Gerd repéra de loin la femme dans le creux du vallon. Elle gaulait le vieux noyer. Il n’était pas sûr. Elle n’était pas tout près et elle lui tournait le dos. Mais la couleur de ses cheveux, libres de coiffe… Elle l’aperçut à son tour, peut-être sur l’avertissement d’un des gamins qui ramassaient les fruits tombés. Elle porta la main à son front, pour protéger ses yeux. Elle aussi hésitait à reconnaître l’homme qui descendait la pente, auréolé par la lumière du soleil en déclin. Mais elle, elle avait l’excuse du contre-jour.
Ils ne s’étaient pas trompés.
Ils restèrent plantés dans le soir, l’un en face de l’autre, muets faute de savoir par où commencer. Elle n’avait pas lâché sa gaule.
Gerd avait tant de fois imaginé ce moment, préparé les paroles qu’il prononcerait. Mais là, devant une Myra de chair, campée sur ses jambes légèrement écartées comme si elle craignait de perdre l’équilibre, sa langue restait inerte.
Le plus grand des gamins, il devait avoir une douzaine d’années, se rapprocha de sa mère. Myra le poussa dans le dos.
— Regarde, c’est ton père qui nous revient, dit-elle sur un ton neutre.
L’enfant résista. Confusément, il sentait qu’à partir d’aujourd’hui quelque chose allait changer dans sa vie et cela le contrariait.
— C’est un grand guerrier, insista Myra.
Avec la sincérité de ceux qui ne savent pas de quoi ils parlent. Il n’y a pas de grands guerriers, songea Gerd, seulement des survivants qui ont eu de la chance. Il ne le dit pas et bomba le torse.
La femme différait de celle dont il se souvenait. Elle n’était plus l’enfant espiègle avec laquelle il courait les champs. Ni la jeune fille rieuse qui était devenue sérieuse quand elle l’avait demandé. Il avait été le premier à qui elle avait ouvert les portes de son corps. Mais pas le dernier, à en juger par les autres gamins, une fille et un garçon, qui approchaient à leur tour. Sa taille avait épaissi, ses traits s’étaient durcis ; ainsi, elle paraissait plus solide. Elle avait néanmoins gardé dans ses yeux clairs cette expression émerveillée qu’il aimait tant. Et le soleil penché sur l’horizon avivait les éclats roux de sa chevelure. Il guettait sur ses lèvres l’apparition d’un sourire.
Derechef, elle poussa l’enfant, derechef il rechigna. Gerd lui trouvait l’air sournois. Du duvet ombrait déjà sa lèvre.
— Cela fait longtemps, souffla-t-elle.
Et, enfin, elle franchit les quatre pas qui les séparaient.
Elle posa sa tête au creux de son épaule. Il sentait contre son corps le corps ferme de la femme, encore chaud de l’effort déployé pour tomber les noix, il respirait l’odeur de sa peau moite et il regardait les enfants qui fixaient, l’œil rond, l’étranger qui venait bousculer leur existence.
Elle se détacha de lui.
— Comment s’appelle-t-il ? demanda Gerd en désignant son fils.
— Thorm, dit-elle. Celui-ci, c’est Olfir. Son père, c’est Sigirdur. Et la petite Vati est la fille de Moldi.
La fillette esquissa un sourire. Le visage des garçons demeurait fermé.
— Courez devant, dit-elle aux enfants. Allez prévenir au village que Gerd Larges-andains nous est rendu.
Ce n’était pas tout à fait ainsi que Gerd avait imaginé son retour. Le paysage n’avait pas changé. Il reconnaissait les champs, les bosquets, et quand ils atteignirent la croupe de la colline, Indelt lui apparut tel qu’il l’avait quitté. Et n’était-ce pas un signe que la première villageoise qu’il ait rencontrée fut précisément Myra ?
Pourtant, ce qu’il éprouvait n’était pas la joie à laquelle il s’était préparé, mais une fatigue que n’expliquait pas tout à fait le long chemin qu’il avait parcouru.
L’accueil d’Indelt le déçut. Il revenait. Bon. Cela avait moins d’importance que le veau à qui la morve était venue ou le cochon dont on se demandait s’il fallait l’engraisser encore un peu avant de le saigner. Celui qui s’émut le plus de son retour fut Moldi.
— Si tu crois que tu peux courir la prétentaine pendant tant d’années et te ramener sans crier gare pour récupérer la terre ! tempêta-t-il.
Car au Solkstrand comme dans la plupart des commanderies, c’était aux femmes qu’était attribuée la tenure des champs, puisque aussi bien l’écot était perçu par foyer.
— Myra et moi, on se connaît depuis l’enfance, que t’étais même pas né ! rétorqua Gerd. Et si tu crois que c’est pour mon plaisir que je suis parti !
La vieille Margey s’interposa avant qu’ils en viennent aux mains.
— Vous parlez, mais vous n’avez rien à dire. Quand il n’y a pas de grains sous la meule, pas la peine de faire tourner les ailes du moulin ! Vous feriez mieux de reposer votre langue et d’ouvrir vos oreilles. C’est à la femme de décider, il me semble.
Myra regardait les deux hommes, son compagnon d’enfance, celui qu’elle avait demandé quand elle avait eu quatorze ans et qu’elle ne retrouvait pas dans cet homme au regard changé, et l’autre, qui ne ménageait pas sa peine, mais avec qui elle s’ennuyait. Au fond, son préféré, celui avec lequel elle aurait voulu partager son quotidien, c’était Sigirdur, le père d’Olfir. Mais il était mort.
***
Comme chaque matin, Élyhora invita les scribes à ne pas interrompre leur travail et, comme chaque matin, ils se levèrent pour la saluer, lui désobéissant pour exprimer leur respect. Elle parcourut la longue allée centrale du scriptorium, qui occupait ce qui, du temps de ses prédécesseurs, avait été une salle de banquet. Sans atteindre les dimensions de la grande halle de Swartaug, la pièce était la plus vaste de la citadelle. À l’occasion de sa métamorphose, Élyhora avait fait badigeonner les fresques illustrant les exploits de Solk qui la décoraient autrefois. Désormais, la Lyre ornait les trumeaux. Sur les poutres peintes du plafond s’étalaient des maximes extraites des écrits de l’Inspiré ou des Commentaires de Gæfa.
Énar l’attendait dans le cabinet ménagé entre le scriptorium et le pigeonnier qu’Élyhora avait installé en lieu et place de la cuisine, l’ancien colombier, celui dont Skilf Oluf’ar s’enorgueillissait, s’étant révélé insuffisant. Énar, de son nom public Éclairé-par-l’Unique, assumait avec quatre autres prédicants la tâche écrasante de trier les messages apportés des huit horizons par les volatiles, de distribuer le travail aux scribes chargés de les consigner et, surtout, d’en réaliser chaque jour la synthèse orale à l’intention de la heyree.
La heyree ! Aucune cérémonie ni proclamation n’avait reconnu ce titre à Élyhora, qui demeurait par ailleurs la hartlee du Solkstrand. Il lui avait suffi de remplacer, pour cacheter ses correspondances, la cire rouge des hartli par la cire bleue dont Slegur avait usé pour marquer sa différence. Tout le monde avait compris. Nul n’avait protesté. Qui, d’ailleurs, aurait pu regimber ? Certainement pas Elstur qui dirigeait un Heldmark cinq fois plus étendu qu’avant la première campagne de Slegur. Ni Tveir, auquel ses épousailles et la malencontreuse chute dans les escaliers de Resnar qui avait endeuillé la noce avaient permis de monter sur le haut siège de l’Ulsfeld. En cadeau de mariage, Elstur lui avait rétrocédé le tutorat sur l’Ortmark. Si les patriciens ulsfeldi s’étaient émus des prétentions de Tveir à la succession de son beau-père, ils avaient eu la sagesse, instruits par l’exemple de ce qui s’était passé au Heldmark, de ne pas s’opposer à sa nomination.
Énar, n’ayant que de bonnes nouvelles à délivrer, ne prolongea pas l’entretien. Élyhora lui en sut gré. Depuis quelques cycles, ses règles étaient redevenues douloureuses, comme au début de son union avec Svein Olfrid’ar. Heureusement, des bouffées de chaleur contre lesquelles l’apothicaire luttait à coups de décoctions de sauge laissaient entrevoir la fin prochaine de cet embarras.
Elle regagna la tour du Silence où elle aimait à s’isoler. De là, la vue portait, au-delà de la boucle du Svéro, sur les Grænlinn. Il fallait se pencher pour plonger le regard dans le Sykur, le sombre ravin qui séparait la citadelle de la ville basse, mais depuis la fenêtre dans l’embrasure de laquelle Skilf avait passé tant d’heures, la cité se dévoilait presque entièrement. Si toute trace de l’incendie qui l’avait ravagée treize ans plus tôt avait disparu, elle n’avait pas encore retrouvé la prospérité qu’elle avait connue sous le hartolat de Skilf Oluf’ar. Bien que la grêle et la sécheresse eussent peu frappé les champs du Solkstrand ces dernières années, la guerre avait trop longtemps épuisé ressources. Maintenant que la paix était rétablie, les étals se remplissaient de nouveau. La population, qui était tombée au plus bas, croissait.
L’incendie n’avait pas eu que des conséquences désastreuses. Il avait permis de percer les larges avenues rectilignes pour mener aux portes dont rêvait Skilf. Et si les maisons, y compris celles des grandes familles patriciennes, offraient des façades uniformes, où la seule ornementation admise était la Lyre, il fallait y voir non l’effet de la pauvreté, mais la volonté de la hartlee.
Seule exception à la règle, le palais de la porte du Renard dominait tous les toits environnants. Ses extensions avaient absorbé les bâtiments contigus. Un campanile le surmontait désormais. Tout au long de la journée, deux servants frappaient avec un bélier de bois-fringant la cloche de bronze qui rythmait l’activité des novices des deux sexes venus se former à la prédication. Ce tintement grave et doux rappelait aux Solksborgi distraits la présence immanente du Dieu unique.
Elle sourit, malgré la douleur qui lui sciait le bas-ventre. La volonté divine prenait de curieux chemins. En provoquant l’incendie de la ville voulue par Skilf, elle avait cru assouvir sa vindicte, faire payer au prix fort les humiliations auxquelles elle avait dû consentir toute sa vie. Sans savoir qu’elle traçait une destinée particulière pour la ville devenue sienne : la Chronique retiendrait que ce fut Solskborg, plus que Swartaug, le foyer de la Vraie Doctrine.
Slegur l’imposait le sabre à la main. Sur ce modèle, Kredfast pressait Élyhora d’envahir ses voisins de l’Aigle. Tveir n’attendait qu’une occasion pour se couvrir de gloire, et si Elstur se montrait plus modéré, comment ignorer que ce qui compte le plus pour un bardagh, c’est sa réputation, l’empreinte qu’il laissera dans la Chronique ? Or, désormais, Élyhora comptait davantage sur une autre armée pour investir les citadelles de l’Aigle : les conversions opérées par les prédicants prenaient certes du temps, mais elles étaient certainement plus sincères, donc plus solides.
Des cris provenant de l’antichambre vinrent troubler sa méditation.
— Èrto-èrinn, un grand malheur !
L’arbalétrier en faction devant sa porte peinait à retenir le serviteur qui avait fait irruption, très agité.
— Laisse-le entrer.
Le serviteur, prenant soudain conscience de l’irrévérence de son comportement bafouilla des excuses.
— Au fait ! Que signifie cet émoi ?
— L’Inspiré… On l’a découvert ce matin étendu sur le sol, sans connaissance.
Ce n’était que cela ? Élyhora en fut soulagée. Un instant, elle avait craint que le malheur en question ait frappé l’un de ses fils.
— Mort ?
— Il vit encore – grâce en soit rendue au Sans-Pareil. Mais…
Déjà Élyhora avait quitté la pièce. Le chemin à parcourir n’était pas long. Bien que disposant d’un appartement dans le palais du Renard, Kredfast, quand il séjournait à Solskborg, préférait ne pas s’éloigner d’elle.
L’apothicaire arriva en même temps que la heyree. L’Inspiré reposait sur une couche militaire, aussi raide qu’étroite, qui constituait, avec un pupitre et un rayonnage garni de rouleaux, le seul mobilier de la pièce. Une tache maculait sa chasuble. Ce qu’Élyhora crut d’abord être du sang n’était en réalité que de l’encre.
— On l’a trouvé à côté de son pupitre, précisa le capitaine.
L’apothicaire posa les lèvres sur le front de l’Inspiré, s’empara du poignet pour attraper un pouls. N’y parvenant pas, il tâta le cou. Puis il donna quelques coups de lancette çà et là pour éprouver la sensibilité des membres.
— Notre guide éclairé a été victime d’une attaque d’apoplexie, conclut-il.
Il se rengorgea, très fier de son diagnostic. Élyhora n’avait pas eu besoin de son avis pour comprendre la situation. Il suffisait de voir la face tordue par un rictus affreux du gisant. De ces lèvres tourmentées étaient tombées des paroles de vérité. Qu’en serait-il à présent ? Qui serait le guide des éclairés ?
— Qu’on aille quérir Èrto-Gæfa sur-le-champ ! Qui d’autre est au courant ? Tous ceux qui ont eu vent de ce malaise sont consignés. La mort à qui répand la nouvelle. Cela vaut pour vous, Èr-apothicaire. N’y a-t-il aucun moyen de le ramener parmi nous ?
Le thérapeute se mordit les lèvres pour ne pas lui répondre qu’il connaissait un excellent remède : une décoction de reine des prés, d’ail, de canneberge et de mélilot fermentée. Non qu’il renâclât à venir en aide à l’Inspiré, mais il ne savait comment avouer à la heyree, dont l’adhésion à la religion nouvelle était notoire, que le remède acquérait son efficacité de l’invocation adressée à Lekkr au moment de l’absorber. Ou, selon certains auteurs, à Snilg. Ce qui ne changeait pas le problème.
— Peut-être convient-il de recourir à un chirurgien.
Pareille suggestion donnait la mesure de son trouble ! Il n’éprouvait que mépris pour ces bouchers qui se complaisaient à dépecer des corps vivants et à enfoncer leurs gros doigts dans les plaies. Mais il savait s’adapter aux circonstances. Au moins, si le prestigieux patient mourait à la suite de ces prétendus soins, on ne l’en rendrait pas responsable.
Le chirurgien accourut bientôt. Le petit homme nerveux au visage pointu passait pour un maître dans son domaine. Les champs de bataille lui avaient fourni maintes occasions de parfaire sa pratique. Son œil s’éclaira d’une lueur malicieuse quand il reconnut l’apothicaire, lequel ne répondit pas à son salut. Il se pencha sur le malade.
— Depuis combien de temps est-il dans cet état ?
— À en juger par sa tenue, il était réveillé. Il travaillait à son écritoire quand le mal a frappé.
— C’est que les chances de survie sont d’autant plus élevées que le cas est traité plus vite. Voyons… Le mal s’exprime du côté gauche. Il frappe donc la partie droite de la cervelle.
Élyhora exprima d’un geste son impatience. Le chirurgien l’ignora, préférant continuer à pérorer.
— Une attaque peut avoir plusieurs origines. L’une d’elles est un épanchement de sang dans le crâne qui comprime les parties molles. Dans ce cas, une trépanation peut soulager le sujet.
— Et dans les autres cas ?
— Elle ne sert à rien. Mais je n’ai rien d’autre à proposer. Et plus vite je procéderai, meilleures sont les chances…
— Allez-y.
Le petit homme déploya sa trousse pour en tirer un vilebrequin.
— Qu’on le tienne, demanda-t-il.
Un archer coinça la tête de l’Inspiré entre ses larges pognes. Le chirurgien posa le trépan un peu au-dessus de l’oreille.
— Peut-être souhaitez-vous vous éloigner Èrto-Heyree ?
— Pourquoi ? Je suis curieuse de voir ce qu’un homme comme lui a dans la tête.
Le chirurgien haussa imperceptiblement les épaules et commença à tourner la manivelle.
L’opération s’achevait quand Gæfa arriva. Élyhora s’inquiéta de sa pâleur, l’attribuant à l’inquiétude, elle s’efforça de le rassurer.
— La volonté de l’Unique soit faite, dit-il pour tout commentaire.
L’os percé, un flot de sang moussu s’écoula. L’hémorragie se prolongea. Il semblait qu’elle ne s’arrêterait qu’une fois Kredfast vidé de tout son sang. Un emplâtre de propolis pétri avec des fleurs d’achillée tarirait ce flot, songea l’apothicaire. Mais, là encore, il fallait s’assurer le concours d’une divinité ancienne, en l’occurrence Hùna. Et nul doute que cet équarisseur à tête de fouine en profiterait pour médire de lui.
Le chirurgien se décida à poser un tampon sur la plaie au fond de laquelle palpitait une matière rosée. Le sang imbiba le tissu. Le chirurgien s’inclina devant Élyhora.
— J’ai fait ce qui était en mon pouvoir, Èrto-Heyree.
— Va-t-il se remettre ?
— Avec la bienveillance de l’Unique, tout est possible.
Il manquait de conviction, ce qu’elle imputa à une tiédeur religieuse, fréquente chez les gens de son état. En fait, il savait que le patient n’avait qu’une chance minime de survivre. Il était fort content de son travail. À l’apothicaire de se débrouiller avec l’infection qui ne manquerait pas de se développer.
— L’Unique seul a une vision claire de l’avenir, car l’avenir est son domaine, déclara Élyhora en décochant un sourire à son fils.
Si l’Inspiré venait à décéder, songeait-elle, la propagation de la Vraie Doctrine reposerait sur les seules épaules de Gæfa. Une perspective exaltante.
Ce ne fut que parvenu dans son laboratoire que l’apothicaire s’avisa qu’une prière à l’Unique aurait éventuellement pu se substituer à une invocation traditionnelle, ce qui aurait eu pour effet d’épargner au patient l’instrument du chirurgien. Après tout, à sa connaissance, personne n’avait jamais essayé. Il venait de manquer l’occasion de l’expérimenter et il s’en voulut.