Chapitre 30

 

Il fallait approcher de la falaise abrupte pour distinguer, dans la noirceur de la roche, les diaprures bleutées qui avait valu son nom au plateau tabulaire qui s’étendait, dans sa plus grande longueur, sur une centaine de lieues. La présence de nombreux cours d’eau formant un réseau complexe et mouvant compliquait l’approche. D’aucuns naissaient de résurgences blotties au sein d’une caverne. D’autres étaient nourris par des cascades qui, jaillies en pleine paroi, formaient de spectaculaires écharpes. Les plus impétueux, enfin, avaient creusé leur chemin dans la roche, ouvrant, par une patiente usure, des défilés qui s’enfonçaient dans le cœur de la montagne. La plupart de ces gorges étaient étroites, encombrées d’éboulis, impraticables. Ou bien, quand elles offraient un débouché accessible, elles se refermaient au bout d’une lieue ou deux, voire quelques octaines de perches.

Les montagnards se dirigèrent résolument vers la paroi, marquée en cet endroit par un empilement d’orgues basaltiques. Il fallait être un observateur attentif pour distinguer parmi les replis de cette draperie minérale le goulet étroit dans lequel ils s’engagèrent. L’eau montait jusqu’au poitrail des hémiones, qui luttaient vigoureusement contre le courant. Puis les parois s’écartèrent. Le niveau de l’eau, moins contrainte dans ses berges, s’abaissa. Au bout de quelques toises, les montures purent en sortir pour progresser sur une rive semée de galets noirs. Les parois répercutaient le bruit de leurs sabots.

— Djùpskurd, annonça Ounà. Cette fissure traverse le Blògard sur toute la largeur. Nous n’aurons pas à grimper sur le plateau.

Avec un sourire charmant, elle ajouta :

— Heureusement pour vous. Quiconque y met le pied, s’il n’appartient pas à notre peuple, doit mourir sur-le-champ.

— Tout le monde ? releva Baldùr.

— Sauf l’Axe-divin, bien sûr.

De temps en temps, le dernier cavalier de la file s’arrêtait, se levait sur ses étriers et tendait l’oreille, à l’écoute d’un poursuivant.

Car ils étaient poursuivis. Des guetteurs, laissés en arrière-garde, les avaient rejoints pour signaler avoir repéré des cavaliers à proximité du Vardur.

Quand ils atteignirent le premier verrou, les fugitifs comprirent les réticences manifestées par le Blògardi quant à leurs chevaux. Leur poids rendait problématique le franchissement de l’amas d’éboulis rendus glissants par l’humidité. Les pieds fendus des hémiones leur offriraient au contraire une adhérence suffisante. Ounà céda sa monture à l’Axe-divin. Les autres mirent pied à terre.

— Il faut laisser les dents-plates, dit Ounà.

— Il y a d’autres obstacles, après ?

— Encore quatre. Celui-ci, le plus difficile.

Hòggni saisit la bride de sa monture et l’entraîna. Le cheval renâcla tout d’abord, avant d’entamer l’ascension. Ses sabots dérapaient. Ses paturons se blessaient en heurtant les arêtes des rochers. Il hennissait de peur en sentant son équilibre compromis. Mais, tiré fermement par le Horsto, il passa.

Ounà secoua la tête.

— Tu es un homme obstiné, déclara-t-elle, mais sans acrimonie.

Varka s’y essaya à son tour, puis les autres. On ne perdit que deux chevaux qui se blessèrent en chutant.

Ounà récupéra la monture d’un de ses hommes, qu’elle posta en haut du verrou. Si, par extraordinaire, les poursuivants arrivaient jusque-là, il sonnerait l’alerte au moyen de son cor.

L’éboulement avait eu cet avantage d’élargir la brèche. La lumière descendait jusqu’au fond de la gorge, au point que des arbustes s’y étaient développés. Le cours d’eau, en revanche, suivait désormais un cours souterrain.

Le passage se rétrécit de nouveau. La pente se prononça, cependant ils ne rencontrèrent pas de difficultés jusqu’au deuxième verrou. Moins escarpé que le premier, il se franchit plus facilement. Mais à peine le dernier fut-il passé qu’un son leur glaça le sang. Le cor !

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Cœur-de-chien enrageait. Il tenait ses proies. À présent, il n’avait plus besoin de relever leurs traces, il les voyait. Les fuyards étaient pour la plupart montés sur des chevaux aux jambes ridiculement courtes. Les rattraper n’était plus qu’une question de minutes. Un accident de terrain les avait dissimulés à son regard. Juste quelques instants. Mais quand il avait retrouvé une visibilité sur le pied de la montagne, ils n’étaient plus là. On aurait dit que la paroi les avait avalés.

Il avait galopé jusqu’à l’endroit où il les avait aperçus pour la dernière fois. Le terrain inondé ne gardait aucune trace. Il avait scruté la falaise. Passé devant l’entrée du défilé sans la soupçonner. Il l’avait dépassée. Était revenu sur ses pas. Avait procédé à une nouvelle exploration. S’était convaincu que, quelque improbable que cela parût, la seule issue viable était le débouché du cours d’eau qu’il avait repéré. Il y avait engagé sa monture, l’encourageant à grands coups d’éperons dans les flancs à surmonter ses craintes. L’eau était haute, mais il était opiniâtre. Il avait débouché enfin sur un passage plus large. Et il avait aperçu ce qu’il espérait : l’empreinte d’un sabot.

Ne le voyant pas rebrousser chemin, ses hommes l’avaient rejoint. L’endroit ne leur inspirait pas confiance. Ce tracé sinueux, qui ménageait une multitude de cachettes, ces parois encaissées, propices aux embuscades, qui s’élevaient à une hauteur vertigineuse, cet écho qui renvoyait le claquement des fers sur la roche… Cœur-de-chien en avait conscience, lui aussi. Mais aucun danger n’était de nature à l’empêcher de forcer un gibier.

Il arriva au premier verrou. Tous, à commencer par lui, sursautèrent en entendant la plainte du cor.

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Maintenir le train sur un terrain accidenté, entre des parois inégales noyées dans l’ombre, exigeait beaucoup des cavaliers. Pour ne pas heurter une saillie rocheuse ils se couchaient sur leur selle. L’eau était réapparue. Ils en suivaient le cours, ce qui montrait que, désormais, la pente descendait. La plaine qui s’étendait au Tétra du Blògard était bien plus basse que sa frange couleuvrine. Le cor cessa de sonner. Quand ils l’entendirent de nouveau, ils comprirent que l’ennemi avait atteint le deuxième verrou. Il gagnait sur eux.

Le troisième obstacle apparut au débouché d’un coude. Un amas d’éboulis, témoignage d’une catastrophe ancienne, sous lequel le ruisseau s’enfouissait. Un énorme bloc le dominait, coincé par les parois. L’endroit parfait pour un traquenard.

— Laisse-moi deux archers, demanda Hòggni à Ounà quand il eut franchi l’obstacle. On va les retenir.

— Un seul archer. Mais, tiens, prends mes flèches.

— Moi, je reste, dit Varka. Je ne suis pas maladroite à ce jeu.

— Non, trancha Hòggni. Donne-moi ton carquois. Toi, tu dois rester avec la petite.

À deux, à l’abri des rochers et face à un ennemi confronté à la nécessité de marcher sur une file pour aborder un obstacle qui l’empêcherait de charger, on pouvait tenir un bon moment.

— Quand tu seras sur le point de céder, décampe, conseilla Ounà. Tu retrouveras l’eau un peu plus bas. Elle te mènera à la sortie. La gorge va s’élargir. Ne t’arrête pas. Galope. Entraîne-les sur ta trace. Moi, je vais emprunter un chemin que la plupart des gens de mon peuple ignorent. S’ils ne te rattrapent pas, les miens s’en occuperont, au débouché. Tu diras à leur chef, Trahn il s’appelle, que je suis passée par le défilé Noir. Qu’il me rejoigne à Ùtlogur. Tu es un homme brave. Si on se revoit de l’autre côté, je te demanderai.

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Une eau tumultueuse se frayait une voie, tout en bas, hors de vue. La brume glacée qui remontait de l’abîme vernissait la roche des parois. La corniche le long de laquelle les fugitifs progressaient était tout juste assez large pour un hémione. D’abord surplomb naturel, elle avait été prolongée à une époque immémoriale de main d’homme. Tantôt l’on avait creusé la roche, tantôt un encorbellement de maçonnerie, voire des madriers rongés d’humidité permettaient de franchir un redan. Par endroits, des anneaux métalliques rouillés soutenaient une main courante de corde, dont l’état, dénonçant l’ancienneté, décourageait tout usage.

Pour quelle raison avait-on jadis entrepris ce travail surhumain afin de ménager une alternative à la Djùpskurd ? Ounà l’ignorait. Elle avait bien une histoire de rivalité amoureuse entre deux clans à servir, la nécessité pour deux amants de se rejoindre en secret, mais la disproportion entre la cause et l’effet rendait l’explication improbable. Encore plus malcommode que la Djùpskurd et bien plus périlleuse, la voie était abandonnée depuis des générations.

Le ciel, au-dessus de leurs têtes, se réduisait à la minceur d’une balafre livide. Il en tombait une lumière grise, insuffisante. Ounà, qui marchait en tête, brandissait une torche allumée. Spontanément, tous se taisaient, comme s’ils avaient pénétré en un lieu vénérable, un temple ou quelque tombeau. De temps à autre, une pierre, chassée par le sabot d’un hémione, tombait dans l’abîme. Le claquement le long de la paroi s’en perdait bientôt, recouvert par le rugissement du torrent.

Soudain, Ounà s’arrêta. Un contrefort de pierre s’était effondré, entraînant la chaussée sur une octaine d’aunes. N’en restait que l’amorce, une vire humide qui allait s’étrécissant. La guide se pencha sur l’abîme. Son regard se perdit dans les ténèbres. Elle ne voulait pas croire que le sort leur était aussi défavorable. N’était-ce pas le Réceptacle des divinités qu’elle convoyait ?

— Torfi !

L’interpellé s’approcha, examina la paroi, puis, sans un mot, s’entoura la taille avec une corde, enfonça un peu plus son bonnet sur son front, abattit les couvre-oreilles et, crânement, s’engagea sur la vire.

Ounà enroula la corde autour d’un saillant. Elle la libérait à mesure que son compagnon avançait, de façon à la laisser tendue. Kélia avait récupéré la torche. Elle la tenait au-dessus de sa tête, le plus haut possible, pour éclairer au mieux la voie empruntée par le Blògardo. Mais la lueur portait à quelques pas à peine, au-delà desquels le montagnard devait se fier à ses pieds et à ses doigts plus qu’à ses yeux. L’ombre l’avala.

Il revint bientôt sur ses pas. Pour toute justification, il secoua la tête.

— Rien à faire, ça ne passe pas.

O sisti’narf sistra sisti’narf

Kélia frissonna. Son cœur s’emballa. Il n’y avait pas d’arbre, ici. Il n’y en avait jamais eu. Elle ne pouvait avoir entendu l’appel…

— À mon tour, dit-elle.

Les traits d’Ounà se durcirent.

— Ce n’est pas un jeu, Èrto-èrin. Il n’y a pas meilleur rochassier que Torfi. Enfant déjà il dénichait les kletfulgi dans leur aire, en pleine paroi. S’il n’est pas passé…

Varka se préparait à joindre ses protestations à celle de la Blògardee quand :

— Si cet homme a échoué, c’est qu’il n’entrait pas dans sa destinée d’être celui qui me ferait renaître à la lumière, dit Eilkin. Laissez-la essayer.

Inattendue, l’intervention de l’Axe-divin sidéra les montagnards. La surprise de Kélia n’était pas moindre. Matée, Ounà enroula une corde autour d’elle.

Les premières toises ne présentaient pas de difficultés. La vire fournissait aux pieds de la jeune fille une assise confortable et la roche grêlée de nombreuses alvéoles offrait à ses doigts des prises fiables.

Torfi lui emboîta le pas.

Puis la vire se rétrécit, en même temps qu’elle s’inclinait.

— Attention, Èrto-èrin, vous arrivez au mauvais pas.

Son pied, en effet, ne rencontrait plus rien. De même, ses doigts caressaient une roche devenue compacte. Plus le moindre trou où enfoncer une phalange, le moindre relief où accrocher ses ongles. Elle finit tout de même par sentir une fissure horizontale, au-dessus de sa tête, hélas trop étroite pour fournir un appui.

L’obstacle était d’autant plus frustrant qu’à cinq coudées à peine la corniche réapparaissait. Un simple saut et elle l’atteignait. Mais pour sauter, il lui fallait un appui qui manquait.

— Faut bouger, Èrto-èrin.

Derechef, elle explora la dalle. Derechef, elle ne lui trouva aucun défaut, sinon cette fissure désespérément étroite.

D’elle seule dépendait la solution.

— Si vous ne pouvez plus avancer, reculez, insistait Torfi. Ne laissez pas vos muscles se nouer.

De la fissure, d’elle seule, dépendait la solution, se répétait-elle. Et la solution lui apparut. La fente était trop serrée pour un doigt, mais pas pour une lame. Et qui sait, si elle se révélait assez profonde…

Elle tira le glaive de son fourreau, l’éleva avec d’infinies précautions. À ce moment, elle redoutait davantage de le lâcher que de tomber elle-même.

Elle insinua la lame dans la fente. Appuya du mieux qu’elle pouvait sans compromettre son équilibre. L’acier pénétra de trois pouces dans la roche.

Beaucoup moins qu’elle l’avait espéré.

O sisti’narf sistra sisti’narf

Elle ne voyait aucune silhouette se dessiner dans la pénombre, mais elle entendait nettement l’appel.

Trois pouces. Cela pouvait suffire. Cela devait suffire.

Elle tourna son visage vers le ciel lointain, si lointain, si étriqué, dont la lumière parcimonieuse peinait à parvenir jusqu’à elle. L’idée lui traversa l’esprit qu’elle se trouvait dans la gueule de quelque dragon et que celui-ci se préparait à l’avaler. Allons, Danseuse de corde, si quelqu’un peut réussir ce coup-là, c’est bien toi ! Un peu de souplesse et d’audace. Un peu de chance aussi, car si le rocher est toujours aussi lisse de l’autre côté…

Jusqu’à présent, tu n’as manqué ni des unes ni de l’autre.

Dans le même geste, elle lâcha la prise de la main gauche pour en saisir la poignée du glaive, tendit à l’extrême jambe et bras droits et bascula tout son corps dans un mouvement pendulaire. Le glaive bougea. La pression latérale le déchaussait. Le pied de Kélia toucha la corniche, ses doits se refermèrent sporadiquement sur une roche grenue à souhait. Profitant de l’élan, elle se rétablit.

Elle se laissa tomber sur les genoux. Posa les mains au sol. Un sol délicieusement stable. Elle était passée.

— Peux-tu garantir ta corde ?

Elle examina la paroi, eut la surprise de constater la présence d’un anneau.

— Il est encore solide ? s’inquiéta Torfi.

— Je ne sais pas. En tout cas, il ne bouge pas quand je tire dessus.

— Alors, on va supposer que ça ira. Dénoue la corde de ta taille et accroche-la à l’anneau. Tu sais faire un nœud solide, jeune fille ?

Sous le coup de l’émotion, il oubliait la déférence. En s’aidant de la corde maintenant tendue, il la rejoignit. Elle l’aida à se rétablir quand il toucha la corniche.

— On est passés, triompha-t-elle.

— Oui. C’était stupide. S’élancer sans savoir s’il y a une prise au bout du saut ! C’est pas comme ça qu’on aborde la montagne. Sans compter que la lame aurait pu casser ou se tordre.

— Pour ça, aucun risque.

— N’empêche, Èrto-èrin, dit-il en retrouvant le sens des convenances, ce que vous avez accompli, on en parlera longtemps. C’était pour moi un honneur de guider l’Axe-divin. À présent, je dirai que c’est un honneur de vous connaître.

Elle le trouva bien galant, pour un rustaud des montagnes.

Il ramassa une pierre, tapa sur l’anneau.

— Il est corrodé, mais ça ne sonne pas trop mal.

Il fit quelques pas sur la corniche, trouva une saillie à une hauteur convenable.

— Ça fera l’affaire, conclut-il.

Il arrima sa propre corde au rocher. Tendues l’une au-dessus de l’autre, les deux cordes parallèles formaient un pont précaire, que Torfi testa en repassant de l’autre côté. Les montagnards avaient l’habitude de tels dispositifs, mais l’Axe-divin ? Il mit un terme à leurs doutes avec élégance. Varka ne s’engagea pas sans réticence. Mais elle n’avait pas le choix. Vinrent ensuite les hemsendi. Ulfdòttir traversa attachée sur le dos d’Ounà. Au passage, la Blògardee récupéra le glaive. Abandonnés, les hémiones poussèrent quelques braiements plaintifs. Malgré l’étroitesse de la corniche, ils finirent par faire demi-tour.

En coupant les cordes, Ounà se félicitait de l’idée qu’elle avait eue d’emprunter le défilé Noir. Même si, par extraordinaire, leurs poursuivants en découvraient l’accès, ils seraient bloqués par le mauvais pas ! Elle en oubliait presque qu’eux-mêmes avaient bien failli rester de l’autre côté.

Restait à espérer que l’homme-sanglier s’échappe à temps. Elle avait bien envie de le retrouver, celui-là !