Chapitre 1

 

Nul n’entendit se détacher la première feuille. Une tache rouge était apparue un matin dans son limbe. La flétrissure s’élargit les jours suivant, grignotant sa chair vive. Il lui devint impossible d’absorber la lumière. La sève stagna dans ses nervures qui se durcirent. Elle s’assoupit doucement, simplement, inconsciente du fait que d’autres, autour d’elle, connaissaient la même agonie. Sevré, son pétiole se racornit. Elle lâcha prise.

Nul n’entendit se détacher la première feuille, mais des yeux la virent tomber.

Pas de vent pour l’emporter. S’il soufflait jamais sous le couvert de la mère des forêts, ce n’était que sous la forme d’une brise poudrée par l’or des pollens. Un air si ténu ne pouvait déplacer un fardeau tel qu'une feuille d’utaki. Cependant, elle tombait sans hâte, ralentie par une dernière caresse de l’air parfumé, en se balançant un peu. Elle finit néanmoins par toucher le sol. Elle se posa après un dernier bercement sur la mousse millénaire qui prospérait entre les racines de l’arbre.

Nul n’entendit le moindre bruit quand elle atteignit le terme de son bref voyage. Mais un être gardait le regard fixé sur la tache rouge qui maculait le tapis sombre de la mousse.

Son dos se voûta. Pour la première fois depuis qu’il avait émergé du chaos, il sentit peser sur son crâne le poids de sa ramure. Ses défenses grincèrent sur ses grès. Il leva sur le feuillage un regard désemparé. Une seule feuille, sur la multitude, cela ne paraissait pas bien grave. L’arbre s’en était-il seulement rendu compte ? Pourtant cela signifiait un changement radical pour Urskogar. Ce n’était pas à de tels signes que se mesurait en ce lieu la succession des saisons, engagées dans une ronde qui, toujours, ramenait au point de départ. Cette souillure signifiait que le cercle se rompait, qu’un décalage se créait. La feuille, à coup sûr, l’ignorait. L’arbre le pressentirait peut-être. Mais elle, la créature des commencements, qui avait condensé en un seul corps la puissance des huit bêtes de l’origine, elle le comprenait.

Elle n’en était pas surprise. Elle s’y attendait depuis que la dirse Æsa avait commis l’irréparable. Il entrait dans sa nature d’être transgressive et tôt ou tard, elle ou l’une de ses sœurs devait introduire en Urskogar les prémices du déclin. Tôt ou tard… Le simple fait d’employer cette expression pointait la nature du mal qui venait. La créature avait pourtant flairé le danger quand il était encore possible de l’éviter. Elle avait tenté de ramener la dirse à la raison puis, constatant son échec, elle avait essayé de s’opposer à l’inéluctable cours des choses en usant contre le mortel de la seule arme dont elle disposait, sa force. Mais Æsa avait appelé ses sœurs à la rescousse et elle avait dû capituler, vaincue par la puissance de leur chant.

Venues d’ailleurs, les dirseï ne se souciaient pas comme elle d’Urskogar. Tous les mondes se valaient à leurs yeux. Quand l’occasion s’en présenterait, elles partiraient à la conquête d’un autre, et leur silence condamnerait celui-ci.

La créature poussa un cri douloureux, qui se répercuta loin sous le couvert des arbres gigantesques. Non seulement son intervention n’avait rien empêché, mais encore elle avait précipité les événements. En introduisant dans la Forêt une créature de l’Éphémère, Æsa y avait inoculé un poison subtil. Le temps recommençait à s’écouler en suivant une seule pente, sans que le chant de ses semblables, désormais dévoyé, n’en compensât plus l’élan. Il n’était encore qu’un ruisseau, mais un jour il deviendrait ce torrent qui terrifie les hommes de l’Éphémère, parce qu’il finit par tout emporter. Cette feuille, éclaboussure sanglante sur un sol d’apparence immuable, l’annonçait.

D’autres tomberaient et le pied de l’arbre en serait tapissé. Le mal gagnerait toutes les ramées. Urskogar connaîtrait des saisons semblables à celles qui éprouvent les forêts de l’Éphémère.

Savoir que dans ce monde, d’où provenait l’intrus, s’ouvrait aussi une ère de grands bouleversements n’apportait aucune consolation à la créature d’ombre.

***

Les étrangers sont arrivés un matin, juste comme le soleil chassait les nuages qui s’étaient assoupis pendant la nuit au-dessus de la vallée. Quelques jours après la catastrophe qui avait emporté l’armée du conquérant Slegur Skogurs’ar et fortement éprouvé celle de son adversaire, le connétable Vradh Odd’ar – mais cela, bien sûr, Irùldir l’ignorait quand elle vit approcher le couple monté sur le même cheval. Pour l’aigle qui plane au-dessus des sommets, le Breitjolk, le glacier dont la rupture avait noyé deux armées, n’est pas très éloigné d’Ivalo. Il en va tout autrement pour ceux qui rampent dans les vallées enchâssées entre des crêtes difficiles à franchir. Qui étaient ces deux-là ? Si l’on n’est pas colporteur, à quoi bon perdre son temps à courir sur des chemins périlleux ? Ceux qui s’y aventuraient étaient toujours un peu suspects.

Ils étaient bien mal assortis. Elle, dont la peau cuivrée et les traits fins présentaient toute la grâce des Enfants des étoiles, bien qu’elle affichât une tristesse inhabituelle chez un peuple réputé pour sa gaieté, que faisait-elle loin de son clan en compagnie d’une brute que son attirail désignait comme un guerrier ? L’avait-il obligée à le suivre ? Immédiatement, Irùldir éprouva une profonde antipathie pour cet individu au visage bestial au point que les canines de sa mâchoire inférieure soulevaient sa lèvre. Le poil hirsute qui couvrait ses joues ne méritait pas le nom de barbe, tant il était dru et rêche. Ce même poil couvrait jusqu’à ses phalanges, si bien que ses larges mains semblaient plutôt les pattes d’un ours.

— Est-ce là le village d’Ivalo ? demanda-t-il.

Tout à son aversion, Irùldir fut surprise de l’entendre user du langage des humains. Le grommellement d’un sanglier eut mieux convenu à sa physionomie. Or, sa voix, grave, bien posée, était agréable à entendre. Irùldir redoubla de prudence. Peut-être n’était-il pas vraiment un être humain. Les démons de la montagne se trahissent toujours par un détail insolite.

— Voire. Que cherchez-vous ?

— Cette femme a besoin de repos.

La précision était inutile. Les cernes sous les yeux, les traits tirés, la marque brune sur le dessus de la lèvre, visible malgré son hale… L’œil exercé de l’accoucheuse avait immédiatement détecté la grossesse en dépit du manteau qui enveloppait son corps.

— N’y a-t-il pas un endroit pour l’accueillir, au moins quelques jours ? Nous n’avons pas d’argent, mais mes bras sont solides et je ne crains pas l’ouvrage.

Au moins, il n’exigeait pas, malgré le sabre dont la poignée surmontait son épaule gauche. Peut-être, après tout, que ce n’était pas un démon de la montagne. N’empêche. Quand on est paysan, même dans le Laxdal où l’on a acquis le droit de porter les armes, on se méfie beaucoup de ceux qui ont pour état de les manier. Au reste, une telle responsabilité ne lui incombait pas.

— Suivez-moi, se décida-t-elle enfin.

L’homme sauta au bas du cheval, qu’il tint par la bride. Irùldir se retourna et garda la tête droite, marmonnant une prière de conjuration à Hella-la-bienveillante. Tandis qu’elle traversait le village, les étrangers sur les talons, elle avait une conscience cuisante des regards curieux posés sur le cortège incongru qu’ils formaient. Aucun de ses voisins, même ceux qui osaient se montrer, ne lui adressa la parole. Quelques-uns empoignèrent un outil, une faux ou une hache, au cas où…, mais nul n’approcha. Une femme qui avait « des talents », suivie par deux inconnus… Mieux valait rester prudemment à l’écart.

Gunni n’était pas à proprement parler le chef du village. Au Laxdal, on reconnaît à peine l’autorité du représentant de l’Axe-divin, ce hartl qui siège loin des sommets, dans la plaine du Stor. Ce n’est pas pour s’encombrer d’un maître de moindre envergure. Mais enfin, il faut bien que quelqu’un coordonne les travaux et règle les conflits de voisinage avant qu’ils dégénèrent. Gunni jouait ce rôle depuis plus d’une octennie. Il était donc normal que, dans l’incertitude, Irùldir se tournât vers lui.

Elle le trouva occupé à écorcer une grume. À n’en point douter, il les avait vus venir. Il ne releva pas le buste pour autant. L’herminette tombait avec régularité, arrachant de larges écailles à la future poutre. Il ne s’interrompit que lorsque les visiteurs furent à dix pas. Il les jaugea. Incertain de la formule d’accueil qui convenait à leur rang, il se contenta de les saluer d’un hochement de tête.

— Ces deux viennent du Cerf, les présenta Irùldir. Sont passés par l’escarpée de l’Örtyg. Ils cherchaient après Ivalo.

Précision inutile. On ne grimpait pas par hasard par l’Örtyg. Le mercenaire – car son attirail le désignait comme tel – avait été renseigné. Comme Irùldir, Gunni s’étonnait de le voir en compagnie d’une Fille des étoiles.

— Que demandez-vous ? interrogea-t-il.

— L’asile.

— Qu’offrez-vous en échange ?

Hòggni sortit son sabre. Gunni esquissa un geste de recul. Ses doigts se crispèrent sur le manche de l’outil qu’il n’avait pas lâché.

— Deux armées sont en débandade, sur les Deuxième et Troisième plateaux, précisa le guerrier. Des soldats sans chef vont errer, en quête de pillage. Ceci – il leva son sabre – peut vous aider à vous défendre.

Il exposa la situation. Bien que le Laxdal fût à l’écart de tout, la nouvelle de l’invasion du Solkstrand menée par Slegur, le hartl du Heldmark voisin, était parvenue jusqu’ici ; un marchand de passage l’été dernier s’en était fait l’écho. On avait prié Hella, la déesse dont la traîne blanchissait les trois dents de l’Eisfjol, pour que les recruteurs ne montent pas jusqu’au village et on avait été exaucé. Jusqu’à présent, donc, la guerre restait une rumeur lointaine et pour ce qu’on en savait, elle pouvait tout aussi bien être terminée. Et voilà qu’un manieur de sabre surgissait pour annoncer qu’elle avait sévi à tout juste trois lignes de crêtes de là !

— Que s’est-il passé ? Qui l’a emporté ?

— Il n’y a pas eu de bataille. Alors que les deux armées marchaient à la rencontre l’une de l’autre en empruntant la passe de Svarkettel, une poche d’eau qui s’était formée sous les glaces du Breitjolk s’est vidée. Un flot de boue a balayé le défilé. Tous ceux qui s’y étaient engagés ont péri.

Hella était décidément une déesse bienveillante pour ceux qui l’honoraient ! Ils pouvaient toujours s’aligner, les dieux de la plaine ! Quelle autre Bienfaitrice n’hésiterait pas à contrarier Gorth, le farouche dieu de la Guerre, pour épargner ses protégés ? Enfin, si le mercenaire ne racontait pas d’histoires pour endormir leur méfiance…

— Toi, tu t’en es sorti, releva Gunni.

Ce constat sonnait presque comme un reproche.

— Je patrouillais sur les hauteurs dominant la passe avec d’autres éclaireurs.

— Sous quelle bannière marchais-tu ?

— Celle de Vradh Odd’ar, connétable du Solkstrand.

Gunni émit un grognement qui pouvait passer pour une approbation. Au moins, ils étaient dans le même camp.

— Maintenant, c’est elle que je sers, ajouta le guerrier. Son nom est Fille-farouche.

— Elle est enceinte, précisa l’accoucheuse.

— Pourquoi cherchais-tu Ivalo ?

La question prit Hòggni au dépourvu. Il ne pouvait certainement pas dire que le père de l’enfant que portait sa compagne lui avait souvent parlé de son village natal, là-haut, dans la vallée du Laxdal. Pour les villageois, le nom de Kelt Bouche-d’or n’évoquerait rien – et si l’un d’eux s’en souvenait, ce serait pire. En mettant les choses au mieux, il passerait pour un menteur s’il expliquait que, pour le Diseur de mots, le temps avait marqué une pause. Il s’en voulait de sa maladresse. S’il avait tout simplement demandé comment s’appelait le village, il n’aurait pas besoin de chercher un argument crédible.

— Parce que mon enfant a demandé à y naître, laissa tomber Varka, du haut de sa monture.

Gunni fronça le sourcil.

— Dans un rêve, précisa Varka, consciente du soupçon que son propos pouvait susciter chez son interlocuteur.

Pour les croquants, toutes les Filles des étoiles étaient un peu magiciennes. On s’en défiait pour cela mais, en même temps, leurs talents supposés accroissaient le prestige que leur valait déjà la beauté. Hòggni rangea son sabre.

— En outre, je peux travailler, dit-il. Si vous voulez le cheval, prenez-le. La femme a besoin de se reposer une ou deux octades.

Gunni secoua la tête.

— D’ici là, la neige aura commencé à bien tomber. Le village sera vite isolé. Et il y a encore du chemin à parcourir avant les bas ! Si vous restez, ce sera pour toute la saison.

Il guettait une réaction. L’étranger n’en manifesta aucune. Gunni en déduisit qu’en formulant sa requête il avait conscience de ce détail. D’ailleurs, aurait-il proposé un prix aussi élevé que son cheval pour un court séjour ?

— L’hospitalité est un devoir sacré, annonça-t-il, assez fort pour être entendu de toutes les oreilles qui, il n’en doutait pas, traînaient autour d’eux. Irùldir, tu leur montreras la maison de Mjöli. Depuis que la pauvre vieille est morte, personne ne l’occupe.

— Vikar, corrigea l’accoucheuse. Il n’y loge pas, mais il y remise ses caprebiques.

— Il leur trouvera un autre abri, trancha Gunni.

Le vieux ne serait pas content, mais Gunni n’était pas fâché de lui jouer ce tour. Dans ses arbitrages, il s’efforçait de se montrer impartial. Cela ne l’empêchait pas de nourrir des antipathies, comme tout le monde. Vikar n’avait demandé la permission de personne pour transformer la maison de Mjöli en bergerie, sous prétexte qu’elle était voisine de la sienne. Mais les maisons, elles appartenaient aux femmes.

Retrouvant son ton ordinaire, Gunni précisa à l’intention de Hòggni :

— Faudra nettoyer, et puis retaper un peu. C’est pas bien grand, mais pour deux, ça suffira. En échange du cheval, je vous donnerai aussi du bois sec pour passer l’hiver.

— Et des provisions.

Gunni tiqua. Mais il considéra l’animal. Il n’avait jamais possédé que des ânes ou des mules. Il imaginait la surprise qu’il provoquerait quand il traverserait les villages voisins juché sur une telle monture. Il en connaissait quelques-uns qui en crèveraient d’envie et s’en réjouissait à l’avance.

— Et un peu de provisions, consentit-il. Parce que la femme est enceinte.

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La demeure de Mjöli s’appuyait à un bloc rocheux, si bien qu’il n’avait été nécessaire de construire que trois murs. En pierre jusqu’à la hauteur de trois coudées, puis en madriers colmatés avec de la terre. Comme annoncé, l’habitat était minuscule. Mais pour une Fille des étoiles habituée à dormir dans un chariot, l’unique pièce éclairée par une fenêtre étroite paraissait spacieuse. Le mercenaire était accoutumé à des abris encore plus précaires. Au moins, la pièce ne serait pas difficile à chauffer. Sur le flanc de la masure courait un ruisseau, détourné pour alimenter une auge en pierre. Tant qu’il ne serait pas gelé, ils auraient de l’eau à volonté. Il grimpa sur le toit, pour évaluer son étanchéité. Il n’y avait que quelques bardeaux à remplacer, ou simplement replacer. En revanche, on avait pillé le mobilier et le bétail avait fait du dégât. Il se mit au travail sans perdre un instant.

Varka se rencogna au fond de la pièce vide. Elle ne souriait pas. Elle n’avait plus souri depuis la disparition du Diseur de mots. Elle doutait de jamais y parvenir, désormais. L’homme qu’elle aimait, elle ne le reverrait plus. Pour le sauver, elle avait consenti qu’il fût mort pour elle. Et parce que, pour une autre, il vivait encore, son deuil ne connaîtrait pas de fin. Elle caressa son ventre.

Ainsi se déroula leur arrivée dans le village qui avait vu naître le père de son enfant. Fallait-il, pour que celui-ci voie le jour, que son géniteur disparût ? Les dieux sont coutumiers des plaisanteries cruelles.

Trois nuits plus tard, les premiers flocons tombèrent. Hòggni n’avait pas ménagé sa peine. Le bois était rentré, le toit colmaté, le plancher débarrassé des déjections caprines et un matelas de paille les isolait du sol pendant leur sommeil. Le Horsto se sentait le cœur léger.

***

Il était à présent notoire qu’au Heldmark les Enfants des étoiles subissaient de graves tourments, même si on ne s’accordait pas sur la nature de ces persécutions. Certains parlaient de massacres. Toutefois le bruit le plus répandu était que les soldats les emmenaient dans les chantiers navals ou, pis encore, dans les mines du Björsfal pour y extraire le sperme de dragon indispensable à la fabrication de la poudre fusante.

Parmi les Errants du Solkstrand, il y avait ceux qui, inquiets de voir le hartl Slegur prendre ses quartiers d’hiver dans la citadelle de Solksborg au lieu de regagner sa commanderie, redoutaient que la férule qui s’était abattue sur leurs frères du Heldmark les frappât à leur tour. Et ceux qui se voulaient rassurants. Certes, la hartlee Élyhora demeurait sous la main de celui qui abusait de son hospitalité. On ne démêlait pas, sur les chemins, la nature exacte des relations qu’elle entretenait avec celui qui avait tenté d’annexer les fertiles territoires bordant la rive droite du Stor : était-elle sa prisonnière ou l’alliée privilégiée de celui qui l’avait récompensée de lui voir livrer la cité en lui reconnaissant le titre de hartlee du Solkstrand ? Mais puisqu’il avait perdu les deux tiers de son armée, elle était en mesure de lui tenir tête et d’obtenir des concessions de sa part. Et l’on se souvenait que tous les hartli du Solkstrand, y compris le sinistre Grimur Buveur-de-sang, avaient protégé les Errants de passage sur leur territoire. Braise-ardente était de ceux qui voulaient accorder leur confiance.

— Èrin-Élyhora est une femme, et une mère, rappelait-elle.

L’argument ne convainquait pas son époux.

— Toutes les femmes n’ont pas ta générosité. Toutes les mères, ta sollicitude pour leurs enfants.

Naguère d’humeur volontiers joyeuse, Fière-enclume affichait un front chaque jour un plus sombre. La frange écarlate d’un nuage au crépuscule, l’envol précipité d’une compagnie de corbeaux à l’approche de son chariot, une gerbe d’étincelles fusant du mauvais côté sous son marteau de forgeron lui apparaissaient comme autant de présages inquiétants. Braise-ardente savait ce qui rongeait son époux. Il ne se pardonnait pas d’avoir échoué à empêcher Fille-farouche de s’enfuir avec un thung. Ces amours, s’il fallait en croire les récits des anciens, ne pouvaient que déboucher sur une catastrophe qui frapperait tous les Enfants des étoiles. Fière-enclume regrettait le terrible enchaînement qui avait conduit à la situation actuelle. Il avait permis à cette gamine efflanquée d’intégrer le clan des Helgi quand elle avait voulu les suivre, contre l’avis de ceux qui craignaient qu’une orpheline laisse une trace facile à lever pour la Visiteuse. Quant au thung, non content de l’accueillir sous sa tente le jour même où le clan s’apprêtait à prendre le deuil de son Aïeule, il lui avait lui-même proposé de les accompagner un bout de chemin. C’était lui encore qui, s’écartant des routes habituelles du clan, avait voulu pousser vers le Sanglier pour atteindre le Kupstrand, ce qui avait permis aux deux de se retrouver – jamais il n’oublierait la flamme qui pétillait dans les yeux de Varka quand elle avait ramené le Diseur de mots avec sa propre mule.

Fille-farouche avait-elle eu tort d’interpréter ces retrouvailles comme un signe du destin ? Les mortels n’étaient-ils pas tous des jouets entre les doigts de divinités cruelles ou simplement facétieuses qui les précipitaient dans des rets plus poisseux que la soie de l’araignée pour s’amuser de les voir, moucherons englués dans la toile, s’empêtrer davantage en se débattant ?

Pour le rasséréner, Braise-ardente invoquait, elle aussi, la destinée :

— À supposer que Varka et Kelt soient le couple annoncé, une prophétie ne doit-elle pas se réaliser un jour ou l’autre ? Ces choses-là dépassent les mortels. Tu ne peux t’en tenir pour responsable.

Il approuvait d’un hochement de tête mais la culpabilité ne le quittait pas.

Ce fut un bien sombre hiver que celui-ci, entre le doute et la peur. Partir ? Pour aller où ? On les disait Errants parce qu’ils n’entretenaient pas longtemps le feu de leur forge au même endroit. Pour autant, chaque famille parcourait ses propres chemins, établis génération après génération. S’exiler, emprunter les routes d’autres clans, revenait à s’attirer leur hostilité. Mais cela ne valait-il pas mieux qu’affronter l’injustice d’un thung despotique ? Au besoin, les Helgi se dilueraient dans une autre tribu. Eux-mêmes n’avaient-ils pas accueilli des Salgi fuyant le Heldmark ?

Ces derniers, précisément, précipitèrent la décision en choisissant, à l’approche du printemps, de partir vers le Cerf. S’ils s’étaient attardés au Solkstrand, expliquèrent-ils, c’était parce qu’ils espéraient encore que quelqu’un des leurs les rejoindraient. Au lieu de quoi les échos venus du Heldmark confirmaient que, au motif que les Enfants des étoiles refusaient d’abjurer Yorn et Lóg pour servir le Dieu unique, ils avaient été éradiqués des chemins de la commanderie.

— Or, assena Geirr, l’un des Salgi, la Lyre a fait de grands progrès cet hiver sur les autels du Solkstrand. Ne soyez pas aveugles : d’ores et déjà, les prédicateurs détournent les villageois de vos forges en vous accusant des pires turpitudes. Ça a commencé comme ça, chez nous.

Cela n’avait échappé à personne. Même si l’hiver était toujours un peu difficile et si les forgerons attendaient le printemps avec impatience – il s’agissait alors d’affûter les outils et de ferrer de neuf les animaux de trait –, Braise-ardente elle-même reconnaissait que, ces dernières octades, il y avait eu plus de corbeaux que de poules dans le chaudron où mijotait le gràtyr. Naguère, l’arrivée des Enfants des étoiles dans un village donnait lieu à des réjouissances. On venait le soir assister à leurs danses. Or, dans nombre d’endroits, on les considérait désormais avec méfiance. On se souvenait de ces histoires colportées par les conteurs ambulants qui présentaient les Filles des étoiles non plus comme des enchanteresses aimables, mais comme des sorcières venimeuses promptes à jeter des sorts. Les femmes ne laissaient plus les enfants approcher des forges, ni leurs époux des danseuses.

Bien sûr, tous les villages ne tombaient pas dans ces travers. Mais le mal se répandait de proche en proche. Il suffisait qu’un bambin tombât malade après le passage d’un clan pour donner de l’ampleur aux ragots. Ou qu’une malheureuse fît une fausse couche. Ou, pis encore, que mourût une vache. À ce compte, la rumeur se propageait aussi rapidement que la pourriture noire dans un membre coupé. Aussi rapidement que le culte nouveau, ainsi que l’avait justement relevé Geirr.

— C’est une bien grave décision que celle-là, dit Coup-précis à son frère Fière-enclume. Mais il serait peut-être sage de s’éloigner du Heldmark.

Il n’osait pas préciser davantage. Cependant tous avaient à l’esprit la menace que représentait la présence prolongée de Slegur à Solksborg. De Slegur, et surtout de celui qui se présentait comme le porte-parole du Dieu unique, Kredfast Skin’ar.