Chapitre 25

 

 Eh, Gerd ! Oh, pardon, Gerd-èr ! Tu as des plumes au casque, à présent, tu commandes une demi-cohorte !

 Alder ? Tu n’es pas dans le Laxdal ?

 Et toi ? Ton village ? Ta femme ?

Ils marquèrent une pause. Alder devait-il avouer qu’il n’avait jamais revu Ivalo ? Que, sur son chemin, une fille d’auberge n’avait pas eu de mal à le persuader de prolonger sa halte ? Mais que, après trois ans à écouter chaque soir les propos d’ivrognes et les gueulantes du tenancier – le père de la fille qui se réjouissait d’avoir trouvé en lui, à bon compte, un tâcheron qu’il ne ménageait pas –, il avait de nouveau prêté une oreille attentive aux recruteurs ? Et Gerd allait-il s’étendre sur la déception que lui avait réservée Indelt ? Sur la monotonie qui, jour après jour, avait revêtu la vie des camps d’une aura sans doute exagérée ? Plus tard peut-être.

 On dirait bien que Gorth n’était pas décidé à retirer la griffe qu’il nous a plantée dans le cul !

Alder jeta un coup d’œil inquiet aux alentours. Tout allait bien : pas de bleus dans les parages. Tout de même, prononcer ce nom à haute voix, Gerd avait pris un culot qu’il n’avait pas naguère !

 Gorth ? Je croyais que nous combattions pour l’Unique.

Ils rirent. Ils étaient heureux de se retrouver, tout simplement. À quoi bon les explications ?

— Ah ! ça fait tout de même rudement plaisir, s’écria Alder.

Oublieux de la hiérarchie, il assenait de grandes claques dans le dos de Gerd, qui ne s’en offusquait pas.

 Si tu veux, je vais m’arranger pour que tu sois affecté à mon unité. Les Freux, ça te parle ?

Alder redevint sérieux.

 Cette fois, c’est pour de bon, n’est-ce pas ? Nous n’en reviendrons jamais.

 Pourquoi tu dis ça ? On s’en est toujours bien tirés, tous les deux !

 Oui, mais je veux dire… Les marches du Sanglier, c’était une chose. Mais cette fois, nous partons à la conquête du Monde, et le Monde est vaste. Crois-tu qu’on en aura fini un jour ?

Indelt trop petit, le Monde trop grand. Et, entre les deux, des hommes qui marchent, combattent, meurent ou se couvrent de gloire. Il y a du vrai dans la remarque d’Alder. De toute façon, ils finiront par mourir. Dans la solitude d’un champ de bataille ou sur un lit, entourés d’amis, quelle différence cela fait ? Le Monde, lui, continuera, avec ou sans eux. Alors à quoi bon se préoccuper de l’avenir ? Buvons aux retrouvailles et qu’importe demain !

Tout de même…

 C’est le hartl Elstur qui nous mènera, dit Gerd.

 Je croyais l’armée du Cerf placée sous le commandement de son frère.

 Jusqu’à la décade dernière. Le connétable est parti pour le Renard. On dit que la heyree Élyhora n’était pas contente après lui.

 Tu sais quand on part ?

 Bientôt. Les bagages sont formés et on a reçu nos rations de marche. Si j’ai bien compris, nos stratèges sont pressés. Ce sera marche forcée, au moins un jour sur deux.

Alder porta le regard vers l’Aigle, comme s’il pouvait voir les futurs champs de bataille.

 Cette fois, ça m’étonnerait qu’on en revienne, répéta-t-il.

Il n’entrait aucun regret de s’être réengagé dans la réflexion. Juste une certitude aussi implacable que le destin. Et le souvenir d’une chiromancienne qui avait refusé de lui dévoiler son avenir, pour finir par lui avouer qu’elle n’en voyait aucun.

 En attendant, on va aller fêter nos retrouvailles avec les femmes accortes, s’écria Gerd. Tu te souviens de Margit ? Elle te plaisait bien, je crois. Eh bien, elle est toujours là. Et puis, surtout, on boira à la liberté.

Alder hocha là la tête. Le programme lui convenait, même s’il ne comprenait pas bien ce que Gerd avait voulu dire par sa dernière phrase.

***

Dans la région, on l’appelait Eldfförl, le Vieux Solitaire. Il ne fallait pas moins de seize hommes se tenant par la main pour ceindre son tronc, et encore, des grands ! Sa ramée couvrait une surface qui aurait pu accueillir tous les habitants du village voisin, s’ils avaient osé un geste aussi irrévérencieux. Rien, pas même de l’herbe à chien, ne poussait sous son ombre. Les racines découvertes couraient loin du tronc, hérissées de protubérances aussi hautes qu’un cavalier monté sur son cheval. Aux plus basses branches pendaient des rubans et des langes de nourrissons. Si on l’approchait rarement, ce n’était pas tant par crainte, car on le croyait bienveillant, que par respect. Les gens d’ici pensaient qu’Eldfförl, qui en plus d’être d’un arbre était un dieu, protégerait l’enfant que ces linges avaient enveloppé. Les accrocher exigeait de se hisser le long d’un mât érigé pour la circonstance, qu’on brûlait ensuite à l’entrée du village. Ensuite, on faisait une grande fête, et il n’était pas rare qu’on dût, neuf mois plus tard, rendre de nouveau visite au vieil Eldfförl.

Les reflets violacés de son écorce, la teinte pourpre de son feuillage achevaient de faire du Vieux Solitaire un arbre unique en son genre.

Du moins, sous ces climats.

— C’est un utaki, dit Hòggni. Je me demande comment sa graine est arrivée jusqu’ici.

— Un utaki ?

— Chez moi, en Horst, il y en a une forêt entière. On dit qu’ils sont les plus anciens des arbres, qu’ils proviennent de la Mère des forêts. Mais cela, on pourrait le dire de tous les arbres, je suppose. D’ailleurs, ils s’accommodent du voisinage des hêtres.

Sa voix s’était curieusement altérée et son regard, ce regard si noir, si intense que beaucoup ne pouvaient le soutenir, se voilait.

— Elles te manquent, les forêts de ta jeunesse, constata Kélia. Peut-être que tu les reverras un jour.

La Danseuse de corde s’aventurait avec prudence sur ce terrain. Hòggni refusait de parler de Horst, même à elle. Seules quelques bribes lui échappaient parfois. Comme aujourd’hui, à propos de cet arbre.

— Jamais, soupira Hòggni. Ils m’ont banni.

Une rafale secoua le feuillage. Les feuilles agitées émirent un son grave. Hòggni frissonna.

— Les gueules de sriges !

— Au contraire. Vörg a fait preuve d’indulgence.

— Qui est Vörg ? demanda la jeune fille, flairant la confidence inédite : jamais le Horsto ne s’était étendu sur les causes de son exil.

— Notre rahn. Notre hartl, si tu préfères. Là-bas, on appelle les chefs de notre commanderie les rahni. Mais c’est pareil.

Elle attendait, tendue. Il ne la voyait plus. Les yeux dans le vague, peut-être ne distinguait-il plus l’utaki non plus. À travers lui, c’était toute la forêt horstee qu’il percevait.

— Et, accessoirement, son mari. Il aurait pu me faire tuer.

Donc, c’était une histoire d’amour. Kélia adorait ça.

— Elle était belle ? s’enquit-elle.

Elle avançait prudemment, mais avec décision, comme sur la corde.

— Très. Pas comme toi, bien sûr. Nulle femme en ce monde n’est aussi belle que toi, même pas ta mère. Elle, elle l’était à la manière des Horsteeï.

Soudain, elle prit conscience de sa cruauté. Pour satisfaire sa curiosité, elle tourmentait cet homme. Mais peut-être, après tout, éprouvait-il un soulagement à rompre un silence qu’il avait jusqu’à présent maintenu. Il souffla par les narines en secouant la tête. Pas comme lorsqu’il était en colère. Plutôt comme lorsqu’il se moquait.

— Quand je pense à elle, je la revois telle qu’elle était au jour de mon départ. Sans doute a-t-elle bien changé depuis. Le temps est impitoyable, même pour ceux que l’on aime. Et si elle me voyait aujourd’hui, elle se demanderait sûrement par quel égarement elle s’est mise en danger pour moi.

Cette réflexion le laissa songeur. Kélia n’osa pas interrompre sa méditation, ne sachant si, au-delà de l’amertume, elle ne lui apportait pas quelque plaisir secret. S’en arrachant soudain :

— Toi, ce n’est pas pareil, affirma-t-il. Le temps ne peut rien contre toi. Tu es la Danseuse de corde. Tu tiens l’équilibre sur le fil qui relie le Monde à l’éternité.

— Tu racontes n’importe quoi, pouffa-t-elle. Je ne suis pas l’Axe-divin !

Elle redevint sérieuse d’un coup. Il la regardait avec une telle intensité qu’elle en frémit.

— Qui sait ? murmura-t-il. Pourquoi l’Axe-divin serait-il toujours ce personnage qui est autorisé à poser son cul sur la Dàsten ? Peut-être chaque être humain est-il à son tour, ne serait-ce que quelques minutes, quelques secondes, celui dont dépend l’équilibre du Monde.

Kélia le fixa avec des yeux ronds. Lui-même paraissait surpris d’avoir pu sortir une telle idée de sa cervelle.

— Ton père aurait rajouté : ou peut-être que le Monde, pour se maintenir, n’a pas davantage besoin des hommes que des dieux, intervint Varka, qui avait surpris la fin de leur conversation.

— Peut-être ? Ce n’est pas un mot que Bouche-d’or prononçait sans précaution, corrigea Hòggni. Si tu dis vrai, qu’allons-nous chercher au Dàstrand ?

Varka pinça les lèvres et Hòggni regretta ses paroles. Qu’est-ce qui avait décidé Fille-farouche à accepter la mission que lui confiait Oddi ? Le verdict du dé ? Ou la perspective de remettre ses pas dans ceux de Kelt ? Il ne s’interrogea pas sur la raison pour laquelle, depuis qu’ils avaient pris le chemin du Dàstrand, il était lui-même d’humeur chagrine.

— Nous allons passer la nuit à l’abri entre les racines de cet arbre, décida Varka.

#

Or, cette nuit-là, Kélia rêva. Elle rêva que l’arbre l’appelait. Elle ne démêlait pas les paroles prononcées dans une langue ancienne, mais elle comprenait qu’il s’agissait d’un appel et elle éprouvait beaucoup de joie à y répondre. Plus elle s’élevait dans le branchage, plus son allégresse augmentait. Elle n’était pas seule. Les dames blanches naissaient spontanément d’énormes fruits d’où sourdait un parfum sucré, quand elles ne se détachaient pas tout bonnement de l’écorce mauve. D’elles provenait le chant, pourtant elles gardaient lèvres closes sur leur sourire. Kélia éprouvait une irrépressible envie de chanter, elle aussi. Sa gorge se contracta. Ses dents s’écartèrent. Les mots qui les franchirent revêtaient des sonorités étrangères. Sistr enarf og sistra sistr enarf, Wahrtvatèn ettaerg, sisti ettaerg… Elles l’entouraient, au sein d’un nid de feuilles pourpres. Sistra sistr enarf, synga ! Leurs yeux rieurs changeaient constamment de couleur. Soudain, elles disparurent. À leur place, il y eut un homme. Il l’observait avec un mélange d’admiration et de tristesse. Et quand elle crut le reconnaître, il dit :

— Pourquoi ne portes-tu pas le glaive que je t’ai légué ?

Avant de risquer une réponse, elle se sentit tomber.

Elle se réveilla en sursaut, le corps moite et le cœur battant. Alarmée, Ulfdòttir vint se blottir contre elle et lui lécha le visage.

Le vent, dont on ne sentait pas le souffle à l’abri des racines, agitait le feuillage. Le frottement des feuilles entre elles émettait un son grave et doux. Était-ce le chant qu’elle avait cru entendre dans son sommeil ? Elle écarquilla les yeux, à la recherche d’une lueur. Mais aucune dame blanche ne lui apparut.

***

Les scènes représentées sur la sculpture qui rehaussait la proue ne laissaient aucun doute sur l’usage de l’embarcation, une pirogue effilée mue par trente rameurs. Elles exposaient en détail les supplices infligés par Lygà à ses ennemis. Tout en haut figurait la déesse. Elle brandissait une lance d’une main, de l’autre une épée, et le sourire aimable qu’elle affichait sur les barques des pêcheurs s’était mué en une grimace agressive. L’expression de Silgi n’était pas moins farouche. Oddi avait du mal à reconnaître en cette guerrière l’hôtesse affable et endeuillée qui l’attendait la veille sur le ponton de Hartleyja. À l’instar des trente rameurs, elle ne portait qu’un pagne en peau de syld. Des tatouages simulant des écailles couvraient son torse et ses cuisses. Elle avait noué ses cheveux en un chignon complexe ramené sur le haut du crâne À la voir ainsi, un pied sur le plat-bord, une main fermée sur la figure de proue, un sabre barrant son dos nu, les récits de ses exploits avec les sverdfisqi acquéraient une crédibilité nouvelle.

La pirogue emportait sept passagers, regroupés sur la plate-forme ménagée pour les archers. Eymund était du voyage, ainsi qu’Hundeirin. La femme au torse couvert d’ondulations colorées était Haffey, gardienne des eaux. L’homme dont une couronne de plumes ceignait le front répondait au nom de Drekka. Il veillait à la sécurité des rivages. Réunis, ils occupaient la fonction de connétable-stratège. Le dernier passager était le fils de Gedalyr, Syndùr. Lui aussi portait un sabre, aux dimensions adaptées à sa taille.

À la proue, l’homme de barre imprimait la cadence à chacune des deux bordées en tapant sur ses cuisses. Pour changer de direction, il suffisait de découpler les deux rythmes. Malgré les efforts soutenus des pagayeurs, la traversée se prolongeait. Tel un horizon, la montagne s’éloignait à mesure qu’on approchait de la rive. La pirogue dessinait un sillage parfaitement symétrique, qui ne tardait pas à s’estomper pour rendre à la surface son poli de miroir. À deux reprises, une ombre gigantesque frôla l’embarcation : des svardyri remontaient des profondeurs pour se mesurer aux rameurs. Les bêtes ne tardaient pas à prendre de l’avance et, dépitées par la facilité de leur victoire, elles replongeaient vers leur antre.

Oddi s’épongea le front. Il enviait la tenue légère des nautes, adaptée au climat. Lui-même portait, par-dessus la chasuble du Sachant, la cuirasse d’apparat que lui avait offerte Silgi. Les motifs occupant les compartiments délimités par les sinuosités du dragon Vísindramadur rappelaient les exploits de Solk. Cette décoration et le fait qu’elle soit adaptée à sa panse montraient qu’elle avait été conçue pour lui. Ou bien les artisans du Wahrtsfeld s’avéraient d’une célérité admirable, ou bien Gedalyr avait présumé de son accord. La dernière fois qu’Oddi avait revêtu une cuirasse, cela remontait à, disons, au moins quatre octennies. Il se donnait l’impression d’être un gros scarabée ou une tortue sur le point de se renverser. Les jambières censées protéger ses tibias n’arrangeaient rien. Encore heureux que les circonstances n’eussent pas exigé de lui de porter d’autres armes qu’un poignard, ni surtout le heaume dont lui seul était autorisé à tracer l’esquisse. La température était pourtant adoucie par le vent qui soufflait du Loup après avoir caressé les neiges éternelles du Flugbratt. Néanmoins, Oddi transpirait sous la cotte de feutre sous-jacente à sa coque d’acier.

La rive approchant, Oddi constatait que, de ce côté du lac, la roselière cédait la place à des arbres dont le faîte s’évasait en forme de parasol, tandis que les racines s’ancraient dans l’eau en dessinant une multitude d’arches, afin de maintenir le tronc au-dessus de la surface. Des hauteurs tombaient des draperies frissonnantes, tissées par la symbiose de mousses géantes et d’algues aériennes. Sans diminuer leur cadence, les pagayeurs précipitèrent la pirogue dans ce dédale. Instinctivement, Oddi rentra la tête dans les épaules, avant de s’aviser que si la figure de proue passait, la hauteur était bien suffisante pour lui.

Répondant au signal de l’homme de barre, les rameurs plantèrent leurs avirons à la verticale pour ralentir l’embarcation. Celle-ci vint doucement s’échouer dans un fouillis d’herbes flottantes.

À peine Oddi eut-il pris pied sur cette rive mouvante qu’il se vit entouré de guerriers des deux sexes, demi-nus, dont il n’avait à aucun moment décelé la présence avant qu’ils se manifestent par des cris enthousiastes. Les peintures qui bariolaient leurs torses entraient pour une bonne part dans leur mimétisme.

À quelques toises, quand à la lisière arborée succédait la savane d’herbes hautes ponctuée de bosquets de sikni qui s’étendait jusqu’aux contreforts du Flugbratt, des cavaliers attendaient les visiteurs pour les escorter jusqu’à un camp militaire déployé au bord d’un cours d’eau.

Il avait été érigé bien des années plus tôt, lors de la première coalition. Ce qui, au départ, avait été un village de toile s’était au fil des ans doté de structures plus pérennes pour loger hommes et chevaux, et abriter le matériel et les provisions. Bâti sur un plan octogonal, il occupait une surface anormalement importante.

— Il y a deux phalanges dans le camp, appuyées chacune par une cohorte de cavalerie, exposa fièrement Drekka.

Soit plus de deux mille cinq cents hommes.

— Nous en aurons bien davantage quand ceux du Meldmark et ceux de l’Iggland nous auront rejoints, poursuivait le Gardien du rivage. Le Reitfeld, quant à lui, nous promet une phalange entière de bardaghi.

Le visiteur était attendu. Les troupes avaient pris position de part et d’autre de la vaste place d’armes ménagée au centre du camp, devant le pavillon de commandement. Une estrade à harangue, que surmontaient de nombreuses bannières, dissimulait en partie sa façade.

Quand le cortège pénétra sur l’aire, Silgi, qui avait jusqu’à présent chevauché à la hauteur d’Oddi, lui laissa prendre de l’avance afin de se positionner derrière lui, entre les deux gardiens. Un grondement s’enfla : le djarfheil, le salut aux braves, que les soldats rendaient en frappant avec leur lance l’umbo de leur bouclier. Tous les seize battements, une sonnerie de trompes et de buccins le ponctuait, invitant à frapper plus fort. Oddi tenait la bride serrée, son cheval donnant des signes de nervosité. Il n’aurait plus manqué qu’il vidât les étriers en public !

Le silence retomba quand il se hissa sur le piédestal. Un groupe de six cavaliers remonta l’allée qu’il venait d’emprunter au trot de combat. Comme ses compagnons, celui qui le dirigeait s’était équipé de pied en cap à la mode des guerriers du Sanglier. Un heaume muni d’un couvre-face dissimulait ses traits. Cependant le dragon du Solkstrand qui le surmontait ne laissait pas place au doute sur son identité.

Arrivé devant Oddi, Vradh se découvrit. L’un juché sur l’estrade, l’autre monté sur son cheval, le père et le fils se faisaient face pour la première fois depuis bien des années. Oddi peinait à reconnaître dans cet homme au visage marqué de sillons profonds, à la chevelure prématurément lardée de mèches blanches, l’adolescent frondeur et insolent dont il gardait le souvenir. Vradh, de son côté, cherchait ce qui pouvait le réconcilier avec son père. À le voir ainsi, la cuirasse revêtue par-dessus la chasuble du Sachant, encore plus gros, encore plus flasque qu’autrefois, toute la honte de son enfance se ravivait. Cependant le temps, les épreuves lui avaient permis de prendre du recul. Et les conversations qu’il avait eues avec Gedalyr et d’autres membres de la coalition l’invitaient à ne pas s’arrêter à cet aspect. Si le Conseil des hemsendi l’avait choisi, si des hartli aussi sourcilleux qu’Arrild du Kjölstrand ou Gusti du Melmark – sans parler de Gedalyr – l’avaient accepté sans barguigner, n’était-ce pas une marque de confiance dans sa valeur de bardagh ? Il était temps de se remémorer qu’Oddi s’était taillé une réputation dans sa jeunesse, quand il combattait pour Skilf. Tournant un peu la tête vers son porte-bouclier sans pour autant quitter son père des yeux, il émit un borborygme, que son compagnon s’empressa d’interpréter :

— Vradh Odd’ar, connétable du Solkstrand, vous salue respectueusement, Èrto-Stridherr.

Oddi frissonna. C’était la première fois qu’on s’adressait à lui en lui attribuant le titre, si peu fréquent dans la Chronique, de chef de guerre. Un titre qu’il avait pourtant clairement décliné. Mais l’accueil que lui avaient réservé les soldats montrait non moins clairement que son refus n’avait pas été pris en considération.

— Est-ce bien toi, Egg ?

— C’est bien moi, Èrto-Stridherr. Celui qu’on surnomme le Contrefait. Le porte-bouclier du connétable et, depuis plus de deux octennies, sa voix.

Oddi reporta son attention sur son fils. Leur dernière entrevue s’était achevée sur une dispute. Il gardait à l’esprit une réflexion de Gedalyr. Jeune, Vradh rêvait d’égaler en réputation les Preux eux-mêmes. Aujourd’hui, il ne vivait plus que pour la vengeance. Il s’était juré de chasser Élyhora du haut siège qu’elle avait usurpé et de pendre Kredfast avec ses tripes. Était-ce vraiment un progrès ? Est-il des circonstances où les valeurs s’inversent et la haine devient une vertu ?

Le regard de Vradh le déconcertait. Sur le camp flottait une odeur de fumée, de cuir, de métal. Les oriflammes claquaient, dans son dos et dans les rangs. Le soleil se réfléchissait sur les broignes des uns, les plaques pectorales des autres, les casques, les fers des lances. Tous ces hommes voyaient en lui le chef qui les mènerait au combat. Non seulement eux, mais ce qui promettait d’être la plus grande armée jamais réunie. Cette attente, cette confiance n’avaient pas été construites en quelques jours. Tandis qu’il s’employait à démolir les fondements de la prétendue Vraie Doctrine, les hemsendi avaient décidé de son sort.

Il leva les deux bras, paumes tournées vers le bardagh. Par ce geste il acceptait bien davantage que l’allégeance de son fils, et il le savait. Il endossait le commandement suprême.

Silgi, à son tour, plia le genou, et les deux gardiens, et les officiers des cohortes. Même le petit Syndùr s’inclina devant lui.

Éventer le traquenard n’avait pas suffi à l’éviter. Pourtant, s’il avait vraiment voulu y échapper, il lui suffisait de tourner le dos. Au lieu de cela, il avait levé les mains et reçu les hommages pour ne pas décevoir ce fils qui l’avait renié et dont il ne se souciait plus guère avant aujourd’hui. Les hommes tambourinaient de plus belle sur les boucliers, à un rythme indiscipliné.

— Relevez-vous, Silgi-èrin.

Il lui tendit la main pour l’aider. Avant de la lâcher, il lui glissa :

— Je comprends à présent pourquoi Èr-Gedalyr n’a pas craint de trouver refuge auprès d’Igham. Il est aussi retors que lui ! Vous pouvez aviser le Collège de mon accord. Je commanderai les coalisés. Mais seulement jusqu’à ce que l’Axe-divin nous ait rejoints.

— Oddi-Èrto ! dit-elle sur un ton de reproche amusé : elle n’accordait aucun crédit à cette hypothèse à laquelle il s’accrochait.

#

La détonation qui fit sursauter Oddi au moment où il quittait l’enceinte du camp provoqua l’envol d’une multitude de starfi. Le ciel était dégagé. Il ne pouvait s’agir d’un coup de tonnerre. L’explosion d’un baril à mitraille ? Si Oddi avait entendu parler de ces abominations, il n’avait jamais eu l’occasion d’en voir une à l’œuvre.

— Pet-de-dragon fait encore des siennes, plaisanta Egg.

— Pet-de-dragon ?

— Oui, enfin, c’est le surnom dont l’affublent les hommes quand il a le dos tourné. Rapport à quelques explosions pendant la mise au point de ses engins dont il s’est toujours sorti, mais qui ont tué ses acolytes. Vous plairait-il, Èrto-Stridherr, d’assister à une démonstration ?

Quittant le cortège, il guida Oddi jusqu’à un vallon encaissé, qui ne se découvrait qu’au dernier moment. Au fond, une vingtaine d’hommes s’affairaient autour de ce qui ressemblait vaguement à une batterie de traits fusants. Ils relevèrent la tête en entendant le trot des chevaux et rectifièrent la position devant ces personnages importants. Sur l’ordre du Contrefait, ils s’écartèrent pour permettre à Oddi d’examiner la pièce.

— Les flèches ardentes pénètrent loin dans les rangs ennemis, mais leur trajectoire souvent capricieuse empêche de frapper avec précision, expliqua Egg. Les barils à mitraille sont, eux, délicats à manier. Une mèche trop courte et ils ravagent aussi bien leurs servants que les ennemis. Et ceux que l’on projette au moyen de machines soit explosent prématurément, soit font long feu. Alors une de nos stratèges artificières, Trymùr Leif’ir, a eu l’idée d’utiliser un dispositif inspiré des lances incendiaires pour orienter le départ de la charge.

Tout en écoutant les explications laborieuses du Contrefait, Oddi observait les servants de l’engin, regroupés autour d’un brasero. Leur chef ne portait pas la tenue d’un guerrier. Sans doute possible, il appartenait au Peuple des étoiles. Son armement le confirmait : un poignard dont le manche s’ornait des visages stylisés de Jarn et Koli, et, pendue à la ceinture, une fronde, fréquente chez ces chasseurs d’opportunités. Pourtant il ne faisait pas honneur à la beauté réputée des siens. La peau de son visage et de ses mains était comme râpée, décolorée. En outre, une brûlure ancienne, des cicatrices profondes le défiguraient.

— Mais ça n’a pas fonctionné, poursuivait Egg. Tantôt la poudre fusante n’avait pas la force de projeter la mitraille, tantôt les buses explosaient, même après qu’on les a cerclées. Trymùr en fit la triste expérience. Heureusement, celui-là est arrivé.

L’objet se composait de deux demi-cylindres métalliques ajustés par des bandages d’acier. Le tout était assis sur un socle de bastaings garni d’anneaux. Le moulage des demi-cylindres, dont la longueur approchait quatre pieds, relevait d’un savoir-faire exceptionnel.

— Est-ce toi qui a coulé cette pièce ?

— En effet.

Le Fils des étoiles le considérait avec froideur, nullement impressionné. Un pli amer tordait ses lèvres vers le bas. Il se dégageait de sa physionomie une mauvaiseté qu’il ne cherchait pas à maquiller.

— Comment te nommes-tu ?

— Souffle-de-dragon, Èrto-èr.

Oddi retint un sourire. Ce n’était pas exactement ainsi qu’Egg l’avait appelé.

— Mais, si je dois travailler pour vous, j’aimerais retrouver mon nom d’antan, celui que je portais quand je courais les chemins du Solkstrand.

En prononçant ce nom, il pointa l’index et le majeur croisés de sa main gauche vers le sol.

— Quel est-il ?

— Deux-bigornes, Èrto-èr.

Il avait lancé ce nom comme un défi. Plus personne ne le prononçait depuis que Courte-tresse l’avait chassé. Elle avait voulu passer un hiver dans une maison. Il n’y avait plus de raison de courir les routes, puisqu’ils avaient retrouvé Fille-farouche, avait-elle eu le front de prétexter. Un thung était venu. Courte-tresse lui avait réservé un bon accueil. Alors il l’avait occis, et elle l’avait chassé. Il en avait tué d’autres par la suite, croisés sur des chemins d’aventure. Pour les voler. Ou sans véritable raison, parce que l’occasion s’en présentait. Puisqu’il ne pouvait supprimer celle par qui tout était arrivé, au moins débarrassait-il le Monde d’une vermine thungee. Un jour, il avait croisé une armée. Il avait compris qu’il ne trouverait pas meilleure occasion. Ses talents de forgeron avaient fait le reste.

— Deux-bigornes ? Eh bien, tu retrouveras ton nom quand cette… chose…

— On l’appelle tube tonnant.

— Quand il ne tuera plus ses servants.

— C’est désormais le cas, Èrto-Stridherr, assura Egg, visiblement très fier de cette innovation. Voyez vous-même. Le tube est chargé ?

Les soldats attachèrent trois caprebiques à des piquets, à quelques huit perches de la pièce. Sur un signe qu’Egg adressa à Deux-bigornes, celui-ci extirpa du brasero, en utilisant une tenaille à long manche, une tige chauffée à blanc qu’il enfonça dans un orifice ménagé sur le dessus du tube, avant de se reculer précipitamment. La détonation assourdit Oddi. L’embouchure vomit un mélange de flammes et de mitraille, avant de dégager une épaisse fumée grise à l’odeur acide qui enveloppa l’engin, les servants et les spectateurs. Quand elle se dissipa, Oddi constata que l’animal attaché dans l’axe du cylindre gisait au sol, criblé. Son sang et des lambeaux de sa chair éclaboussaient l’herbe dans un rayon de douze coudées. De part et d’autre, les caprebiques épargnées par la précision du tir se débattaient pour se libérer de leur longe en bêlant de frayeur.

— Dorénavant, nous pourrons infliger autant de dégâts dans les rangs de l’ennemi qu’avec les barils, mais en contrôlant la direction, conclut Egg.

Oddi regardait, pensif, la dépouille déchiquetée de la bête. Il imaginait, en ses lieux et place, un corps d’homme. Deux corneilles se posèrent et commencèrent à picorer les débris. Oddi sentit la nausée lui tordre l’estomac. Il se tourna vers l’Enfant des étoiles campé, les bras croisés, près du brasero. Il gardait le front baissé et ne souriait pas.

— À quelle tribu appartiens-tu ?

— J’étais un Helg, mais les Helgi ne sont plus. Une de leurs filles – honni à jamais soit son nom ! – a trahi son peuple.

— Quand tu as prononcé le nom du Solkstrand, tu as mimé une malédiction.

Deux-bigornes ne le nia pas.

— Sais-tu qui je suis ?

— Oui, Èrto-Stridherr. Je respectais le hartl Skilf Oluf’ar et j’honore sa mémoire. Il avait la main lourde sur les péages et envoyait ses archers à nos trousses pour récolter l’écot plus souvent qu’à notre tour, mais il a toujours protégé mon peuple. L’usurpatrice Élyhora nous a livrés à ce furieux de Slegur. Tant qu’elle siègera sur le haut siège de Solksborg, la commanderie sera maudite. Avant que la Visiteuse m’emporte, je veux l’avoir vue crever, elle et tous ceux qui ont persécuté les miens.

Oddi hocha la tête.

— Explique-moi comment cela fonctionne, dit-il en montant le tube tonnant.