Chapitre 13

 

O sistr enarf og sistra sistr enarf

Ô mes sœurs et sœurs de mes sœurs

N’est-il pas venu le temps

De confronter l’enfant à son destin ?

La graine de celui que choisit votre sœur pour partager sa couche

Mûrie dans le sillon d’une éphémère

Quelle est donc sa nature ?

La graine d’un qui se consuma de percevoir les choses sous l’apparence des choses

Celui que votre sœur a appelé pour rompre le cercle

Épanouie dans le sein d’une qui sait danser le temps

Saura-t-elle comprendre et abolir les distances ?

Le destin des mortels ?

S’agiter en vain de la naissance à la mort

Son parcours n’aura de sens

Que si nous savons l’infléchir

Le temps est venu

Ô mes sœurs et sœurs de mes sœurs

Chantez

O sistr enarf og sistra sistr enarf

Timur kom stelpbarna orloghstefir

Synga

***

— Pourquoi maman elle est pas venue ?

— Elle se sentait fatiguée.

Kélia tordit le nez, comme chaque fois qu’elle devinait un mensonge.

— Et si le méchant homme revenait ?

— Ulfdòttir la défendra.

— Elle est blessée.

— Il ne reviendra pas. Il a juré par ses dieux et les Enfants des étoiles…

Il se souvint à temps que le sang de ce peuple coulait dans les veines de Kélia et retint le jugement qu’il s’apprêtait à émettre sur le soin sourcilleux avec lequel ses membres respectaient un nombre incalculable de superstitions.

— Eh bien, les Enfants des étoiles honorent toujours leurs serments. Surtout quand ils ont pris leurs dieux à témoin. Crois-moi, tu ne le reverras plus jamais.

— Moi, je dis qu’elle n’est pas venue parce qu’il y a des forgerons à la foire. Pourquoi elle veut pas voir les Enfants des étoiles ? J’aimerais bien avoir des amis comme moi. L’homme méchant, il était comme nous. C’est pour ça ? Elle a peur d’en rencontrer d’autres ?

Hòggni soupira. Il lui servit la plus horripilante des esquives.

— Tu comprendras plus tard.

— Non, maintenant ! se révolta-t-elle. Je ne suis plus un bébé, je suis grande à présent. Pourquoi les forgerons sont méchants avec nous ?

Elle croisait les bras, rentrait la tête dans les épaules, fronçait les sourcils. Elle était irrésistible. Hòggni se frotta les joues. Il la connaissait : elle allait le tanner toute la journée s’il ne lui répondait pas.

— Il est d’usage que les Filles des étoiles choisissent leurs compagnons parmi les Fils des étoiles. Fille-farouche a enfreint cette loi le jour où elle a décidé de suivre ton père.

— Le Diseur de mots ?

Il hocha la tête. Redoutant, maintenant qu’il avait entrebâillé l’écluse, un flot de questions, il se hâta de détourner l’attention de la fillette.

— Regarde, on arrive.

Ce n’était qu’une foire locale, à peine plus qu’un gros marché. Pour Kélia, une aventure. Il y avait tant de choses à voir. Les étals qui offraient leurs étoffes colorées, leurs bijoux de pacotille qui lui semblaient des trésors à jamais inaccessibles. Les robes brodées des paysannes qui, pour la circonstance, avaient revêtu leurs vêtements de fête. Les bovins, dont on avait orné les cornes de guirlandes de feuillage. Les ovlaines peignées. Les mules aux sabots polis pour les rendre brillants. Tel un furet, elle courait partout, se faufilant entre les jambes des chalands. Le Horsto avait du mal à la suivre et, pour ne pas la perdre de vue, il en bousculait plus d’un. Les croquants râlaient, mais la matinée n’était pas assez avancée pour que l’ivresse leur inspirât l’audace de le provoquer.

Hòggni grimaça en apercevant l’enclos des chevaux. Il n’y avait guère de choix. Pourtant il lui fallait trouver une bête. Hier encore, ils avaient dû s’arrêter là où Hesti s’était écroulé dans les brancards. Pour remplir leur seau, il lui fallut marcher pendant plus d’une demi-lieue. Hòggni frémissait à la pensée de ce qui aurait pu arriver s’il était revenu de cette corvée quelques minutes plus tard.

Les ovins n’étaient pas mieux lotis. À l’évidence, par ici, on s’intéressait surtout aux porcs et aux volailles. Parmi la foule des acheteurs, il remarqua quelques sarreaux bleus ; les premiers prédicants qu’il voyait depuis qu’il était entré dans le Haarfeld. Il repéra la forge ambulante, recommanda à Kélia de ne pas en approcher sans lui. La petite n’en manifestait pas l’intention. Un bateleur accaparait son attention. Au sommet d’un mât, il se livrait à toutes sortes d’acrobaties. Mais ce qui mit un comble à la joie de la fillette, ce fut de le voir s’avancer en équilibre sur une corde tendue entre son mât et un pin.

— Viens, allons voir si on trouve une mule à un prix convenable. Ensuite nous reviendrons.

— Non, attends, supplia Kélia.

— Si je tarde trop, il ne restera que des carnes.

— S’il te plaît, oncle Hòggni !

— Bon, tu restes là et tu n’en bouges pas, compris ? Si quelqu’un t’embête, crie et je viendrai le découper en rondelles.

— Promis !

Le funambule avança, recula. Il s’assit sur la corde, se tint en équilibre sur un pied. Son acolyte, une fillette à peine plus âgée que Kélia, lui envoya quelques balles avec lesquelles il jongla.

Il portait des sandales souples en peau d’ovlaine. La corde fléchissait un peu sous son poids. Il renvoya les balles à sa partenaire, leva une jambe et se maintint sur l’autre, qu’il fléchit. Son fil oscillait légèrement en fonction des postures qu’il adoptait, mais il gardait le corps droit. À un moment, son équilibre fut compromis. Le cœur de Kélia se pinça. La comparse du funambule se figea dans une mimique si exagérée qu’il était évident aux yeux de tous, à l’exception de l’enfant, qu’il s’agissait d’un intermède comique. De fait, l’homme enchaîna une série de figures dont il soulignait la hardiesse par des pitreries. Le public riait. Kélia rit aussi, plus par soulagement qu’en raison de la pantomime. Même, elle déplorait ces singeries, car il lui semblait assister non à une exhibition, mais à quelque cérémonie bien plus profonde. En s’élevant au-dessus des mortels, le bateleur affirmait la possibilité d’échapper au sort commun. Elle aurait pu le contempler des heures. Elle n’aurait pas été surprise de le voir s’envoler. Hélas, après une dernière pirouette, il sauta de sa corde tandis que sa fille tentait une dernière quête parmi les spectateurs.

Kélia hoqueta de surprise quand la lourde patte du Horsto se posa sur son épaule, avec pourtant toute la légèreté dont il était capable.

— Viens donc, ma colombe, viens voir la mule que j’ai marchandée.

Elle lui en voulut de la ramener au monde d’en bas. Parce que, aussi longtemps que le funambule avait virevolté sur sa corde, elle l’avait accompagné en esprit. Elle aussi, elle s’était sentie légère, affranchie de toute pesanteur.

— Oh ! oncle Hòggni, tu as vu ?

— J’ai vu, mon abeille, j'ai vu.

Il en avait admiré de bien plus gracieux, de bien plus adroits, de bien plus audacieux, mais il le tut pour ne pas gâcher le plaisir naïf de la fillette. Quand la sébile passa devant lui, il se fendit de quelques pègi, à la surprise de la quêteuse : si elle parvenait à récolter quelques pièces au début du spectacle, quand il s’agissait d’amener le funambule à grimper enfin sur son mât, le public avait plutôt tendance à s’égailler rapidement après la séance en gardant bourse close. Elle releva la tête. Son sourire se figea quand elle aperçut la face hirsute du Horsto. Elle bredouilla un remerciement et s’empressa de s’en écarter.

— Viens maintenant, il faut vraiment que je m’occupe de cette mule.

— On reviendra demain, hein ? Tu promets ?

— Oui, oui, dépêche-toi, que je récupère mon achat.

#

Kélia paradait fièrement sur la bête que Hòggni menait par les rênes. Ulfdòttir courut à leur rencontre. La mule renâcla de frayeur.

— Tout doux, la belle, grogna Hòggni en tirant sur le mors.

Kélia ne laissa pas le temps à sa mère d’inspecter la bête.

— Maman ! Maman ! Il y avait un homme qui marchait sur une corde !

— Vraiment ?

— Oui, et il a sauté, et il s’est retourné, et il…

Tout en parlant, elle mimait les gestes du funambule.

— Tu l’as déjà vu, toi ?

— Celui-ci, je ne sais pas. Mais d’autres, oui. Et même, il m’est arrivé, une fois, à la foire de Norg – une ville très loin d’ici, dans le Solkstrand – , eh bien, il m’est arrivé de danser sur une corde, moi aussi.

— Toi ?

— Le saltimbanque m’avait lancé un défi.

La foudre serait tombée aux pieds de Kélia qu’elle n’aurait pas roulé des yeux plus ronds. Il était acquis que sa mère était un être extraordinaire. Une magicienne, affirmait Hòggni. Elle le croyait sur parole. Elle n’avait jamais été témoin de ses enchantements, mais elle n’ignorait pas que, toute profane qu’elle fût, sa mère avait pénétré dans le Dàstadir. L’Axe-divin l’avait admise en sa présence. Il lui avait parlé ! Était-ce à la portée d’une femme ordinaire ? Et puis, elle était sa mère. Kélia n’avait donc aucune raison de douter du Horsto même si, quelquefois, elle se demandait pourquoi Varka n’usait pas de sa magie pour améliorer leur ordinaire. Et, surtout, pourquoi elle ne souriait presque jamais, pourquoi cette brume flottait dans ses yeux, et pourquoi ses larmes coulaient quand on passait au pied d’une colline au sommet de laquelle un bosquet dissimulait une pierre des hommes anciens. Y a-t-il de la place pour la mélancolie dans les humeurs d’une enchanteresse ?

Mais, là, plus de place au doute : Varka avait dansé sur une corde ! Oui, l’oncle Hòggni avait bien raison de voir en elle une magicienne.

— Tu me montreras, dis ?

Varka secoua la tête.

— C’était il y a très longtemps. Et surtout, c’était idiot. Je me demande encore comment je ne suis pas tombée.

Tout en parlant, Varka s’était approchée de la mule. La bête la dévisageait, de son grand œil sombre et sérieux. Elle lui caressa le chanfrein. La mule souffla. Tout en continuant à flatter son encolure, puis son flanc, Varka souleva le paturon.

— Elle est ferrée de neuf ? s’étonna-t-elle.

— Il me restait quelques piécettes, expliqua Hòggni. Alors, avant de quitter le champ de foire…

Les yeux de Varka s’étrécirent.

— Tu y es allé avec la petite ?

— Oui, mais…

— Tu sais qu’elle ne doit jamais approcher d’une forge ! tempêta-t-elle. L’ont-ils vue ?

— Et ils n’ont rien dit. Il se peut que, dans les marches du Sanglier, son aspect ait posé question. Mais, ici, on en est loin, très loin. Les Enfants des étoiles mènent la vie qu’ils ont toujours menée. Et ils se soucient bien peu qu’une gamine soit…

Il s’interrompit. Il venait de croiser le regard de la fillette. Elle ne comprenait pas pourquoi sa mère se mettait dans un tel état. Elle s’était bien amusée en regardant le forgeron battre la forme rougie, la tordre et l’ajuster en quelques coups de marteau à la sole de la mule. Il l’avait posée encore bien chaude, pour aplanir les irrégularités de la corne. Une odeur atroce avait un instant assailli les narines de Kélia.

— N’aie pas peur, lui avait murmuré Hòggni. Cela ne lui fait aucun mal.

La mule avait l’habitude. Ou elle était résignée à subir toutes les avanies. En tout cas, elle ne broncha pas. Kélia trouvait le forgeron très beau.

— Kelt te l’aurait dit, poursuivait Hòggni à l’intention de Varka : tu te tourmentes pour rien. Tu n’es pas responsable du malheur qui a frappé les tiens. Cette prétendue prophétie…

— Prétendue ? De quel droit, toi, un thung, tu te permets de juger les paroles de nos anciens ?

— Parce que tu crois vraiment que le Diseur de mots et toi avez été les premiers ? Que Kélia est la première de son espèce ? Depuis le temps !

Une vague de tristesse submergea la fillette. Les deux êtres auxquels elle tenait le plus au monde se déchiraient pour une raison qui lui échappait, mais à laquelle elle n’était pas étrangère. Elle éclata en sanglots.

Aussitôt, Varka se précipita sur elle, s’agenouilla, l’entoura de ses bras. Ulfdòttir accourut en boitant, jetant des regards méfiants sur l’homme qui la nourrissait, mais à la gorge duquel elle se jetterait sans hésiter si elle soupçonnait chez lui une quelconque malveillance envers l’enfant.

Prudemment, la mule s’écarta pour faire la connaissance du vieux cheval qui broutait près du chariot.

— Elle n’était pas chaussée, plaida Hòggni. Par ici, ce n’est pas comme au Solkstrand. Les routes sont mauvaises. Elle avait besoin de ces fers.

— Sans doute, reconnut Varka. Mais s’ils s’en étaient pris à la petite…

— Ils auraient eu affaire à moi. Mais, je te le répète, ils ne lui ont même pas prêté attention.

Varka hocha la tête. Elle caressait les cheveux de sa fille qu’elle tenait embrassée et balançait lentement le torse, comme au temps où elle la berçait. Un temps pas si lointain, mais désespérément révolu, comme était révolue l’époque de ses amours avec Bouche-d’or. Quoi qu’en pensât Hòggni – à supposer qu’il n’ait pas dit cela uniquement pour la détourner du remords qui ne cessait de la ronger –, Deux-bigornes avait raison : la naissance de Kélia augurait d’un nouvel âge pour les Enfants des étoiles. De cela, l’Aïeule l’avait prévenue, le jour même de leur rencontre : « Ta danse nous jettera tous sur des chemins incertains. » Des chemins qui s’étaient révélés bien plus épineux encore que ce qu’elle avait imaginé.

— Maman ? Pourquoi tu es en colère contre Hòggni ? demanda une petite voix.

— Je ne suis pas en colère. Je suis tout juste un peu triste, et cela me rend injuste. Hòggni a bien fait d’offrir des fers à la mule.

Elle ajouta, à l’intention du Horsto :

— Je préfère malgré tout ne pas m’attarder par ici. Le serment de Courte-tresse lie tous les Helgi, mais seulement eux. Nous partirons demain matin.

— Elle a dit tous les Enfants des étoiles…

— Peut-être. Mais qui le sait ? Demain matin.

#

Un coq chanta. Kélia épia la respiration régulière de sa mère pour s’assurer qu’elle dormait toujours. Avec d’infinies précautions, elle se coula hors de sa couverture. Varka ne bougea pas. Kélia se fit la plus légère possible, veilla à ne rien déranger, passa la tête à l’extérieur. Hòggni ronflait sous le chariot. La chienne, bien sûr, la repéra.

— Chut, Ulfie, ne fais pas de bruit, chuchota-t-elle.

Croyant à une promenade matinale, la chienne vint se coller à elle. Heureusement, sa blessure l’empêchait de bondir. Mais pas de pousser des glapissements.

— Non ! Tu restes là !

Elle détala, la chienne boitant bas sur ses talons.

— Ulfdòttir !

Elle la repoussa, jeta une pierre dans sa direction. Bien que le projectile l’ait manquée de beaucoup, la bête s’arrêta, perplexe. Elle regarda la fillette s’éloigner, poussa un ou deux gémissements puis, la queue basse, revint vers le campement.

#

En cette heure matinale, le champ de foire offrait un grand contraste avec la veille. Les chalands n’étaient pas encore arrivés. Au reste, la plupart des étals étaient clos. Un instant, Kélia redouta que le funambule ne soit pas encore éveillé. Le temps lui était compté ; sa mère ne tarderait pas à découvrir son escapade.

Heureusement, elle l’aperçut qui déjeunait, le dos appuyé contre son mât, d’une tranche de pain bis rehaussé de couenne de porc.

— Danseur de corde ?

— Je la reconnais, dit la fille du funambule. Elle accompagnait l’homme affreux qui a donné à la quête après le spectacle.

— Que me veux-tu, gamine ?

Kélia leva vers lui sa main fermée. Elle l’ouvrit doucement, dévoilant deux pièces d’un pèg, et un caillou rond et brillant.

— Je veux faire comme toi, dit-elle. Apprends-moi. Je te paierai.

Elle le considérait avec une gravité qui convenait mal à une enfant de quoi… six ou sept ans. Il hocha la tête, tendit sa paume ouverte. Elle y déposa sa fortune. Il l’éleva à hauteur de son regard, faisant mine d’évaluer ce trésor.

— Ce n’est guère, pour un maître en sa discipline tel que moi. Disons que pour ce prix-là, je peux te donner une leçon, pas davantage. En sus, je vais te révéler un secret. À une condition : tu dois me promettre de ne le répéter à personne. Car seuls les vrais danseurs de corde sont autorisés à le partager !

Elle sourit, les yeux pétillants.

— Je le promets, dit-elle avec conviction.

— Dans ce cas…

Il tendit une corde à deux empans de hauteur.

— Commençons par le secret. Les gens ordinaires ne se risquent pas sur un fil parce qu’ils croient qu’ils vont tomber. S’ils étaient convaincus du contraire, ils comprendraient que, de toute façon, la marche est un équilibre en permanence compromis, une succession de chutes maîtrisées.

Il lui mit dans les mains une perche qu’elle trouva bien lourde.

— Elle t’aidera à conserver ton équilibre, expliqua-t-il avant de la saisir sous les aisselles et de la poser sur la corde.

— Mets bien tes pieds l’un devant l’autre. Voilà. Comme ça. Attention, je te lâche. Eh, c’est que tu tiens ! Essaye d’avancer de quelques pas.

Le cœur de Kélia s’emballa. Elle n’éprouvait aucune peur. Plutôt une joie intense, à la limite du supportable. Il lui semblait entendre un chant. Une voix lointaine qui pourtant la soulevait, la rendait légère, la faisait échapper aux lois du Monde. Elle avança résolument le pied. Le funambule avait dit quelques pas. Elle parcourut les dix coudées de la corde avec la plus parfaite aisance. Cela ne présentait aucune difficulté pour elle, habituée à contraindre son corps à la précision du geste, de l’attitude.

— Essaie de te retourner !

Pour un demi-tour, la perche la gênait. Elle la lâcha. Le mouvement la déséquilibra. Le chant devint plus net. Afin de se rétablir, elle fléchit les jambes et écarta les bras, avant de pivoter sur elle-même. Arrivée au bout, elle sauta à terre, radieuse. La fille du funambule lui jetait des regards noirs. L’homme, lui, la considérait avec perplexité.

— Pourquoi tu t’es moquée de moi ?

Effarouchée par la froideur soudaine de sa voix jusqu’alors enjouée, elle recula d’un pas, en oubliant la corde tendue derrière elle. Elle tomba sur les fesses.

— Tu ne vas pas prétendre que c’est la première fois !

Elle se relevait, les yeux emplis de larmes.

— Ça suffit, gronda une voix caverneuse. T’approche pas d’elle.

Hòggni avait été réveillé à la fois par les cris de Varka découvrant l’absence de sa fille et les aboiements d’Ulfdòttir. Il devina aussitôt où l’enfant avait filé. Curieux, il l’avait observée à distance. Une bouffée de fierté l’avait envahi quand il avait assisté à son exploit. Mais les choses se gâtant, il estima que le temps était venu de mettre fin à l’escapade.

Le funambule considéra le Horsto et se radoucit.

— C’est ta fille ?

— Tu nous a bien regardés ?

— C’est oncle Hòggni.

— Elle est douée. Je te l’achète. À un prix raisonnable, s’entend.

— Qu’est-ce qui te fait croire qu’elle est à vendre ?

— C’est une Fille des étoiles, non ?

— Et ?

— Il y a quelques mois, j’étais en Éthastrand. On disait là-bas qu’il ne faisait pas bon appartenir à son peuple dans les marches du Sanglier. Tu portes un sabre. Tu es un guerrier, un mercenaire ou quelque chose dans ce genre, je me trompe ? J’ai pensé qu’elle était ton esclave.

— Eh bien tu t’es gourré.

— Dommage. Les gens aiment bien quand ce sont des enfants qui cabriolent sur la corde. Et celle-ci est douée.

Hòggni tendit la main. Kélia la saisissait déjà quand l’homme, s’accroupissant pour être à sa hauteur, demanda :

— Montre-moi encore.

Cette fois il ne l’aida pas à prendre position. Elle sauta et retomba pile sur la corde, trouvant son équilibre en esquissant à peine un fléchissement. Elle fit un nouvel aller-retour, avec encore plus d’aisance, plus de légèreté que la première fois. Son pied se posait sur le fil avec exactitude. Il semblait qu’il ne pesait pas sur la corde mais se contentait de l’effleurer.

Quand Kélia sauta de nouveau à terre, l’homme, à son grand soulagement, ne paraissait plus fâché.

— Tu as compris le secret. Je dois avouer que tu m’épates. Ça fait des mois que je forme ma Hemma et elle n’a toujours pas ton assurance. Tu deviendras une grande danseuse de corde plus tard. Si tu le souhaites, précisa-t-il en coulant un regard vers le Horsto.

Il fouilla dans sa poche, en sortit une pièce d’un pèg et le caillou blanc.

— Pour le secret, il t’en coûtera un pèg. Le reste, je te le rends. Je ne t’ai rien appris, tu savais déjà tout.

Elle saisit avidement ce qu’il lui tendait avant qu’il se ravise. Les pègi, ce n’était pas un énorme sacrifice. Mais le caillou rond, cela lui avait fendu le cœur de s’en séparer.

Hòggni l’installa sur ses épaules.

— Dépêchons-nous. Varka est très inquiète.

— Elle va être fâchée, tu crois ?

— D’après toi ? Qu’est-ce qui t’a pris de quitter le campement ? Et sans Ulfdòttir, encore !

— C’est ta faute ! s’emporta la fillette.

— Ah oui ? Explique-moi ça !

— Tu avais promis de me ramener à la foire, mais maman a dit qu’on s’en irait ce matin et toi, bien sûr, tu aurais fait ce qu’elle voulait, comme toujours. Et tu aurais oublié ta promesse.

— Jamais de la vie ! s’écria le Horsto, en ayant conscience de mentir. Enfin, je lui recommanderai de ne pas trop te disputer si tu promets de ne jamais recommencer.

De ce jour, Kélia changea sa façon de danser. Dans les sillons que sa mère traçait par terre pour matérialiser l’endroit précis où ses pieds devaient entrer en contact avec le sol, elle voyait autant de cordes tendues et s’imaginait que, semblable à Fille-farouche relevant le défi qu’on lui avait lancé à la foire de Norg, elle rebondissait sur elles, en équilibre bien au-dessus des têtes.

Jusqu’au jour où rêver ne lui suffit plus. Elle s’enhardit à demander à Hòggni de tendre une corde entre deux arbres.

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O sistr enarf og sistra sistr enarf

Ô mes sœurs et sœurs de mes sœurs

L’enfant a trouvé seule sa voie

Saura-t-elle la suivre jusqu’à son terme ?

Elle est celle que nous attendions

L’appelante

Tendez la corde entre les mondes

Chantez !

Chantez ainsi que vous l’avez toujours fait

Veillez

L’enfant tient l’équilibre

Entre la chute et l’envol

Comprendra-t-elle qui elle est vraiment ?

Voyez comme légère elle frôle les abîmes

Elle est encore la graine d’un mortel

Le fruit d’une éphémère

Mais elle est déjà davantage

La corde qui relie les mondes

Sœurs de mes sœurs, veillez !

L’assumera-t-elle le roulement du dé

Celle qui est issue de la graine d’un mortel

Tombée dans le champ d’une mortelle ?

Il en sera ainsi selon sa nature

Tous nos chants n’y font rien

Le choix lui appartient

O sistr enarf og sistra sistr enarf

Foma weig stelpbarn

Synga