Chapitre 8

 

À un été caniculaire succéda un automne pluvieux, comme si le ciel était pressé de déverser en quelques octades toute l’eau qu’il avait si jalousement retenue à la saison précédente. Dans les champs, les fentes de retrait s’effacèrent, mais bien trop tard. Le seul effet des cataractes tardives fut de compliquer l’arrachage des raves chétives et de pourrir les raisins.

Gerd avait vu avec amertume s’éloigner les cohortes de l’armée solkstrandee qui rentraient au pays. Lui, il était resté sur place, en qualité de volontaire. Volontaire ! La bonne blague ! On les avait alignés sur la place d’armes. Il pleuvait, bien évidemment. Une petite pluie fine, bien froide, bien pénétrante. Elstur Svein’ar était apparu sur son cheval, en grande tenue, comme à la parade. Il n’avait pas quitté sa selle pour les exhorter. De son discours, Gerd, excentré, n’avait rien entendu. L’eau pénétrait dans son col. Il n’avait qu’une hâte, que s’arrête l’interminable harangue. Le contenu en importait peu. Quand le chef condescend à s’adresser directement à la troupe, ce n’est de toute façon pas bon signe pour elle.

En l’occurrence, il se trompait. Elstur annonçait qu’il levait le camp. Orston était venu, désarmé, à Swartaug pour implorer en présence d’Élyhora le pardon d’Elstur, lequel le lui avait accordé. À cette occasion, l’Inspiré avait fait un sermon mémorable. Grâce soit rendue à l’Unique, dont la Lyre frapperait désormais les étendards du Bjorstrand ! Une fois de plus, il convenait de traiter en amis ceux qu’on avait combattus la veille.

Cependant, le retour ne concernait pas tout le monde. Un bardagh de l’entourage du chef, peut-être bien son porte-bouclier, parcourut les rangs. Voilà pourquoi on les avait tant écartés : il fallait laisser la place pour le passage du cheval. L’officier comptait quatre octons, abaissait le bâton de commandement que lui avait confié Elstur. Les soldats de la formation désignée avançaient d’un pas. Et cela recommençait. Un, deux, trois, quatre, et huit hommes sortaient des rangs.

Gerd figurait parmi ceux-là.

Voilà comment on désigna les volontaires.

Leur première tâche fut de réduire l’enceinte du camp, désormais trop étendue. Quelques bardaghi – qui les avait choisis, ceux-là ? – restèrent eux aussi. Des officiers heldmarki prirent la direction des cohortes. Peu, à vrai dire, mais leur présence fut mal ressentie. Confier le commandement aux ennemis d’hier, n’était-ce pas la preuve que le Monde était devenu fou ? Quelques jours après le départ des chanceux, une poignée de patriciens arriva du Solkstrand. Certains armés, d’autres non, ils portaient un sarreau bleu.

Puis l’hiver s’installa, pas trop neigeux, mais venteux. Et sur le plateau d’Asamyr où Elstur avait dressé son camp, ce mot revêtait toute sa signification. La bise malmenait les toiles des tentes de jour comme de nuit. Les rafales en abattaient une de temps en temps, quelque effort que ses occupants aient consenti pour la consolider. Soufflait-il du Sanglier ? Il se chargeait d’humidité. Du Cerf ? Il gerçait les lèvres et couvrait les doigts d’engelures. Peu importait l’horizon, il accablait le pauvre soldat qui n’en pouvait plus.

Quand les jours rallongèrent, les hommes guettèrent les prémices du printemps avec impatience. Les loaï et les pluviers arrivèrent pour l’annoncer, pourtant le vent ne tomba pas. Dépités, les oiseaux s’envolèrent pour un séjour plus aimable. Un matin, le bruit courut que la longue patience prenait fin, qu’on regagnerait bientôt le Solkstrand. Gerd se prit à espérer. Peut-être la hartlee, après la catastrophique récolte de l’an dernier, avait-elle besoin de tous ses assujettis dans les champs. Peut-être allait-il revoir Indelt. Myra. Peut-être allait-il enfin connaître le visage de son enfant.

On ne découvrit jamais qui avait lancé cette rumeur. Que ses couilles lui remontent dans la gorge et l’étouffent ! Elle était fausse, naturellement ! Car si des préparatifs de départ semblèrent lui donner corps, si on leva effectivement le camp, on ne se dirigea pas vers le Cerf, mais à l’opposé, pour aller se fondre dans l’armée de Slegur-le-conquérant. Ce que les hommes bleus, ainsi que l’on surnommait les prédicants, présentèrent comme le début de la plus grande aventure qu’ait rapporté la Chronique.

L’armée du Conquérant : la plupart des soldats étaient très jeunes, de même que les bardaghi qui les encadraient. Ils étaient à peine équipés. Ils prendraient, leur avait-on dit, leurs armes sur les dépouilles des impies.

Beaucoup se montraient impatients de propager la Vraie Doctrine. Les Bleus avaient bien fait leur travail.

Quand Gerd prit la route du Sanglier, le vent tomba, le soleil se mit à briller dans un ciel à peine pommelé. Il avait le cœur lourd. Chaque pas l’éloignait davantage d’Indelt.

***

Les soldats ne se donnaient pas la peine de la discrétion. Dès qu’ils eurent abordé la Groendyr, passage obligé pour pénétrer dans le Laxdal sous l’horizon de l’Ours, la nouvelle de leur arrivée s’était propagée, plus rapide qu’un vol d’émerillons, et le moindre village de la vallée suspendue était à présent avisé de leur approche.

Ce n’était pourtant pas la saison de l’écot, alors pourquoi montaient-ils jusqu’ici ? s’interrogeait Gunni

— S’ils ne viennent pas en percepteurs, ils viennent en recruteurs, soupira Hòggni. La paix n’aura pas duré longtemps.

— Alors cache-toi, qu’ils ne te trouvent pas ! dit Irùldir

Cela lui avait échappé. En public, encore !

— Vraiment ? Et s’il me convient, à moi, de les suivre ? N’est-ce pas toi qui m’as dit un jour que le service de Fille-farouche ne convenait pas à un guerrier de ma valeur ?

Elle se renfrogna. Curieux, tout de même, comme les cœurs sont versatiles. Elle se rappelait la répulsion que le Horsto lui avait inspirée, quand il était arrivé sur le cheval qui maintenant ennoblissait l’écurie de Gunni. Il n’y avait pas si longtemps. Et quand il avait été décidé d’accorder l’hospitalité du village aux étrangers, elle n’avait pas caché ses sentiments : la femme, d’accord, parce qu’elle était en attente, mais le manieur de sabre, lui, qu’il passe son chemin ! Il n’y avait rien de bon à attendre d’un homme dont l’état est d’en massacrer d’autres pour complaire à son maître.

Et voilà qu’aujourd’hui elle craignait qu’il ne s’en souvînt que trop, de son état, qu’il aiguisât son sabre et suivît les soldats.

— C’est le moment d’envoyer nos jeunes surveiller les troupeaux dans les hauts, décida Gunni.

Il ne lui déplairait pas, à lui, que le Horsto s’engage. Si les recruteurs mettaient la main sur une pièce de choix, ils n’insisteraient peut-être pas pour arracher d’autres villageois à leur foyer. Quitte à perdre quelqu’un, autant que ce soit un étranger.

Le soir, quand tous furent rassemblés sur l’aire de battage, Gunni fit part de son avis. Or, voilà qu’Alder, son propre fils, protestait. Pourquoi se cacher ? Pourquoi ne pas attendre pour voir ce que proposeront les recruteurs ?

— Ce qu’ils proposent ? Ou ce qu’ils exigent ? Pour le moment, nous savons seulement qu’ils arriveront dans deux ou trois jours. Pour faire appel à des volontaires ou pour réquisitionner ? Cela, nous l’ignorons.

— Maintenant qu’on a appris se battre, on pourra monter en grade, toucher une bonne solde, insista Alder.

Il était jeune. Fougueux. Il n’avait jamais quitté la vallée. Du Monde, il ne connaissait que trois villages. Il rêvait de voyage, d’exploits.

— Je t’ai enseigné le maniement du sabre et deux ou trois astuces qui t’éviteront de te faire couper en rondelles à la première rencontre, corrigea Hòggni. Ce n’est pas se battre, ça. Tu n’as aucune idée de ce qu’est une vraie bataille, quand tu patauges dans le sang et les tripes de ceux avec qui tu riais la veille. Quand tu ne distingues plus, dans les cris qui t’assourdissent, la rage des ennemis des râles des blessés. Quand la poussière brûle les yeux, les poumons. Quand la mort peut venir d’une flèche qui tombe des cieux ou de la hache d’un bardagh surgi dans ton dos. Tu ne sais rien de la guerre, petit, et je te souhaite de ne jamais l’apprendre.

Car le pire est peut-être l’enthousiasme que l’on éprouve à tuer soi-même, à sentir la chair d’un homme se fendre sous le fil de son sabre, à rester vivant tandis qu’autour de soi les cadavres s’amoncellent. Mais de cela, Hòggni ne parle pas, car cette ivresse, c’est tout juste ce à quoi Alder aspire confusément. Le Preux Ulricr, dont on raconte les exploits à la veillée, n’était-il pas un simple berger de caprebiques dans sa jeunesse ?

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Les soldats arrivèrent deux jours plus tard dans le village. Cinq en tout, flanqués d’un homme aux cheveux gris vêtu d’une chasuble bleue. Ce petit nombre rassura Gunni. S’il fallait en découdre, l’avantage serait du côté des Ivalari. Ils ne venaient donc pas exiger un quota. Une fois encore, la réputation des Laxdali leur obtenait un ménagement.

Pour cette raison, et aussi à cause de la tenue trop pimpante des cavaliers, Hòggni aboutissait à la même conclusion. Il restait en retrait, dissimulé par l’angle de la remise à grains qui jouxtait l’aire à battre où les villageois se rassemblaient. Les soldats, à l’exception d’un seul, n’étaient pas des Solkstrandi. Il le comprit à de menus détails, car la bannière qui garnissait la selle de leur capitaine arborait seulement une lyre d’or sur fond bleu, sans l’emblème d’une commanderie.

Effectivement, quand l’homme aux cheveux gris s’adressa à l’assemblée, il s’exprima au nom du hartl Slegur.

L’Unique, apprit-on de la bouche de l’homme en bleu, avait donné pour mission sacrée à Slegur Skogurs’ar d’assurer l’expansion de la Vraie Doctrine. Et Slegur – huit fois béni soit son nom ! – entendait répondre à son appel, quitte à devoir confondre les impies par la force.

Gunni n’était pas exempt de défauts. Mais, et c’est pourquoi les Ivalari lui accordaient leur confiance, il ne s’en laissait pas conter.

— Tu parles au nom de Slegur, mais ici, au Laxdal, nous sommes rattachés au Solkstrand.

À dessein, il évitait d’employer le mot « assujettis ». S’il était exact, du moins au plan juridique, il sonnait désagréablement aux oreilles des montagnards.

— Alors, pourquoi vous venez chercher des hommes, car c’est bien pour ça que vous êtes venus, pas vrai ? Pourquoi vous venez chercher des hommes pour les Heldmarki ?

— La hartlee Élyhora – la lumière de l’Unique baigne son front ! – l’a autorisé. Car elle aussi veut contribuer à la gloire de l’Unique !

L’homme à la chasuble bleue souriait avec indulgence. Était-ce un soldat ? Il portait un sabre, mais sa tenue différait de celle des autres. Une lyre était brodée sur son cœur. Gunni n’aimait pas cette façon qu’il avait de tout examiner d’un œil acéré. Il avait repéré l’autel, bien entendu, et décrypté quelles divinités on honorait plus particulièrement dans le village : Lambskrul, Yori, Hvità, Eytrul, Usmodir et bien sûr Hella dont la traîne blanchissait les sommets en toute saison. Cependant il n’y fit pas allusion. Pas encore.

— La vérité ne connaît pas de frontière. Ce n’est pas pour Élyhora ou pour Slegur que combattront les bienheureux qui nous suivrons, mais pour l’Ineffable !

Un Heldmarko n’avait pas autorité pour obliger quiconque à le suivre. Ce qui ne l’empêchait pas de menacer :

— Ainsi que l’enseigne le Sans-Pareil – qu’Il soit glorifié par tous les horizons ! – un homme vaut un homme. À défaut de volontaires, le capitaine ici présent est autorisé à user de la persuasion pour…

— Nous !

Hòggni étouffa un juron. Ce petit imbécile d’Alder était redescendu du pâturage où l’avait envoyé Gunni. Et pour compléter le gâchis, son cadet le suivait. Gunni avança d’un pas. Le capitaine interposa son cheval entre lui et le garçon, qu’il apostropha avec une bienveillance amusée.

— Eh bien, voilà un gaillard qui me paraît bien décidé !

— Je sais me battre, déclara Alder en exhibant son sabre.

— Vraiment ? s’étonna le soldat en sautant à terre. Voyons cela. Allez, mon garçon, attaque-moi.

L’adolescent ne se fit pas prier. Il ne lui déplaisait pas de montrer ce qu’il savait faire à ceux de son village. Surtout devant Ada, cette bêcheuse qui prenait prétexte d’une ou deux années de plus pour l’ignorer.

Les duellistes échangèrent quelques passes, puis le capitaine donna un violent coup de poignet, dans l’intention de désarmer son adversaire. Or, le paysan inclina sa lame juste à temps pour que le coup ripât.

Le recruteur siffla entre ses dents.

— Ça, mon garçon, tu dis vrai. Tu sais manier un sabre. Qui t’a appris ?

— Qu’est-ce que vous croyez, capitaine-èr ? intervint Irùldir avant qu’Alder réponde. Que nos ancêtres ont obtenu le droit de porter les armes en tricotant des chausses pour l’hiver ?

Le capitaine préféra ignorer les rires qui accueillirent la remarque.

— Et toi, demanda le capitaine en se tournant vers le jeune frère d’Alder, tu sais te battre aussi bien ?

— Non !

Trompant la vigilance des soldats, Hild était sortie du rang. Elle agrippait les épaules de son fils, tel un gypaète la carcasse d’un agneau.

Le capitaine se tourna vers l’homme en bleu. Quelque chose changeait dans l’attitude des villageois. La tension avait monté d’un cran. Et, s’il fallait en croire la démonstration que le gamin venait de faire, ils étaient de taille à se défendre contre huit hommes. Sans compter qu’il fallait ressortir de cette haute vallée. Le débouché lui en paraissait encore lointain.

— Il n’a pas douze ans, implorait la paysanne.

L’homme en bleu lui sourit.

— N’aie crainte, femme. Nous ne sommes pas venus pour enlever quiconque, surtout pas des enfants, mais vous offrir l’occasion de servir l’Unique.

Et, se tournant vers l’adolescent :

— Toi, comment t’appelles-tu ?

— Saute-crevasses, Èrto-èr.

— Ton nom privé ?

— Alder Gunn’ar.

— Quel âge as-tu ?

— Bientôt quatorze ans.

— Eh bien c’est ton jour de chance. L’Unique a éclairé ton chemin. Tu marcheras dans Sa gloire.

Un soldat le prit en croupe. L’homme en bleu donna le signal du départ. La récolte avait été maigre, aujourd’hui, mais son intuition lui disait qu’il valait mieux s’éloigner de ce village. Dans tout le Laxdal, il n’avait jamais vu de fronts aussi butés, de regards aussi hostiles – et pourtant, toute la vallée n’était peuplée que de sauvages. Quand il reviendrait – car il reviendrait, c’était sûr –, ce ne serait pas avant qu’une armée de prédicants eussent préparé le terrain, et à la tête d’une troupe nombreuse. On l’avait bien prévenu que les croquants du coin étaient rétifs, mais il avait mis toute sa confiance dans son arme secrète : la vérité. Comment pouvaient-ils la refuser avec un aveuglement qui n’avait d’égal que son propre enthousiasme ? Ces brutes méritaient d’être traitées en ennemis !

Alder se tenait bien droit, conscient des regards qui pesaient sur lui. Il évitait de croiser ceux de ses parents. Quand il passa devant Ada, il releva le menton, hautain. Enfin, elle le voyait. Tant pis pour elle ! Les femmes des bas l’attendaient. On les disait plus belles que les péquenaudes d’ici.

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— Alors c’est décidé, tu t’en vas ?

Hòggni leva les paumes vers le ciel.

— Elle est une Errante, je suis un sabre sans bras…

— Et tu le demeureras ! répliqua Irùldir, acerbe. Je te l’ai déjà dit : le service d’une Fille des étoiles, ce n’est pas un engagement digne d’un homme comme toi !

Elle connaissait ses arguments. Son amitié pour le Diseur de mots. La promesse qu’il s’était faite de protéger son enfant. À d’autres ! On avait bien raison de se méfier des pouvoirs des Filles des étoiles ! Si seulement son fœtus s’était pétrifié dans son ventre avant qu’elle mette les pieds à Ivalo !

— La guerre est trop proche, expliquait Hòggni. Tôt ou tard, elle montera jusqu’ici. Varka veut éloigner la petite.

Prétexte ! La guerre était déjà là quand elle est arrivée, cela ne l’a pas empêchée de passer deux hivers !

— Et toi, bien sûr, tu la suis comme un chien suit son maître, grinça-t-elle. Tête et queue basse !

— Crois-tu que Gunni me pardonnera le départ de son fils ?

Aucun de ses arguments ne convainquait Irùldir. Elle le regardait, partagée entre le chagrin et la rancune. Comment avait-elle pu s’attacher à un homme aussi laid au point de négliger ses autres amants ? Elle leur reviendrait et, eux, ils lui pardonneraient de les avoir délaissés parce que les hommes sont ainsi faits. Mais pour l’heure, cette perspective ne lui inspirait que de l’amertume.

—Le combat te manque ? enragea-t-elle. Ça se querelle dans les bas, à ce qu’il paraît. Tu n’as qu’à choisir ton camp !

Elle disait n’importe quoi. À présent, elle cherchait moins à le retenir qu’à le dissuader de partir en compagnie de Varka. Peut-être y serait-elle parvenue, sans l’enfant sur le front de laquelle il avait posé son pouce.

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Avant de fermer la porte, Varka jeta un dernier regard à la pièce qui l’avait abritée pendant cinq saisons. Pour la première fois de sa vie, elle avait mené l’existence d’une sédentaire, habité un lieu fixe, aperçu le même paysage tous les matins quand elle franchissait le seuil. Cela ne lui arriverait peut-être jamais plus. Elle s’y était accoutumée bien plus facilement qu’elle l’aurait cru. En revanche, elle n’avait pas trouvé à Ivalo la consolation qu’elle cherchait en venant. Peut-être, si elle s’était autorisée à parler de Kelt, sa présence dans son village natal aurait-elle revêtu une signification. Elle avait cherché dans ses souvenirs les évocations qu’il en avait tracées. Elle n’avait même pas reconnu sa maison. Ça aurait pu être n’importe laquelle, elles se ressemblaient toutes. Elle n’avait qu’une certitude : ce n’était pas la masure où elle avait dormi. Elle aurait senti sa présence.

La veille au soir, Hòggni et elle avaient passé de famille en famille pour leurs adieux. Quelques-uns leur avaient offert une salaison, quelques galettes. Mais quelque chose était brisé. Hild n’avait pas voulu leur ouvrir sa porte. Ce matin, le village était presque désert. Gunni était resté. Il portait son sabre sur le dos. Lui aussi, il avait bénéficié des leçons de Hòggni. Contrairement à son fils, il ne serait jamais un bon escrimeur. Trop lent, trop lourd, il comptait trop sur sa force, pas assez sur son agilité.

— Je garde le cheval, bougonna-t-il. C’était le prix pour un hiver et vous êtes restés au-delà.

— C’était convenu, reconnut Hòggni. Quand les recruteurs reviendront…

— On saura les recevoir, grinça Gunni.

Moins radical que sa femme, il avait bien conscience que Hòggni n’était pas responsable du départ d’Alder. Enfin, pas entièrement. Lui aussi, dans sa jeunesse, il avait rêvé de voyager.

— Cachez des provisions dans la montagne, recommanda le Horsto. Il se pourrait que vous en ayez besoin un jour.

Voilà pour les adieux.

À une demi-lieue du village, là où le chemin traverse le chaos du Skrida, Irùldir les attendait avec son ânesse.

— Pour porter la petite, précisa-t-elle. Et aussi le lait.

Varka était tentée mais Hòggni s’y opposa. La bête, c’était à peu près toute la fortune de l’accoucheuse, avec un courtil étroit.

Plus loin, Varka taquina son compagnon.

— Faut-il que tu lui laisses un souvenir impérissable !

Hòggni accéléra le pas. Il n’était pas d’humeur à accepter ce genre de plaisanterie. Surtout de la part d’une femme qui le dédaignait. Perchée sur ses épaules, l’enfant gazouillait, réjouie par cette promenade matinale.

Groendyr sera leur première étape. Puis Lagurtorp, en Ortmark. Arrivés en bas, ils se dirigeront vers l’horizon de l’Aigle sous le Cerf. Ensuite…

Ensuite, ils enchaîneront les carrefours. Varka porte autour du cou une poche de peau, à l’intérieur de laquelle repose le dé d’orientation jadis offert à Kelt par Erlog le néphomancien. Depuis sa naissance, elle a parcouru les chemins du Solkstrand et de l’Ulsfeld, a connu le Heldmark et même, une fois, elle a poussé jusqu’au Kupstrand. Mais aujourd’hui commence pour elle la véritable errance.