Chapitre 2

 

Comme annoncé par Gunni, Ivalo s’installa dans l’hiver. Hòggni, en revanche, s’était montré mauvais prophète : aucun guerrier en maraude ne vint perturber la sérénité du village. Nul ne s’en plaignit. Surtout pas lui.

Plus encore que la Fille des étoiles, le Horsto suscitait la curiosité des montagnards. Il se montra assez habile pour la transformer en sympathie. Il savait boire, parler de régions lointaines, donc merveilleuses, et raconter avec verve les aventures qu’il avait vécues, quitte à les enjoliver. Autant d’atouts dans un village isolé par la neige où l’on s’ennuie quand la nuit vient tôt. Avec cela, il ne rechignait jamais à donner un coup de main, ni à montrer aux jeunes comment se servir des armes que, par privilège, les paysans du Laxdal étaient autorisés à porter.

Le ventre de Varka prenait de l’ampleur. Cela ne l’empêchait pas de danser. Et si ses danses étaient languissantes, ce n’était pas à cause de son corps alourdi, mais parce qu’elles exprimaient sa tristesse. Venir en ce lieu, qui lui rappelait à chaque instant l’absence de Kelt, avait été une erreur.

Elle ne quittait guère la maisonnette, que Hòggni avait fini de meubler en construisant un vrai lit pour elle, une table, deux bancs.

Et un berceau, taillé dans un tronc, à la mode de chez lui. L’enfant était attendu pour la remontée des neiges.

Varka ne recevait qu’une visiteuse, l’accoucheuse. Femme de « talent » elle-même, Irùldir ne redoutait pas la Fille des étoiles. En revanche, elle évitait son compagnon. Quand Gunni avait décidé d’accorder l’hospitalité aux étrangers, elle ne lui avait pas caché ses sentiments : la femme, d’accord, parce qu'elle était « en attente », mais le manieur de sabre, il aurait dû l’inviter à passer son chemin. Tout le temps que durait sa visite, elle gardait l’oreille aux aguets. Pour guetter son retour. Et peut-être aussi pour entendre la voix grave, profonde, qui l’avait remuée sans qu’elle sût dire pourquoi.

Et puis, un matin, elle l’avait surpris tandis qu’il se lavait dans l’abreuvoir accoté à la maison. L’air était vif, et il avait dû, pour atteindre l’eau, briser la couche de glace qui s’était formée à la surface. Cela ne l’avait pas empêché de se dénuder et de s’asperger en abondance.

Jamais elle n’avait vu un corps aussi velu. Sa toison couvrait ses épaules, son torse, descendait en pointe sur son ventre, explosait sur son pubis. Elle détourna le regard et s’enfuit, effarouchée par la puissance animale que dégageait le mercenaire. Mais, dès lors, cette image l’obséda. Elle se méprisait pour cela, elle l’en haït davantage. Des corps d’hommes, elle en avait connu, pourtant. Et celui qu’elle avait aperçu n’avait rien d’attirant, au contraire. Une bête ! Alors, pourquoi son image venait-elle hanter ses nuits, et même détourner son attention pendant le jour ? Pour en avoir le cœur net elle y retourna et cette fois s’attarda. La première impression avait été la bonne : on aurait dit un animal et elle était ridicule à rester là, à l’observer, les pieds dans la neige. Quelle honte, si on la surprenait !

***

De son vivant, le hartl Skilf Oluf’ar aimait grimper tout en haut de la tour du Silence pour constater les progrès des améliorations qu’il avait voulues pour sa cité de Solksborg. Depuis cet observatoire, il avait vu disparaître l’œuvre de sa vie dans les flammes, quand l’ennemi avait forcé les portes de la ville basse. Aujourd’hui, campée dans la même embrasure, sa veuve en observait la reconstruction. On avait déblayé les rues principales des vestiges de l’incendie, mais les toits crevés, les murs noircis en témoigneraient encore longtemps. Les petites gens se contentaient d’un abri de fortune édifié en hâte dans les ruines, souvent une simple toile tendue sur une charpente bancale. Les patriciens, eux, faisaient reconstruire leurs hôtels. La hartlee leur avait interdit toute ostentation. Une maison, assenait-elle, est construite pour donner un toit à ceux qui l’habitent, pas pour exprimer par des décorations tapageuses le prestige ou la richesse de son propriétaire. Il aurait été malséant d’étaler un luxe tapageur alors qu’une partie des habitants de la cité ne disposaient que de baraquements précaires. Comme le disait l’Inspiré : « un homme vaut un homme ». Même si, bien sûr, il aurait été absurde de prendre cette maxime à la lettre.

La règle qu’elle imposait aux patriciens valait pour elle-même. Près de la porte du Renard, le palais que Skilf avait confisqué au Bâtisseur Godròn afin d’y loger sa nouvelle épouse n’avait pas trop souffert. Néanmoins, Élyhora n’avait pas manifesté l’intention d’y retourner, ni même de restaurer ce qui devait l’être.

Que penseraient les tâcherons qui s’échinaient à relever les murs en empilant des moellons noirs de suie s’ils connaissaient la part décisive prise par leur hartlee dans l’incendie ? Ce n’était pas qu’elle se souciât beaucoup de l’avis de la populace. Elle préférait tout de même que celle-ci tînt pour responsable de la catastrophe le félon Köttur Hund’ar. D’autant qu’il avait eu l’esprit de mourir peu après. Ainsi, personne ne saurait qu’en boutant le feu à la ville basse il s’était acquitté du prix qu’elle avait fixé en échange de l’ouverture de ses portes devant les troupes qu’il commandait.

Elle se raidit quand un pas résonna dans le corridor mais se détendit aussitôt en reconnaissant la démarche de Tveir.

De ses trois fils, il était le moins brillant. Il n’avait ni la prestance ni la vaillance de son aîné Elstur, que ses pairs comparaient sans flagornerie à un Preux de la légende. Il n’était pas non plus doté de l’intelligence subtile du plus jeune, Gæfa. De plus, il avait le mauvais goût de ressembler à son père, ce butor dans le lit duquel le jeu des alliances familiales l’avait jetée à peine pubère. Ce qui ne l’empêchait pas de demeurer aux yeux de sa mère supérieur à tous les patriciens de sa génération, ses frères exceptés.

Elle le serra contre elle. En privé, elle pouvait se permettre une telle démonstration de tendresse. Bien qu’il la dépassât d’une bonne tête, il resterait toujours pour elle l’enfant qu’elle avait porté, allaité, qu’elle avait endormi sur sa poitrine, qu’elle avait veillé quand il avait la fièvre, consolé quand il avait du chagrin. Dans l’amour duquel, le corps endolori par les jeux barbares nécessaires au plaisir de son époux, elle venait chercher du réconfort.

— Tu sens le bouc ! dit-elle affectueusement en le détachant d’elle.

— Je reviens de la chasse.

Ils échangèrent un sourire complice.

— Une bonne prise ?

Il ouvrit la main qu’il tenait fermée depuis son entrée dans la pièce. Elle saisit le tube de roseau à l’intérieur duquel un message était roulé.

Au cours de son long hartolat, Skilf Oluf’ar avait développé un réseau d’espions tant dans sa commanderie que chez ses voisins. Celui-ci fonctionnait toujours. Bien entendu, Slegur ne l’ignorait pas. Aussi gardait-il le contrôle du pigeonnier de la citadelle vers lequel leurs messages convergeaient. Il ne se doutait pas, en revanche, que certaine ferme des environs en possédait également un.

Élyhora tendit le message à bout de bras et plissa les paupières. Elle était encore dans la force de l’âge, mais ses yeux semblaient l’oublier.

— Laissez-moi vous le lire, mère.

Le message émanait d’un « œil » installé au Bjorstrand. Il signalait une concentration de troupes sur sa frontière du Sanglier.

— N’est-ce pas surprenant ? commenta-t-il, hilare. Orston semble oublier que Slegur et lui sont alliés !

— Peut-être le hartl Orston a-t-il des vues sur le Heldmark et tente-t-il de profiter des faiblesses de Slegur, admit Élyhora. Ou bien ce dernier l’appelle en renfort, de crainte que je me lasse de lui offrir l’hospitalité, pour employer son expression.

Tveir grimaça. Comme d’habitude, il n’avait considéré qu’un aspect de la situation : celui qui lui était favorable.

— Il faut donc se préparer aux deux éventualités, trancha Élyhora. Je vais demander à ton frère de lever le camp et de se rapprocher du Heldmark.

— Si Slegur l’apprend, ne risque-t-il pas de s’en offenser ?

Elle pâlit, ferma les poings. La vie lui avait enseigné la patience. Mais l’araignée aussi est patiente. Et aucun moucheron ne l’accuse de faiblesse.

— Slegur n’a plus les moyens de se montrer susceptible. Il est encore dans ces murs uniquement parce que j’y consens, et il le sait.

— Il se murmure pourtant que vous êtes sa prisonnière, insista Tveir.

— La vérité, c’est que nous avons besoin l’un de l’autre. S’il veut faire de moi une simple assujettie, alors nous nous battrons. Avec ton frère à sa tête, notre armée est de taille à étriller ce qu’il reste de la sienne, quand bien même il recevrait un renfort du Bjorstrand. Mais s’il n’a pas renoncé à une ambition plus vaste, son intérêt est de me ménager.

Certaines subtilités échappaient à Tveir. Si la situation de Slegur était devenue aussi précaire, pourquoi Élyhora n’en profitait-elle pas pour le chasser ?

— Et le vôtre ? demanda-t-il, abrupt. Vous ne serez jamais pleinement la hartlee du Solkstrand tant que Slegur occupera la meilleure aile de cette citadelle et que la garnison comptera plus de Heldmarki que de Solkstrandi !

— Tu oublies que sans lui, je ne serais pas hartlee du tout. Ah, voici Gæfa.

Si les aînés avaient hérité de la carcasse, du poil roux et des traits affirmés de leur père, le benjamin tenait de sa mère par sa finesse. Il n’avait pas achevé sa croissance, mais il était patent qu’il resterait petit. Le jeune homme fronça le nez quand il arriva à la hauteur de son frère. Il fallait toute l’indulgence d’Élyhora pour mettre sa grimace sur le compte de la taquinerie.

— Comment va l’Inspiré ? grinça Tveir.

Il était notoire que Kredfast portait au jeune garçon un intérêt tout particulier. Il trouvait en lui une oreille très attentive aux enseignements de l’Unique. À l’occasion, Gæfa pouvait se montrer critique, mais ses questions révélaient davantage sa volonté de comprendre que le rejet de la Doctrine. Dans sa tenue même, Gæfa démontrait sa différence. Si ses frères, sous la férule de leur mère, écartaient le luxe, ils arboraient néanmoins toujours quelque symbole de leur appartenance à la caste guerrière. Lui s’habillait comme un ombra, un homme d’écriture. Voire comme un plébéien. Il feignit de ne pas saisir la malice de la question.

— Très bien, je suppose, avec le soutien de l’Esprit qui souffle en tout être – Sa grâce sur nous ! Il travaille à rédiger sa somme, un ouvrage qui consignera l’ensemble des révélations dont l’Unique a daigné l’éclairer.

Tveir chercha une nouvelle formule blessante, se maudit de ne pas la trouver. C’était toujours la même histoire. L’idée lui viendrait plus tard, une fois l’entrevue terminée.

— Ton frère m’apportait des nouvelles du Bjorstrand, dit Élyhora. Orston s’agite. J’aimerais bien savoir ce que Kredfast en pense.

Elle ne précisa pas davantage ce qu’elle attendait de Gæfa. Avec un esprit aussi délié que le sien, inutile de s’appesantir.

— J’ai moi-même des échos du Flaksval, enchaîna le garçon. Des hommes courageux ont tenté d’enseigner la Vraie Doctrine aux rustres qui peuplent ces montagnes. Les sauvages les ont massacrés. Un seul leur a échappé. Il a rapporté à l’Inspiré un bruit qui court la région. Vradh Odd’ar est vivant. Il s’est réfugié chez eux, mais il serait parti vers l’Aigle avant qu’ils le jugent encombrant ou qu’une promesse de récompense altère leur sens de l’hospitalité.

— Parti ? Je croyais leurs montagnes impraticables en hiver, s’étonna Tveir.

— Je ne fais que rapporter ce que j’ai surpris d’une conversation entre le Guide et Slegur.

— Si cela est vrai, Slegur n’a plus aucune raison de maintenir des troupes sur notre sol.

— Il n’avait pas non plus de motif légitime pour y pénétrer, rappela Gæfa. Je doute qu’une information non confirmée suffise à le persuader de nous accorder sa confiance. Il faudrait lui donner des gages.

— Quoi ? Tu veux peut-être t’offrir de nouveau en otage ? s’insurgea Tveir.

— On pourrait le prendre à son jeu. Pour pénétrer dans le Solkstrand, il a invoqué le nom de l’Unique. Mais sa piété est loin de répondre aux attentes de l’Inspiré. Autant dire à celles du Vrai Dieu.

Élyhora leva le sourcil, tandis que Tveir fronçait le sien. Depuis leur plus jeune âge, les raisonnements de son frère lui échappaient. Trop tortueux. Lui, il avait retenu les leçons de son père : un bardagh digne de ce nom s’impose par la force. Il prend ce dont il a envie. Il défend ce qu’il possède. Gæfa préférait la ruse, la séduction, la flatterie – autrement dit, l’hypocrisie. Tveir le constatait avec d’autant plus d’aigreur que le gamin parvenait le plus souvent à ses fins.

Le jeune homme s’était rapproché de sa mère, laquelle n’avait pas quitté l’embrasure de la fenêtre.

— Proposez-lui d’affecter le palais du Renard au culte de l’Unique. Le Sans-Pareil mérite mieux que les autels des villages.

— Un temple ?

Le principe n’en était pas inconnu. Dans certaines commanderies de l’Aigle, des adeptes élevaient des bâtiments, quelquefois démesurés, pour leurs divinités. Sans parler du Dàsborg, qui abritait la Dàsten, pivot du Monde sur lequel siégeait l’Axe-divin. Mais l’usage n’en était pas répandu dans les marches du Sanglier, où l’on estimait attentatoire à la grandeur des dieux de prétendre les enfermer entre quatre murs, si majestueux fussent-ils.

— Je pensais plutôt à un chapitre où l’Inspiré formerait ses prédicateurs. Il y a trop d’approximations dans les propos de ceux qui se répandent à droite et à gauche. Enthousiastes, certes, mais indisciplinés, imprévisibles. Sincères, dévoués à l’Unique, mais ne mesurant toujours l’importance du rôle que pourraient jouer certains hartli et leurs capitaines dans la propagation de la Vraie Doctrine. N’importe qui peut s’improviser prédicateur. Combien prétendent rapporter les paroles de l’Inspiré, alors qu’ils ne l’ont jamais approché ? Il est temps de mettre un peu d’ordre dans tout cela. D’exercer un contrôle sur les hommes comme sur leurs propos.

Tveir ricana.

— Si c’est tout ce que tu as trouvé pour circonvenir Slegur !

— Je doute en effet que ce soit de nature à l’influencer, intervint Élyhora. L’Inspiré, en revanche, nous en saura gré.

— Vraiment ? grinça Tveir. Vos efforts pour amadouer Kredfast porteraient-ils enfin leurs fruits ?

— Il demeure encore méfiant à mon égard, car tel est son caractère. Quoi que je fasse, je demeure une femme, n'est-ce pas ? Mais il a compris, je crois, que je ne cherche pas à détourner Slegur de son devoir envers l’Unique, au contraire.

Le pâle soleil d’hiver jetait ses dernières lueurs sur la ville basse. Le regard de la hartlee se porta sur le palais du Renard. Contrairement à Tveir, la rouerie de Gæfa ne la rebutait pas. Il l’avait développée en réaction à la brutalité de ses aînés, tout comme elle avait dû user de la dissimulation à l’égard de leur père.

— Évoque cette idée avec l’Inspiré, dit-elle sans se retourner. Et rapporte-moi sa réaction.

Évidemment, songea Tveir, elle approuve le cagot !

— En tout cas, croyez-moi, ce n’est pas ainsi que nous achèterons le départ du Heldmarko ! Mère, il s’accroche à vous comme le lierre à un chêne. Il faut couper les racines avant qu’il vous étouffe.

Il sortit en repoussant la porte un peu trop fort.

— Mon frère ne m’aime pas, constata Gæfa.

— Que dis-tu là ? s’insurgea Élyhora. C’est ma faute s’il s’est irrité. Il m’apportait une information précieuse et tu es arrivé avant que je l’en remercie.

Gæfa s’écarta de sa mère sans commenter son propos. Il lui avait toujours caché, même enfant, les tourments qu’il subissait de la part de ses aînés, quitte à lui mentir pour couvrir leurs vilenies – ce dont ils ne lui surent jamais gré. Parce qu’un bardagh doit supporter sans broncher les épreuves. Et aussi parce qu’il savait que cela ne servirait à rien. Il avait beaucoup appris d’elle et se fiait à ses jugements. Sauf quand ils portaient sur ses frères.

— Cela étant, ajouta-t-elle, je crains qu’il n’ait raison. Il faut trouver autre chose pour persuader Slegur de notre bonne volonté à son égard. N’avais-tu rien d’autre en tête quand tu suggérais de lui donner des gages ?

***

Comme ils l’avaient annoncé, les Salgi partirent à la fin de l’hiver. Fière-enclume était de plus en plus tenté de les imiter. Son fils Deux-bigornes l’encourageait dans cette disposition. Il n’était pas le dernier à rappeler la faute de Varka lorsque Braise-ardente ne pouvait l’entendre. Jusqu’à présent, les paysans s’étaient contentés de bouder leur forge. Quand, à Statholt, les Helgi essuyèrent des insultes, puis des jets de pierre, Fière-enclume estima que la situation devenait intenable.

On alluma le grand feu. Les femmes dansèrent des danses tristes. On délibéra jusqu’à une heure avancée de la nuit en sirotant la traditionnelle infusion de baies fermentée, mais sans excès car on voulait garder la tête froide. Quitter, peut-être définitivement, les routes au bord desquelles on avait éparpillé les cendres de tant d’aïeux n’était pas un choix facile. Mais l’assemblée finit par admettre que cela devenait nécessaire. Dans un premier temps ils se rendraient en Ulsfeld. Il leur arrivait d’y errer ; ils y rejoindraient le clan des Miklar, auquel de nombreux liens matrimoniaux les unissaient. Ensuite… Bien malin qui pouvait prévoir s’il deviendrait nécessaire d’aller plus loin. La situation s’était dégradée si vite que la raison s’effarait, laissant place au désarroi.

Fière-enclume, bien sûr, avait son idée là-dessus, mais il préférait ne pas provoquer son épouse, qui refusait obstinément d’accabler Varka. Il aurait été exagéré de dire que la décision qui venait d’être prise le soulageait. Mais elle allégeait un peu son fardeau. Au moins, la menace s’éloignerait des siens. Et si la précaution se révélait excessive, il serait toujours temps de revenir en arrière. À présent qu’on s’était mis d’accord, il n’était plus nécessaire de se modérer. Jetant la tête en arrière, il laissa s’écouler dans sa gorge une longue rasade de tisane fermentée. Il ne vit pas les larmes couler sur les joues de Braise-ardente.

Le cœur lourd, elle s’approcha du foyer d’où les flammes, à présent, ne s’élevaient plus guère et elle se mit à danser les souvenirs de sa jeunesse enfuie.

Le lendemain, ils remontèrent vers le Sanglier, pour gagner Slingurstadir. Les montagnes du Tétra auraient constitué un itinéraire plus direct, mais Fière-enclume préférait consentir un détour afin de gagner un secteur de plaines plus praticable pour les chariots. Il réalisa son erreur quand les soldats entourèrent le campement.

À la selle du capitaine flottait la bannière du Solkstrand. Pourtant, parmi les hommes de l’escouade, beaucoup portaient des armes caractéristiques des arsenaux du Heldmark.

— Fais monter les enfants dans les chariots, souffla Fière-enclume à Braise-ardente, avant de se porter à la rencontre de l’officier.

L’autre ne répondit pas à son salut. Ce n’était pas un bardagh, mais un de ces plébéiens auxquels on confiait des missions de patrouille sur les frontières. Cela ne l’empêcha pas de considérer les Enfants des étoiles avec condescendance.

— Pourquoi traînez-vous par ici ? s’enquit-il d’un ton rogue.

— Nous sommes des errants. C’est notre condition de parcourir les chemins afin de proposer nos talents de forgerons à tous les villages qui en ont besoin.

— Déjà, l’octade passée, nous avons surpris des pouilleux de ton espèce qui empruntaient cet itinéraire pour quitter le Solkstrand. Les paysans de notre belle commanderie vous dégoûtent donc tant que vous leur préférez les pécores de l’Ulsfeld ?

Le mépris de l’officier sonnait d’autant plus douloureusement que les Enfants des étoiles étaient habitués à une certaine connivence de la part des soldats : les uns comme les autres vouaient un culte à Yorn, le dieu du Fer. Enfin, jusqu’à la saison dernière. Avant que la Lyre apparaisse sur les bannières. Fière-enclume regimba, tout en ayant conscience qu’il eût mieux valu adopter une attitude plus conciliante.

— Les Helgi ont coutume de fréquenter les routes de l’Ulsfeld. Nous sommes des Errants qui allons où bon nous semble !

— Ainsi, tu reconnais avoir projeté de priver le Solkstrand de tes talents. Ce n’est guère amical.

Une colombe est appelée corbeau par l’homme de mauvaise foi, affirme le dicton. Toute discussion se révélait inutile. Fière-enclume évalua rapidement les forces en présence. Les Enfants des étoiles étaient plus nombreux, mais ils n’avaient pour seules armes que leurs outils.

— Laissez vos chariots ici et suivez-nous ! ordonna le soldat.

— Abandonner les chariots ? Mais c’est impossible, capitaine-èr. Tous nos biens sont dedans. Je vous suivrai, mais avec les attelages. Ou alors il faut que quelques-uns d’entre nous restent pour entretenir notre feu. Les Helgi ne l’ont jamais laissé s’éteindre depuis qu’il a été allumé avec une braise tirée du foyer de Jarn et Koli.

En guise de réponse, l’officier sortit son sabre et l’abattit sur Fière-enclume, qui ne dut son salut qu’à un preste écart. Au lieu de chercher à fuir, comme s’y attendait son assaillant, le forgeron se précipita sur sa monture. Heurtée au poitrail, le cheval se cabra. Fière-enclume en profita pour agripper le cavalier par la jambe et l’arracher à sa selle. Il ne vit pas qui lui assena par-derrière le coup qui l’assomma.

Deux-bigornes se rua au secours de son père, donnant le signal de la mêlée générale. La force et la colère ne suffirent pas. Les Enfants des étoiles n’avaient aucune chance contre des hommes armés, entraînés. Ceux qui ne perdirent pas la vie se retrouvèrent bientôt entravés. On les fit asseoir au bord du chemin pendant qu’on procédait à la fouille des chariots.

— Où sont les enfants ? souffla Deux-bigornes à l’oreille de sa mère.

— J’ai profité de la confusion pour les évacuer. Courte-tresse les a cachés dans le bois. Espérons que ces chiures de sriges n’iront pas les chercher.

Un soldat revint, goguenard, avec la boîte à feu. Il répandit les braises sur le sol, ouvrit sa braguette et pissa dessus. Ce raffinement spirituel suscita le rire de ses compagnons.

Le capitaine désigna quatre prisonniers pour rassembler les corps des trois nomades tués dans un chariot qu’on incendia avant qu’il donne le signal du départ.

— Que Yorn vous consume de sa colère ! les maudit Deux-bigornes. Vous et la chienne en chaleur qui a provoqué ce malheur.

Mais Yorn, ce jour-là, devait être inattentif, car aucune cascade de flammes ne tomba sur la tête des soldats.