Chapitre 11

 

La sévère citadelle de Swartaug réservait quelques surprises à ses visiteurs. Au premier rang d’entre elles figuraient les dimensions impressionnantes de la grande salle, dite halle des élections. Les chapiteaux sur lesquels s’appuyaient les voûtes, dont les sculptures représentaient le serpent Swartiki aux prises avec des animaux fantastiques, couronnaient des colonnes hautes de trente coudées. Sa longueur, rien moins que seize toises, autorisait l’organisation de tournois en plein hiver. Pour ménager un accès aux chevaux, les bâtisseurs avaient remplacé l’escalier du Tétra par un plan incliné. Autrefois, quand le choix du hartl exacerbait les rivalités entre les grandes maisons, on ne s’y était pas battu qu’avec des armes émoussées. Le sang avait coulé sur les octogones de basalte qui pavaient la grande salle. On montrait encore une pierre fendue : Kalbader Leil’ar avait mis une telle force à décoller Knutt-le-braillard que son sabre l’avait éclatée. Mais le temps et la bière avaient lavé les dalles de toute trace sanglante. Car cette salle prestigieuse dont les dimensions colossales devaient permettre de réunir tous les clans à l’occasion de l’élection du hartl avait surtout servi de cadre aux fêtes et aux banquets offerts par les hartli du Heldmark. Et bien sûr à leurs noces.

Slegur avait choisi de faire coïncider les siennes avec la fête du printemps. Il entendait donner à ses quatrièmes épousailles davantage de faste qu’aux trois précédentes. Car il était devenu plus que le hartl qu’il était alors ! Après avoir conquis le Kupstrand et le Tudmark, il les avait tout simplement rattachés à sa commanderie, créant de fait un territoire qui échappait à l’arbitrage des Soixante-quatre. En outre, il exerçait une tutelle pesante sur les hartli du Bjorstrand et du Gullstrand, et ses troupes occupaient le Flaksval où elles menaient une campagne de conversions forcées. Son mariage avec une fille de Resnar était interprété comme un gage supplémentaire donné par son allié de l’Ulsfeld. Et, par voie de conséquence, faisait peser sur la frontière de l’Ortmark, encore réfractaire à la Vraie Doctrine, une pression que son hartl, Jörm Hrolf’ar, ne pourrait supporter longtemps.

Restait le Solkstrand.

Depuis six années, la hartlee Élyhora avait démontré une loyauté sans faille envers lui. Son aîné avait combattu pour lui, à la tête de ses meilleures phalanges dans lesquelles se mêlaient Heldmarki et Solkstrandi, au point qu’il envisageait de le nommer connétable en remplacement du cacochyme Mader. Son cadet Tveir avait lui aussi pris une part active à l’invasion du Kupstrand et du Tudmark. Quant au plus jeune, sous la paternelle férule de Kredfast, il dirigeait le collège des prédicants, lesquels, en répandant les lumières de la Vraie Doctrine dans les territoires limitrophes, servaient les intérêts de celui que l’Inspiré présentait comme le bras armé de l’Unique.

Slegur n’avait qu’un regret. Que la veuve de Skilf Oluf’ar se fût toujours dérobée aux avances qu’il lui avait prodiguées et ne l’avait jamais demandé. Sölwi Resn’ir avait toute la fraîcheur de la jeunesse et les chantres pouvaient louer sa beauté sans s’entendre taxés de flagornerie. Le temps marquait à présent le visage d’Élyhora dont les traits étaient quelconques. Pourtant, Slegur aurait volontiers délaissé la première au profit de la seconde. Quand, la veille, il avait accueilli dans sa cité la hartlee du Solkstrand, il avait guetté sur son visage la moindre trace de dépit. Espoir déçu. La Veuve – ainsi surnommait-on celle qui continuait à porter le blanc bien après le terme du deuil décent – le félicita pour l’union diplomatique qu’il allait nouer, particulièrement pertinente au moment où Jörm, qui se montrait de plus en plus ouvertement hostile envers les prédicants, avait cherché à se liguer avec Resnar.

— L’Ulsfeld constituera une excellente base arrière pour une offensive contre l’Ortmark, suggéra-t-elle. Resnar ne pourra pas prendre ombrage d’une concentration de troupes sur ses terres, puisque vous êtes désormais son gendre. Du moins ne pourra-t-il l’exprimer.

Elle omettait au passage que le Solkstrand aussi bordait l’Ortmark.

— Ainsi, poursuivait-elle, comme si la reddition de Jörm était déjà acquise, vous aurez imposé la Lyre à toutes les marches du Sanglier. Ce dont l’Unique, n’en doutez pas, vous sera reconnaissant. L’Inspiré a bien raison de voir en vous l’instrument de Sa gloire !

Elle mettait beaucoup d’enthousiasme dans ses paroles. Hélas, cette flamme brûlait pour l’Unique, et non celui qu’elle désignait comme son champion.

— Votre fils Gæfa contribue également beaucoup à l’expansion de la Doctrine, releva-t-il, mi-figue mi-raisin.

Elle inclina la tête en souriant, comme pour répondre à un compliment.

— L’Unique lui a fait la grâce de le choisir pour vous aider à accomplir Son dessein en suivant une voie complémentaire à la vôtre. Mais c’est votre nom, avant le sien, que retiendra la Chronique.

— Je ne sous-estime pas le rôle que jouent les prédicants, affirma, non sans sincérité, Slegur. Ni leur mérite. Beaucoup, dans les territoires de l’Aigle, risquent leur vie pour leur apostolat.

— Ils ouvrent la voie, comme des défricheurs qui abattent les forêts devant ceux qui construisent une route.

— Et où cette route devra-t-elle s’arrêter, selon vous, Èrin-hartlee ?

— Pourquoi devrait-elle connaître un terme ? Laissons l’Unique en décider. Mais je vous retiens, quand les préparatifs de la cérémonie vous requièrent !

Aussi fuyante qu’une truite ! Que se serait-il passé si elle avait manifesté ne fût-ce qu’un soupçon de regret à l’idée de ce mariage ?

Slegur se posait encore la question en pénétrant dans la grande salle où les convives avaient déjà pris place. Ils se levèrent bruyamment à son apparition.

La table de l’hôte barrait la salle dans sa largeur. Les autres étaient disposées perpendiculairement. Chacun des hartli invités présidait à l’une d’elles. Élyhora occupait la première à droite, ce qui lui reconnaissait la primauté sur tous les autres, y compris le père de la mariée, rejeté sur la gauche. Elle n’avait pas exigé cette position. Kredfast l’avait suggérée. Ce mariage devait rassurer Resnar sur les intentions de Slegur, pas le propulser au rang d’allié privilégié au risque de vexer les autres. Pour une fois, Élyhora avait abandonné la blancheur du veuvage pour se vêtir de bleu, une couleur qui avait été longtemps la sienne avant de devenir – mais était-ce un hasard ? – celle des prédicants. Fidèle à son habitude, elle ne portait que de rares et discrets bijoux. Cette sobriété atteignait son but : tranchant parmi les dames aux atours surchargés, elle attirait les regards.

Ceux de Slegur en tout cas.

Le marié leva son hanap, ouvrant par ce geste des agapes qui dureraient une octade. Pendant ces huit jours, on tiendrait table ouverte, aux invités et aux membres de la mesnie les deux premiers, puis à tous les patriciens et à ceux, armateurs, négociants, riches propriétaires, dont la fortune récompensaient les mérites, et, le dernier jour, à la plèbe – ce qui donnerait lieu à de bien réjouissantes bouffonneries quand ces croquants se disputeraient les restes.

Élyhora avait conscience du regard de Slegur posé sur elle. Elle-même observait la mariée, toute menue auprès de son époux. À sa gauche siégeait Kredfast. Pâle, isolée entre le hartl et le chef spirituel qui ni l’un ni l’autre ne lui adressaient la parole, la nouvelle épousée ne touchait pas aux plats qu’on lui présentait. Au cours de la cérémonie, en déposant devant la Lyre l’offrande autrefois due à Usmodir, elle avait trébuché, ce que beaucoup interprétaient comme un mauvais présage. Malgré les efforts déployés par Læknir pour la persuader du contraire, elle le pensait aussi. La vérité était qu’elle avait failli se trouver mal. Quel âge avait-elle ? Treize, quatorze ans ? Elle paraissait encore plus jeune qu’Élyhora l’était elle-même quand la pression familiale l’avait obligée à demander Svein Olfrid’ar. Telle était la norme, dans les familles patriciennes. L’intérêt de sa maison primait sur toute autre considération.

Maintenant qu’elle était débarrassée du rustre que le jeu des alliances claniques lui avait imposé comme époux, Élyhora considérait cette loi d’airain avec plus de complaisance. Rien ne donnait davantage de sens à la vie que le maintien d’une dynastie, sinon sa fondation ! Elle éprouvait néanmoins un peu de pitié pour la gamine. Resnar l’avait sacrifiée dans l’espoir de soustraire sa commanderie aux appétits de son allié. Quelle naïveté ! Il ne prenait pas la mesure des enjeux de cette partie.

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Slegur se retira tôt, salué, ainsi que le voulait la tradition, par des plaisanteries salaces. Élyhora n’attendait que ce moment pour s’éclipser elle aussi.

— Tveir, accompagne-moi.

Étant donné l’état d’ébriété où se trouvaient déjà la plupart des convives, son départ prématuré passa inaperçu.

Il lui fallut enjamber quelques dormeurs avinés, ignorer quelques couples qui n’avaient pas eu la patience de regagner une chambre pour honorer Lyst, éviter des flaques d’urine. Et ce n’était que le premier jour ! Elle attendit d’avoir regagné ses appartements pour morigéner son fils.

— Je t’ai trouvé d’humeur bien maussade ! Tiens-tu à indisposer notre hôte ?

— Notre hôte, ou notre maître ? grinça Tveir.

— Le maître est celui qui impose sa volonté, pas nécessairement celui qui porte un titre et en exhibe les attributs.

Il lui porta un regard lourd.

— Slegur est à deux doigts de nommer Elstur connétable et de te confier le commandement des phalanges du Tétra. Tu mèneras la conquête de l’Ortmark comme ton frère a dirigé celles du Kupstrand et du Tudmark.

— Elstur, vraiment ? N’était-ce donc pas Slegur qui marchait en tête de son armée ?

Elle haussa les épaules, lèvres pincées. Bien sûr, Slegur exerçait le commandement suprême. Mais sur le terrain, c’était le courage et la décision d’Elstur qui avaient assuré son succès. Une chose est de définir une stratégie, une autre de la concrétiser en enchaînant les victoires.

— Et quand bien même il nous couvrirait d’honneur, poursuivait Tveir, il ne nous a toujours pas désignés comme ses successeurs, et avec ce mariage…

— Quoi, ce mariage ? En quoi cela change-t-il quelque chose ?

— L’Ulsfeldee pourrait lui donner un descendant. Auquel cas vos projets d’adoption tomberaient définitivement à l’eau.

Élyhora secoua la tête. Elle arborait cette expression quand, petit, Tveir proférait une énormité.

— Avant Sölwi, Slegur a eu trois épouses. Il n’en a engrossé aucune. On ne lui connaît pas non plus de bâtards. Pas une de mes libellules ne s’est retrouvée enceinte après qu’il les a labourées. Crois-moi, il est infécond. Et quand cela ne serait… Sölwi est joliette, mais un peu verte. Slegur compte sur sa favorite, Hetta, pour l’éduquer. Aussi en a-t-il fait sa camériste. Une fille douée en de nombreux domaines. Dans peu de temps, la gamine raffolera des décoctions dont elle s’est fait une spécialité, sans se douter que ces potions assècheront ses ovaires. Et si, malgré tout cela, ses flancs s’arrondissaient, eh bien, il suffirait de modifier un peu la recette. Tu le vois, tu aurais tort de t’inquiéter. Slegur aura tôt fait de constater que le ventre de sa jeune épouse reste désespérément plat. Il s’en lassera, retournera aux jeux un peu plus épicés auxquels mes belles l’ont habitué.

Elle s’approcha de son fils, lui ébouriffa les cheveux. Il eut un brusque mouvement de recul.

— Quand même, il aurait été plus simple que vous le demandiez.

— Es-tu en train de suggérer à ta mère de se conduire comme une femme accorte, une fois de plus ? Quoi ? Le mot t’effraie ? Pourtant… Svein… Crois-tu qu’on m’aurait poussée dans son lit s’il n’avait pas pu favoriser l’ascension de mes frères dans les rangs de l’armée ? Veux-tu que je te raconte ce qu’il m’a fait subir, le soir où tu as été conçu ? Et crois-tu que j’aurais demandé ce rat de Skilf Oluf’ar, si je n’avais craint pour ta vie et celle de tes frères ? Alors oui, tu as raison, cela ressemblait beaucoup à des demandes sous conditions. Mais j’ai décidé que cela s’arrêterait là. Ose me désapprouver !

Une fois de plus, il l’avait mise en colère. Il ne manquerait plus que cet hypocrite de Gæfa les surprît !

— Les jours prochains, tu retourneras au banquet. Il est bon que tu t’attires des sympathies. Mais ne bois pas trop, garde la tête froide et laisse ta queue pendre entre tes jambes. Défie-toi de la jalousie, reste modeste. N’oublie pas de te montrer pieux. Et arrange-toi pour que l’on sache que chaque matin, même en cette période de fête, tes frères et toi vous entraînez plusieurs heures pour mieux servir notre puissant allié. Veiller à sa réputation est toujours de bon placement. Et le premier devoir d’un patricien envers ses ancêtres.

***

Une figure d’oiseau surmontait la proue de la barque oblongue à fond plat, dont la poupe adoptait la forme d’une nageoire de poisson, qui se rangea le long de l’embarcadère. Dès que le voyageur eut pris place, le naute manœuvra la godille sans lui demander où il désirait se rendre : le chant de la trompe qui l’avait appelé l’en avait informé.

À mesure que l’embarcation progressait dans la rade, les rives s’évasaient. Les mouvements du pilote tenaient davantage de la danse langoureuse que de l’effort, mais la précision du geste suppléait à l’énergie. La même constatation s’imposait à Herd chaque fois que son embarcation en croisait une autre. Du coracle d’écorce transportant une famille à la pirogue taillée pour la vitesse, toutes étaient propulsées avec la même nonchalance apparente et la même efficacité.

Une langue de terre obturait le débouché de la rade. Jusqu’au dernier instant, la végétation dissimula le lac, qui se dévoila d’un coup dans toute son étendue. À peine devinait-on, au-dessus de l’horizon, une barre bleuâtre : la berge opposée, que dominait les sommets enneigés du Flugbratt. Une multitude d’îlots ponctuaient cette immensité, dont certains n’avaient rien de naturel. Chacun portait un nom mais, réunis, ils constituaient Wahrtstadr, cité qui présentait la double caractéristique d’ignorer les fortifications et de n’avoir jamais été conquise depuis que se rédigeait la Chronique.

Si les îles étaient nombreuses, les embarcations étaient myriades. Sous le vol des starfi, affirmait un dicton local, un homme naissait, vivait et mourait sans jamais poser le pied sur la terre ferme. Même les légumes qui complétaient les produits de la pêche se cultivaient sur de grands radeaux de roseau.

Des pêcheurs tiraient leurs filets. Des jeunes filles plongeaient nues pour récolter des algues et des marrons d’eau. Des familles entières se laissaient ballotter au fond de coracles profonds, sans activité apparente ; peut-être y avaient-elles élu domicile. Des frondeurs guettaient les oiseaux assez imprudents pour se poser à la portée de leurs balles. On se saluait, on s’interpellait d’une nacelle à l’autre, les volatiles trompetaient, pourtant une grande sérénité régnait sur ce lac dont le reflet des nuages animait la surface. Les apparences sont souvent trompeuses. Si Wahrtstadr n’avait jamais eu à subir le joug d’un étranger, elle devait ce privilège à la sauvagerie de son peuple. La moindre menace transformait tous ces êtres indolents, hommes, femmes, enfants, en fauves sanguinaires qui n’avaient plus d’humain que l’enveloppe externe. Il suffisait pour cela qu’ils interrompent leur consommation de lygn, un breuvage lénifiant préparé à partir de tubercules du lygi, abondant dans les profondeurs du lac.

Bercé par le balancement de la barque, le hemsend laissait la torpeur l’engourdir. Le pilote l’en arracha en annonçant Hartleyja.

À distance, rien ne distinguait l’île où résidait le hartl du Wahrtsfeld de toutes les autres. Mais, à mesure qu’on approchait, on s’apercevait que les pavillons qui l’occupaient étaient plus vastes, plus élégants qu’ailleurs.

Une multitude d’embarcations s’agglutinaient le long du ponton comme des moules sur un bouchot. Impossible de trouver un espace libre où s’arrimer. Pour s’en approcher, il fallut sauter d’un bord à l’autre. Le pilote ouvrait la voie. Il bondissait avec une telle légèreté que les esquifs s’enfonçaient à peine sous son poids. Il en allait tout autrement du hemsend, peu familiarisé avec cet exercice. À chaque transbordement, Herd redoutait de tomber à l’eau, ce qui n’aurait été ni de bon augure ni compatible avec sa dignité. Il atteignit l’échelle du ponton avec soulagement.

Un accueillant se précipita à sa rencontre. Le casse-tête pendu à sa ceinture rappelait sa fonction : veiller à ce que tous ceux qui approchaient le hartl soient dans une bonne disposition d’esprit. Le moindre soupçon de nervosité recevait sa sanction immédiate.

Herd suivit le serviteur dans les profondeurs du bâtiment. Les cloisons de roseau tressé relevaient d’un savoir-faire immémorial. Les fibres, teintes avant d’être entrelacées, dessinaient des motifs où les initiés reconnaissaient des scènes inspirées des récits traditionnels locaux, dont certains remontaient aux hommes anciens.

Le salon dans lequel on installa Herd n’était meublé que de quelques ballots de paille, qui pouvaient servir de siège comme de table. Une jeune femme posa devant lui un bol fumant auquel il se garda bien de toucher. Les propriétés lénifiantes du lygn pouvaient avoir des effets désastreux sur les organismes qui n’y étaient pas préparés.

Malgré la simplicité du mobilier, Herd savait que son admission dans un cabinet de rencontre privé était un honneur. Il le devait à une longue amitié avec le hartl Gedalyr. À vrai dire, leur dernière rencontre remontait à deux octennies, ou presque, mais ils échangeaient depuis plus longtemps encore une correspondance suivie.

Un panneau coulissa, livrant passage à l’épouse du hartl, Silgi. De cette femme menue, aux mains très fines, on affirmait qu’elle coupait un sverdfisq en deux d’un seul coup de sabre, ce qui, eu égard à l’épaisseur de l’échine de ce poisson des profondeurs, représentait un réel exploit. En souriant avec douceur, elle expliquait à qui l’en complimentait qu’il suffisait de frapper à la jointure de deux vertèbres.

Confiant dans son discernement, le hartl ne s’en séparait jamais, y compris dans ses audiences privées. Il marchait sur ses talons, avec la nonchalance propre aux Wahrtsfeldi. Comme son épouse, il portait une tunique cousue avec des peaux de syldi. Ainsi vêtu, il aurait pu passer pour un pêcheur. Un troisième personnage l’accompagnait.

— Èrto-Herd, laissez-moi vous présenter Èr-Eymund, mon aruspice. Un homme de grand talent. Il m’a annoncé votre visite avant votre courrier.

Le devin inclina légèrement le buste. Herd répondit d’un bref hochement de tête. Il aurait préféré se passer de ce témoin, mais Gedalyr ne lui laissait pas le choix.

— Vous me faites un très grand honneur…, commença Gedalyr.

Herd l’arrêta du geste.

— Épargnons-nous les échanges de politesse, Gedalyr-èr. Je suis venu rendre visite au hartl du Wahrtsfeld, mais surtout à l’ami, pour lui faire part de ma très grande préoccupation.

— Un homme soucieux, tels sont les termes utilisés par Eymund pour vous annoncer.

— Et vous a-t-il aussi informé de ce qui me tourmente ? demanda Herd, agacé.

L’aruspice, les yeux levés, semblait s’intéresser davantage aux volutes dessinées au plafond qu’à l’entretien, comme s’il en connaissait déjà les aboutissants.

— Lui, non. Mais Èrin-Silgi pense que votre démarche n’est pas sans rapport avec ce qui se passe sous l’horizon du Sanglier. Bien sûr, ces événements se déroulent très loin d’ici…

— Les distances ne sont jamais infranchissables pour une armée motivée. À propos, une rumeur court selon laquelle Vradh Odd’ar aurait trouvé refuge à Wahrtstadr.

Gedalyr sourit, énigmatique.

— Il y a tant d’îles, sur ce lac. Je ne saurais en connaître tous les occupants. Dites-moi, Herd-èr, Èrin-Silgi a-t-elle raison ? L’Axe-divin s’est-il enfin ému de l’attitude de Slegur Skogurs’ar?

Les épaules du hemsend s’affaissèrent.

— Si vous me demandez si la Suprême Souveraineté recommande d’agir contre ce trublion, je suis obligé de vous répondre non. Cependant…

Il s’interrompit, retenu par l’énormité de ce qu’il s’apprêtait à proférer. Il savait, en quittant Dàstrand, qu’il serait amené à cet aveu. Il s’y était entraîné pendant tout le trajet, cherchant la meilleure formule pour exprimer le désarroi où le plongeait l’apathie de l’Axe-divin sans blasphémer. Ce voyage n’avait de sens que s’il s’ouvrait de ses pensées intimes à Gedalyr. Or, au moment de passer à l’acte, rien à faire, il ne s’y résolvait pas. Silgi vint à son secours en prenant la parole.

— Vous, le primat des hemsendi, vous pensez néanmoins qu’il est grand temps de contenir les ambitions de Slegur. Et vous souhaitez que Gedalyr prenne la responsabilité de lever par anticipation l’armée de coalition à laquelle, tôt ou tard, la Suprême Sapience devra recourir.

La simplicité avec laquelle elle avait résumé son intention laissa Herd pantois. Et soulagé. Le point de jonction entre deux vertèbres… Elle touchait juste et précis.

— Sur les conseils d’Èrin-Silgi, je me suis déjà discrètement assuré de l’appui de mes voisins du Kjölstrand, du Meldmark et de l’Anasfeld, annonça Gedalyr. D’une façon tout informelle, bien sûr. Au cas où. Dans ces commanderies, on demeure attaché aux dieux des ancêtres et les propagateurs de la religion nouvelle ne sont pas les bienvenus. En revanche, l’Adistadir et la Tristike ne leur sont pas fermés. Ce qui ne veut pas dire qu’ils fraterniseront avec l’envahisseur.

Herd essuya la sueur qui perlait à son front. En un sens, l’initiative de Gedalyr le réjouissait. Pourtant, à la réflexion, elle comportait aussi un aspect inquiétant. L’écho des conquêtes de Slegur réveillait des démons endormis. Le hemsend n’avait aucun motif de douter de la probité de son ami, mais qui pouvait prévoir comment la situation évoluerait, si l’Axe-divin persistait dans son attitude incompréhensible ? Des hartli, se sentant menacés, ne décideraient-ils pas de guerroyer sans son accord, au risque de rompre un équilibre dont il n’apparaîtrait plus comme le garant ? L’appétence qui se manifestait un peu partout pour les armes nouvelles n’encourageait pas à l’optimisme. L’ambition est une maladie contagieuse, tout comme la gloriole. Il ne s’agissait pas, au motif d’arrêter un conquérant, d’en susciter un autre, encore plus audacieux. Les Wahrtsfeldi, s’ils avaient toujours farouchement défendu leur indépendance, n’avaient jamais manifesté l’intention de s’éloigner de leur lac. Or, l’initiative de Gedalyr troublait le hemsend.

L’aruspice interrompit le cours de sa réflexion par une intervention inopinée :

— Jusqu’à présent, l’Axe-divin n’a pas jugé utile de s’en mêler. Une fois, déjà, Slegur a vu ses ambitions contrariées par d’autres forces que celles des hommes.

Le hemsend lui jeta un regard noir. Est-ce que ce charlatan se mêlait d’interpréter les intentions de l’Axe-divin, ce que lui-même ne se permettait pas ?

Enfin, pas explicitement. D’ailleurs, Eymund ne se montrait pas irrespectueux, au contraire : l’argument qu’il avançait, lui-même aurait pu le défendre s’il n’avait pas perdu confiance dans les Gydjari au point de les soupçonner de taire les ébranlements de la Dàsten.

— Dans la rupture du Breitjolk, on peut certes voir la main d’Örl-le-capricieux comme celle d’Othar-le-souverain. Mais si ce revers a un temps calmé les extravagances de Slegur, il s’est bien rattrapé depuis. Il a annexé deux commanderies après avoir tué leurs hartli, en a de fait assujetti deux, noué des alliances solides avec le Solkstrand et l’Ulsfeld, et il se prépare à envahir l’Ortmark. Quand ce sera chose faite, toute la péninsule du Sanglier sera placée sous son emprise.

Et si le mal s’arrêtait là ! Mais il se répandait véhiculé par ces cafards bleus qui proliféraient. Gedalyr n’avait-il pas dit qu’on en trouvait jusqu’en Tristike ?

— Au reste, ce n’est pas tant Slegur ou un de ses émules que nous devrons affronter que les idées absurdes qui se répandent dans le sillage de ses troupes comme une lèpre, quand elles ne les précèdent pas. Il faut bien davantage qu’une poche d’eau pour laver les esprits vérolés par une idée dangereuse.

— Quoi qu’il en soit, intervint Gedalyr, nous ne saurions intervenir sans un appel de l’Axe-divin. À moins de vouloir ajouter la confusion au désordre.

— Le Conseil des Soixante-quatre n’a pas officialisé le hartolat d’Élyhora Sig’ir, rappela Herd.

Gedalyr sourit. Voilà qui expliquait l’allusion du hemsend au fils de Skilf Oluf’ar. Et, sans doute, toute sa démarche.

— Si vous songez à Vradh Odd’ar pour revendiquer le Solkstrand, je vous arrête tout de suite. Sa blessure ne l’a pas tué, mais elle le disqualifie pour ce rôle. Peut-être ignorez-vous qu’on le surnomme désormais le Muet ? Un infirme ne saurait diriger une commanderie. En revanche, son père…

— Oddi Skilf’ar s’est retiré des affaires du monde pour se consacrer à l’étude. Le hartolat ne l’intéresse pas.

— Dans une de vos missives, vous m’avez entretenu du successeur de l’Axe-divin actuel, dit Gedalyr.

— Il reçoit la formation nécessaire à l’exercice de sa fonction sacrée et ses progrès sont étonnants. Cependant il ne sera pas en mesure de s’asseoir sur la Dàsten avant plusieurs années. Je crains que Slegur ne nous accorde pas ce répit.

— Qui sait ? Örl est un dieu plus puissant qu’on le pense.

Herd hocha la tête. Sans porter offense à Örl, quand on ne peut plus compter que sur le hasard pour reculer une échéance aussi importante, on est mal engagé.

— Et vous êtes là pour veiller au grain, ajouta Gedalyr. Au-delà de l’enclave du Dàstrand, la distinction entre l’Axe-divin et le Conseil des hemsendi est parfois confuse. Vous pourrez compter sur le Wahrtsfeld et ses alliés le jour où, faisant taire vos scrupules, vous parlerez au nom de la Dàsten.

Herd tressaillit. Il était allé aussi loin qu’il s’y était senti autorisé. Cet entretien dont il avait pris l’initiative en témoignait. Mais parler en lieu et place de l’Axe-divin, comme le suggérait Gedalyr, ça, jamais ! C’était comme s’il lui proposait de s’asseoir sur la Dàsten – un geste inconcevable ! On avait bien raison de penser que, sous leur apparence pateline, les Wahrtsfeldi cachaient une réelle brutalité.

— Et maintenant, buvons ! s’exclama le hartl, en soufflant dans un sifflet d’os.

Aucun son ne sortit de l’instrument, mais le signal fut perçu d’une manière ou d’une autre, puisqu’un couple de servantes vint bientôt déposer quatre coupes et quelques flacons. Herd fut soulagé de constater qu’ils ne contenaient pas du lygn, mais des vins odorants.

***

Difficile d’imaginer que de véritables tempêtes agitaient parfois ce miroir. Depuis la terrasse ouverte sur les appartements réservés aux hôtes de marque, Herd se laissait pénétrer par la sérénité qu’offrait le paysage. Le soleil jetait un éclat rosé sur les neiges du Flugbratt. Les pêcheurs avaient replié leurs filets. Les barques attendaient, immobiles, la tombée de la nuit. Le primat avait caressé l’intention de tenter une conjonction avec l’Axe-divin, malgré la distance qui l’en séparait. Finalement, la contemplation du lac l’avait détourné de ce projet.

On toussota dans son dos. Il n’avait entendu personne approcher. Pour autant, il n’était pas inquiet. L’inconnu, s’il nourrissait de mauvaises intentions, ne se manifesterait pas. Herd, quand il se retourna, ne fut pas surpris de reconnaître Eymund. Ces bateleurs ont toutes les audaces.

— Quoi ? Tu n’es pas en train de fouiller dans le ventre d’un poisson pour prodiguer tes conseils à ton hartl ?

Eymund ne s’offusqua pas de la nuance de mépris qu’introduisait le tutoiement, ni de l’ironie dont le hemsend chargeait sa question.

— Sans doute, vu du Dàsborg, à proximité immédiate de la Dàsten et de la manifestation vivante de l’Axe-divin, nos pratiques ancestrales paraissent-elles maladroites. Voire puériles. Mais dans les lointaines commanderies, il faut bien que les mortels se contentent de nous autres les astrologues, les aruspices, les néphomanciens, les géomanciens, pour apaiser leur angoisse de l’avenir.

— Et donc, tu t’es cru autorisé à fouiller le mien. Alors ?

Eymund secoua la tête.

— Ce n’est pas ainsi que cela fonctionne. Je ne suis pas plus qu’un autre capable de prédire ce qui va se passer. Je peux seulement le déduire. Mon état est d’interroger les viscères des sverdfisqi pour tenter d’éclairer les choix du hartl qui, eux, influenceront l’avenir. Or, mes observations m’ont appris une chose. Tant que tous les organes fonctionnent selon leur nature, sans réserve ni excès, l’animal est en bonne santé. Mais que l’un d’eux se dérègle, alors tous finissent par se corrompre. La maladie s’installe. Ce qui vaut pour un poisson vaut pour l’homme. Ce qui vaut pour l’homme vaut pour le Monde.

Herd négligea de répondre et tourna le visage vers le lac. Tous les peuples avaient leurs croyances ; il s’obligeait à les respecter, car chacune contenait une part de vérité. Mais si lointaine, si déformée qu’elle en devenait méconnaissable. Il n’entendait pas discuter avec cet homme qui essayait de lutter contre l’odeur de poisson qui collait à sa peau à grand renfort de parfums et de baumes.

Le silence se prolongea un bon moment. Enfin, Eymund se décida à le rompre.

— Je ne suis pas ici pour vous convaincre de l’efficacité de mes méthodes. Mais puisque vous êtes venu chercher des assurances sur la conduite d’une guerre éventuelle, je ne peux vous cacher la vérité. Èr-Gedalyr vous aidera autant qu’il sera en son pouvoir, mais il vous faut trouver quelqu’un d’autre pour prendre la tête de l’armée de coalition.

— Pourquoi ?

— Cela n’entre pas dans son avenir.

— Je croyais que tu ne pouvais rien prédire.

— Tous les poissons que j’ai ouverts ces derniers temps en son nom présentaient des organes nécrosés. Gedalyr l’ignore, car je n’ai pas voulu l’affliger, et encore moins attrister Èrin-Silgi. Vous pouvez me traiter de lâche, mais…

— Et vers qui, selon toi, dois-je me tourner ?

— J’ai entendu ce que vous disiez à propos d’Oddi Skilf’ar. Néanmoins, une guerre n’aurait de sens que si elle rétablit la légitimité.

— La légitimité ? L’invoquer est difficile, quand la plupart des commanderies sont usurpées, à commencer par celle-ci. Dans les faits, la filiation a remplacé l’élection qu’avait voulu Fyrstur quand il a organisé le Monde. Les Soixante-quatre se contentent d’approuver un prétendu choix qui, comme par hasard, porte sur le descendant du précédent hartl. Peut-être la disparition d’une réelle élection a-t-elle été le premier dérèglement dont tout le reste a découlé.

Le couchant enflammait la surface du lac. L’ombre l’envelopperait bientôt, tandis que seuls les sommets lointains du Flugbratt demeureraient éclairés.

— Puis-je vous poser une question indiscrète, Hemsend-èrto ? Est-il exact que la prochaine manifestation de l’Axe-divin présente les huit signes de la perfection ?

— Les voldani ont en effet découvert un Absolu.

— Cela ne s’était jamais produit depuis Fyrstur, n’est-ce pas ?

Herd hocha la tête.

— Autrement dit, la première manifestation vivante de l’Axe-divin. Le fondateur, dont nous respectons encore les prescriptions.

Le hemsend fronça les sourcils. Où cet énergumène voulait-il en venir ? Il puait vraiment le poisson. À travers le parfum des onguents, il puait le poisson.

— Le début d’un cycle, insinua Eymund.

— Tes bestioles ont les entrailles à ce point pourries ? répondit Herd, abrupt.

Le soleil ayant touché la crête des montagnes, l’ombre se propageait, telle une onde lente. Bientôt elle toucherait le ponton.

— Bonne nuit, Eymund-èr, rompit Herd. Ma journée a été éprouvante, surtout après les fatigues de l’interminable voyage que je me suis imposé. Je vais suivre l’exemple de cet astre et me coucher.

Joignant le geste à la parole, il planta là l’aruspice.

Le début d’un cycle, avait-il insinué. C’est-à-dire, aussi, la fin du précédent. Cette idée révoltait le primat, qui avait consacré toute son existence à un but : perpétuer un rituel immuable. Pourtant… Le déclin inexpliqué du Dàstrand, amorcé depuis deux ou trois générations, la passivité des Gydjari… Si tout cela participait d’un dessein plus puissant encore ?

Il secoua la tête. Inacceptable !

***

Quel âge avait Kélia quand elle commença à danser ?

Danser, pour une Fille des étoiles, ce n’est pas secouer son corps en suivant le rythme imposé par les instruments, à la manière des paysans dans leurs fêtes, mais au contraire sculpter l’espace avec ses mouvements, d’une façon à la fois si naturelle et si contraignante qu’il ne fait plus qu’un avec le temps. La musique devient alors, pour ainsi dire, la forme audible du Monde, tandis que chaque figure à laquelle la danseuse prête son corps en exprime l’élégance, les tensions, les désordres, les ruptures, les harmonies. Quelquefois, ses mouvements atteignent une telle précision, une telle perfection que le reflet du passé éclaire les arcanes de l’avenir. Depuis toujours, les Filles des étoiles acquièrent la maîtrise de cet art subtil en imitant leur mère, leurs sœurs, le soir, sous la lueur fantasque du foyer central, le souffle igné qui traverse les époques pour assurer la cohésion du clan depuis qu’une braise dérobée au feu de Jarn et Koli l’a allumé. Mais Kélia était née dans un village de thungi, dans une vallée reculée du Laxdal. Elle n’avait jamais connu la ferveur de cette liturgie où toutes les facettes de l’humanité s’expriment, quand les hommes se joignent aux femmes pour fermer le cercle qu’elles ont initié, chaque sexe possédant ses gestes propres, ses clés complémentaires. Par sa mère, Kélia appartenait au peuple des forgerons nomades Elle en avait la beauté et la grâce insolente. Mais son père, lui, n’était qu’un thung. Plus tard, elle mesurerait toutes les conséquences de sa conception. Pour l’heure, Varka l’avait tenue dans l’ignorance afin de la préserver. Elle savait seulement que Fille-farouche évitait les campements des gens qui lui ressemblaient et refusait de lui dire pourquoi. Pour la former, elle ne pouvait donc compter que sur sa mère, cette femme au sourire rare, dont elle était la seule richesse et qui veillait jalousement sur elle, au point que c’en était quelquefois étouffant. Elle lui avait d’abord appris les huit gestes élémentaires des bras, des mains, du cou. Les trente-deux expressions du visage. Puis les soixante-quatre figures de base, en lui révélant leur signification occulte. La danse est un langage enseigné par les dieux, dont il convient de maîtriser le vocabulaire avant de songer à le décliner en récits. Ensuite vint l’enchaînement des pas. Enfin, la précision. Ce n’était qu’au terme de cet apprentissage qu’elle pourrait prétendre à se laisser posséder par la flamme. Elle se révéla d’emblée une élève étonnamment douée. Plus avancée que ne l’était à son âge Varka, dont chacun, pourtant, admirait le talent.

Non, Kélia n’aurait su dire quand elle commença à danser. Elle ne se souvenait pas du village qui l’avait vue naître, ni de ses habitants. Si quelquefois l’odeur de la graisse d’ovlaine qui brasillait sur les autels devant la figure de Lambskrul, la déesse des troupeaux à la chevelure frisée, faisait ressurgir quelques images, elle les savait illusoires. Elles naissaient de son imagination, nourrie par les rares évocations d’Ivalo par Hòggni. Varka, elle, n’en parlait jamais. L’enfant ne se souvenait pas non plus du début de l’errance. Pour sa mémoire, sa vie commençait avec le chariot, le cheval qui s’appelait Hesti, Hòggni qui le conduisait tandis que Varka chassait le gibier qu’Ulfdòttir ramènerait fièrement dans sa gueule. Il lui semblait avoir dansé dès qu’elle avait tenu debout. Mais cela, elle en avait bien conscience, ne pouvait être vrai. Il avait bien fallu d’abord apprendre à marcher. C’est-à-dire maintenir un équilibre précaire pour effectuer quelques pas en direction de bras ouverts, sous les encouragements de sa mère. Tomber. Se relever. Prendre appui sur n’importe quoi. Tituber. Louvoyer. Hòggni prétendait que non. Qu’elle avait d’emblée progressé d’un pas étonnamment assuré. Mais il ne fallait accorder aucune confiance aux souvenirs de Hòggni dès lors qu’ils la concernaient. Elle se rappelait, en revanche, ces lignes que sa mère traçait au sol pour guider ses enchaînements. Quand son corps en avait mémorisé un, Varka lui bandait les yeux. Ses pieds devaient retomber pile sur les repères sans le secours de la vue. Seule la tension de ses muscles contrôlait son déplacement. Elle adorait cet exercice, car elle y excellait.

Ce soir encore, elle accompagnait sa mère dans ses mouvements. Hòggni les observait. Au début, il aimait surtout regarder Varka. Mais aujourd'hui, c’étaient les progrès de la gamine qui le réjouissaient. Elle l’interpellait :

— Oncle Hòggni ! Regarde, je danse les animaux.

Elle zézayait un peu, à cause des deux dents de devant qui étaient tombées l’octade précédente.

— Danse, mon abeille, danse !

Elle n’avait pas choisi le thème au hasard, mais pour lui faire plaisir, pour lui rappeler leur rituel de « quand elle était petite ». Elle mima le Tétra éclairant le monde en ouvrant l’œil droit. Elle mima l’Aigle orgueilleux, la Couleuvre prudente. Le Sanglier. Et le Cerf, et l’Ours et tous les autres dont elle avait fini par apprendre la place qu’ils occupaient dans le récit des origines. Ensuite, elle annonça le Saumon.

Le corps de Kélia ondulait, et l’on croyait voir le poisson musculeux lutter contre le courant. Il applaudit.

— Et maintenant, le plus difficile, annonça-t-elle.

— Non !

Il devinait ce qu’elle se proposait d’évoquer et cela l’effrayait.

Quand les animaux se furent dispersés selon les huit orients, il ne resta plus de l’être qu’ils avaient composé qu’une absence. C’est alors qu’on vit errer au centre de la forêt profonde une ombre. Une créature de ténèbres qui gardait la nostalgie de la plénitude qu’elle ne connaîtrait jamais plus. Étant pour l’essentiel constituée de néant, elle ne pouvait être nommée. Le plus souvent elle écoutait, immobile, le chuchotement des feuillages, le gazouillis des oiseaux. Mais ce qu’elle aimait le plus c’était d’entendre le chant des dirseï, qui l’empêchait de disparaître tout à fait. C’était pourquoi elle les avait autorisées à séjourner sous les vénérables frondaisons.

— Mais oncle Hòggni, cela ne se peut pas, protestait-elle avec la logique des enfants. Comment entendrait-elle, si elle n’a pas d’oreilles ?

— Ai-je dit qu’elle en était dépourvue ? Elle entendait tout, au contraire, car elle avait des oreilles de renard. Elle voyait tout, grâce à ses yeux d’aigle le jour, de hulotte la nuit. Elle sentait tout, disposant du flair du loup. Elle-même ne possédait pas d’existence propre, mais tout ce qui vivait se répercutait en elle comme un écho, et tout s’organisait autour d’elle pour combler un vide qui ne pourrait l’être. Elle devint la gardienne de la forêt profonde, et sa protectrice. N’étant plus rien que la trace de ce qu’elle avait été, elle comprit qu’elle avait accédé à l’éternité. Alors elle défia le temps. De ce combat, elle sortit victorieuse. Désormais, en Urskogar, il n’aurait plus d’emprise.

Telle était la légende que Kélia avait entrepris d’illustrer par sa danse. Elle ne l’avait jamais tenté auparavant. Varka s’était immobilisée, inquiète elle aussi. Soudain, à l’issue d’un enchaînement de voltes audacieux, Kélia poussa un cri, perdit l’équilibre. Ulfdòttir, qui était couchée au pied de Hòggni, se dressa sur ses pattes. Varka releva sa fille, s’assura qu’elle n’avait rien. L’enfant était pâle. Ses lèvres tremblaient.

— Ça suffit pour ce soir, dit Varka en l’entourant de ses bras. Tu es bien trop petite pour danser l’irruption du néant.

L’enfant ne se calmait pas.

— La créature d’ombre, hoqueta-t-elle. Elle a mal !

Elle sanglotait, inconsolable. Varka jeta un regard chargé de reproches au Horsto, comme s’il était responsable du chagrin de la fillette.

— Ce sont de vieilles histoires, dit-il, confus. De très vieilles élucubrations que les anciennes de mon pays radotaient à la veillée quand j’étais enfant. Peut-être même que je ne m’en souviens pas bien. Que j’ai dit des sornettes. Viens, ajouta-t-il en la soulevant de terre, allons dire bonsoir à Hesti.

Le cheval la renifla avant de poser sur son épaule un menton où les poils blancs dominaient, tandis qu’elle lui caressait les joues et l’encolure. Assise à ses pieds, Ulfdòttir attendait son tour. Chaque soir, le même rituel précédait le coucher.

— Il faut me promettre quelque chose. Jure-moi de ne plus danser la créature d’ombre.

— Pourquoi ?

— Ta mère te l’a dit, tu es trop jeune.

Au fond, Hòggni était bien en peine de répondre. Il sentait qu’il ne fallait pas, un point c’est tout. Ces choses-là sont trop mystérieuses, il faut les laisser où elles sont, surtout quand on ne les comprend pas.

— Alors ? J’ai ta parole ?

— Je te le promets. Pourquoi elle avait mal, la créature ?

Dans le ciel dégagé brillaient des millions d’étoiles. Son ami le Diseur de mots lui avait expliqué un jour que certains Sachants pensaient que le soleil qui éclaire le Monde était une étoile comme une autre, et qu’à l’inverse chacune d’elles éclairait un monde qui lui était propre. S’ils avaient raison, les enfants n’en avaient pas fini de poser des questions. Et les adultes de devoir répondre, pour peu qu’ils se montrent un peu honnêtes, ainsi qu’il le faisait à présent :

— Je ne sais pas, mon abeille, je ne sais pas.

***

Bien que la Couleuvre eût avalé le soleil au terme d’une journée torride, la chaleur demeurait accablante. Elle avait pénétré les murs épais de la citadelle et même les courants d’air, si glaciaux l’hiver, ne parvenaient pas à la dissiper.

Sur la terrasse aménagée pour les astrologues, à l’époque heureusement révolue où ceux-ci occupaient un rang élevé à Solksborg, Kredfast observait les étoiles.

Cette nuit le ramenait douze ans en arrière. Même touffeur, mêmes astres brasillants. Et pourtant, elle était si différente de cette nuit terrible, de cette nuit de feu qui l’avait consumé, avait bouleversé sa vie et amorcé une nouvelle ère pour tous les mortels.

Ce soir-là, il laissait son esprit divaguer, plus qu’il ne réfléchissait, à propos de l’usage possible de la découverte issue de ses travaux d’alchimiste : en apportant, sous la forme d’une flamme, plus de vàarma à un certain mélange, on libérait d’un coup toute celle qui assurait l’agrégation de ses composants. « Vàarma » était le mot employé par son maître Agni, qui croyait avoir le premier théorisé la force qui s’opposait à la dégradation du Monde. Présomption ! Bien avant lui, Àgsamur Olf’ar et Kraftur Efn’ar, s’ils n’avaient pas précisément formulé ce concept, avaient décrit un univers en proie à deux tensions contraires : la dispersion, selon laquelle chaque grain de matière aspirait à s’individualiser, et la cohésion, qui s’y opposait. Commentant Àgsamur, Utli Vad’ar avait nommé « esprit » la force centripète, par analogie avec l’expérience humaine. Au cours de son existence, un homme passe par de nombreux états. Le corps d’un vieillard n’est pas identique à ce qu’il était dans sa jeunesse. Ce qui maintient son unité, son originalité, c’est sa mémoire. Utli avait émis l’hypothèse que ce qui assurait la pérennité de la matière naturellement portée à se disperser était un principe de la même nature. Agni connaissait cette exégèse mais il réfutait le terme. Il y voyait la manifestation de croyances dont, en qualité d’alchimiste, il voulait débarrasser l’explication des phénomènes naturels. Le comportement de la matière ne devait s’expliquer, de son point de vue, que par ses seules propriétés.

Kredfast, lui, ne se satisfaisait pas de l’approche de son maître. Paradoxalement, alors qu’Agni était convaincu que la connaissance consistait à inscrire un effet dans une chaîne infinie de causes, sa position laissait trop de place à Örl. Dans le ciel, les étoiles semblaient réparties au hasard, pourtant il n’en était rien. Sinon, comment expliquer leur distribution à peu près uniforme sur la totalité de la voûte céleste ?

Et soudain, la Vérité fondit sur lui, comme le vautour sur une carcasse d’agnelet. La cohésion et la dispersion n’étaient pas deux forces antagonistes, mais deux aspects d’une même énergie. Le Monde n’était pas le produit d’un équilibre mais au contraire celui de la transformation perpétuelle de ce principe, de l’oscillation qui en constituait la nature même. La matière en était une forme provisoire, à l’instar de la pensée. Or, si tout procédait de cette incessante métamorphose, cela signifiait que la seule réalité permanente, c’était cette énergie : elle produisait tout, transformait tout, reconfigurait tout, pour se déployer selon tous les aspects possibles. Et de la multiplicité de ces manifestations, de leur ordonnancement, naissait ce que l’on appelait le temps. Le temps ne passait pas. Il résultait de notre incapacité à saisir le principe dans sa complétude, nous condamnant à n’en percevoir que les manisestations passagères.

Il n’y avait aucune différence entre le Monde et les étoiles, entre le Monde et lui, entre la pierre de la tour et la rivière dont il distinguait le reflet en contrebas. Tout se touchait, tout était solidaire parce qu’exprimant un même principe, qui continuait à irriguer sa création. L’usure n’était qu’une illusion, la transformation une respiration. La différence n’existait qu’en surface, masque illusoire qui dissimulait une fondamentale unicité.

Une grande joie le soulevait, lui arrachait des larmes. Son corps se dilatait, comme distendu par le principe qui le pénétrait. Le Monde lui apparaissait dans sa sublime simplicité. Il respirait les seize vents, dans ses veines coulaient les vingt-quatre grands fleuves. Les montagnes étaient ses os, les prairies grasses ses entrailles.

Une joie intense le projetait hors de lui-même. Ne faire qu’un avec le Monde. Être. En acquérir la pleine conscience. Jouir de cette noèse. Être celui qui sait, et le savoir. Éprouver la conviction non comme un sentiment, mais comme une essence. Il s’évanouit.

Combien de temps resta-t-il inconscient ? Peu, à vrai dire. Quand il souleva les paupières, ses yeux s’ouvrirent sur un ciel étoilé. Les astres lui parurent cruellement lointains. Le souvenir de son extase le submergea, en même temps qu’il s’avisait du vide immense qui se creusait en lui.

— Pourquoi ? hurla-t-il. Pourquoi m’as-tu quitté ? Pourquoi m’avoir appelé si tu devais ensuite m’abandonner à ma condition ?

À peine avait-il posé la question que la réponse s’imposa, évidente.

Car ce reproche, il l’adressait à quelqu’un.

Il tomba sur les genoux, foudroyé par son audace. Il y avait une telle disproportion entre sa mesquine personne et Celui à qui il faisait part de sa détresse !

Celui qui l’avait distingué entre tous les mortels pour se dévoiler dans toute sa majesté.

L’Unique s’était révélé à lui en une soudaine illumination, de même que parfois la flamme surgissait spontanément de la poudre fusante qu’il malaxait dans ses creusets. Comme elle, il en sortait consumé. Et investi d’une mission : faire table rase des croyances confuses, mettre ses semblables sur le chemin de la vérité, les délivrer de l’impermanence de toute chose et de la tristesse qu’elle générait, leur permettre de se fondre à leur tour dans l’énergie primordiale et triompher ainsi de la mort

À quelle fin ? Cela, il l’ignorait. Mais il gardait confiance. L’Ultime Réalité lui avait prescrit un devoir. Un devoir qui s’imposait à lui, plus impérieux que tout intérêt, que toute morale. Malgré les résultats qu’il avait obtenus, les recherches qu’il avait menées jusque-là lui parurent dérisoires. La nature profonde de la matière, il lui fallait la chercher en dehors de la matière. L’alchimiste en lui le cédait à l’Inspiré.

Après avoir côtoyé l’essentiel, revenir se frotter au vulgaire représenta pour lui une épreuve. Il connaissait la vérité, il la proclamait, mais personne ne l’écoutait. Ni les Sachants de Skriftbjarg qui ne daignèrent pas même répondre à la longue épître qu’il leur adressa, ni les croquants confits dans le culte des faux dieux dont les grotesques figures surchargeaient leurs autels. Il n’obtint pas davantage l’oreille de ses collègues alchimistes, trop empêtrés dans la matérialité.

Il enrageait de son incapacité à se faire entendre de ses semblables, alors qu’il entrait chaque nuit en communion avec l’Unique ! Certes, il ne s’agissait plus d’un embrasement de l’esprit aussi fulgurant que celui qu’il avait connu – son organisme l’eût-il supporté ? Mais le Sans-Pareil répondait à toutes ses interrogations, balayait pour lui les faux-semblants, lui révélait la vérité dans sa merveilleuse nudité. Kredfast s’endormait avec une question en tête et se réveillait avec la réponse. Lumineuse. Claire. Évidente jusque dans ses paradoxes. Ainsi avait-il bâti cet ensemble qu’il nommait, sans outrecuidance, la Vraie Doctrine. Malgré l’incompréhension à laquelle il se heurtait, il s’obstina à la diffuser. Telle était la mission dont l’Unique l’avait investi cette nuit-là, afin de tirer ses semblables du bourbier de l’erreur.

Le chemin avait été rugueux. Il demeurait encore beaucoup à accomplir. Mais, ce soir, sous le poudroiement des étoiles, son cœur était serein. Il avait fait ce qu’il fallait.

Slegur, fraîchement assis sur le haut siège du Heldmark, avait été le premier à lui prêter une oreille attentive. Pour de mauvaises raisons, hélas. Il n’avait pas saisi la chance qui lui était offerte de changer le cours du Monde, bornant ses ambitions à quelques arpents de sol ingrat, plus soucieux d’inscrire son nom dans la Chronique que d’assurer la gloire de l’Unique.

Slegur avait avalé le Kupstrand et le Tudmark, où il avait imposé le culte de l’Unique – bien que les nomades de cette dernière commanderie continuent à s’encombrer d’amulettes idolâtres. Au Solkstrand et dans l’Ulsfeld alliés aussi, la Lyre trônait désormais sur les autels des villages. Les prédicants obtenaient des résultats convaincants au Bjorstrand et au Gullstrand, surtout parmi les paysans ; les patriciens s’émouvaient de certains aspects de la Doctrine et s’accrochaient à des généalogies fantaisistes qui les prétendaient issus de créatures semi-divines. L’Ortmark, en revanche, se montrait réfractaire à la vérité. Bien sûr, Jörm ne pouvait plus désormais s’opposer efficacement à la mainmise de Slegur sur la quasi-totalité des marches du Sanglier. Mais ce noyau de résistance irritait d’autant plus Kredfast qu’il laissait Slegur indifférent. À maintes reprises, celui qui s’était proclamé protecteur des marches du Sanglier l’avait assuré que s’emparer de l’Ortmark serait une formalité. Mais il ne paraissait pas pressé, consacrant plus de temps au plaisir de la table et au lit des femmes qu’à la préparation de la prochaine campagne. Avant de songer à reprendre le chemin des combats, il devait, disait-il, achever la pacification de ses nouvelles acquisitions. Faux prétexte. La réalité, c’était qu’il s’amollissait.

Kredfast tomba à genoux. Des larmes sinuèrent jusqu’aux sillons qui enserraient sa bouche. Quelle faute avait-il commise pour que l’Unique lui impose cette épreuve ? Slegur ne l’écoutait plus depuis longtemps. Il était venu chercher auprès d’Élyhora et de Gæfa un réconfort que leurs paroles lénifiantes ne lui apportaient pas. Ils comptaient sur les prédicants et la persuasion plus que sur la coercition. Mais, dans ces conditions, il se passerait des octennies avant que la vérité s’impose partout, avant qu’intervienne l’inévitable confrontation avec l’imposteur assis sur la Dàsten. Or, Kredfast entrait dans l’automne de sa vie.