Chapitre 12

 

Traditionnellement, la septième année d’un enfant est marquée par sa troisième prise de nom. À son premier anniversaire, Première-née était devenue, de son nom public, Clair-sourire, et ce nom choisi par Varka disait assez quel rayon de soleil l’enfant jetait dans son cœur endeuillé. Il s’agissait à présent de bien choisir son nouveau nom, car il influencerait sa deuxième octennie, jusqu’à ce qu’elle acquiert son nom d’adulte. Hòggni, qui pourtant était originaire d’une région où l’on ne pratiquait pas cette coutume, avait avancé plusieurs propositions, toutes plus flatteuses les unes que les autres. Varka préférait attendre. Peut-être les circonstances allaient-elles en imposer un. Ce choix s’avéra judicieux, car cette année marqua pour Kélia une rupture importante.

Elle commença par un chagrin.

Hesti était couché sur le flanc. Depuis quelques octades, le cheval adoptait souvent cette position pour dormir. Il ouvrit un œil quand Kélia lui caressa le ventre. Son poil était devenu aussi rêche qu’une vieille écorce. Son échine s’arquait de plus en plus. Ses sourcils, son dos et sa croupe avaient blanchi et, sur son front, les salières se creusaient chaque jour davantage.

La bête souleva la tête, huma l’air en direction de la fillette et la reposa lourdement dans la fraîcheur de l’herbe.

Kélia et Hòggni revinrent vers le feu, main dans la main. L’enfant avait le cœur lourd.

— Hesti va mourir, n’est-ce pas ?

Cela lui semblait inconcevable. D’aussi loin qu’elle se souvînt, il avait tiré leur chariot.

— Bientôt. Tu sais, j’en ai parlé avec ta mère. Je vais me renseigner, si on ne peut pas trouver un autre cheval. Ou, si c’est trop cher, une mule.

Remplacer Hesti ?

— Il n’a plus la force de nous traîner. Cela le soulagera.

Hòggni comprenait le chagrin de l’enfant. Que n’aurait-il donné pour le lui éviter ? Quand il avait obtenu Hesti en paiement d’un pari, il pensait que cette rosse ne passerait pas huit saisons. Mais la bête avait tenu bien au-delà de ce terme. Il lui arrivait de penser que c’était grâce à l’amour que la gamine lui portait. Hesti la regardait quand elle dansait.

— Pourquoi il va mourir ?

— C’est ainsi. Hesti est très vieux, tu sais. Tout le monde meurt un jour.

Il se retint d’ajouter : à moins de connaître une dirse.

— Je ne veux pas que tu meures ! s’écria Kélia.

— Qui, moi ? Je n’en ai pas l’intention.

— Pourtant tu es vieux !

— Dis donc, petite insolente, pas tant que ça ! Allez, file te coucher avant que je me fâche !

Il s’écarta pour pisser avant d’aller lui aussi s’étendre. Est-ce qu’il était vieux ? Non, certainement pas ! Mais enfin il n’était plus jeune. Ses frasques, là-bas, en Horst, et le temps des combats lui paraissaient lointains. Il avait depuis longtemps renoncé à porter son sabre dans la journée, même s’il le gardait à portée de main – les chemins réservaient quelquefois de mauvaises rencontres. Combien de temps encore mènerait-il cette existence d’errant ? Où le mèneraient tous ces chemins suivis sous la férule d’Örl ? Régulièrement, Varka lançait le dé de Kelt, et ils suivaient ses prescriptions. Mais Hòggni se réjouissait quand il découvrait la face du Renard. Car cela le rapprochait un peu du pays de sa jeunesse. Il y songeait de plus en plus, surtout quand ils traversaient une forêt.

Lorsqu’il revint, Kélia s’était endormie dans l’herbe, la tête posée sur le cou d’Hesti. Quand il la souleva, elle s’accrocha à la crinière.

— Je ne veux pas qu’on remplace Hesti, marmonna-t-elle.

— Dors, mon abeille, dors, murmura Hòggni en décrochant les petits doigts de l’animal. Dors, il sera temps demain de marcher sur le chemin caillouteux de ta vie.

***

Ce fut long. Ce fut pénible. Beaucoup se seraient découragés. Pas Deux-bigornes.

Oh, bien sûr, il doutait. Quand il se sentait essoufflé. Ou, pis, quand une quinte de toux le sciait en deux jusqu’à ce qu’il expectore des glaires sanglantes. Lui restait-il assez à vivre pour assouvir sa vengeance ? Dans ces moments d’incertitude, il se tournait, fiévreux, vers sa sœur.

— Promets-moi, haletait-il, si je meurs, promets-moi de continuer à la chercher. Promets-moi de la trouver et de lui faire payer.

Et elle promettait. Même si elle accordait moins de foi que son frère à la Vengeresse-aux-cent-crocs, elle promettait avec sincérité. Pour rassurer Deux-bigornes, et aussi parce qu’elle partageait sa rancœur. De cette vie misérable qu’elle menait depuis que Braise-ardente l’avait chargée de protéger les petits alors qu’elle-même n’était pas sortie de l’enfance, ce n’était pas Slegur ni Élyhora qu’elle rendait responsables. Ces gens-là étaient hors d’atteinte. Comme pour Deux-bigornes, la coupable à ses yeux était Fille-farouche.

Or, Courte-tresse avait tort de désespérer de Fèr. L’opiniâtreté de Deux-bigornes reçut sa récompense. Un colporteur qu’il interrogeait se rappela avoir croisé une Fille des étoiles seule, avec un thung et un enfant. Une Enfant des étoiles, sans son clan ? Cela l’avait surpris. Assez pour qu’il s’en souvînt, lui qui croisait tant de visages.

— Où ? Quand ?

Cela remontait à plusieurs mois. Elle avait dû parcourir du chemin, depuis, bien que le cheval qui traînait sa carriole eût l’air fourbu.

— M’est avis que leurs étapes doivent être courtes, commenta le colporteur.

Certes, malgré cette précision, la réponse demeurait décevante. Mais pas décourageante. Deux-bigornes se mit en chasse avec une énergie accrue et finit par lever la piste de ce couple mal assorti. Si bien qu’un matin il posa la main sur les cendres encore tièdes d’un bivouac. La chienne était désormais à sa portée. Après plus de six années de divagation, il touchait au but !

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Exactement comme le colporteur l’avait dit : un chariot, la femme, l’enfant. Le thung n’était pas avec elle. Il faisait encore bien jour. Elle s’affairait près du foyer. Les années n’avaient pas épaissi sa silhouette. Deux-bigornes sentit son cœur s’emballer et se persuada que cet émoi tenait à ce qu’il touchait enfin au but.

Il aurait pu l’expédier d’une flèche, mais il voulait qu’elle vît qui la tuait. Et qu’elle sût pourquoi.

Ulfdòttir s’aplatit et gronda quand ils approchèrent. Ce n’était pas son comportement coutumier. D’habitude, quand un inconnu se présentait, elle lançait un avertissement sous forme d’un jappement aigu – elle n’avait jamais su aboyer comme un vrai chien –, puis elle calait son attitude sur celle de Hòggni ou de Varka.

— Eh bien, Fille-farouche ? Tu ne me salues pas ? As-tu à ce point oublié que tu es la descendante de Jarn et Koli que tu manques sans vergogne à ton devoir d’hospitalité ?

Non, elle ne le remettait pas. En revanche, elle avait reconnu la bouille juvénile de la jeune femme qui l’accompagnait et certains des enfants en haillons qui se pressaient derrière elle, un rictus mauvais sur les lèvres. Alors, elle devina.

— Deux-bigornes ?

Les larmes brouillèrent sa vue. À la fois joie de retrouver les siens et désespoir de les voir réduits à cet état.

— Tu ne me demandes pas où sont les autres ? grinça Deux-bigornes.

En apercevant le visage répugnant de l’homme, Kélia avait pris peur et s’était réfugiée dans le chariot. Elle fut surprise d’apprendre que sa mère le connaissait. À l’instar d’Ulfdòttir, elle avait perçu l’hostilité qu’il dégageait, comme si l’air autour de lui s’était soudain épaissi pour devenir étouffant.

— Je n’ai même pas pu répandre leurs cendres le long des chemins, poursuivait Deux-bigornes. Leurs fantômes tournent sans espoir dans la pestilence de Brengult.

Et il égrenait des noms : Fière-enclume, Braise-ardente, Coup-précis, Cendre-grise… Chaque énoncé suscitait l’apparition, dans la mémoire de Varka, d’un visage, l’évocation de moments heureux.

— Par ta faute, ils sont morts dans des conditions atroces. Ils t’avaient accueillie parmi les Helgi et tu les a trahis.

Varka ne réagissait pas, comme assommée. Chaque nom martelé par Deux-bigornes la clouait. Bien sûr, elle n’était pas naïve. Que de fois elle s’était inquiétée pour les siens quand elle avait eu vent des persécutions dont les Enfants des étoiles étaient victimes. Mais cela restait un sentiment abstrait, mâtiné d’espérance. Deux-bigornes ne lui épargnait aucun détail, les sévices perpétrés par les tortionnaires, les mutilations, les agonies. Les exactions dont il avait été témoin, et celles qu’il s’était persuadé avoir vues. Et sans cesse, comme le contrecoup du marteau sur le fer vif, revenait l’accusation : ta faute.

Dissimulée par la bâche du chariot, Kélia était désemparée. Où donc était passé Hòggni ? Il était parti chercher de l’eau, mais pourquoi n’était-il pas encore de retour ? Elle tremblait de tout son corps. L’homme affreux allait faire du mal à sa mère. Alors son regard tomba sur l’objet auquel il lui était interdit de toucher. Le glaive de son père. Elle déplia la peau de renard ocre qui l’enveloppait, tira l’arme de son fourreau. Comme elle était lourde à son poing ! L’éclat bleuté de la lame la mit mal à l’aise. L’arme n’était pas neutre. D’elle sourdait une puissance qui n’avait rien de naturel. Elle faillit la lâcher. Elle se reprit. Elle devait la porter à sa mère, pour lui permettre de se défendre.

L’inconnu tenait dans la main un large coutelas.

Il le leva. Son visage était encore plus atroce que lorsqu’elle l’avait vu tout à l’heure.

Tétanisée, Varka ne tentait rien pour se protéger.

Ulfdòttir bondit, babines retroussées.

L’homme l’envoya bouler, avec une force insoupçonnable dans un corps aussi desséché.

La chienne glapit. Du sang tachait son pelage.

L’homme se retourna de nouveau sur Varka.

Kélia se précipita, glaive tendu.

Elle ne savait pas ce qu’elle faisait. C’était cette lame pesante que pourtant son poignet soulevait sans plus d’effort, cette lame émettant une lueur étrange qui se ruait elle-même au devant de l’agresseur.

Deux-bigornes vit l’enfant, ricana, faucha le glaive avec son coutelas.

Et considéra, sidéré, sa lame brisée.

— Sale petite…

Varka émergea enfin de sa stupeur. Deux-bigornes s’en prenait à sa fille ! Elle se jeta sur lui, toutes griffes dehors.

— Ne la touche pas, hurla-t-elle.

Avant qu’elle l’atteignît, Deux-bigornes fut emporté par une masse qui le bouscula, le précipita à terre.

Hòggni ! Enfin !

Le Horsto n’avait pas d’autre arme que ses poings. Cela suffisait amplement pour venir à bout de Deux-bigornes, qu’il maintenait au sol, écrasé sous son poids. Courte-tresse se précipita à son tour, mais Varka s’accrocha à elle, tout en criant :

— Hòggni, non, ne le tue pas !

— Quoi ?

— Ne le tue pas, sanglotait-elle.

— Épargner son ennemi est une erreur. Ou je l’étrangle, ou il te tuera un jour.

— C’est un Helg. C’est mon frère.

Hòggni ne voyait pas ce que cela changeait au problème. Ses larges pattes emprisonnaient la gorge de Deux-bigornes, laissant passer tout juste assez d’air pour le maintenir en vie.

— Deux-bigornes, jure par Yorn et Lóg que tu ne chercheras plus à me tuer ! implora Varka.

— Plutôt crever ! siffla le Helg après que Hòggni eut un peu desserré son étreinte.

— S’il n’y a que cela pour te faire plaisir ! grogna le Horsto.

— Hòggni, arrête ! Deux-bigornes, au nom du clan !

— J’ai promis à tous les miens de les venger. Si je n’y arrive pas de mon vivant, mon fantôme s’en chargera.

— Tu vois ! constata Hòggni en resserrant ses doigts.

— Moi ! Moi, je fais le serment par le fer et le feu ! s’écria Courte-tresse. Que la malédiction retombe sur ma tête et celle des enfants s’il est rompu !

Deux-bigornes se débattit. Il roulait des yeux fous.

— Prononce-le !

Courte-tresse s’exécuta :

— Je jure, par Yorn et Lóg, que Deux-bigornes ne te portera pas atteinte, Fille-farouche, ni par le fer, ni par le feu, ni à mains nues, ni avec le secours d’une arme.

— Ni lui ni aucun des Helgi, exigea Hòggni.

— Les Helgi ne sont plus, riposta Courte-tresse, amère. Leur feu s’est éteint par ta faute. Mais le serment vaut aussi pour moi et pour tous les Enfants des étoiles, nés et à naître.

— Tu peux le lâcher, maintenant, dit Varka à l’intention de Hòggni.

Le Horsto lui obéit à contrecœur. Il détestait la demi-mesure, le compromis. Tôt ou tard, il en était convaincu, il regretterait de ne pas avoir achevé la besogne. Ce n’est pas qu’il aimait tuer, mais, dans la vie, il faut ce qu’il faut.

Deux-bigornes se releva, furieux. Contre Courte-tresse qui avait cédé. Contre le Horsto, dont la force insolente ne lui avait laissé aucune chance. Contre Fèr, qui l’avait lâché à l’instant ultime. Contre lui-même, qui avait perdu tout ce temps à parler au lieu d’en finir tout de suite. Et surtout contre Varka, qui s’en tirait indemne !

Il considéra Hòggni. Quand le colporteur lui avait parlé d’un homme, il avait pensé au Diseur de mots, dont le charme avait suborné Fille-farouche et l’avait détournée de son devoir envers son peuple. Et voilà qu’il la retrouvait en compagnie de cette brute hideuse. Bien sûr, le bellâtre l’avait laissée tomber sitôt passé son caprice.

— Alors, tu te fais labourer par cette gueule de porc, à présent ? cracha-t-il.

— Allez-vous-en, souffla Varka, au bord du sanglot.

Courte-tresse tira Deux-bigornes par la manche. Il se dégagea avec humeur mais il la suivit, après avoir ramassé les débris de son coutelas.

Hòggni les surveilla jusqu’à ce qu’ils fussent hors de vue.

Kélia pleurait en berçant Ulfdòttir qui haletait. Le sang de la chienne maculait son pelage et la peau, les cheveux de la petite fille.

— Je n’aurais pas dû t’obéir, souffla Hòggni. Il recommencera à la première occasion.

— Non. S’il bafouait un serment par le fer et le feu, les conséquences seraient terribles. Pas seulement pour lui, mais pour tous les Helgi, les vivants comme les morts. Sa faute serait plus grave encore que la mienne. Moi, ma conduite a détruit ceux que j’aimais. Mais au moins leurs ancêtres ignorent-ils les tourments qu’ils endureraient si lui se parjurait…

Sa voix était devenue atone. Les paroles de Deux-bigornes résonnaient en elle. Les images qu’elles avaient fait naître se bousculaient dans sa tête. Jusqu’à présent, elle portait le deuil d’un homme. Elle porterait désormais celui de tout un clan.

Hòggni secoua la tête, loin d’être convaincu. Il ramassa le glaive que l’enfant avait laissé tomber.

— Et toi, il est peut-être temps que je t’apprenne à t’en servir.

La fillette leva vers lui des yeux hagards. Il s’était passé quelque chose quand elle avait tendu le glaive vers l’agresseur de sa mère. Quelque chose qu’elle ne s’expliquait pas. Une présence. Elle n’était pas sûre de vouloir renouveler l’expérience.