tombèrent ;

Et ce sont, dans les cieux que nos yeux réverbèrent,

Au-dessus de nos fronts tremblants sous leur rayon,

Les sept astres géants du noir septentrion.

 
 

Minuit, au dolmen du Faldouet, mars 1855.

XXVI

 
 

CE QUE DIT LA BOUCHE D'OMBRE

L'homme en songeant descend au gouffre universel59.

J'errais près du dolmen qui domine Rozel,

A l'endroit où le cap se prolonge en presqu'île.

Le spectre m'attendait ; l'être sombre et tranquille

Me prit par les cheveux dans sa main qui grandit,

M'emporta sur le haut du rocher, et me dit :

 

Sache que tout connaît sa loi, son but, sa route ;

Que, de l'astre au ciron60, l'immensité s'écoute ;

Que tout a conscience en la création ;

Et l'oreille pourrait avoir sa vision,

Car les choses et l'être ont un grand dialogue.

Tout parle ; l'air qui passe et l'alcyon qui vogue,

Le brin d'herbe, la fleur, le germe, l'élément.

T'imaginais-tu donc l'univers autrement ?

Crois-tu que Dieu, par qui la forme sort du nombre,

Aurait fait à jamais sonner la forêt sombre,

L'orage, le torrent roulant de noirs limons,

Le rocher dans les flots, la bête dans les monts,

La mouche, le buisson, la ronce où croît la mûre,

Et qu'il n'aurait rien mis dans l'éternel murmure ?

Crois-tu que l'eau du fleuve et les arbres des bois,

S'ils n'avaient rien à dire, élèveraient la voix ?

Prends-tu le vent des mers pour un joueur de flûte61 ?

Crois-tu que l'océan, qui se gonfle et qui lutte,

Serait content d'ouvrir sa gueule jour et nuit

Pour souffler dans le vide une vapeur de bruit,

Et qu'il voudrait rugir, sous l'ouragan qui vole,

Si son rugissement n'était une parole ?

Crois-tu que le tombeau, d'herbe et de nuit vêtu,

Ne soit rien qu'un silence ? et te figures-tu

Que la création profonde, qui compose

Sa rumeur des frissons du lys et de la rose,

De la foudre, des flots, des souffles du ciel bleu,

Ne sait ce qu'elle dit quand elle parle à Dieu ?

Crois-tu qu'elle ne soit qu'une langue épaissie ?

Crois-tu que la nature énorme balbutie,

Et que Dieu se serait, dans son immensité,

Donné pour tout plaisir, pendant l'éternité,

D'entendre bégayer une sourde-muette ?

Non, l'abîme est un prêtre et l'ombre est un poëte ;

Non, tout est une voix et tout est un parfum ;

Tout dit dans l'infini quelque chose à quelqu'un ;

Une pensée emplit le tumulte superbe.

Dieu n'a pas fait un bruit sans y mêler le Verbe.

Tout, comme toi, gémit, ou chante comme moi ;

Tout parle62. Et maintenant, homme, sais-tu pourquoi

Tout parle ? Écoute bien. C'est que vents, ondes, flammes,

Arbres, roseaux, rochers, tout vit !

 Dieu n'a créé que l'être impondérable63.

Il le fit radieux, beau, candide, adorable,

Mais imparfait ; sans quoi, sur la même hauteur,

La créature étant égale au créateur,

Cette perfection, dans l'infini perdue,

Se serait avec Dieu mêlée et confondue,

Et la création, à force de clarté,

En lui serait rentrée et n'aurait pas été.

La création sainte où rêve le prophète,

Pour être, ô profondeur ! devait être imparfaite.

 

Donc, Dieu fit l'univers, l'univers fit le mal64.

 

L'être créé, paré du rayon baptismal,

En des temps dont nous seuls conservons la mémoire,

Planait dans la splendeur sur des ailes de gloire ;

Tout était chant, encens, flamme, éblouissement ;

L'être errait, aile d'or, dans un rayon charmant,

Et de tous les parfums tour à tour était l'hôte ;

Tout nageait, tout volait.

 

 Or, la première faute65 

Fut le premier poids.

 

 Dieu sentit une douleur.

Le poids prit une forme, et, comme l'oiseleur

Fuit emportant l'oiseau qui frissonne et qui lutte,

Il tomba, traînant l'ange éperdu dans sa chute.

Le mal était fait. Puis, tout alla s'aggravant ;

Et l'éther devint l'air, et l'air devint le vent ;

L'ange devint l'esprit, et l'esprit devint l'homme.

L'âme tomba, des maux multipliant la somme,

Dans la brute, dans l'arbre, et même, au-dessous d'eux,

Dans le caillou pensif, cet aveugle hideux.

Êtres vils qu'à regret les anges énumèrent !

Et de tous ces amas des globes se formèrent,

Et derrière ces blocs naquit la sombre nuit.

Le mal, c'est la matière. Arbre noir, fatal fruit.

 

Maintenant, c'est ici le rocher fatidique,

Et je vais t'expliquer tout ce que je t'indique ;

Je vais t'emplir les yeux de nuit et de lueurs.

Prépare-toi, front triste, aux funèbres sueurs.

Le vent d'en haut sur moi passe, et ce qu'il m'arrache,

Je te le jette ; prends, et vois.

 

 Et d'abord sache

Que le monde où tu vis est un monde effrayant

Devant qui le songeur, sous l'infini ployant,

Lève les bras au ciel et recule terrible.

Ton soleil est lugubre et ta terre est horrible.

Vous habitez le seuil du monde châtiment.

Mais vous n'êtes pas hors de Dieu complètement ;

Dieu, soleil dans l'azur, dans la cendre étincelle,

N'est hors de rien, étant la fin universelle ;

L'éclair est son regard, autant que le rayon ;

Et tout, même le mal, est la création,

Car le dedans du masque est encor la figure.

Homme, tu veux, tu fais, tu construis et tu fondes,

Et tu dis : – Je suis seul, car je suis le penseur.

L'univers n'a que moi dans sa morne épaisseur.

En deçà, c'est la nuit ; au delà, c'est le rêve.

L'idéal est un œil que la science crève67.

C'est moi qui suis la fin et qui suis le sommet. – 

Voyons ; observes-tu le bœuf qui se soumet ?

Écoutes-tu le bruit de ton pas sur les marbres ?

Interroges-tu l'onde ? et, quand tu vois des arbres,

Parles-tu quelquefois à ces religieux ?

Comme sur le versant d'un mont prodigieux,

Vaste mêlée aux bruits confus, du fond de l'ombre,

Tu vois monter à toi la création sombre.

Le rocher est plus loin, l'animal est plus près.

Comme le faîte altier et vivant, tu parais !

Mais, dis, crois-tu que l'être illogique nous trompe ?

L'échelle que tu vois, crois-tu qu'elle se rompe68 ?

Crois-tu, toi dont les sens d'en haut sont éclairés,

Que la création qui, lente et par degrés,

S'élève à la lumière, et, dans sa marche entière,

Fait de plus de clarté luire moins de matière

Et mêle plus d'instincts au monstre décroissant,

Crois-tu que cette vie énorme, remplissant

De souffles le feuillage et de lueurs la tête,

Qui va du roc à l'arbre et de l'arbre à la bête,

Et de la pierre à toi monte insensiblement,

S'arrête sur l'abîme à l'homme, escarpement ?

Non, elle continue, invincible, admirable,

Entre dans l'invisible et dans l'impondérable,

Y disparaît pour toi, chair vile, emplit l'azur

D'un monde éblouissant, miroir du monde obscur,

D'êtres voisins de l'homme et d'autres qui s'éloignent,

D'esprits purs, de voyants dont les splendeurs témoignent,

D'anges faits de rayons comme l'homme d'instincts ;

Elle plonge à travers les cieux jamais atteints,

Sublime ascension d'échelles étoilées,

Des démons enchaînés monte aux âmes ailées ;

Fait toucher le front sombre au radieux orteil,

Rattache l'astre esprit à l'archange soleil,

Relie, en traversant des millions de lieues,

Les groupes constellés et les légions bleues,

Peuple le haut, le bas, les bords et le milieu,

Et dans les profondeurs s'évanouit en Dieu69 !

 

Cette échelle apparaît vaguement dans la vie

Et dans la mort. Toujours les justes l'ont gravie ;

Jacob en la voyant, et Caton sans la voir.

Ses échelons sont deuil, sagesse, exil, devoir.

 

Et cette échelle vient de plus loin que la terre.

Sache qu'elle commence aux mondes du mystère,

Aux mondes des terreurs et des perditions ;

Et qu'elle vient, parmi les pâles visions,

Du précipice où sont les larves et les crimes,

Où la création, effrayant les abîmes,

Se prolonge dans l'ombre en spectre indéfini.

Car, au-dessous du globe où vit l'homme banni,

Hommes, plus bas que vous, dans le nadir livide,

Dans cette plénitude horrible qu'on croit vide,

Le mal, qui par la chair, hélas ! vous asservit,

Dégorge une vapeur monstrueuse qui vit !

Là sombre et s'engloutit, dans des flots de désastres,

L'hydre Univers tordant son corps écaillé d'astres ;

Là, tout flotte et s'en va dans un naufrage obscur ;

Dans ce gouffre sans bord, sans soupirail, sans mur,

De tout ce qui vécut pleut sans cesse la cendre ;

Et l'on voit tout au fond, quand l'œil ose y descendre,

Au delà de la vie, et du souffle et du bruit,

Un affreux soleil noir d'où rayonne la nuit70 !

 

Donc, la matière pend à l'idéal, et tire

L'esprit vers l'animal, l'ange vers le satyre,

Le sommet vers le bas, l'amour vers l'appétit.

Avec le grand qui croule elle fait le petit.

 

Toute faute qu'on fait est un cachot qu'on s'ouvre.

Les mauvais, ignorant quel mystère les couvre,

Les êtres de fureur, de sang, de trahison,

Avec leurs actions bâtissent leur prison ;

Tout bandit, quand la mort vient lui toucher l'épaule

Et l'éveille, hagard, se retrouve en la geôle

Que lui fit son forfait derrière lui rampant ;

Tibère en un rocher, Séjan72 dans un serpent.

 

L'homme marche sans voir ce qu'il fait dans l'abîme.

L'assassin pâlirait s'il voyait sa victime ;

C'est lui. L'oppresseur vil, le tyran sombre et fou,

En frappant sans pitié sur tous, forge le clou

Qui le clouera dans l'ombre au fond de la matière.

 

Les tombeaux sont les trous du crible cimetière,

D'où tombe, graine obscure en un ténébreux champ,

L'effrayant tourbillon des âmes.

 

 Tout méchant

Fait naître en expirant le monstre de sa vie,

Qui le saisit. L'horreur par l'horreur est suivie.

Nemrod gronde enfermé dans la montagne à pic ;

Quand Dalila descend dans la tombe, un aspic

Sort des plis du linceul, emportant l'âme fausse ;

Phryné73 meurt, un crapaud saute hors de la fosse ;

Ce scorpion au fond d'une pierre dormant,

C'est Clytemnestre aux bras d'Égysthe74 son amant ;

Du tombeau d'Anitus75 il sort une ciguë ;

Le houx sombre et l'ortie à la piqûre aiguë

Pleurent quand l'aquilon les fouette, et l'aquilon

Leur dit : Tais-toi, Zoïle76 ! et souffre, Ganelon !

Dieu livre, choc affreux dont la plaine au loin gronde,

Au cheval Brunehaut77 le pavé Frédégonde ;

La pince qui rougit dans le brasier hideux

Est faite du duc d'Albe78 et de Philippe deux ;

Farinace79 est le croc des noires boucheries ;

L'orfraie au fond de l'ombre a les yeux de Jeffryes80 ;

Tristan81 est au secret dans le bois d'un gibet.

Quand tombent dans la mort tous ces brigands, Macbeth,

Ezzelin82, Richard trois, Carrier, Ludovic Sforce,

La matière leur met la chemise de force.

Oh ! comme en son bonheur, qui masque un sombre arrêt,

Messaline83 ou l'horrible Isabeau frémirait,

Si, dans ses actions du sépulcre voisines,

Cette femme sentait qu'il lui vient des racines,

Et qu'ayant été monstre, elle deviendra fleur !

A chacun son forfait ! à chacun sa douleur !

Claude84 est l'algue que l'eau traîne de havre en havre ;

Xercès85 est excrément, Charles neuf est cadavre ;

Hérode86, c'est l'osier des berceaux vagissants ;

L'âme du noir Judas87, depuis dix-huit cents ans,

Se disperse et renaît dans les crachats des hommes ;

Et le vent qui jadis soufflait sur les Sodomes

Mêle, dans l'âtre abject et sous le vil chaudron,

La fumée Érostrate88 à la flamme Néron.

 
 

Et tout, bête, arbre et roche, étant vivant sur terre,

Tout est monstre, excepté l'homme, esprit solitaire.

L'âme que sa noirceur chasse du firmament

Descend dans les degrés divers du châtiment

Selon que plus ou moins d'obscurité la gagne.

L'homme en est la prison, la bête en est le bagne,

L'arbre en est le cachot, la pierre en est l'enfer.

Le ciel d'en haut, le seul qui soit splendide et clair,

La suit des yeux dans l'ombre, et, lui jetant l'aurore,

Tâche, en la regardant, de l'attirer encore.

O chute ! dans la bête, à travers les barreaux

De l'instinct, obstruant de pâles soupiraux,

Ayant encor la voix, l'essor et la prunelle,

L'âme entrevoit de loin la lueur éternelle ;

Dans l'arbre elle frissonne, et, sans jour et sans yeux,

Sent encor dans le vent quelque chose des cieux ;

Dans la pierre elle rampe, immobile, muette,

Ne voyant même plus l'obscure silhouette

Du monde qui s'éclipse et qui s'évanouit,

Et face à face avec son crime dans la nuit.

L'âme en ces trois cachots traîne sa faute noire.

Comme elle en a la forme, elle en a la mémoire ;

Elle sait ce qu'elle est ; et, tombant sans appuis,

Voit la clarté décroître à la paroi du puits ;

Elle assiste à sa chute, et, dur caillou qui roule,

Pense : Je suis Octave ; et, vil chardon qu'on foule,

Crie au talon : Je suis Attila le géant ;

Et, ver de terre au fond du charnier, et rongeant

Un crâne infect et noir, dit : Je suis Cléopâtre.

Et, hibou, malgré l'aube, ours, en bravant le pâtre,

Elle accomplit la loi qui l'enchaîne d'en haut ;

Pierre, elle écrase ; épine, elle pique ; il le faut.

Le monstre est enfermé dans son horreur vivante.

Il aurait beau vouloir dépouiller l'épouvante ;

Il faut qu'il reste horrible et reste châtié ;

O mystère ! le tigre a peut-être pitié !

Le tigre, sur son dos, qui peut-être eut une aile,

A l'ombre des barreaux de la cage éternelle ;

Un invisible fil lie aux noirs échafauds

Le noir corbeau dont l'aile est en forme de faulx ;

L'âme louve ne peut s'empêcher d'être louve,

Car le monstre est tenu, sous le ciel qui l'éprouve,

Dans l'expiation par la fatalité.

Jadis, sans la comprendre et d'un œil hébété,

L'Inde a presque entrevu cette métempsycose.

La ronce devient griffe, et la feuille de rose

Devient langue de chat, et, dans l'ombre et les cris,

Horrible, lèche et boit le sang de la souris ;

Qui donc connaît le monstre appelé mandragore ?

Qui sait ce que, le soir, éclaire le fulgore89,

Être en qui la laideur devient une clarté ?

Ce qui se passe en l'ombre où croît la fleur d'été

Efface la terreur des antiques avernes.

Étages effrayants ! cavernes sur cavernes.

Ruche obscure du mal, du crime et du remord !

 

Donc, une bête va, vient, rugit, hurle, mord ;

Un arbre est là, dressant ses branches hérissées,

Une dalle s'effondre au milieu des chaussées

Que la charrette écrase et que l'hiver détruit,

Et, sous ces épaisseurs de matière et de nuit,

Arbre, bête, pavé, poids que rien ne soulève,

Dans cette profondeur terrible, une âme rêve !

 

Que fait-elle ? elle songe à Dieu !

 

 Fatalité !

Échéance ! retour ! revers ! autre côté !

O loi ! pendant qu'assis à table, joyeux groupes,

Les pervers, les puissants, vidant toutes les coupes,

Oubliant qu'aujourd'hui par demain est guetté,

Étalent leur mâchoire en leur folle gaîté,

Voilà ce qu'en sa nuit muette et colossale,

Montrant comme eux ses dents tout au fond de la salle,

Leur réserve la mort, ce sinistre rieur !

 
 

O châtiment ! dédale aux spirales funèbres !

Construction d'en bas qui cherche les ténèbres,

Plonge au-dessous du monde et descend dans la nuit,

Et, Babel renversée, au fond de l'ombre fuit91 !

 

L'homme qui plane et rampe, être crépusculaire,

En est le milieu.

 

 L'homme est clémence et colère ;

Fond vil du puits, plateau radieux de la tour ;

Degré d'en haut pour l'ombre et d'en bas pour le jour.

L'ange y descend, la bête après la mort y monte ;

Pour la bête, il est gloire, et, pour l'ange, il est honte ;

Dieu mêle en votre race, hommes infortunés,

Les demi-dieux punis aux monstres pardonnés.

 

 Homme ! autour de toi la création rêve.

Mille êtres inconnus t'entourent dans ton mur.

Tu vas, tu viens, tu dors sous leur regard obscur,

Et tu ne les sens pas vivre autour de ta vie :

Toute une légion d'âmes t'est asservie ;

Pendant qu'elle te plaint, tu la foules aux pieds.

Tous tes pas vers le jour sont par l'ombre épiés.

Ce que tu nommes chose, objet, nature morte,

Sait, pense, écoute, entend. Le verrou de ta porte

Voit arriver ta faute et voudrait se fermer.

Ta vitre connaît l'aube, et dit : Voir ! croire ! aimer !

Les rideaux de ton lit frissonnent de tes songes.

Dans les mauvais desseins quand, rêveur, tu te plonges,

La cendre dit au fond de l'âtre sépulcral :

Regarde-moi ; je suis ce qui reste du mal.

Hélas ! l'homme imprudent trahit, torture, opprime.

La bête en son enfer voit les deux bouts du crime ;

Un loup pourrait donner des conseils à Néron.

Homme ! homme ! aigle aveuglé, moindre qu'un moucheron !

Pendant que dans ton Louvre ou bien dans ta chaumière,

Tu vis, sans même avoir épelé la première

Des constellations, sombre alphabet qui luit

Et tremble sur la page immense de la nuit,

Pendant que tu maudis et pendant que tu nies,

Pendant que tu dis : Non ! aux astres ; aux génies :

Non ! à l'idéal : Non ! à la vertu : Pourquoi ?

Pendant que tu te tiens en dehors de la loi,

Copiant les dédains inquiets ou robustes

De ces sages qu'on voit rêver dans les vieux bustes,

Et que tu dis : Que sais-je ? amer, froid, mécréant,

Prostituant ta bouche au rire du néant,

A travers le taillis de la nature énorme,

Flairant l'éternité de son museau difforme,

Là, dans l'ombre, à tes pieds, homme, ton chien voit Dieu92.

 

Ah ! je t'entends. Tu dis : – Quel deuil ! la bête est peu,

L'homme n'est rien. O loi misérable ! ombre ! abîme ! – 

O songeur ! cette loi misérable est sublime.

Il faut donc tout redire à ton esprit chétif !

A la fatalité, loi du monstre captif,

Succède le devoir, fatalité de l'homme.

Ainsi de toutes parts l'épreuve se consomme

Dans le monstre passif, dans l'homme intelligent,

La nécessité morne en devoir se changeant,

Et l'âme, remontant à sa beauté première,

Va de l'ombre fatale à la libre lumière.

Or, je te le redis, pour se transfigurer,

Et pour se racheter, l'homme doit ignorer.

Il doit être aveugle par toutes les poussières.

Sans quoi, comme l'enfant guidé par des lisières,

L'homme vivrait, marchant droit à la vision.

Douter est sa puissance et sa punition.

Il voit la rose, et nie ; il voit l'aurore, et doute ;

Où serait le mérite à retrouver sa route,

Si l'homme, voyant clair, roi de sa volonté,

Avait la certitude, ayant la liberté ?

Non. Il faut qu'il hésite en la vaste nature,

Qu'il traverse du choix l'effrayante aventure,

Et qu'il compare au vice agitant son miroir,

Au crime, aux voluptés, l'œil en pleurs du devoir ;

Il faut qu'il doute ! Hier croyant, demain impie ;

Il court du mal au bien ; il scrute, sonde, épie,

Va, revient, et, tremblant, agenouillé, debout,

Les bras étendus, triste, il cherche Dieu partout ;

Il tâte l'infini jusqu'à ce qu'il l'y sente ;

Alors, son âme ailée éclate frémissante ;

L'ange éblouissant luit dans l'homme transparent.

Le doute le fait libre, et la liberté, grand.

La captivité sait ; la liberté suppose,

Creuse, saisit l'effet, le compare à la cause,

Croit vouloir le bien-être et veut le firmament ;

Et, cherchant le caillou, trouve le diamant.

C'est ainsi que du ciel l'âme à pas lents s'empare.

Oui, ton fauve univers est le forçat de Dieu.

Les constellations, sombres lettres de feu,

Sont les marques du bagne à l'épaule du monde.

Dans votre région tant d'épouvante abonde,

Que, pour l'homme, marqué lui-même du fer chaud,

Quand il lève les yeux vers les astres, là-haut,

Le cancer resplendit, le scorpion flamboie,

Et dans l'immensité le chien sinistre aboie !

Ces soleils inconnus se groupent sur son front

Comme l'effroi, le deuil, la menace et l'affront ;

De toutes parts s'étend l'ombre incommensurable ;

En bas l'obscur, l'impur, le mauvais, l'exécrable,

Le pire, tas hideux, fourmillent ; tout au fond,

Ils échangent entre eux dans l'ombre ce qu'ils font ;

Typhon93 donne l'horreur, Satan donne le crime ;

Lugubre intimité du mal et de l'abîme !

Amours de l'âme monstre et du monstre univers !

Baiser triste ! et l'informe engendré du pervers,

La matière, le bloc, la fange, la géhenne,

L'écume, le chaos, l'hiver, nés de la haine,

Les faces de beauté qu'habitent des démons,

Tous les êtres maudits, mêlés aux vils limons,

Pris par la plante fauve et la bête féroce,

Le grincement de dents, la peur, le rire atroce,

L'orgueil, que l'infini courbe sous son niveau,

Rampent, noirs prisonniers, dans la nuit, noir caveau.

La porte, affreuse et faite avec de l'ombre, est lourde ;

Par moments, on entend, dans la profondeur sourde,

Les efforts que les monts, les flots, les ouragans,

Les volcans, les forêts, les animaux brigands,

Et tous les monstres font pour soulever le pêne ;

Et sur cet amas d'ombre et de crime et de peine,

Ce grand ciel formidable est le scellé de Dieu.

 

Voilà pourquoi, songeur dont la mort est le vœu,

Tant d'angoisse est empreinte au front des cénobites !

 

Je viens de te montrer le gouffre. Tu l'habites.

 

Donc, représente-toi cette sombre figure :

Ce gouffre, c'est l'égout du mal universel94.

Ici vient aboutir de tous les points du ciel

La chute des punis, ténébreuse traînée.

Dans cette profondeur, morne, âpre, infortunée,

De chaque globe il tombe un flot vertigineux

D'âmes, d'esprits malsains et d'êtres vénéneux,

Flot que l'éternité voit sans fin se répandre.

Chaque étoile au front d'or qui brille, laisse pendre

Sa chevelure d'ombre en ce puits effrayant.

Ame immortelle, vois, et frémis en voyant :

Voilà le précipice exécrable où tu sombres.

 

Oh ! qui que vous soyez, qui passez dans ces ombres,

Versez votre pitié sur ces douleurs sans fond !

Dans ce gouffre, où l'abîme en l'abîme se fond,

Se tordent les forfaits, transformés en supplices,

L'effroi, le deuil, le mal, les ténèbres complices,

Les pleurs sous la toison, le soupir expiré

Dans la fleur, et le cri dans la pierre muré !

Oh ! qui que vous soyez, pleurez sur ces misères !

Pour Dieu seul, qui sait tout, elles sont nécessaires ;

Mais vous pouvez pleurer sur l'énorme cachot

Sans déranger le sombre équilibre d'en haut !

Hélas ! hélas ! hélas ! tout est vivant ! tout pense !

La mémoire est la peine, étant la récompense95.

 

 Les fleurs souffrent sous le ciseau,

Et se ferment ainsi que des paupières closes ;

Toutes les femmes sont teintes du sang des roses ;

La vierge au bal, qui danse, ange aux fraîches couleurs,

Et qui porte en sa main une touffe de fleurs,

Respire en souriant un bouquet d'agonies.

Pleurez sur les laideurs et les ignominies,

Pleurez sur l'araignée immonde, sur le ver,

Sur la limace au dos mouillé comme l'hiver,

Sur le vil puceron qu'on voit aux feuilles pendre,

Sur le crabe hideux, sur l'affreux scolopendre,

Sur l'effrayant crapaud, pauvre monstre aux doux yeux,

Qui regarde toujours le ciel mystérieux !

Plaignez l'oiseau de crime et la bête de proie.

Ce que Domitien, César, fit avec joie,

Tigre, il le continue avec horreur. Verrès,

Qui fut loup sous la pourpre, est loup dans les forêts ;

Il descend, réveillé, l'autre côté du rêve :

Son rire, au fond des bois, en hurlement s'achève ;

Pleurez sur ce qui hurle et pleurez sur Verrès.

Sur ces tombeaux vivants, marqués d'obscurs arrêts,

Penchez-vous attendri ! versez votre prière !

La pitié fait sortir des rayons de la pierre.

Plaignez le louveteau, plaignez le lionceau.

La matière, affreux bloc, n'est que le lourd monceau

Des effets monstrueux, sortis des sombres causes.

Ayez pitié ! voyez des âmes dans les choses.

Hélas ! le cabanon subit aussi l'écrou ;

Plaignez le prisonnier, mais plaignez le verrou ;

Plaignez la chaîne au fond des bagnes insalubres ;

La hache et le billot sont deux êtres lugubres ;

La hache souffre autant que le corps, le billot

Souffre autant que la tête ; ô mystères d'en haut !

Ils se livrent une âpre et hideuse bataille ;

Il ébrèche la hache et la hache l'entaille ;

Ils se disent tout bas l'un à l'autre : Assassin !

Et la hache maudit les hommes, sombre essaim,

Quand, le soir, sur le dos du bourreau, son ministre,

Elle revient dans l'ombre, et luit, miroir sinistre,

Ruisselante de sang et reflétant les cieux ;

Et, la nuit, dans l'étal morne et silencieux,

Le cadavre au cou rouge, effrayant, glacé, blême,

Seul, sait ce que lui dit le billot, tronc lui-même.

Oh ! que la terre est froide et que les rocs sont durs !

Quelle muette horreur dans les halliers obscurs !

Les pleurs noirs de la nuit sur la colombe blanche

Tombent ; le vent met nue et torture la branche ;

Quel monologue affreux dans l'arbre aux rameaux verts !

Quel frisson dans l'herbe ! Oh ! quels yeux fixes ouverts

Dans les cailloux profonds, oubliettes des âmes !

C'est une âme que l'eau scie en ses froides lames ;

C'est une âme que fait ruisseler le pressoir.

Ténèbres ! l'univers est hagard. Chaque soir,

Le noir horizon monte et la nuit noire tombe ;

Tous deux, à l'occident, d'un mouvement de tombe,

Ils vont se rapprochant, et, dans le firmament,

O terreur ! sur le jour, écrasé lentement,

La tenaille de l'ombre effroyable se ferme.

Oh ! les berceaux font peur. Un bagne est dans un germe.

Ayez pitié, vous tous et qui que vous soyez !

Les hideux châtiments, l'un sur l'autre broyés,

Roulent, submergeant tout, excepté les mémoires.

Parfois on voit passer dans ces profondeurs noires,

Comme un rayon lointain de l'éternel amour ;

Alors l'hyène Atrée96 et le chacal Timour,

Et l'épine Caïphe et le roseau Pilate,

Le volcan Alaric97 à la gueule écarlate,

L'ours Henri huit, pour qui Morus en vain pria,

Le sanglier Selim98 et le porc Borgia,

Poussent des cris vers l'Être adorable ; et les bêtes

Qui portèrent jadis des mitres sur leurs têtes,

Les grains de sable rois, les brins d'herbe empereurs,

Tous les hideux orgueils et toutes les fureurs,

Se brisent ; la douceur saisit le plus farouche ;

Le chat lèche l'oiseau, l'oiseau baise la mouche ;

Le vautour dit dans l'ombre au passereau : Pardon !

Une caresse sort du houx et du chardon ;

Tous les rugissements se fondent en prières ;

On entend s'accuser de leurs forfaits les pierres ;

Tous ces sombres cachots qu'on appelle les fleurs

Tressaillent ; le rocher se met à fondre en pleurs ;

Des bras se lèvent hors de la tombe dormante ;

Le vent gémit, la nuit se plaint, l'eau se lamente,

Et, sous l'œil attendri qui regarde d'en haut,

Tout l'abîme n'est plus qu'un immense sanglot.

 

Espérez ! espérez ! espérez, misérables99 !

Pas de deuil infini, pas de maux incurables,

 Pas d'enfer éternel !

Les douleurs vont à Dieu, comme la flèche aux cibles ;

Les bonnes actions sont les gonds invisibles

 De la porte du ciel.

 

Le deuil est la vertu, le remords est le pôle

Des monstres garrottés dont le gouffre est la geôle ;

 Quand, devant Jéhovah,

Un vivant reste pur dans les ombres charnelles,

La mort, ange attendri, rapporte ses deux ailes

 A l'homme qui s'en va.

 

Les enfers se refont édens ; c'est là leur tâche.

Tout globe est un oiseau que le mal tient et lâche.

 Vivants, je vous le dis,

Les vertus, parmi vous, font ce labeur auguste

D'augmenter sur vos fronts le ciel ; quiconque est juste

 Travaille au paradis.

 
 
 

Et vers Dieu par la main il conduira ce frère !

Et, quand ils seront près des degrés de lumière

 Par nous seuls aperçus,

Tous deux seront si beaux, que Dieu dont l'œil flamboie

Ne pourra distinguer, père ébloui de joie,

 Bélial de Jésus !

Jersey, 1855.


1 Ms : 24 avril 1855. Peu éloigné dans le temps de Magnitudo parvi, le poème des Mages entretient une relation très étroite avec cette autre grande pièce : du génie cosmique de Dieu aux génies de l'humanité, de la prière devant l'infini au pontificat humain de l'infini. La date fictive, elle, est, avec celle de Spes, la plus récente du recueil : elle suggère que tel est le point de sa philosophie et de sa poésie auquel Hugo est alors parvenu.

Une étude fondamentale de J. Seebacher a été consacrée à ce poème : « Sens et structure des Mages », Revue des Sciences humaines, juillet-septembre 1963, pp. 347-370 [repris dans Victor Hugo ou le calcul des profondeurs, pp. 123-154]. Sur le sens de ce poème dans la conception d'ensemble des Contemplations , cf. J. Gaudon, Le Temps de la contemplation, pp. 263-266.

2 Sur ce motif, voir P. Moreau, « Paysages introspectifs chez Victor Hugo ».

3 Sur le mont Horeb Dieu parle au prophète Élie et sur le Thabor a lieu la Transfiguration.

4 Hésiode est sans doute cité en tant qu'auteur de la Théogonie.

5 Manès : fondateur, au IIIe siècle de notre ère, du manichéisme.

6 Cf. VI, IX, n. 2.

7 Patmos : île où saint Jean est censé avoir écrit l'Apocalypse ; Tyane : séjour du thaumaturge Apollonius.

8 Dodone : lieu d'un oracle de Zeus en Grèce ; Whitehall : palais royal de Londres.

9 Cf. VI, XIV (dernière strophe).

10 Fulgores : au temps de Hugo on croyait qu'ils brillaient la nuit, comme les vers luisants (A.).

11 Lucrèce : un des quatorze génies souverains de l'humanité dans William Shakespeare.

12 Saint Paul : un des quatorze génies souverains de l'humanité dans William Shakespeare.

13 Cf. Les Lions (première série de La Légende des Siècles, I, IV), où est mis en scène le prophète Daniel dans la fosse aux lions.

14 Tacite : un des quatorze génies souverains de l'humanité dans William Shakespeare.

15 Conception romantique des auteurs comiques. Cervantès et Rabelais sont deux des quatorze génies souverains de l'humanité dans William Shakespeare.

16 Dans le Mercator de Plaute le personnage de Dimophon croit voir sa femme et sa jeune esclave transformées en chèvre (C).

17 Médor : un des personnages du Roland furieux de l'Arioste.

18 La tradition attribue plutôt à Platon cette marque d'élection poétique.

19 Moschus et Bion : deux poètes de la pastorale, dont le cadre habituel est la Sicile (les Dioscures sont les gémeaux Castor et Pollux).

20 Pergolèse : compositeur d'un Stabat mater célèbre ; Piranèse : graveur dont l'œuvre, les Prisons, a exercé une véritable fascination sur les Romantiques. Sur Piranèse et Babel, cf. « Puits de l'Inde » (Les Rayons et les Ombres, XIII) : Effrayantes Babels que rêvait Piranèse.

21 Bramante : architecte de Saint-Pierre-de-Rome (= « la Vaticane »).

22 Lysippe : statuaire corinthien. Corinthe est dans le Péloponnèse comme le mont Ithome...

23 Primatice (= le Primatice) : peintre, sculpteur et architecte du XVIe siècle.

24 Job et Dante : deux des quatorze génies souverains de l'humanité dans William Shakespeare.

25 Allusion au début de la Satire III. Juvénal est un des quatorze génies souverains de l'humanité dans William Shakespeare.

26 Larves : fantômes en latin.

27 Allusion à Virgile, Géorgiques, I, 383-387, qui décrit les ébats des oiseaux dans les eaux du Caystre (A.).

28 Vers difficile à comprendre. Il s'agit moins de deux accessoires de théâtre (la coupe pour la comédie, la torche pour la tragédie) que de la désignation métonymique de la nourriture et de la lumière.

29 Cf. VI, III (v. 2).

30 Référence au pas du Commandeur.

31 Sur le motif de la plume chez Hugo, cf. VI, XV, n. 5.

32 Renversement de la situation jusqu'alors dominante, illustrée notamment au début de VI, III (cf. supra, n. 1). À une époque où Hugo semble « relégue[r] au magasin des accessoires la table parlante » 0. Gaudon, Le Temps de la contemplation, p. 266 ; voir aussi pp. 511-512, n. 62). l'affirmation de ce vers prend tout son sens : c'est à la poésie désormais qu'il revient de forcer l'inconnu à s'exprimer. On passe du Hugo-mage au Hugo-poète (S.).

33 Sur ce motif essentiel, cf. VI, VI, n. 29.

34 Pilônes (en fait, pylônes) : espèces de pyramides égyptiennes ; runes : caractères de l'ancien alphabet Scandinave et, par extension, inscriptions rédigées au moyen de ces caractères.

35 Idée constitutive du poème, dont on trouve la formulation sous la plume de Sainte-Beuve en 1830 : « [...] tout progrès nouveau est une révélation de Dieu à l'homme, une ascension de l'homme à Dieu ; le savant qui invente y est soumis comme l'artiste le plus sentimental ; il y a dans toute conception nouvelle du génie, une sorte d'influence électrique, irrésistible, indéfinissable, un acte de foi de nous à Dieu, une volonté de Dieu en nous. » (cité par J.-R.).

36 Cromlechs : monuments mégalithiques.

37 Herschell : astronome anglais (1738-1822), découvreur d'Uranus et de ses satellites, ainsi que de deux des satellites de Saturne. À noter la puissante expression : « l'être central ».

38 Souvenir des « deux infinis » de Pascal et de la lecture qui en a été faite dans Magnitudo parvi (cf. III, XXX, n. 10).

39 Sur le rayon, l'œil et le regard, cf. III, XXX, n. 9.

40 Escarboucle : rubis couleur de charbon ardent ; caractérisée par la double réfraction. C'est « le diamant des diamants » (Hugo, William Shakespeare) (S.).

41 Ézéchiel : un des quatorze génies souverains de l'humanité dans William Shakespeare.

42 Hugo fait ici allusion à l'épisode des ossements dans Ézéchiel (Ez, XXXVII, 1-14).

43 C'est là une illustration du « côté politique » des Contemplations (cf. V, XVI, n. 1). Il n'est pas indifférent que l'inspiration de Châtiments reparaisse dans un texte qui, définissant la relation des mages à Dieu, est une nouvelle version de la « fonction du poète ».

44 Quito : capitale de l'Équateur, entourée de volcans ; l'Hékla : un volcan d'Islande.

45 L'ouragan apparaît comme un principe de désordre et aussi comme un principe de la dynamique cosmique. Il n'est donc pas étonnant qu'il soit de nature satanique. Son action consiste à décomposer les forces, à procéder à leur analyse, pour les recomposer dans l'ordre de l'Esprit.

46 Phlégéton : fleuve de feu des enfers.

47 Tyburn : équivalent londonien de Montfaucon.

48 Beccaria : auteur du Traité des délits et des peines (1764). Un des héros de Hugo, en ce qu'il opposait une nouvelle pénalité à l'ancienne fondée sur des supplices affreux.

49 Allusion à la découverte des propriétés anesthésiantes de l'éther (C).

50 Camoens : poète portugais, auteur des Lusiades, dont le héros est le navigateur Vasco de Gama.

51 Conjugaison dans cette strophe de deux motifs inspirés, l'un de Ibo (VI, II) : la marche en avant du poète à travers l'infini ; l'autre de La Caravane (Châtiments, VII, VII) : la marche en avant de la civilisation humaine à travers les déserts de l'histoire.

52 Légion : c'est le mot qui chez Hugo désigne l'Esprit humain (cf. Dieu, Le Seuil du gouffre).

53 Reprise symphonique étendue à toute l'humanité de l'ascension du poète telle qu'elle était mise en scène dans Ibo (VI, II).

54 Ce dernier vers des Mages a fait couler beaucoup d'encre. D'un strict point de vue hugolien et grammatical, il n'y a qu'une explication, parfaitement formulée par J. Seebacher : « Il ne s'agit pas seulement de l'évanouissement de la matière dans les cieux, et pas du tout de la libération de l'âme après la mort. Il faut comprendre que les cieux eux-mêmes s'évanouissent, cessent d'être cette calotte surplombante ; plus précisément, l'évanouissement devient la substance des cieux, et le terme conserve sa double valeur de substantif et d'action : il est à la fois le milieu de Dieu et sa fuite continuelle. »

55 Ms : 29 Xbre [décembre] 1854. La date fictive est passionnante : elle fait de ce poème une espèce de feuillet détaché du livre de l'anniversaire que l'on peut lire en quelque manière dans les Pauca meæ (cf. IV, IV, n. 1). D'autre part, sa propre mort envisagée par le poète, à la différence de ce qui se passait dans Veni, vidi, vixi (IV, XIII) – dont l'avant-dernier vers contient le mot « portes », et que dans son ensemble démarque ce poème d'Au bord de l'infini – est maintenant dans ce livre sixième une apocalypse. Cette mort est la condition pour que lui aussi goûte « l'évanouissement des cieux ».

Hugo a perdu son père le 29 janvier 1828 et sa mère le 27 juin 1821.

56 Le premier enfant de Hugo, Léopold, mourut le 10 octobre 1823, âgé de trois mois.

57 Eugène Hugo est mort le 20 février 1837 et Abel le 8 février 1855.

58 Ms : 1™ mars 1855. Le titre (nom, divinité, lumière), formé d'une double paronomase, est en fait difficilement traduisible. Il invite à chercher, dans tous les sens, le divin dans sa double relation à la lumière et à la profération. Textuellement cela se vérifie dans le corps du poème : le nom de « Jéhovah » s'inscrit en lettres de lumière sous la forme du « septentrion ».

59 Ms : 1er octobre-13 octobre. J'ai fini ce poëme de la / fatalité universelle et de / l'espérance universelle le / vendredi treize octobre. 1854.

Le titre constitue à lui seul la clef de textualité de cette pièce. Il s'agit d'un discours énoncé par l'inconnu, et non pas par le poète. Le recours à la topographie jersiaise (il y a à Jersey, selon une remarque de J.-B. Barrère, un devil's hole) ne saurait réduire l'expression de « bouche d'ombre » à une seule signification. Il faut davantage penser à la caractéristique de l'inconnu énoncée en VI, III : « le muet habite dans le sombre » : le muet ouvre maintenant la bouche. D'autre part, cette révélation apparaît comme une condensation de nombreuses séances des Tables, en particulier de celle du 24 avril 1854, où le Drame a commandé à Hugo des vers sur des sujets bien précis (cf. VI, VI, n. 16). C'est donc bien un discours directement inspiré par les Tables qui est proposé dans ce texte (voir J. Gaudon, Le Temps de la contemplation, pp. 231-236).

Sur ce poème voir les remarquables analyses de J.-R. dans leurs Notes sur « Les Contemplations », pp. 212-222.

60 Sur le ciron, cf. III, XXX, n. 10.

61 Reprise d'un passage du poème À André Chénier (I, V) :

Ce n'est pas un pleureur que le vent en démence. Sur le rapport entre VI, XXVI et I, V, cf. la note 1 à ce dernier poème.

62 Truisme hérité de la tradition illuministe et romantique ; à rapprocher de la formule qui l'aura immédiatement suscité dans le texte : « tout parle ».

63 Au sens propre l'être impondérable est celui qui échappe à la pesanteur, au poids, qui entraîne tout être créé vers le bas. Scientifiquement la recherche au XIXe siècle s'attache à l'étude de la chaleur, de la lumière, de l'électricité, du magnétisme, de ce qu'elle désigne du nom d'impondérables, pour parvenir à la compréhension de l'unité de l'univers (S.).

64 À rapprocher de la « fusée » de Baudelaire : « Qu'est-ce que la chute ? / Si c'est l'unité devenue dualité, c'est Dieu qui a chuté. / En d'autres termes, la création ne serait-elle pas la chute de Dieu ? » (Mon cœur mis à nu, XXXIII). Dans la théologie de Hugo, qui est également, de façon implicite, une théodicée, le mal se pense dans la référence à l'immanence, puisqu'il est le résultat intrinsèque de l'univers créé, – mais certainement pas de la création de l'univers.

65 Cette première faute n'a rien à voir avec le péché originel, même si toute la métaphysique du mal qui est exposée dans ces vers emprunte aux Écritures son modèle poétique ; dans ce développement, ce modèle est celui de la chute : non pas la déchéance morale et religieuse, mais littéralement la chute des « graves ».

66 Aromal : ce mot appartient au vocabulaire des fouriéristes. Les aromes sont des fluides impondérables qui président à la création des espèces (cf. supra, n. 5). L'être aromal s'oppose à l'être charnel (A.).

67 Cf. III, XXX, n. 11.

68 La doctrine de l'échelle des êtres remonte au XVIIIe siècle. Illustrée alors par Ch. Bonnet, puis au XIXe siècle par Geoffroy Saint-Hilaire dans sa querelle avec Cuvier, elle connaît une grande diffusion à l'époque romantique, par exemple chez Nodier dans La Fée aux miettes ou chez Hugo lui-même dans la Préface de Cromwell (A.).

69 À rapprocher du vers final des Mages (cf. VI, XXIII, n. 55).

70 Sur cette image essentielle du Romantisme, voir H. Tuzet, « L'image du Soleil Noir », Revue des sciences humaines, octobre-décembre 1957, n° 88, pp. 479-502. Ce soleil noir, qui vient de la célèbre gravure de Dürer, Melancholia, éclaire tous les poètes de la première moitié du XIXe siècle, de Gautier à Nerval. Voir aussi l'hypothèse avancée par B. Leuilliot (Poésie, 1, p. 771, n. 230) de l'influence de la photographie sur la constitution de cette image : le soleil noir est le négatif du soleil.

71 Référence à l'Inferno de Dante : le poète et le spectre forment un couple semblable, de loin, à celui de Dante et Virgile.

72 Séjan : favori de l'empereur Tibère.

73 Phryné : courtisane grecque.

74 Égysthe : cf. VI, VI, n. 12.

75 Anitus : cf. V, VII, n. 2.

76 Zoïle : critique grec d'Homère, une des figures du mal chez Hugo (cf. William Shakespeare, II, III) ; Ganelon : responsable de la mort de Roland à Roncevaux.

77 Brunehaut : attachée à la croupe d'un cheval par le fils de Frédégonde pour venger sa mère après sa mort.

78 Duc d'Albe : cruel lieutenant de Philippe II dans les Pays-Bas ; Philippe II : roi d'Espagne, une des incarnations de Satan chez Hugo (cf. La Rose de l'Infante, dans la première série de La Légende des Siècles, IX).

79 Farinace : magistrat romain sous les papes Clément VIII et Paul V, aussi rigide que dépravé.

80 Jeffrys : chancelier de Jacques II (cf. L'Homme qui rit, où, sur l'ordre du roi, il fait défigurer Gwynplaine par les comprachicos).

81 Tristan : cf. V, III, n. 24.

82 Ezzelin : chef du parti gibelin sous Frédéric II, appelé « le Féroce » ; Richard III : roi shakespearien, type du villain élisabéthain ; Carrier : conventionnel, responsable des noyades de Nantes ; Ludovic Sforce (= Sforza) : duc de Milan.

83 Messaline : épouse débauchée de l'empereur Claude ; Isabeau : reine de Bavière, débauchée, à qui Sade consacra un roman.

84 Claude : empereur romain, lâche, beau-père de Néron.

85 Xercès (= Xerxès) : roi de Perse, écrasé à Salamine ; Charles IX : cf. VI, VI, n. 12.

86 Hérode : responsable du massacre des saints Innocents.

87 Cf. La Fin de Satan, éd. d'E. Blewer et J. Gaudon, p. 38, où c'est Barrabas qui naît d'un crachat de Satan, Judas naissant, lui, d'un blasphème.

88 Érostrate : cf. I, XXVI, n. 9 ; Néron : l'incendie de Rome lui est attribué.

89 Fulgore : cf. VI, XXIII, n. 10.

90 Hermès psychopompe conduit les âmes aux enfers une baguette à la main dans la mythologie grecque.

91 Babel est un mythe fondamental dans l'imaginaire hugolien, qui fait son apparition dans Les Orientales et qui trouve avant l'exil son expression la plus achevée dans le chapitre Ceci tuera cela de Notre-Dame de Paris et dans le poème La Pente de la rêverie des Feuilles d'automne, chacun des deux en 1831. Même si le propre de la Babel hugolienne est de se dérober sans cesse à une représentation une et unique, dès avant la fin des années 30 la tour a tendance à se creuser, à s'évider et à se renverser : souvent alors et jusqu'au milieu des années 1850 la tour devient un gouffre en spirale (cf. M. Butor, « Babel en creux », in Répertoire II, Éditions de Minuit [1964], pp. 199-214), où l'œil du poète se perd à la recherche de l'objet de sa contemplation ; en cela Babel est la figuration même du travail poétique.

92 Sur cette idée que l'animal a une aptitude à voir ce que l'homme ne peut pas voir, cf., par exemple, Dieu invisible au philosophe (première série de La Légende des Siècles, I, VII), ou, dans une perspective un peu différence, Ponto (Les Contemplations, V, XI).

93 Typhon : dieu égyptien, frère d'Osiris, figure du mal.

94 Sur l'égout chez Hugo, cf., entre autres textes, L'Égout de Rome (Châtiments, VII, IV) et L'Intestin de Léviathan (Les Misérables, V, II). Voir Ch. Baudouin, Psychanalyse de Victor Hugo, Armand Colin, U2, [1972] (1re éd., 1943), pp. 106-107.

95 « Récompense » a ici le sens de « compensation », de « poids du crime » (S.).

96 Atrée : frère de Thyeste, à qui il offre en ragoût ses enfants ; Timour (= Tamerlan) : conquérant mongol.

97 Alaric : roi des Wisigoths, pilleur de Rome.

98 Sélim : sultan, surnommé « le Cruel ».

99 La rupture prosodique signale un changement essentiel dans le poème : désormais ce n'est plus le spectre, « la bouche d'ombre », qui parle, mais le poète. Le message passablement logorrhéique tenu par l'autre est récupéré par l'instance du sujet, le Moi. Cette centaine de vers a donc un enjeu immédiatement poétique : faire assumer le discours métaphysique et apocalyptique par le seul qui puisse lui donner une signification dans l'ordre de la poésie. C'est pourquoi ce finale de La Bouche d'ombre répète la doctrine qui vient d'être exposée, mais sous un angle différent : l'universelle déploration sur laquelle se terminait le long discours du spectre laisse maintenant place à un message d'espoir et d'amour. Enfin, il est à noter qu'au « tout parle » du début correspond dans la dernière strophe un « tout sera dit ».

100 Bélial : un des noms de Satan dans la Deuxième Épître aux Corinthiens (VI, 14-15) (J.-R.).