A CELLE

QUI EST RESTÉE EN FRANCE

I

Mets-toi sur ton séant, lève tes yeux, dérange1 

Ce drap glacé qui fait des plis sur ton front d'ange,

Ouvre tes mains, et prends ce livre : il est à toi.

 

Ce livre où vit mon âme, espoir, deuil, rêve, effroi,

Ce livre qui contient le spectre de ma vie,

Mes angoisses, mon aube, hélas ! de pleurs suivie,

L'ombre et son ouragan, la rose et son pistil,

Ce livre azuré, triste, orageux, d'où sort-il ?

D'où sort le blême éclair qui déchire la brume ?

Depuis quatre ans, j'habite un tourbillon d'écume ;

Ce livre en a jailli. Dieu dictait, j'écrivais2 ;

Car je suis paille au vent : Va ! dit l'esprit. Je vais.

Et, quand j'eus terminé ces pages, quand ce livre

Se mit à palpiter, à respirer, à vivre,

Une église des champs que le lierre verdit,

Dont la tour sonne l'heure à mon néant, m'a dit :

Ton cantique est fini ; donne-le-moi, poëte.

Je le réclame, a dit la forêt inquiète ;

Et le doux pré fleuri m'a dit : Donne-le-moi.

La mer, en le voyant frémir, m'a dit : Pourquoi

Ne pas me le jeter, puisque c'est une voile !

C'est à moi qu'appartient cet hymne, a dit l'étoile.

Donne-le-nous, songeur, ont crié les grands vents.

Et les oiseaux m'ont dit : Vas-tu pas aux vivants

Offrir ce livre, éclos si loin de leurs querelles ?

Laisse-nous l'emporter dans nos nids sur nos ailes !

Mais le vent n'aura point mon livre, ô cieux profonds !

Ni la sauvage mer, livrée aux noirs typhons,

Ouvrant et refermant ses flots, âpres embûches ;

Ni la verte forêt qu'emplit un bruit de ruches ;

Ni l'église où le temps fait tourner son compas ;

Le pré ne l'aura pas, l'astre ne l'aura pas ;

L'oiseau ne l'aura pas, qu'il soit aigle ou colombe,

Les nids ne l'auront pas ; je le donne à la tombe.

II

Autrefois, quand septembre en larmes revenait,

Je partais, je quittais tout ce qui me connaît,

Je m'évadais ; Paris s'effaçait ; rien, personne !

J'allais, je n'étais plus qu'une ombre qui frissonne,

Je fuyais, seul, sans voir, sans penser, sans parler,

Sachant bien que j'irais où je devais aller ;

Hélas ! je n'aurais pu même dire : Je souffre !

Et, comme subissant l'attraction d'un gouffre,

Que le chemin fût beau, pluvieux, froid, mauvais,

J'ignorais, je marchais devant moi, j'arrivais.

O souvenirs ! ô forme horrible des collines !

Et, pendant que la mère et la sœur, orphelines,

Pleuraient dans la maison, je cherchais le lieu noir

Avec l'avidité morne du désespoir ;

Puis j'allais au champ triste à côté de l'église ;

Tête nue, à pas lents, les cheveux dans la bise,

L'œil aux cieux, j'approchais ; l'accablement soutient ;

Les arbres murmuraient : C'est le père qui vient !

Les ronces écartaient leurs branches desséchées3 ;

Je marchais à travers les humbles croix penchées,

Disant je ne sais quels doux et funèbres mots ;

Et je m'agenouillais au milieu des rameaux

Sur la pierre qu'on voit blanche dans la verdure.

Pourquoi donc dormais-tu d'une façon si dure

Que tu n'entendais pas lorsque je t'appelais ?

Et les pêcheurs passaient en traînant leurs filets,

Et disaient : Qu'est-ce donc que cet homme qui songe ?

Et le jour, et le soir, et l'ombre qui s'allonge,

Et Vénus, qui pour moi jadis étincela,

Tout avait disparu que j'étais encor là.

J'étais là, suppliant celui qui nous exauce ;

J'adorais, je laissais tomber sur cette fosse,

Hélas ! où j'avais vu s'évanouir mes cieux,

Tout mon cœur goutte à goutte en pleurs silencieux ;

J'effeuillais de la sauge et de la clématite ;

Je me la rappelais quand elle était petite,

Quand elle m'apportait des lys et des jasmins,

Ou quand elle prenait ma plume dans ses mains,

Gaie, et riant d'avoir de l'encre à ses doigts roses ;

Je respirais les fleurs sur cette cendre écloses,

Je fixais mon regard sur ces froids gazons verts,

Et par moments, ô Dieu, je voyais, à travers

La pierre du tombeau, comme une fleur d'âme !

III

IV

 

O Dieu ! puisqu'en effet, dans ces sombres feuillets,

Dans ces strophes qu'au fond de vos cieux je cueillais,

Dans ces chants murmurés comme un épithalame5 

Pendant que vous tourniez les pages de mon âme,

Puisque j'ai, dans ce livre, enregistré mes jours,

Mes maux, mes deuils, mes cris dans les problèmes sourds,

Mes amours, mes travaux, ma vie heure par heure ;

Puisque vous ne voulez pas encor que je meure,

Et qu'il faut bien pourtant que j'aille lui parler ;

Puisque je sens le vent de l'infini souffler

Sur ce livre qu'emplit l'orage et le mystère ;

Puisque j'ai versé là toutes vos ombres, terre,

Humanité, douleur, dont je suis le passant ;

Puisque de mon esprit, de mon cœur, de mon sang,

J'ai fait l'âcre parfum de ces versets funèbres,

Va-t'en, livre, à l'azur, à travers les ténèbres !

Fuis vers la brume où tout à pas lents est conduit !

Oui, qu'il vole à la fosse, à la tombe, à la nuit,

Comme une feuille d'arbre ou comme une âme d'homme !

Qu'il roule au gouffre où va tout ce que la voix nomme !

Qu'il tombe au plus profond du sépulcre hagard,

A côté d'elle, ô mort ! et que là, le regard,

Près de l'ange qui dort, lumineux et sublime,

Le voie épanoui, sombre fleur de l'abîme !

V

VI

Je ne puis plus reprendre aujourd'hui dans la plaine

Mon sentier d'autrefois qui descend vers la Seine ;

Je ne puis plus aller où j'allais ; je ne puis,

Pareil à la laveuse assise au bord du puits,

Que m'accouder au mur de l'éternel abîme ;

Paris m'est éclipsé par l'énorme Solime6 ;

La haute Notre-Dame à présent, qui me luit,

C'est l'ombre ayant deux tours, le silence et la nuit,

Et laissant des clartés trouer ses fatals voiles ;

Et je vois sur mon front un panthéon d'étoiles ;

Si j'appelle Rouen, Villequier, Caudebec,

Toute l'ombre me crie : Horeb7, Cédron, Balbeck !

Et, si je pars, m'arrête à la première lieue,

Et me dit : Tourne-toi vers l'immensité bleue !

Et me dit : Les chemins où tu marchais sont clos.

Penche-toi sur les nuits, sur les vents, sur les flots !

A quoi penses-tu donc ? que fais-tu, solitaire ?

Crois-tu donc sous tes pieds avoir encor la terre ?

Où vas-tu de la sorte et machinalement ?

O songeur ! penche-toi sur l'être et l'élément !

Écoute la rumeur des âmes dans les ondes !

Contemple, s'il te faut de la cendre, les mondes ;

Cherche au moins la poussière immense, si tu veux

Mêler de la poussière à tes sombres cheveux,

Et regarde, en dehors de ton propre martyre,

Le grand néant, si c'est le néant qui t'attire !

Sois tout à ces soleils où tu remonteras !

Laisse là ton vil coin de terre. Tends les bras,

O proscrit de l'azur, vers les astres patries !

Revois-y refleurir tes aurores flétries ;

Deviens le grand œil fixe ouvert sur le grand tout.

Penche-toi sur l'énigme où l'être se dissout,

Sur tout ce qui naît, vit, marche, s'éteint, succombe,

Sur tout le genre humain et sur toute la tombe8 !

 

Mais mon cœur toujours saigne et du même côté.

C'est en vain que les cieux, les nuits, l'éternité,

Veulent distraire une âme et calmer un atome.

Tout l'éblouissement des lumières du dôme

M'ôte-t-il une larme ? Ah ! l'étendue a beau

Me parler, me montrer l'universel tombeau,

Les soirs sereins, les bois rêveurs, la lune amie ;

J'écoute, et je reviens à la douce endormie.

VII

Des fleurs ! oh ! si j'avais des fleurs ! si je pouvais

Aller semer des lys sur ces deux froids chevets !

Si je pouvais couvrir de fleurs mon ange pâle !

Les fleurs sont l'or, l'azur, l'émeraude, l'opale !

Le cercueil au milieu des fleurs veut se coucher ;

Les fleurs aiment la mort, et Dieu les fait toucher

Par leur racine aux os, par leur parfum aux âmes !

Puisque je ne le puis, aux lieux que nous aimâmes,

Puisque Dieu ne veut pas nous laisser revenir,

Puisqu'il nous fait lâcher ce qu'on croyait tenir,

Puisque le froid destin, dans ma geôle profonde,

Sur la première porte en scelle une seconde,

Et, sur le père triste et sur l'enfant qui dort,

Ferme l'exil après avoir fermé la mort,

Puisqu'il est impossible à présent que je jette

Même un brin de bruyère à sa fosse muette,

C'est bien le moins qu'elle ait mon âme, n'est-ce pas ?

O vent noir dont j'entends sur mon plafond le pas !

Tempête, hiver, qui bats ma vitre de ta grêle !

Mers, nuits ! et je l'ai mise en ce livre pour elle !

VIII

Paix à l'Ombre ! Dormez ! dormez ! dormez ! dormez !

Êtres, groupes confus lentement transformés !

Dormez, les champs ! dormez, les fleurs ! dormez, les tombes !

Toits, murs, seuils des maisons, pierres des catacombes,

Feuilles au fond des bois, plumes au fond des nids,

Dormez ! dormez, brins d'herbe, et dormez, infinis !

Calmez-vous, forêt, chêne, érable, frêne, yeuse !

Silence sur la grande horreur religieuse,

Sur l'Océan qui lutte et qui ronge son mors,

Et sur l'apaisement insondable des morts !

Paix à l'obscurité muette et redoutée !

Paix au doute effrayant, à l'immense ombre athée,

A toi, nature, cercle et centre, âme et milieu,

Fourmillement de tout, solitude de Dieu !

O générations aux brumeuses haleines,

Reposez-vous ! pas noirs qui marchez dans les plaines !

Dormez, vous qui saignez ; dormez, vous qui pleurez !

Douleurs, douleurs, douleurs, fermez vos yeux sacrés !

Tout est religion et rien n'est imposture.

Que sur toute existence et toute créature,

Vivant du souffle humain ou du souffle animal,

Debout au seuil du bien, croulante au bord du mal,

Tendre ou farouche, immonde ou splendide, humble ou grande,

La vaste paix des cieux de toutes parts descende !

Que les enfers dormants rêvent les paradis !

Assoupissez-vous, flots, mers, vents, âmes, tandis

Qu'assis sur la montagne en présence de l'Être,

Précipice où l'on voit pêle-mêle apparaître

Les créations, l'astre et l'homme, les essieux

De ces chars de soleil que nous nommons les cieux,

Les globes, fruits vermeils des divines ramées,

Les comètes d'argent dans un champ noir semées,

Larmes blanches du drap mortuaire des nuits,

Les chaos, les hivers, ces lugubres ennuis,

Pâle, ivre d'ignorance, ébloui de ténèbres,

Voyant dans l'infini s'écrire des algèbres,

Le contemplateur, triste et meurtri, mais serein,

Mesure le problème aux murailles d'airain,

Cherche à distinguer l'aube à travers les prodiges,

Se penche, frémissant, au puits des grands vertiges,

Suit de l'œil des blancheurs qui passent, alcyons,

Et regarde, pensif, s'étoiler de rayons,

De clartés, de lueurs, vaguement enflammées,

Le gouffre monstrueux plein d'énormes fumées.

Guernesey, 2 novembre 1855, jour des morts.


1 Ms : Guernesey. 2 novembre. jour des morts. Hugo, décrété d'expulsion, quitte Jersey le 31 octobre pour Guernesey. Le poème était vraisemblablement achevé avant le 2 novembre, mais il ne pouvait pas être daté d'un autre jour. Il y a peut-être aussi une relation entre le 2 novembre et le 2 décembre, car le titre a une dimension politique : le poète n'a pas pu rester en France, il en est proscrit.

Sur ce poème, voir J. Gaudon, « La mort du livre », L'Arc, n° 57.

2 Il ne s'agit pas seulement du topos du poète inspiré, « enthousiaste » ; c'est à mettre en rapport avec l'expérience des Tables.

3 Motif de la Belle au bois dormant.

4 Un titre un moment projeté pour ce poème fut : « l'absent à l'absente », décalque et traduction du virgilien « illum absens absentem auditque uidetque » [Æn., IV, 83. « Absente, absent, elle le voit, elle l'écoute ». Traduction de J. Perret] (J. R).

5 Cf. VI, VIII, n. 2 et IV, I, n. 1.

6 Solime (= Solyme) : Jérusalem.

7 Horeb : cf. VI, XXIII, n. 3 ; Cédron : torrent séparant Jérusalem du Jardin des Oliviers ; Balbeck : cité où l'on adorait Baal.

8 Nouvelle référence à Œdipe comme figure du poète (cf. III, XXX et VI, VI). À noter que cette dernière apparition dans le recueil se produit dans le poème du père à sa fille.

9 C'est dans la grotte de Gethsémani que Jésus a sué le sang et reçu le baiser de Judas (A.).

10 Cette vallée est celle de Josaphat où aura lieu le Jugement dernier.