Chapitre 3

 

Irùldir est penchée sur la pierre du lavoir. Elle a entendu l’étranger approcher. Elle se concentre sur son ouvrage, pour ne pas avoir à lever les yeux vers lui. Il le faudra bien, pourtant, puisqu’il la hèle.

— Fille-farouche, elle a dit : c’est le moment, va chercher l’accoucheuse.

Pour se donner une contenance, Irùldir réplique :

— C’est son premier. Elle se sera inquiétée trop tôt, comme les autres.

Mais elle se redresse tout de même, en secouant les mains pour les égoutter.

— Dis-lui que j’arrive.

Elle va chercher deux femmes pour l’assister. Une naissance dans un si petit village, c’est toujours un événement.

Quand elle pénètre dans la cabane, elle trouve Varka couchée sur le flanc. La sueur perle sur le front de la parturiente, mais elle ne se plaint pas. Elle n’a pas l’air affolée. Peut-être bien qu’elle est vraiment à terme, après tout. Hòggni est assis au pied du lit.

— Toi, l’homme, va-t-en. Ta place n’est pas ici.

Il veut protester. Chez lui, en Horst, les mâles assistent aux naissances dès qu’ils sont en âge de procréer, afin de mesurer les conséquences de leurs jeux. Et surtout pour monter la garde : il ne faudrait pas qu’un démon se glisse dans le corps de la femme après sa délivrance. Mais il est loin de ses forêts natales. Autres lieux, autres mœurs. Alors il se tait, et puisque Varka n’insiste pas pour le garder à son côté, il sort. Au passage, il agrippe son sabre. Il montera tout aussi bien la garde devant la porte.

Il s’assoit sur un billot qui, accoté au mur, sert de banc et pose le sabre à plat sur ses cuisses. Il sait ce que Kelt aurait dit, en riant : « Tu imagines peut-être que les démons ont besoin d’une porte pour pénétrer dans les foyers ? Ils passent surtout par la crédulité de leurs occupants. » N’empêche que beaucoup de femmes sont emportées par les fièvres après avoir enfanté. Ça, personne ne peut le nier. Alors, autant ouvrir l’œil. Et puis ce n’est pas à un homme parti on ne sait où se vautrer dans le lit d’une dirse d’opposer des remontrances à celui qui veille sur la mère de son rejeton ! Il découvre sa lame, sort la pierre à aiguiser du compartiment qu’elle occupe en haut du fourreau et, d’un geste machinal, il la promène sur le fil.

Une des deux commères appelées à la rescousse surgit de la maison, va puiser de l’eau dans l’auge, revient sans lui prêter attention. Au fond, lui non plus, il n’y croit plus beaucoup, à ces histoires de démons. S’il est une chose que ses périples lui ont apprise, c’est que les croyances varient d’une commanderie à l’autre. De là à penser qu’elles sont toutes dénuées de fondement…

Ça sert à quoi, ce genre de réflexion ? C’est bon pour les Sachants de Skriftbjarg, ça ne vaut rien pour un ignorant comme lui. Il ferait aussi bien de s’éloigner de ce banc. Trouver une occupation. Pourtant il reste là, à polir une lame qui n’en a nul besoin, l’oreille tendue dans l’attente du premier cri. Mais Fille-farouche ne crie pas. Peut-être Irùldir avait-elle raison. Peut-être l’a-t-on dérangée trop tôt.

Que se passera-t-il après la naissance ? Varka voudra-t-elle rester à Ivalo ? Et lui ? Cela aurait-il un sens qu’il s’y attarde ? Jamais il ne prendra contre le flanc de Varka la place qu’a occupée Kelt. Redeviendra-t-il un bras sans tête courant les citadelles à la recherche d’un engagement ? Il songe de plus en plus souvent aux frondaisons de Horst. Le bannissement qui l’a frappé est définitif, mais que sont devenus ceux qui l’ont prononcé ? Il était jeune, et eux, leurs cheveux avaient blanchi sous la caresse du temps. Probable qu’on a depuis longtemps suspendu leurs corps dans les branches de l’arbre des morts. D’ailleurs, l’homme qui reviendrait serait plus fort, plus aguerri. Dangereux, donc digne de ménagements.

Ah ! il lui a semblé entendre un bruit. Fille-farouche met un point d’honneur à étouffer ses plaintes, mais, c’est sûr, le travail a commencé. Une goutte de pluie s’écrase à ses pieds, annonciatrice d’averse. Il remise son sabre dans son fourreau.

Il se rencogne le plus possible contre le mur, mais la pluie tombe en oblique, se jouant de l’avancée du toit. Heureusement, elle ne dure pas. C’était juste une giboulée, après quoi le soleil glisse un rayon entre deux nuages, se dérobe à nouveau, réapparaît. Hòggni se lève, tend l’oreille à la porte, revient s’asseoir. Exclure les hommes de ces moments importants, les Ivalari ont quand même de drôles de mœurs !

Quand il entend le pleur grêle du nouveau-né, Hòggni n’attend pas qu’on l’appelle. Visiblement, son irruption irrite Irùldir. Il s’en moque. Les cheveux de Varka sont collés sur son front. Son teint d’ordinaire doré est terreux et ses narines sont pincées. Elle serre l’enfant contre sa poitrine nue.

— C’est une fille, annonce-t-elle.

Première-née est son nom de naissance. Dans une octade son premier nom public sera dévoilé. On lui murmurera à l’oreille son nom privé. Varka a déjà choisi l’un et l’autre, avant même de la connaître. Enfin, si on ne tient pas compte des visites que la petite lui a rendues dans ses rêves. Elle s’appelera Kélia. Varka a hâte de pouvoir prononcer ce mot, forgé sur celui de son père.

L’enfant a replié les bras. Elle tient ses poings serrés près de son visage. Sa peau est claire, comparée à celle de sa mère. Un duvet noir couvre sa tête où palpite la fontanelle.

— Je te présente Hòggni, dit Varka. Comme moi, ce gentil sanglier te protégera toujours.

À ce moment, l’enfant ouvre les yeux et pose sur lui un regard myope. Un hasard, à n’en pas douter. Mais cela l’attendrit. Il a des scrupules à lui souhaiter bienvenue dans un monde dont il connaît la noirceur. Alors il pose le pouce sur son front, ainsi que les pères le font chez lui en témoignage de reconnaissance.

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O sistr enarf og sistra sistr enarf

Ô mes sœurs et sœurs de mes sœurs

Une enfant nous est née

Chantons

Sœur de nos sœurs

Saura-t-elle ?

Elle est issue de la graine d’un qui a franchi les portes mais qui est né mortel

Voudra-t-elle ?

Elle est issue du sillon d’une qui danse l’Éphémère à la lumière

De la flamme insaisissable

Osera-t-elle ?

Sœurs de mes sœurs dont les chants fracassent les murailles et ouvrent les portails

Veillez

Sœurs de mes sœurs dont les chants contraignent les rois et les dieux

Disciplinent les torrents apaisent les ouragans

Chantez

Entendra-t-elle ?

La graine d’un transfuge et le sillon d’une danseuse

Voilà l’origine de ma sœur

Soyez attentives

Penchez-vous sur son berceau mais ne vous montrez pas encore

O sistr enarf og sistra sistr enarf

Stelpbarn fæda enagh

Synga

***

Après avoir été retenus au Solkstrand par les soldats, les Helgi s’étaient retrouvés parqués dans un champ ceint de deux clôtures entre lesquelles tournait une meute de chiens sauteurs. D’autres les rejoignirent. Des Smidiar et des Stedji, mais aussi des thungi coupables de méfaits divers ou dont la malchance les avait précipités sur une patrouille qui ne voulait pas rentrer bredouille au campement. Les captifs disposaient en tout et pour tout de deux tentes étroites, bien insuffisantes pour la soixantaine de personnes que contenait l’enceinte. On y abrita les enfants ; Braise-ardente se félicitait d’avoir permis à ceux du clan de s’échapper, même si l’incertitude où elle était de leur sort la rongeait. Les adultes durent se contenter d’arrondir le dos quand survenait une averse, ce qui arrivait fréquemment dans le second mois du printemps.

Un soir, on leur distribua une ration un peu plus conséquente que celle qu’on leur consentait depuis leur arrivée. Le lendemain, enchaînés par les chevilles et le cou, ils partaient pour une direction inconnue.

Arrivés sur la rive du Stor, un espoir s’éveilla dans leurs cœurs. Le chantier du nouveau pont avait repris. Nul doute qu’il y avait du travail pour des forgerons. Et, de fait, ils franchirent le fleuve en empruntant l’ouvrage, doté d’un tablier provisoire en bois.

Au pied de la Lyre qui ornait le pilier central, le gardien du Storbir les regarda défiler, la mine contrite. C’était pitié tout de même de voir tous ces gens emprunter son pont sans acquitter de péage ! Au temps du hartl Skilf, les choses se seraient passées autrement ! Cependant, il n’avait pas protesté quand le capitaine avait fait valoir un prétendu droit de passage. Le soldat représentait l’autorité, et les épreuves avaient rendu Waard Bod’ar accommodant, quand ce terme rimait avec prudent.

Les prisonniers ne rejoignirent pas le camp des ouvriers dressé sur l’autre rive. Avec le pont s’éloignait l’espoir de rester au Solkstrand. Même Braise-ardente devait s’avouer l’atroce vérité : Élyhora les avait livrés à Slegur. À quelles fins ?

Ils s’enfoncèrent dans le Björsfal. Le massif séparant le Solkstrand du Heldmark était encore bien enneigé. C’était sans doute dans l’attente de l’ouverture de certains cols qu’on les avait retenus. Les étapes se raccourcirent. Malgré cela, la marche à laquelle étaient astreints leurs corps sous-alimentés les épuisait. Deux femmes, un enfant et un homme d’un âge avancé moururent. Le capitaine leur en tint rigueur, assurant qu’il tuerait de ses propres mains deux personnes si un tel incident devait se reproduire. Ils ne sourirent pas à cette absurdité.

Enfin, un après-midi dont l’éclat printanier était une insulte à leur accablement, ils arrivèrent en ce lieu dont ils comprirent tout de suite qu’il serait leur tombeau.

Des fumeroles fusaient en sifflant des fentes d’un sol scrofuleux. Des flaques de boue grise bouillonnaient. Des bulles épaisses y gonflaient lentement, avant de crever dans un borborygme nauséabond. La puanteur : ce fut d’abord ce qui agressa les prisonniers à leur arrivée, avant même que leurs yeux, sous la morsure d’un vent acide, se missent à pleurer.

Rien ne poussait sur une terre calcinée qui présentait toutes les nuances du jaune pâle au vermillon, quand elle n’était pas encroûtée de noir comme le crâne d’un vieillard.

S’ils n’avaient pas su où on les emmenait, les prisonniers l’auraient compris immédiatement. Sans avoir jamais vu Brengult, ils en connaissaient la lugubre légende.

Quand la Mère des forêts enfanta le Monde, elle avait pour seul propos de le garnir de races nouvelles. Cependant ce cadre vierge suscita le désir de certaines des créatures qui la peuplaient. Dans l’instant où il se sépara de sa génitrice, elles déployèrent leurs ailes et s’envolèrent pour le rejoindre avant qu’il fût trop éloigné. Ces géants ailés n’étaient autres que les dragons issus du viol de Yori la fertile par Lóg l’indompté.

Le Monde, à cette époque, ne ressemblait pas à celui que l’on connaît aujourd'hui, et pas seulement parce que le temps s’y écoulait différemment. Une sève ardente l’irriguait. Souvent elle s’épanchait par les affreuses béances que son bouillonnement provoquait à la surface. De même que coagule le sang des preux blessés, de même ces plaies finissaient par se colmater. Refroidis, ces monceaux de lave formèrent des montagnes âpres, sans cesse remodelées par les tremblements de terre.

Ce sont ces reliefs chaotiques que, après avoir sillonné le Monde à la recherche d’un repaire convenant à leur sauvagerie, les dragons choisirent pour gîte. Engendrés par le dieu du Feu, ils ne craignaient pas la chaleur émanant des profondeurs et le liquide qui coulait dans leurs veines n’était pas sans rappeler le magma que celles-ci vomissaient. S’ils ne crachaient pas le feu, contrairement à ce que croient les naïfs, leur corps était si brûlant qu’il calcinait le sol sur lequel ils s’étendaient. Aussi, bien qu’ils eussent déjà disparu au temps des hommes anciens – Vísindramadur, que soumit le Preux Solk, est à juste titre considéré comme le dernier représentant de sa race –, on peut encore distinguer, çà et là, des traces de leur passage.

Ainsi Brengult. Les dragons avaient choisi ce lieu pour s’accoupler. Un geste rien moins que bénin : les femelles, plus puissantes, dévoraient volontiers les mâles qui les avaient couvertes pour se remettre de leurs émois. La seule chance pour eux d’échapper à ce sort funeste était d’orienter les appétits de leurs compagnes vers d’autres besoins en démontrant qu’ils étaient encore féconds. Aussi répandaient-ils partout leur semence incandescente. Refroidi, le sperme de ces bêtes fabuleuses formait des couches plus ou moins épaisses, aujourd’hui recouvertes par des coulées de lave ultérieures.

De tous temps, les hommes avaient exploité ces gisements. Les thérapeutes utilisaient la roche veloutée, d’un jaune satiné, pour préparer leurs remèdes. Ils la faisaient brûler afin que les vapeurs assainissent l’air des maisons vicié par la maladie ou la diluaient dans leurs potions. Cette extraction demeurait cependant limitée, jusqu’au jour où les alchimistes découvrirent la puissance qui se dégageait du corps jaune, quand on le mêlait à la fleur de nitre et au charbon pilé. Et qu’on s’avisa qu’il était possible de mettre cette énergie au service du dieu Gorth.

Alors, le sperme de dragon devint une denrée recherchée.

Un bardagh arrogant vint inspecter le convoi avec le seul œil qui lui restait. Plus tard, les prisonniers apprendraient son nom : Hakon-barbe-verte. Eux se contenteraient de l’appeler le Borgne.

D’une certaine manière, ils lui devaient leur présence en ce lieu.

Quand Slegur, préparant en secret son expédition contre le Solkstrand, avait eu besoin d’une grande quantité de sperme de dragon pour propulser les traits fusants, cette innovation dont il escomptait une victoire rapide, il avait requis des corvées. Malheureusement, les croquants affectés à cette tâche ne tardaient pas à dépérir, les poumons endommagés par les vapeurs qui sourdaient des profondeurs. Slegur rechignait à perdre ainsi des assujettis. Déjà que les réquisitions pour l’armée ou les chantiers navals vidaient les campagnes ! Ce fut Barbe-verte, maître de l’intendance, des équipages et des entrepôts, qui lui souffla la solution : puisque les Enfants des étoiles avaient commerce avec le dieu du Feu, sans doute s’accommoderaient-ils mieux des conditions que celui-ci faisait régner à Brengult. Et si ce n’était pas le cas, tant pis, au moins on résoudrait un problème qui ne tarderait pas à se poser. Il convenait en effet de se méfier des Errants en temps de guerre. Il était notoire que parmi ceux qui fréquentaient les chemins du Heldmark, beaucoup servaient d’yeux et d’oreilles au hartl du Solkstrand. Au fond de la mine, ils ne seraient plus en mesure d’espionner le mouvement des troupes.

Francs, les Enfants des étoiles n’étaient pas assujettis aux corvées. Ce détail fut vite réglé. Au motif qu’ils s’adonnaient effrontément au culte de leurs divinités traditionnelles, Yorn dieu du Fer et Lóg dieu du Feu, à la face de l’Unique dont ils s’obstinaient à ignorer la Révélation, on les condamna en bloc aux travaux forcés.

Pour récompenser Hakon de cette brillante idée, et peut-être pour éloigner ce turbulent bardagh de la capitale de la commanderie qu’il s’apprêtait lui-même à quitter, Slegur le chargea d’administrer la mine. Depuis, Barbe-verte ne décolérait pas d’avoir été évincé de la mesnie du hartl et passait son humeur sur les prisonniers.

Ainsi commença ce que la mémoire des Enfants des étoiles retiendrait plus tard sous le nom de Fléau.

Un fléau qui, après avoir frappé ceux du Heldmark, s’abattait désormais sur le Solkstrand.

Slegur appréciait l’aide que lui apportait Élyhora dans la reconstruction de ses forces.

Kredfast en rendait grâce à l’Unique.

Deux-bigornes maudissait Varka, tandis que les siens étaient dispersés dans les différents chantiers en fonction de leurs forces. Lui prenait le chemin de la mine.

***

Gerd traînait les pieds. Il avait froid. Il avait faim. Et surtout, il éprouvait le terrible besoin de dormir, sans savoir s’il devait cet engourdissement du corps et de la pensée à la bise qui glaçait son visage ou à la fatigue. On commençait des travaux de printemps dans les champs d’Indelt et lui, il était là, sur ce mauvais chemin de montagne, à se geler les couilles en piétinant à la suite de dizaine d’autres pauvres hères. Cela faisait des mois que, au prétexte qu’il était jeune et vigoureux, on avait entrepris de le transformer en soldat. Des mois qu’il n’avait pas remis les pieds dans son village. Myra s’arrondissait quand il lui était été enlevé. Son enfant était né, maintenant. Il ne savait même pas s’il s’agissait d’une fille ou d’un garçon.

— Plus vite ! Serrez les rangs, bande de larves !

Facile à dire, quand on remonte la colonne à cheval !

— Là-haut, vous aurez double ration.

Espère ! Qui était encore dupe de ce genre de promesse ? Quand bien même l’officier aurait l’intention de la tenir, comment s’y prendrait-il puisque les bagages sont derrière ?

— Les traînards tâteront du fouet !

Ça, en revanche…

Gerd avait tort de se plaindre. Lui, au moins, il nourrissait encore l’espoir de revoir Indelt. Næstur, son voisin, qui avait été enrôlé en même temps que lui, avait eu moins de chance. Il était mort à l’automne dernier, dans cette empoignade à laquelle on donnait aujourd’hui le nom de bataille des Hommes de Craie. La vie est étrange. Quand une flèche s’était enfoncée dans sa jambe au point de toucher l’os, là-bas, sur la rive du Stor, il avait maudit son sort car il savait que la pourriture noire guettait la moitié des blessés. Or, cette blessure lui avait peut-être sauvé la vie. La gangrène l’ayant épargné, il s’était retrouvé affecté à la garnison de Solksborg après que la ville fut placée sous l’autorité de la hartlee Élyhora, ce qui lui avait évité d’aller se battre dans les Hautes Terres et de connaître le sort de Næstur.

Hélas, ce répit n’eut qu’un temps. Ce printemps, le bardagh Elstur Svein’ar, à qui la hartlee avait confié le commandement de ses troupes, a eu besoin d’hommes pour mener campagne. Il a puisé dans la garnison de la citadelle, n’y laissant que les vieux et les plus estropiés. Les autres, dont Gerd, prirent le chemin de l’Ours. Et pourquoi ? Pour se porter à la rescousse de Slegur ! Il paraissait que celui qui l’an passé avait plongé les marches du Sanglier dans le chaos en envahissant le Solkstrand était devenu un ami, qu’il fallait aider parce qu’il était à son tour agressé par son ancien allié, Orston, le hartl du Bjorstrand.

Cela ferait bien plaisir à la veuve de Næstur d’apprendre que le père de ses enfants était mort pour rien.

En ce début de printemps, la neige blanchissait encore les sommets du Björsfal. Sur le chemin menant au col, on pataugeait dans une boue noire. La passe n’était pas très élevée mais, de ce côté de la montagne, l’accès en était escarpé.

— Cavalier ! On serre à gauche !

L’ordre se propageait depuis la tête de la colonne. Gerd eut à peine le temps de s’écarter qu’un bardagh passa en trombe sur l’étroit chemin, trop pressé de rejoindre Elstur pour s’aviser de ménager la piétaille.

Gerd avait froid. Il avait faim. Il se demandait ce qu’il faisait dans ces montagnes. Il aurait donné tout ce qu’il possédait pour dormir, ne fût-ce qu’une nuit, auprès de Myra. Tout.

Seulement, il n’avait rien.

Alors, comme tous les croquants, il lui fallait obéir. Et marcher en serrant les dents pour les empêcher de claquer.

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— Eh bien, bardagh-èr, quelles nouvelles de l’avant-garde ? demanda Elstur en rendant son salut au cavalier.

— Aarnor Ghil’ar, se présenta celui-ci.

— Aarnor-èr, bien sûr. Si je ne l’avais su, la ressemblance avec votre père me l’eût appris, mentit Elstur.

Il savait pertinemment qu’un chef d’armée se devait de connaître le nom et la généalogie de tous ses officiers. Son plus jeune frère, Gæfa, se montrait particulièrement doué pour cela. Mais lui, il avait beaucoup de mal à les retenir, surtout pour les jeunes fraîchement enrôlés – et la barbe de celui-ci n’était encore qu’un duvet.

— Rien que de bonnes nouvelles, claironna Aarnor. Le col n’est plus obstrué par la neige et les éclaireurs qui l’ont franchi ont constaté qu’il n’est pas gardé. Ils n’ont pas non plus décelé de mouvement sur le versant qui mène au Bjorstrand.

— Parfait, se rengorgea Elstur. Orston ne s’attend pas à nous voir tomber sur ses arrières.

Pas plus que Slegur n’avait prévu l’attaque de son ancien allié. Il n’avait d’ailleurs qu’à s’en prendre à lui-même. N’avait-il pas donné l’exemple en rompant les traités qui le liaient au Solkstrand ? Et démontré par la même occasion que l’Axe-divin n’était pas disposé à s’interposer dans un conflit local, mettant aux prises des commanderies d’une péninsule perdue à l’extrême pointe du Sanglier ? L’armée du Heldmark presque entièrement détruite dans la passe de Svarkettel, son hartl s’attardant inexplicablement loin de son territoire, la tentation avait été trop forte pour Orston.

Apprenant le viol de sa frontière, Slegur n’avait eu d’autre recours que regagner sa commanderie à marche forcée avec ce qui lui restait de troupes. Élyhora, opposant une sourde oreille à ses conseillers qui lui recommandaient de profiter de ce repli pour attaquer son turbulent voisin, lui avait au contraire facilité la tâche en pourvoyant à son approvisionnement et en lui renouvelant l’assurance de sa loyauté. N’étaient-ils pas liés par un accord dont il avait respecté les termes, en la reconnaissant pour la hartlee du Solkstrand sans attendre l’aval du Conseil des Soixante-quatre ?

Élyhora n’agissait pas par veulerie, ni par crainte. Encore moins par droiture. Simplement, elle portait son regard plus loin. Un jour, les noms de ses fils éclipseraient tous les autres. Ils deviendraient des légendes, au même titre que les Cinq Preux ! Alors elle se gardait bien d’infliger une leçon à Slegur. Elle avait encore besoin de lui.

Son armée, parce que moins engagée dans le défilé de Svarkettel que celle du Heldmark, avait été en grande partie épargnée par le flot qui avait balayé ceux qui l’empruntaient. Un noyau resté fidèle à Vradh Odd’ar l’avait suivi dans sa fuite au-delà du Rautfjoll. Le reste des survivants s’était empressé de quitter les Hautes Terres. À la demande de sa mère, Elstur les avait rejoints au pied du Premier plateau. Sa tâche la plus urgente fut d’éviter les désertions. Il y était parvenu grâce à quelques exécutions spectaculaires. Il se découvrit en la circonstance une imagination sans bornes. Il n’était pas pour autant foncièrement cruel. La preuve : il avait ordonné qu’on coupât la langue des condamnés et qu’on remplît leur bouche d’étoupe avant de les livrer au supplice, car il ne supportait pas leurs cris de douleur.

Sa seconde tâche, plus ardue, fut de rallier les officiers à sa mère, dont la légitimité leur semblait d’autant plus douteuse qu’elle apparaissait soumise à Slegur.

Si les gradés prenaient ombrage de la patience d’Élyhora envers l’envahisseur, les hommes, eux, se demandaient pourquoi on leur imposait un hivernage pénible au lieu de les renvoyer chez eux. Elstur rassura les premiers en les persuadant que sa mère attendait une occasion meilleure encore. Quant aux jérémiades des seconds, il les ignora superbement.

Aujourd’hui, l’heure de l’action avait sonné. Et si beaucoup de bardaghi ne comprenaient pas l’intérêt de se porter au secours de l’ancien ennemi, ils se réjouissaient de l’occasion qui leur était offerte de se dégourdir un peu les membres et de restaurer une réputation écornée par les revers subis l’année précédente.

— Devons-nous envoyer des messagers à Slegur pour l’informer de notre arrivée ? demanda Aarnor.

— Ne gâchons pas sa surprise. Lui aussi la mérite, tout autant qu’Orston.

— Si je puis me permettre, Elstur-èr, mes compagnons sont d’avis…

— Je sais ce qu’ils disent, mais le hartl Slegur Skogurs’ar n’a pas besoin d’encouragements pour résister à Orston. Il n’a pas d’autre choix que l’arrêter avant que celui-ci lui coupe l’accès aux mines qui produisent le sperme de dragon.

Il employait les termes exacts dont avait usé Élyhora, quand elle avait établi le plan de campagne. C’était elle encore qui lui avait recommandé de se manifester le plus tard possible. Et si Elstur ne comprenait pas plus que le jeune bardagh la raison de cette discrétion, il était bien convaincu d’une chose : la stratégie d’Élyhora était la meilleure, puisque émanant d’elle.