La bête rôdait autour du campement. Nerveux, le cheval humait la nuit. Hòggni posa son sabre à côté de lui, aux aguets. Varka serra Kélia contre elle. L’enfant se débattit un peu mais garda le silence, impressionnée par l’attitude des adultes. Elle les sentait tendus, à l’écoute d’un danger mal cerné.
À plusieurs reprises, dans l’après-midi, Varka avait cru apercevoir un loup. Ou un chien sauteur. Si elle ne s’était pas trompée – et il y avait de fortes chances que ce fût le cas car les Enfants des étoiles étaient entraînés à percevoir les présences cachées qui hantent les chemins, surtout si, comme elle, ils sont bons chasseurs –, si, donc, elle ne s’était pas trompée, l’animal les suivait depuis plusieurs lieues.
Sur le foyer rôtissait le gibier du jour, un chevrain dodu. L’odeur était trop alléchante : la bête se découvrit. Une tête triangulaire émergea de la broussaille. Loup ? Chien ? Dans le crépuscule, il était difficile de se montrer affirmatif. En tout cas, pas un chien sauteur, car le museau était trop pointu. Indécis, la langue pendante, l’animal observait les humains assis près du feu. Près de la bonne viande dont l’odeur l’affolait.
Varka alla déposer la fillette qui s’était endormie contre elle dans le chariot. Après que Hòggni et elle se furent éloignés du Rautfjoll, leur premier souci avait été l’acquisition d’un cheval. Les quelques piécettes obtenues par Varka en paiement de ses danses étaient loin de suffire. Hòggni en gagna un sur un pari. La rosse avait le dos creux et elle était cagneuse. Mauvais perdant, le paysan lui refilait sa plus mauvaise carne. Cependant, le Horsto l’accepta sans barguigner. Après tout, pour se procurer cette monture, lui-même avait triché. Un peu plus tard, ils avaient acquis à bon compte un chariot léger, tractable par un seul animal. Son mauvais état justifiait son prix. Hòggni consolida le châssis, un charron remplaça quelques rayons des roues qui menaçaient de se briser au moindre cahot. Varka rafistola le tressage des parois de joncs entrelacés ; ce n’était pas le matériau qui manquait, dans la commanderie de l’Éthastrand connue pour le foisonnement de ses cours d’eau, et tous les Enfants des étoiles apprenaient tôt à le travailler.
Il ne contenait encore pas grand-chose. Une poterie, quelques babioles, une boîte à braises. Ils ne disposaient même pas d’un chaudron pour préparer le gràtyr. Varka le déplorait. Hòggni s’accommodait de la broche et des cendres chaudes. Et quand, comme aujourd’hui, elle abattait un chevrain, il ne pouvait s’empêcher de penser que ç’aurait été dommage de le faire bouillir avec des ingrédients de hasard.
Varka revint vers le foyer. Elle semblait glisser sur l’herbe, retenant ses gestes pour ne pas effrayer l’animal. Celui-ci n’avait pas bougé. Il dressait une oreille. L’autre, cassée, retombait sur son crâne. Varka s’assit, découpa un morceau de viande, le lui jeta.
— Mani m’a été favorable aujourd’hui, profite de sa générosité toi aussi.
Ayant avant tout perçu un geste dans sa direction, la bête recula vivement. Puis l’avidité l’emporta. Elle sortit du couvert, attrapa la pitance et regagna son abri en courant. Varka s’arrangea pour que le deuxième lambeau tombât plus près d’eux. Cette fois, la bête n’hésita pas. La première offrande n’avait eu pour effet que d’aiguiser un appétit qui, à en juger par sa maigreur, trouvait rarement à se satisfaire.
Ils la virent mieux. Elle s’aplatit légèrement et coucha les oreilles, enfin, celle à laquelle elle pouvait encore commander. Elle ramena la queue sur son ventre.
— Une louve, jugea Hòggni.
Sans en être convaincu.
Varka renouvela la manœuvre, raccourcissant chaque fois la distance les séparant de l’appât. Jusqu’à ce que la bête le contemplât en gémissant sans oser s’approcher davantage.
Alors Varka se leva et commença à danser. La bête la regarda un instant, puis disparut dans le fourré.
— C’est une chienne, affirma Varka. J’ai dansé une meute. Une vraie louve serait venue.
Plus tard, elle ajouta :
— On la reverra.
Le lendemain sembla lui donner tort : la chienne ne se laissa pas repérer de toute la journée. Mais quand revint le soir, elle recommença son manège. Les parts étaient moins généreuses : la flèche de Varka avait atteint un grignoteux.
Le troisième jour, la chienne ne se dissimula plus pour suivre le chariot, tout en conservant une distance respectable. Il fallut plus d’une octade pour qu’elle consentît à venir chercher sa pitance dans la paume de Fille-farouche, à la grande joie de Kélia qui tapait des mains à chaque bouchée.
Ils lui donnèrent un nom : Ulfdòttir. Elle demeurait sur le qui-vive, mais elle ne restait plus la queue entre les pattes. Quelquefois, même, elle la remuait.
—Tu es comme moi, dit Varka. Les loups te mordent si tu approches de la meute, les chiens te chassent quand tu t’aventures trop près d’un village. Nous étions faites pour nous entendre.
***
Les démangeaisons avaient cessé de le tourmenter. Sa peau était racornie, écailleuse comme celle d’un vieillard. Là où le sperme de dragon l’avait le plus entamée s’étendaient des taches livides. Les cicatrices demeuraient boursouflées. Celles de son visage le rendaient hideux. Il avait rasé ses cheveux clairsemés par la pelade. Sa sœur Courte-tresse lui avait appris quelles herbes mélanger à de l’argile pour composer un emplâtre et cela lui apportait un réel soulagement ; sa peau ne le démangeait plus.
Deux-bigornes avait parfois l’impression d’être né deux fois. Peut-être était-ce le sens caché de son nom public. De son passage entre les cuisses de Braise-ardente, il ne gardait aucun souvenir. Mais de son extraction des profondeurs, de son passage en force à travers les lèvres abrasives de la fissure, son corps portait mille marques indélébiles. Il évitait les miroirs. Il évitait les regards des autres, pour ne pas y lire le dégoût, la frayeur ou, pire, la pitié.
À présent, à l’approche de l’hiver, il avait accompli la première tâche qu’il s’était assignée. Il avait retrouvé Courte-tresse et les neuf enfants qui constituaient désormais tout ce qu’il restait du clan des Helgi. Il se demandait souvent quelle faute il avait commise pour connaître un sort aussi funeste que le sien, et quel mérite lui valait la protection des dieux. Car seule celle-ci expliquait l’exploit qu’il avait accompli. D’abord, il avait survécu dans la mine, quand tant d’autres, tous peut-être, avaient rencontré la Visiteuse au détour d’une galerie. Puis il avait trouvé dans son corps épuisé des ressources insoupçonnées pour fuir le Heldmark.
Il avait marché des nuits et des nuits, se terrant le jour, se nourrissant d’herbe, de racines crues, d’insectes et de baies. Il s’était dirigé vers l’Aigle, sans but précis. Les hommes étaient-ils tous devenus fous ? Se comportaient-ils tous comme Slegur ? Il l’apprendrait plus tard. Dans un premier temps, il s’agissait de mettre le plus de distance possible entre Brengult et lui. Il avait traversé des torrents en sautant de bloc en bloc, au risque d’être emporté si le pied lui manquait. Il avait trébuché dans des pierriers instables. Il avait longé des abîmes affreux d’où remontaient des remugles glacés ou des pestilences soufrées. Mais la chance lui avait souri : il trouva les cols pour franchir les crêtes du Björsfal. Il avait quitté le Heldmark pour le Bjorstrand, où il continua à se déplacer de nuit et à se terrer le jour. Il se cacha encore au Gullstrand.
Arrivé en Ugelmark, Il croisa la route d’un clan de forgerons. Ils connaissaient le sort réservé à leurs frères du Sanglier. Mais ici, la vie continuait comme avant. Il aurait pu se joindre à eux. Ils ne le lui proposèrent pas. Il était un Helg, et les Helgi étaient maudits. Car si tous à présent savaient quel malheur frappait les Enfants des étoiles du Sanglier, ils en connaissaient aussi la raison. Ils le nourrirent néanmoins, car l’hospitalité est un devoir auquel aucun descendant de Jarn et Koli ne saurait se dérober. Mais il ne fut pas autorisé à se servir lui-même dans le chaudron où mijotait le gràtyr de peur d’appeler le malheur sur le clan et il dut déguerpir sitôt rassasié.
Il prit alors la direction de la Couleuvre. Si, comme il le pensait, Courte-tresse était passée en Ulsfeld, elle avait peut-être intégré un clan allié à une époque où l’opprobre ne frappait pas encore les Helgi. Ou bien elle se heurtait à l’hostilité dont lui-même avait fait l’expérience, et elle s’était dirigée vers l’Ortmark, voire l’Éthastrand. Toute jeune enfant, elle était persuadée que sa destinée la conduirait à l’Aigle, peut-être jusqu’au Dàstrand. Ce genre de rêve n’est que divagation, mais on s’en souvient quand on perd ses repères habituels.
Une fois de plus, les dieux lui vinrent en aide. Les dieux, ou les esprits des aïeux qu’il invoquait souvent, au risque d’attirer l’attention de forces mauvaises. Quoi qu’il en fût, il retrouva Courte-tresse au Hvolstrand.
Comment était-elle arrivée là ? Elle ne lui en parla jamais, mais il apprit par ses danses que certains soirs, quand la mendicité s’était révélée insuffisante, elle avait demandé des hommes sous conditions. C’est-à-dire en échange d’un peu de nourriture, voire d’argent. Il préférait ignorer avec quelle fréquence la faim – non seulement la sienne mais celle des enfants – l’avait acculée à cette extrémité. Quand il était tombé sur elle, elle atteignait le fond du désespoir.
Ces retrouvailles avaient été un moment de grande joie et d’affliction mêlées. À Courte-tresse, il portait de bien sinistres nouvelles des siens. Aussi bien ne se berçait-elle d’aucune illusion sur leur sort. Il resta vague sur les circonstances dans lesquelles les uns et les autres avaient disparu. Elle était de toute façon incapable d’imaginer un lieu comme Brengult. Mais il était là, lui, bien vivant, déterminé.
La force qui l’habitait, qui lui avait permis de bousculer tous les obstacles, cette force avait un nom : la haine.
Il haïssait celle qui était à l’origine de tous les malheurs des Enfants des étoiles. Il haïssait ceux qui avaient persécuté son clan, et ceux qui s’étaient rendus coupables de complicité. Mais il haïssait tout autant son propre peuple, qui les rejetait sa sœur et lui, et les enfants. Il haïssait les paysans qui se montraient indifférents à leur sort et ceux qui, malgré une pénurie générale, les humiliaient en leur concédant un peu de nourriture. De la première, il tirerait vengeance, ainsi qu’il se l’était juré. Quant aux autres, eh bien, il leur soutirerait le plus qu’il pourrait, au besoin par la violence.
Ils n’étaient plus un clan, puisqu’ils avaient perdu le feu. Ils devinrent une bande.