Chapitre 26

 

Ulfdòttir poussa un jappement bref. À tout hasard, Varka se munit de son arc, bien que l’appel ne sonnât pas comme la levée d’un gibier. Elle ramassa le morceau de métal corrodé que la chienne reniflait.

— On dirait la clavette d’un essieu, suggéra Hòggni quand elle lui montra la découverte d’Ulfdòttir.

Songeuse, Varka scrutait le sol, à la recherche d’autres débris. L’herbe poussait par plaques sur les affleurements rocheux, mais lorsqu’elle avait réussi à s’imposer, elle atteignait une bonne hauteur. Ce qui expliquait sans doute que la clavette soit restée cachée si longtemps.

— Quand je suis venue la première fois dans le Dàstrand, expliqua-t-elle d’une voix absente, l’alchimiste Agni nous accompagnait. Il était trop vieux, trop malade pour voyager à cheval. D’ailleurs ce fut pour lui un aller sans retour. Nous avons utilisé l’attelage qui le véhiculait en guise de bûcher funéraire.

Elle ne reconnaissait pas vraiment l’endroit, pourtant quand Hòggni avait identifié la pièce de métal, elle avait immédiatement pensé à la crémation de l’alchimiste.

— Oddi l’aimait beaucoup. Il avait été son disciple.

— Kredfast aussi, rappela Hòggni. Tu m’as déjà raconté cette histoire.

Elle glissa le débris dans sa tunique. Ce soir, ou un autre soir, elle danserait pour la mémoire d’Agni.

— S’il s’agit bien de sa sépulture, alors nous ne sommes plus très loin du Dàsborg, annonça-t-elle.

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Les sept canaux concentriques et, au centre, le lac immobile ; les axes alignés sur les huit horizons cardinaux ; l’île centrale sur laquelle trônait l’édifice circulaire abritant le Dàstadir : depuis la crête dominant la dépression au centre de laquelle Dàsborg se dévoilait aux regards des voyageurs, rien ne paraissait changé. L’émotion que ressentait Varka à revoir la cité sacrée était aussi forte, sinon plus, qu’à sa première visite, car à la solennité du lieu se superposait désormais le souvenir de son séjour avec Kelt. Un mascaret d’images bousculait sa mémoire. Elle n’avait oublié aucun des instants passés dans le pavillon du troisième cercle. Elle se rappelait l’impatience qui les tenaillait, Kelt et elle, tandis que les hemsendi prenaient un malin plaisir à les lanterner. Elle aurait donné cher aujourd’hui pour jouir à nouveau de ces moments précieux passés auprès du Diseur de mots, quand ils n’avaient rien à faire que profiter de la présence de l’autre.

En retrait, Kélia respectait le trouble de sa mère. Hòggni n’eut pas cette patience. Lui aussi était sensible à la solennité du lieu. Cependant, Oddi avait insisté sur l’urgence qui s’attachait à la délivrance de leur message. Si cela n’avait tenu qu’à lui, il aurait refusé la mission. Mais Varka avait accepté le verdict du dé avec une facilité qui l’avait contrarié. Alors autant s’acquitter vite de leur mandat, et qu’on n’en parle plus. D’un coup de talon, il lança sa monture sur la rampe abrupte qui descendait vers le fond du cratère.

Aucune enceinte n’entourait la cité dans le huitième cercle. On passait sans transition de la plaine herbeuse abordée au pied de la falaise aux jardins de la cité. Pendant des siècles, son caractère sacré l’avait protégée. Mais, de fait, elle était offerte à quiconque oserait la profanation.

Les voyageurs y pénétrèrent par la voie du Loup, la plus proche de la pente qu’ils avaient empruntée. Le canal extérieur dégageait une odeur putride. Varka ne se souvenait pas d’une pestilence aussi lourde. De même, la décrépitude des bâtiments et le désordre des jardins lui parurent aggravés. Sans surprise, la radiale qui conduisait au lac central, tout comme les venelles qui y débouchaient, étaient désertes. Cependant, elle s’attendait à voir leur progression arrêtée aux abords d’un pont par un hemsend.

Or ils passèrent le deuxième, puis le troisième sans être interpellés par quiconque.

À mesure qu’ils progressaient leur malaise empirait. Varka leur avait raconté le cérémonial auquel ses compagnons et elle avaient dû se plier. Hòggni, peu disposé à s’y conformer, s’attendait à devoir forcer le passage. Or, ils empruntaient le quatrième pont sans rencontrer le moindre obstacle.

— Si nous étions une avant-garde…

Le Horsto n’eut pas besoin de préciser davantage sa pensée.

En arrivant au troisième cercle, Varka ressentit un pincement au cœur. Elle gardait la tête droite, le regard fixé sur la cambrure du prochain pont. Elle savait cette précaution superfétatoire. De l’avenue, elle ne pouvait pas apercevoir le toit de la bâtisse qui l’avait accueillie avec Kelt. Cependant elle la savait là. Proche, inaccessible, parce que le temps est inflexible. Mais aussi ravageur. Pourquoi, s’il ne peut nous épargner la perte, n’emporte-t-il pas aussi la douleur ? Kelt lui manquait comme au première jour de son deuil. Si elle devait aujourd’hui danser devant l’Axe-divin, ce serait une bien funeste danse.

Ils débouchèrent sur la rive du lac.

L’eau était aussi étale, aussi immobile que lorsqu’elle l’avait approchée la première fois. Ce n’était pourtant pas le même lac. Pas seulement parce que le ciel qui s’y reflétait paraissait moins pur.

— Ton intuition est bonne, Fille-farouche.

Elle se retourna d’un bloc. Elle n’avait pas entendu la hemsendee approcher. Elle la reconnut. C’était elle qui avait accueilli l’ambassade de Skilf, dix-sept ans plus tôt. Son crâne intégralement rasé s’ornait désormais de huit symboles.

— Range donc ce sabre, dit-elle à l’intention de Hòggni. Il est inutile ici.

Alertée par la discrétion de la hemsendee, le guerrier l’avait tiré à son premier mot.

— Ton impression est bonne, répéta la femme tatouée en s’adressant à Varka. Le lac s’est troublé pendant les dernières années de l’ère Gydja. Il n’a pas retrouvé toute sa limpidité, malgré notre zèle.

— Nous venons…

— Je connais ton but et ton propos. Sa Resplendissante Grâce Ingy, que l’Axe-divin a choisie comme tutrice en se révélant à elle, première parmi les premiers, en a été avisée.

— L’Axe-divin nous a annoncés, devina Hòggni.

— Non. Un pigeon en provenance du Wahrtsfeld s’en est chargé.

Oddi était donc arrivé à bon port. Enfin une bonne nouvelle !

— Le Conseil vous entendra.

— Je respecte infiniment les hemsendi et leur primat, dit Varka, mais c’est à l’Axe-divin en personne que je dois délivrer mon message. Oddi-èr s’est montré formel sur ce point.

Une lueur mauvaise traversa les yeux de la hemsendee. Sa voix claqua comme un fouet.

— Èr-Oddi commande à toutes les armées que le Conseil des hemsendi a placées sous son autorité, mais pas au Conseil ! Parce que nous te connaissons, Fille-farouche, parce que la sixième comanifestation de l’occurrence actuelle a daigné naguère poser les yeux sur ton insignifiante personne, nous te dispensons du moratoire purificateur exigé des profanes. Cela ne signifie pas que tu peux dicter ta loi, ni même exprimer le moindre souhait.

Quand les voyageurs prirent place dans la nacelle, elle s’enfonça sous leur poids, si bien que l’eau monta jusqu’au plat-bord. Varka ne se souvenait pas que cela s’était produit à sa précédente traversée. Dans son souvenir, au contraire, l’embarcation avait pour ainsi dire survolé l’eau. D’ailleurs, la hemsendee en parut très contrariée.

— Voilà ce qui arrive quand on prend des libertés avec les rites…, souffla-t-elle.

Ulfdòttir les regarda s’éloigner de la rive en gémissant. Sur ce point, la hemsendee s’était montrée intraitable : pas question de laisser un chien souiller le sol de l’île !

***

 Les émissaires d’Oddi Skilf’ar ont raison ! tonna Herd. Il faut mettre l’Axe-divin à l’abri !

 Et l’éloigner de la Dàsten ? s’étrangla Ingy. Jamais une manifestation en exercice n’a commis une telle infamie ! Ce serait déroger. Pis, ce serait reconnaître la puissance de ce prétendu dieu que les apostats ont l’audace de vouloir installer sur les autels de nos pères !

Par devoir d’humilité, Herd, qui s’était dessaisi de sa toge de primat à la maturité d’Eilkin, avait renoncé à toute fonction officielle au sein du Conseil des hemsendi le jour de la crémation de Midler Gydja, qui avait suivi de peu le décès de sa sœur-épouse. Mais, s’il reconnaissait à Ingy une responsabilité exclusive en matière de culte et le droit d’exercer pleinement son autorité sur les occupants du Dàstrand, il ne se satisfaisait pas du rôle de vieux sage dans lequel elle entendait l’enfermer. Leurs rapports, si cordiaux pendant la minorité d’Eilkin, s’étaient de ce fait un peu crispés tout d’abord. Puis, par une entente tacite, un équilibre s’était établi entre eux. Elle s’imposait. La Chronique ésotérique, accessible aux seuls initiés du huitième rang, mentionnait trois cas de conflit ouvert entre un primat et son prédécesseur. Trois périodes marquées par les catastrophes, les séismes, les épidémies, les famines. Ni Herd ni Ingy ne désiraient entacher leur réputation en parvenant à une telle extrémité. La Tutrice composa. Elle exerçait pleinement la primature. À ce titre, elle était la seule interprète de l’Axe-divin, la seule admise à entrer en conjonction avec son esprit. Mais elle délégua à Herd les relations avec les puissances du Monde, d’autant plus volontiers que cela ne la passionnait guère.

Elle regrettait aujourd’hui de lui avoir laissé les coudées aussi franches. Il avait perdu de vue la dimension spirituelle de l’Axe-divin, pour ne voir en lui qu’un acteur comme un autre d’un jeu auquel jamais la Suprême Sapience n’aurait dû être associée.

Quand Eilkin avait décidé, en réaction au franchissement de la frontière aquiline de l’Ortmark par les troupes d’Élyhora, d’activer la coalition préparée de longue date par Gedalyr, Ingy avait reconnu l’influence de Herd aux expressions qu’il avait employées. Elle le ressentit comme une trahison. Herd avait abusé de sa bénévolence. En multipliant les avis – avis que dans sa candeur elle avait elle-même sollicités –, il avait orienté la formation de l’Absolu dans une direction qu’elle n’aurait pas dû lui laisser prendre. En fait, traduisait-elle, il avait, par son truchement, essayé de rattraper ce qu’il pensait avoir raté avec les Gydjari.

Et, aujourd’hui, il s’était invité devant le Conseil des hemsendi, avec l’évidente complicité d’un certain nombre d’entre eux.

 Il n’est plus temps de tergiverser. On signale les avant-postes d’Elstur à proximité du Skjólmark. Autant dire du Dàstrand ! Jusqu’à présent, aucun hartl n’a pu ou voulu s’opposer à la traversée de son territoire par les Uniciens. Quand ils ne leur ont pas fourni des troupes supplémentaires ! Il n’y a aucune raison que cela s’arrange.

Il tremblait de rage. Ne voyaient-ils pas dans quelle situation la temporisation les avait mis ? On avait laissé Slegur réunir sous un même commandement, le sien, une des plus grandes armées dont la Chronique gardait la mémoire. Et la coalition montée pour le contrer s’était plus ou moins dissoute quand Élyhora avait paru se consacrer entièrement à rétablir la prospérité des marches du Sanglier. Le résultat ? La menace était aux portes de Dàsborg. Certes, les forces en voie de reconstitution de la nouvelle coalition marchaient elles aussi sur la cité sacrée. Ses effectifs grossissaient à mesure qu’elle s’en rapprochait. Mais elle n’arriverait pas à temps.

— Jamais Elstur n’osera porter le fer en ce lieu, affirma Ingy.

— Les érudits de Skriftbjarg pensaient la même chose de leur falaise !

— La destruction de Skriftbjarg est une perte irréparable, mais la profanation du Dàstrand emporterait des conséquences autrement graves ! Quel fou oserait ?

 Kredfast ! S’emparer de la personne de l’Axe-divin lui donnerait la clé de la victoire. Qui s’opposerait à la Lyre après cela ?

Sur leurs bancs, les hemsendi s’agitaient. Beaucoup partageaient la confiance d’Ingy, Mais en activant la coalition, l’Infinie Sapience avait donné raison aux alarmes de l’ancien primat. Le débat menaçait de durer.

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L’attente se prolongeait. Varka avait délivré le message d’Oddi, ulcérée d’avoir dû l’énoncer devant une vingtaine d’hemsendi et non devant l’Axe-divin. Celui-ci en avait-il seulement été avisé ? Les sages avaient écouté en silence. Puis ils avaient relégué les trois ambassadeurs d’Oddi dans une pièce étroite, ouvrant sur un patio minuscule orné d’une fontaine gynomorphe, sur la promesse de leur rendre réponse après délibération du Conseil.

Fille-farouche rongeait son frein.

— Patience, conseillait Hòggni. Pour nous, qui venons du Monde, le danger est évident. Mais pour eux, qui vivent coupés de tout ?

 Leur faut-il attendre que les égorgeurs de Kredfast traversent le lac pour comprendre ?

— Ils n’y croient pas. Ils pensent que leurs prières suffiront à maintenir les soudards sur l’autre rive.

Varka sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle songeait à Oddi. À l’échec qu’il avait essuyé dix-sept ans plus tôt. Avait-il éprouvé ce même sentiment d’impuissance, face à… à quoi ? La stupidité, la suffisance, l’indifférence ? La certitude d’être seul à détenir les clés de l’avenir ? Pourtant les hemsendi possédaient la connaissance. Un savoir dont elle ne mesurait pas l’étendue. À croire que la lumière rend aveugle ! Les Sachants de Skriftbjarg non plus n’avaient rien vu venir.

Elle avait cherché en vain un argument pour ouvrir une brèche dans ce rempart. Ses paroles s’étaient écrasées sur un récif d’incrédulité. Elle en voulait à Oddi de lui avoir confié une mission qui ne pouvait se solder que par un échec. Elle était une Errante, une danseuse, certainement pas une négociatrice. Si elle avait pu danser devant l’Axe-divin, comme le lui avait suggéré Oddi qui se souvenait de la façon dont s’était déroulée la précédente audience, peut-être aurait-elle obtenu un résultat. Mais les mots, ce n’était pas son domaine. Ce voyage était inutile. Les hemsendi connaissaient la situation mieux qu’elle. Pourquoi penser qu’une danseuse issue d’un peuple à l’origine douteuse, flanquée de surcroît d’un homme-sanglier, pourrait infléchir leurs choix ?

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Kélia s’ennuyait. Le lieu l’intimidait. Quelque part derrière ces murs, peut-être à quelques coudées seulement, s’élevait la Dàsten, que sa mère lui avait si souvent décrite. Les hemsendi, en revanche, ne l’avaient pas impressionnée. Leur pesanteur, leur componction… Des vieux imbus d’eux-mêmes, avait-elle jugé dès l’abord. La présence d’individus de son âge dans leurs rangs n’avait en rien écorné ce jugement. Même jeunes, ils affichaient la gravité prétentieuse de leurs aînés. Son regard errait sur les symboles peints à fresque sur les murs de la pièce. Elle en reconnaissait certains. Les huit points cardinaux, bien sûr. Et aussi quelques-uns des cinq cent douze fleuves, des soixante-quatre monts, les huit océans… Elle eut l’intuition que cet ensemble de symboles n’était pas une décoration, mais une géographie. Pas tant une carte qu’un résumé du Monde.

Sistr enarf og sistra sistr enarf

Elle sursauta. Elle s’était assoupie sur son siège. Elle se leva. Quelques pas la menèrent dans le jardinet. Des papillons voletaient de fleur en fleur, se posaient sur le bord de la vasque dans laquelle un filet d’eau retombait avec un bruit de grelot. Dans un angle, dissimulée par la retombée d’une glycine, une porte perçait le mur d’enceinte. Le vantail céda sous sa poussée.

Kélia déboucha sur une venelle incurvée coincée entre deux murs blancs, dont un couvert de plantes grimpantes. Un caniveau en occupait le milieu. Un filet d’eau y coulait. Ce corridor en plein air, à peine large de dix pieds, menait à un escalier descendant dont la courbure, plus marquée, masquait l’issue. Kélia jeta un coup d’œil en arrière. Devait-elle revenir sur ses pas, ou avait-elle le temps de poursuivre un peu son exploration avant que sa mère et Hòggni s’inquiètent de son absence ? La raison voulait qu’elle rebroussât chemin. La curiosité l’emporta. Elle suivit l’eau qui cascadait dans la rigole.

Sur l’île occupée par le seul bâtiment du Dàsborg, la rive n’est jamais loin. Sautant de marche en marche, le ruisseau se perdait dans une petite crique embaumée par une multitude d’arbustes fleuris. Une jetée reliait à la grève un minuscule pavillon octogonal dont les colonnes soutenaient une coupole ajourée. La gloriette n’était pas déserte. Un garçon, en première estime de son âge, s’amusait à jeter des cailloux dans l’eau. Il fallut quelques instants à Kélia pour comprendre ce qui, dans cette scène, lui paraissait insolite : les pierres pénétraient sous la surface sans bruit ni éclaboussures ; elles s’enfonçaient sans générer une onde. Ce prodige étonna moins la jeune fille qu’elle ne l’agaça. Cette eau était à l’image de l’esprit des hemsendi. Elle absorbait sans réagir.

— Tu te trompes de point de vue, s’exclama l’inconnu sans se retourner. Le lac n’est guère affecté par l’irruption de ce caillou. Pour la pierre, en revanche ? Tout change en un instant pour elle.

Elle sursauta. Non seulement il avait éventé sa présence, malgré les précautions qu’elle avait prises, mais, en outre, il lisait en elle à livre ouvert ! Il lui fit face. Il souriait de sa surprise, mais ses yeux se teintaient d’une insondable mélancolie. Sa voix était douce, flûtée. Le cordon de jais qui ceignait son front en soulignait la pâleur. Un chignon compliqué disciplinait ses cheveux. Une toge recouvrait son corps, assez ample pour dissimuler ses formes. En lui, elle avait d’abord vu un jeune homme, mais ce pouvait tout aussi bien être une fille. Ses joues glabres, le timbre ambigu de sa voix ne lui permettaient pas plus d’en décider que ses traits juvéniles.

Et soudain elle comprit qui il était.

Parce qu’il n’était pas au cœur du Dàstadir, parce qu’il s’était comporté comme un gamin facétieux, qu’il s’adressait à elle avec simplicité, l’idée ne lui en était pas venue tout d’abord. Ignorant comment elle devait se comporter en présence de l’Absolu, elle tomba à genoux.

— Tu es celle qui vient m’arracher à la quiétude de ce lieu pour me jeter dans la bourrasque de la guerre ?

— Pas moi, Votre Grâce, balbutia-t-elle. Ma mère.

Elle ne savait même pas quel titre il convenait d’employer. Aucun de ceux qu’elle connaissait n’était à la hauteur du personnage.

— Relève-toi, sourit Eilkin, et viens me rejoindre.

Elle obéit, comme une somnambule. Même la première fois où une créature blanche lui était apparue au cœur d’un arbre, elle ne s’était pas sentie aussi émue.

— Pourquoi as-tu quitté tes compagnons ? Étais-tu si pressée de me voir jeter des pierres dans l’eau ?

Elle se sentit rougir. La bouche sèche, elle était incapable d’articuler une parole.

— Ce lieu est étrange, n’est-ce pas ? poursuivait Eilkin. Pourtant, ce lac n’a rien de banal. Seule la volonté des hemsendi, dont les esprits communient dans une transe qui les arrache à leur propre condition, assure son immobilité. Ce n’est pas par gaminerie que je noie ces pierres. Cela fait partie du rituel.

Il détourna les yeux et Kélia se sentit soulagée. Elle aspira une grande goulée d’air, réalisant ainsi qu’elle avait cessé de respirer lorsque leurs regards s’étaient croisés.

— Quand on pense au discernement, à la concentration et à la force qu’il faut pour maîtriser à distance chaque goutte de cette eau et figer son mouvement naturel… Des siècles ont été nécessaires pour acquérir cette technique. Aussi pensent-ils que rien ne peut être plus fort. Et toi ? Qu’en dis-tu ?

Kélia était incapable d’assembler deux idées. Elle répéta ce qu’elle avait entendu dire à Varka.

— Les armes de l’esprit ont été impuissantes contre les sabres et les lances des pillards qui ont ravagé Skriftbjarg. Si Kredfast attaque le Dàstrand, il vaincra. C’est pourquoi il faut que vous vous réfugiiez auprès de l’armée que le hartl Gedalyr a levée et qu’Oddi Skilf’ar, quand Örl l’a jeté sur notre chemin, s’apprêtait à rejoindre.

 Ce qu'il a fait, confirma Eilkin. Cependant il pense que je serais un meilleur commandant en chef que lui-même. Voilà pourquoi il me demande de le rejoindre. Pas pour m’abriter, mais pour résister.

Derechef, il se perdit dans la contemplation de la surface immobile.

— Ingy affirme que si je traverse cette eau, si j’abandonne la Dàsten, je perdrai ma raison d’être.

Et soudain, ce fut comme s’il s’était déshabillé devant elle de sa divinité. Il n’était plus qu’un être humain tout juste sorti de l’enfance, comme elle, fragile, menacé. Il était l’axe du Monde, le garant de son équilibre, mais le Monde le malmenait sans qu’il en comprît la raison. Elle se sentit submergée par une vague de sentiments contradictoires. Il déversait en elle tous ses doutes, ses hésitations, ses frustrations. De même que les thérapeutes de Hög traitent les morsures de serpent en injectant aux victimes une autre dose de venin, de même cette empathie lui rendait l’assurance qui était la sienne quand elle s’élançait sur une corde.

— Vous pouvez vous opposer à l’Unique, puisque vous avez la capacité d’accueillir dans votre enveloppe charnelle l’infinité des dieux anciens !

— Vraiment ? pouffa-t-il. C’est ce que je suis à tes yeux ? Une outre vide ?

Il secoua la tête.

— Tu parles comme une hemsendee. Enfin, une hemsendee qui me parlerait sans détour, ce que je n’ai encore jamais rencontré.

— Il faut que vous quittiez ce lieu, insista Kélia. Rejoignez votre armée, et elle sera invincible.

Le sang lui chauffa les joues. Qui était-elle, pour prétendre influencer la décision d’un demi-dieu ? Si seulement il cessait de la dévisager avec une telle insistance ! Son trouble, un instant dissipé, la reprenait de plus belle.

Lui la regardait. Il se souciait peu, à vrai dire, de son opinion. Sa décision était déjà prise. Depuis bien longtemps. Quitter le Dàstadir ne l’effrayait pas. Ses entretiens secrets avec Midler Gydja l’avaient préparé à cette éventualité. Il se savait appelé à un autre destin que celui qu’avaient connu tous ceux qui s’étaient assis sur la Dàsten avant lui. Le sac de Skriftbjarg était le signal qu’il attendait. La fin d’une ère. Mais peut-être, malgré toute sa science, s’était-il trompé. Peut-être le véritable signal était-il d’une autre nature. La jeune fille ne ressemblait à aucune des créatures, mâles ou femelles, qui l’entouraient habituellement.