Au-delà du Blògard s’étalait une plaine parcourue d’une infinité de cours d’eaux paresseux. Du balcon sur lequel débouchait le défilé Noir, les fugitifs contemplaient leurs méandres paisibles. La lumière du soir exaltait les couleurs des herbes mouvantes. Des vols de loaï palpitaient sur le ciel devenu mauve. Ils avaient traversé la montagne !
Pas tout à fait. Il leur restait plusieurs heures de marche avant d’atteindre le bas de la pente qui, de ce côté, était bien moins abrupte que sur l’autre face.
— Le Kadalstrand s’étend au-delà de la rivière, dit Ounà.
— Laquelle ?
Elle désigna un ruban un peu plus large que les autres.
— Il y a un gué, un peu plus bas. À partir de là, les bardaghi de Gerstrydur prendront notre relève.
Il restait deux heures de jour, mais Ounà décida de bivouaquer. L’endroit présentait en effet de multiples cavités où se protéger pour la nuit des rafales qui balayaient en permanence le flanc de la montagne. L’une de ces grottes avait la réputation d’abriter une source miraculeuse. Il suffisait de s’y plonger pour sentir s’effacer toute fatigue. Ounà y mena Eilkin.
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Les arbres ne poussaient pas sur ce versant venteux. Seuls quelques saules nains accrochaient à la roche leurs racines disproportionnées. Pourtant, Kélia aurait juré avoir aperçu, à la limite de son champ de vision, une des « dames ». Elle se rendit à l’endroit où elle était apparue. Sans grande surprise, elle n’en trouva pas trace. Elle allait revenir sur ses pas quand l’entrée de la grotte retint son attention. Elle se rapprocha. Ounà n’avait pas jugé nécessaire de la faire garder. Déranger l’Axe-divin dans son intimité ? Qui aurait l’audace de commettre un tel sacrilège ?
Certainement pas Kélia.
Pourtant…
Elle s’approcha encore. S’assura que personne ne la surprendrait en plein délit de curiosité indue. Passa la tête. Osa quelques pas à l’intérieur.
Le goulot d’accès s’élargissait en une salle assez vaste pour qu’elle tînt debout sans risquer de se heurter au plafond irrégulier que formait un enchevêtrement de blocs coincés les uns par les autres, comme un éboulement que le temps aurait figé dans sa chute. La lumière qui filtrait entre les rochers par de multiples interstices les bleuissait. Le bassin annoncé occupait presque entièrement la surface de la cavité. L’eau en était si limpide que seule une nuance à peine perceptible de la dalle qui s’y enfonçait permettait d’en repérer la surface.
Quand Kélia pénétra dans la caverne, l’Axe-divin se dressait le dos tourné, nu, sur la berge. Statique, comme s’il hésitait à troubler la quiétude du lac souterrain en s’y plongeant. Enfin, il leva un bras pour dénouer son chignon. Ses cheveux se répandirent sur ses épaules. Kélia contemplait ce corps étrange, fascinée. La carrure, les muscles des épaules appartenaient à un homme, mais pas le bassin large, le fessier rebondi, les jambes à la fois pleines et fuselées. L’éclat cuivré de la chevelure contrastait avec la blancheur de la peau dénuée de pilosité.
Eilkin tourna à demi la tête. Kélia retint sa respiration, consciente du crime que constituait son indiscrétion, et en même temps incapable de battre en retraite. Les oiselets, dit-on, sont fascinés par les serpents.
Avait-il conscience de sa présence ? En tout cas il ne mena pas son geste à son terme. Il entra résolument dans l’eau. Ce fut quand elle lui arriva à la taille qu’il se retourna et planta son regard dans celui de la jeune fille. Nullement surpris. Donc, oui, il se savait épié. Non, qu’elle l’épiait. Elle seule avait pu se rendre coupable d’une telle impertinence. Kélia baissa les yeux. Le torse de l’Axe-divin s’ornait d’une poitrine menue, mais aux rondeurs indubitablement féminines.
Elle n’aurait pas dû être là. Le surprendre ainsi. Elle devait lui présenter ses excuses. Essuyer sa colère puis se retirer. Tomber en poussière, foudroyée. Elle ne démêlait pas ce qui l’avait poussée à se glisser dans la grotte, quelle voix l’y avait appelée – car elle avait bien été appelée, rien d’autre n’expliquait son comportement, rien d’avouable, en tout cas. Elle avait conscience, en parcourant le corridor qui menait au bassin, de commettre une faute. Mais la voix la poussait, étouffant ses scrupules. Sisti’narf sistra sisti’narf. Non, trop facile. De toute façon, maintenant, elle était seule à devoir assumer son inconduite. Elle ne comprenait pas le trouble que lui inspirait la vision de ce corps ambigu. Elle ne comprenait pas pourquoi elle tremblait ainsi. Pourquoi elle voulait dans le même temps fuir et rester. Pour la première fois de sa vie elle, la Danseuse de corde, elle avait l’intuition du vertige.
— Puisque tu es là, pourquoi ne viens-tu pas me rejoindre ?
Elle frémit. Nulle malveillance ne teintait la voix d’Eilkin. Il ne semblait aucunement fâché de l’intrusion. Il affichait cette indulgence amusée avec laquelle il lui avait parlé lors de leur première rencontre, dans le pavillon du lac immobile. Pourtant, elle percevait une menace. Quelque chose se romprait si elle répondait à l’invitation. Un équilibre. Se lancer au-dessus du vide avec pour tout support la poignée du glaive n’était rien en comparaison de cette épreuve.
Eilkin s’allongea dans l’eau, s’éloigna d’elle en nageant. Il ne la regardait plus, comme s’il ne lui importait guère qu’elle s’exécute ou qu’elle s’enfuie. Oui, voilà ce qui était raisonnable. Tourner les talons. Revenir sur ses pas. Quitter la tiédeur de la grotte, retrouver au-dehors la morsure du vent. La réalité du Monde.
Les ondes provoquées par les mouvements du nageur s’atténuaient en minuscules vaguelettes qui s’écrasaient sur la berge comme autant de caresses. Kélia se dévêtit.
L’eau l’enveloppa d’une bienheureuse chaleur. Telle était la nature du miracle : une chaleur bienvenue qui dénouait les muscles fatigués, engourdissait les esprits enfiévrés. Eilkin revint vers elle. Une pierre plate formait un siège sur lequel ils s’assirent. L’eau arrivait au cou de Kélia. Un peu plus grand qu’elle, Eilkin gardait les épaules au sec. Ces épaules sculptées par des exercices assidus contrastaient avec la délicatesse juvénile de ses traits. Elle le sentait tout près d’elle, n’osait pas bouger. Il ne prononçait pas une parole. Elle, bien entendu, ne s’autorisait pas à en prendre l’initiative. Elle se contraignait à regarder droit devant elle, se concentrant sur le ballet des reflets animant la roche. La main d’Eilkin se posa sur sa cuisse.
Le cœur de Kélia bondit dans sa poitrine. Elle osa couler un regard en direction de l’Axe-divin. Lui aussi fixait la paroi rocheuse. Ou plutôt un point situé au-delà.
Bientôt elle ne sentit plus le contact de la main d’Eilkin. Il ne l’avait pas retirée, mais la chaleur de sa paume se confondait avec celle de sa propre peau, avec celle de l’eau. Malgré elle, son regard se porta sur le sexe de son compagnon. L’eau était assez transparente pour qu’elle distinguât un attribut mâle, mais la position assise se révélait peu propice à en découvrir davantage. Son souffle s’accéléra.
Sur ce qu’elle éprouvait, elle savait mettre un nom : le désir. Elle avait déjà demandé des hommes. Par curiosité d’abord. Puis par envie. Mais jamais encore son corps n’avait ressenti une telle attirance pour un autre corps. Comment réagirait Eilkin si elle le demandait, là, maintenant, dans la tiédeur de cette grotte où le temps semblait n’avoir jamais pénétré, d’où les passions des hommes étaient bannies ? La question lui traversa l’esprit parce qu’elle était une femme et qu’elle songeait à lui comme à un homme. Pourtant, il était… autre chose. Les hemsendi l’appelaient l’Absolu, parce qu’il présentait les huit marques de la perfection. Ce qui le désignait comme l’Axe-divin, la manifestation visible des seize millions sept cent soixante dix-sept mille deux cent seize divinités du Monde. Comment autant de déesses et de dieux pouvaient loger dans ce corps qui achevait tout juste sa croissance ? Des larmes lui montaient aux paupières. Il était semblable à elle, un être encore en devenir, confronté à un monde trop brutal, et si différent, coincé dans un corps paradoxal. Sa main la touchait, pourtant il se situait à une telle distance d’elle ! Inaccessible. Si elle osait, néanmoins ? Si elle commettait la folie de prononcer ces trois mots qui séparaient leurs corps ? L’accepterait-il ? La foudroierait-il ? Ses pensées se brouillaient. La faute sans doute à l’étau qui lui serrait le ventre.
— Je te remercie, dit-il.
Elle sursauta.
— Pour ce que tu fais pour moi.
Cette fois, une larme coula sur la joue de Kélia. En réintroduisant ainsi la réalité, Eilkin brisait le charme. Elle ne pouvait même pas le lui reprocher. Avec amertume, elle se dit qu’elle avait laissé passer l’occasion. Et en même temps qu’il n’y avait jamais eu d’occasion. Juste une illusion, une divagation. Il était l’Axe-divin. Inaccessible. Cruellement inaccessible. Injustement inaccessible. Il précisa :
— Sans toi, nous serions encore coincés dans cet affreux défilé. Ou pis encore.
— Ne me remerciez pas. Vous êtes l’Axe-divin. Le garant de l’équilibre…
— Crois-tu ? Si loin de la Dàsten ?
Malgré la chaleur qui l’enveloppait, Kélia sentit un grand froid l’envahir.
— Je vais te confier un secret, Danseuse-de-corde. Depuis mon enfance, les hemsendi ont formé mon corps et mon esprit. Mon corps devait se développer vers la perfection et il n’y a pas un muscle, pas un organe que je ne maîtrise. Je suis en mesure d’atteindre des niveaux de conscience qu’ignorent les simples mortels. Tout cela pour établir une liaison entre le Monde où vivent les humains et la sphère invisible où évoluent les dieux. Or, si j’ai siégé sur la Dàsten, je demeure une enveloppe vide. Jamais aucune divinité n’a eu l’idée de s’y introduire.
De temps à autre, une goutte tombait du plafond avec un bruit de clochette, dessinant à la surface des cercles concentriques.
— Telle est la vérité. Celle que mes prédécesseurs n’ont pas supportée. Le mensonge sublime a rongé leur esprit autant, sinon davantage, que les fumigations que leur imposaient les hemsendi. Au point qu’il ne leur importait plus de confondre l’impassibilité et la passivité. Ils ont perçu la menace. La hache qui s’élevait au-dessus de leur cou. Mais ils aspiraient tellement au repos…, ils étaient si las de cette duperie…
— N’est-ce pas parce qu’ils manquaient de ferveur que les dieux…
Elle avait parlé trop vite, en oubliant que lui non plus n’avait pas reçu leur visite. Il n’en fut pas blessé.
— Mes méditations, ces exercices imposés par les hemsendi qu’enfant je trouvais si pénibles, m’ont persuadé d’une chose : si les dieux étaient prévisibles, ils ne seraient plus des dieux.
Il garda un long moment le silence. Une goutte tomba sur la tête de Kélia. Elle frémit. Contrairement à l’eau du bassin, elle était froide.
— La Chronique retient les noms de grands souverains suprêmes, dit enfin Eilkin au terme de sa réflexion. À commencer par Fyrstur. Mais, depuis quelques règnes, force est de constater que Dàsborg dépérit sans que personne, ni hemsendi ni Sachants, ne l’explique.
— Mais vous…
— Je ne maintiens pas l’équilibre du Monde pour m’opposer au changement. Je m’efforce seulement d’éviter qu’il devienne pire qu’il n’est. Faire en sorte qu’il y ait plus de mains qui caressent que de mains qui tuent. Ainsi, du moins, concevais-je ma tâche. Et vois ce qu’il en est aujourd’hui. Comment ne pas interpréter le sinistre spectacle qu’offre le Monde comme un échec ?
Il tourna la tête vers elle. Plongea son regard dans le sien. Dans l’étrange lumière qui baignait la grotte, sa prunelle se teintait de gris.
— Sais-tu pourquoi j’ai quitté Dàsborg ? Pourquoi je t’ai suivie ? J’étais résigné. Et puis je t’ai vue. Je crois que c’est toi, Danseuse-de-corde, et non moi, que les dieux ont choisi pour conserver l’équilibre. Les dieux ou le hasard, à toi de décider de quel oripeau tu préfères vêtir notre ignorance.
L’esprit de Kélia s’embrouillait. Elle songeait à Hòggni resté en arrière pour arrêter à lui seul, ou presque, toute une armée. Hòggni qu’elle ne reverrait peut-être jamais. Fallait-il qu’il exposât sa vie pour une chimère ? Mais si Eilkin avait raison, ce n’était pas pour l’Axe-divin qu’il s’était sacrifié, mais pour elle. Elle ne pouvait fuir sa responsabilité, même en invoquant une confusion.
Était-ce cela qu’Eilkin cherchait à lui faire comprendre ?
— Quelques saisons seulement séparent nos naissances. Et regarde comme nous sommes différents. Tu as la fougue qui sied à ta jeunesse. On a tout entrepris pour l’éteindre en moi. Rien ne doit troubler mon humeur. Tout à mes yeux doit revêtir la même valeur. Une brindille ou une forêt ne sont-elles pas les reflets d’une même réalité ? Il m’est interdit de me réjouir comme de m’attrister de ce qui relève du cours naturel du Monde. Voilà l’erreur. À force de précautions, à leur insu, les hemsendi ont désenchanté ce Monde. Ils l’ont sevré de sa sève. Je continuerai à jouer mon rôle. Mais c’est sur toi que je compte pour m’insuffler la force nécessaire. Et peut-être éviter le pire.
Ses yeux brillaient avec une telle intensité qu’elle s’en effraya. Elle ne comprenait pas ce qu’il lui disait.
— Tu vois, je suis comme ces dirseï des légendes qui, bien qu’éternelles, doivent régulièrement venir chercher auprès des mortels l’énergie vitale sans laquelle elles s’étioleraient.
Les dirseï… Les dames des arbres… Les enchanteresses… Employait-il cette image au hasard ? Ou savait-il ? Exprimait-il le réel, ou le pliait-il à sa volonté par ses paroles, comme le faisait, affirmait-on, son père, le Diseur de mots ?
Eilkin se leva. Elle était si troublée qu’elle oublia de parachever l’examen de son corps si particulier. Il tendit la main pour l’aider à se relever à son tour. Pour la deuxième fois, leurs peaux se touchèrent.
— Nous devons rejoindre les autres. Nous ne nous sommes que trop attardés. Quand nous serons en bas, au premier carrefour que nous rencontrerons, tu auras le choix. Souviens-toi de mes paroles et ne t’égare pas.
Ils se vêtirent en silence. Quand ils émergèrent du goulot d’accès, la clarté éblouit Kélia. Le soleil, que la Couleuvre ne tarderait pas à avaler, teintait de rose le dessous des nuages. Eilkin avait raison : ils s’étaient trop attardés dans la grotte. Elle en éprouvait un vague remords.
Quand elle revint près des siens, elle évita le regard de Varka. Lorsqu’elle s’approcha d’Ulfdòttir, la chienne s’écarta en gémissant, comme si elle ne la reconnaissait pas.
***
Parmi les cavaliers qui les attendaient au pied de la pente, au lieudit Ùtlogur, Varka aperçut avec soulagement la haute stature de Hòggni. Le Horsto était plutôt mal à l’aise sur son hémione, bien trop bas sur pattes pour ses longues jambes. La bête le sentait ; elle profitait du moindre relâchement des rênes pour essayer de le mordre.
Un Blògardo se porta à leur rencontre. Il sauta à terre et se couvrit le visage devant Eilkin.
— Sa Sereine Sapience te remercie, Trahn, s’écria Ounà, s’improvisant l’interprète de l’Axe-divin avec une désinvolture surprenante. J’ai vu l’étranger. Mais Hottur ?
— Il en est sorti aussi, dit Trahn.
Il avait ôté les mains de son visage mais conservait les yeux baissés.
— Leurs poursuivants, nous les avons accueillis à notre façon.
Autrement dit, en précipitant sur eux des blocs rocheux quand ils avaient débouché de la gorge.
— On a eu leur chef. Ceux qui n’ont pas été écrasés se sont dépêchés de faire demi-tour. M’étonnerait qu’ils insistent. J’ai laissé quelques hommes, à tout hasard. C’est pour ça que tu ne vois pas Hottur. Il a voulu rester.
Il leva la main. On amena des montures. Des hémiones. Les Blògardi n’avaient décidément pas beaucoup de goût pour les « dents-plates ». On s’en contenterait.
— Partez devant, dit Ounà. J’ai promis quelque chose à l’homme fort s’il s’échappait, et je n’ai aucune envie de manquer à ma parole.
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La séparation eut lieu sur le gué. Ounà et Hòggni avaient eu tout juste le temps de les rejoindre. Les fugitifs traversèrent seuls le cours d’eau. Les montagnards n’appréciaient pas la compagnie des Kadalstrandi et ceux-ci, qui les considéraient comme des sauvages, le leur rendaient amplement.
Le connétable Vottur menait en personne la troupe de quelques quatre-vingts bardaghi que Gerstrydur avait envoyée à la rencontre de l’Axe-divin. Il présenta les excuses de son hartl. Celui-ci s’était rendu en hâte chez son voisin pour honorer l’alliance qu’ils avaient nouée. Le Blògard protégeait sa commanderie à l’horizon de la Couleuvre, mais la région était sous la menace d’une incursion venant de l’Ours. Bien entendu, le Kadalstrand fournirait des hommes à l’armée d’Oddi, mais sa situation le mettait d’ores et déjà en position d’attaquer l’armée du Tétra que la heyree envoyait prendre à revers les coalisés. D’autant plus que le Hòrgard et le Gildmark, situés au Renard, marchaient eux aussi à sa rencontre.
Baldùr s’efforçait d’articuler toutes les informations que déversait le connétable pour acquérir une vision claire de la contre-offensive qui se préparait. Sans grand succès : il n’était qu’un hemsend, fin connaisseur des dieux des commanderies du Cerf, pas un stratège. Il ne situait que vaguement les territoires dont Vottur parlait. Sa participation à l’effort de guerre se bornerait à chanter la synglà. Il avait la faiblesse de considérer que rien n’était plus important pour le maintien de l’équilibre du Monde. Le reste n’était que gesticulations. Au vu des événements récents, il reconnaissait que cette agitation n’était pas sans conséquences. Mais, à terme, la vague retomberait. Toute tempête finit par se résoudre en zéphyr. La preuve en était que l’Axe-divin semblait moins s’intéresser aux paroles du connétable qu’aux évolutions de la Danseuse de corde. Cela, c’était un vrai problème pour celui qui devait s’improviser son tuteur. Rien ne devait troubler la sérénité de la Suprême Sapience. Surtout pas un élan aussi vulgaire qu’un appétit charnel, pour une simple mortelle qui plus est. Comment Ingy aurait-elle réagi ?
— La Suprême Sapience excuse le hartl Gerstrydur et le remercie, dit-il.
— Nous avons préparé une voiture…
— Donnez-moi plutôt un cheval, trancha Eilkin.
Là, Baldùr savait quelle conduite Ingy aurait adoptée. Pas question de laisser la Suprême Souveraineté voyager à visage découvert à travers des terres peuplées. Mais avant qu’il ait pu soulever la moindre objection, l’Axe-divin précisait :
— Un attelage nous retarderait. J’ai hâte d’arriver au Wahrtsfeld, et la route est encore longue.
On lui obéit. Le moyen de faire autrement ? Le cheval, un étalon noir, était magnifique. Un bardagh se précipita dans l’intention d’offrir son dos comme montoir. Eilkin était déjà en selle. Le cœur de Baldùr se remplit d’allégresse, comme chaque fois qu’il se sentait transporté par l’insolente beauté de l’Absolu. Ingy voulait le soustraire aux regards des profanes pour qu’il n’en fût pas souillé. Malgré sa science, elle commettait une erreur de jugement. Il fallait le leur dissimuler pour les protéger, eux, car poussée à une telle perfection, cette beauté devenait insupportable. Les Blògardi qui baissaient les yeux devant elle étaient des sages. Il fut soulagé quand Vottur donna le signal du départ. Ils n’étaient plus des fugitifs, mais des hôtes de marque. Cette nuit, ils coucheraient dans un logement décent.
***
Kélia rêve. Elle traverse une région prospère, couverte d’arbres dont les fleurs promettent une récolte abondante. Elle ne saurait en dire davantage, car elle ne reconnaît pas les essences. Elle est seule. Elle marche depuis longtemps, sans ressentir de fatigue. Elle arrive à un carrefour. Il y a une fontaine. Non pas un abreuvoir, comme on en rencontre quelquefois à la croisée des chemins, mais une fontaine ouvragée, comparable à celle qui tintinnabulait dans le jardin du Dàstadir. À côté, un banc de pierre, sur lequel trois femmes sont assises. Elles sont vêtues de blanc. Comme les « dames » qu’elle voit quelquefois dans la profondeur des arbres ou comme les veuves patriciennes ? Elles lui tournent le dos. Elles ne l’entendent pas s’approcher. Elles continuent à discuter. Elles parlent une langue sonore, chantante. Une langue inconnue. Pourtant, elle n’a aucune difficulté à les comprendre. Elles évoquent une sœur et un carrefour. Empruntera-t-elle le bon chemin ? Elle devine que ce choix est très important, non seulement pour celle qui y sera confrontée, mais aussi pour elles. Elle entend de l’espérance dans leur voix, et aussi de la mélancolie. Il y aura forcément un prix à payer. Lequel ? Et qui paiera ? Maintenant, les arbres sont devenus plus grands. Ils revêtent des formes encore plus étrangères. Cependant leur ombre n’a rien d’inquiétant. Elle est au contraire légère, apaisante et paradoxalement lumineuse. Où sont les dames ? Elles ont disparu après avoir posé sur sa tête une couronne de chèvrefeuille. Le banc est devenu une stèle. Non, une de ces pierres que sa mère évite. Une pierre des hommes anciens. À côté, quelqu’un. Un homme. Il se dirige vers elle. Il prononce son nom privé.
— Kélia ?
Elle lui sourit. La voix est douce. Une voix de diseur de mots.
— Kélia ?
Un souffle caresse sa joue. Elle se réveilla en sursaut.
Une ombre se penchait sur elle. Sa main se porta sur le glaive. Elle ne rencontra que le fourreau. Eilkin posa un doigt sur ses lèvres pour y retenir la question qui allait surgir de sa gorge. Puis il se pencha encore davantage.
— N’aie pas peur, souffla-t-il. Je ne te veux aucun mal.
Peur ? Ce n’était pas ce qu’elle éprouvait. Pourtant son cœur s’affolait, sa bouche s’asséchait, ses doigts tremblaient. Posée sur un escabeau une lampe minuscule jetait sur le torse nu d’Eilkin une lueur mouvante.
— J’ai un peu froid, dit-il.
Elle souleva sa couverture avant de mesurer l’imprudence de son geste. Il se coula contre elle.
— Dans la grotte, tu me désirais. Pourquoi ne m’as-tu pas demandé ?
Elle se troubla davantage, si cela était encore possible.
— Comment aurais-je pu ? Vous êtes…
— Un monstre ?
— Un dieu.
Il émit un ricanement dans lequel entrait beaucoup de désespoir.
— J’ai seulement vocation à devenir le réceptacle des dieux, si la fantaisie leur prenait jamais de s’incarner. Pour autant, je suis un mortel.
⎯ L’Axe-divin, s’entêta-t-elle.
— Ce qui fait de moi, aujourd’hui, un fugitif. Mes assassins auraient eu moins de scrupules que toi, Danseuse-de-corde.
Elle tremblait de tout son corps.
— Laisse-moi au moins dormir près de toi, souffla-t-il. Juste pour cette nuit.
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Pour la première fois, Kélia sentait contre elle la chaleur d’un autre corps. Aucun de ceux qui avaient partagé ses jeux ne s’était endormi contre elle. Elle resta longtemps immobile, en proie à la plus grande confusion, à écouter la respiration d’Eilkin. Elle sut qu’elle avait fini par succomber elle aussi au sommeil quand les dames formèrent une ronde autour d’elle.
— Tu as perdu ta couronne, lui reprocha l’une en riant.
— Laisse-la tranquille, dit une autre. Les mortelles ont un peu de mal avec la transgression. Elle n’est pas encore tout à fait prête.
— Prête à quoi ?
— À nous rejoindre. À devenir notre sœur.
— Je ne suis pas d’ici ! Cette forêt m’est étrangère.
— Ne juge pas la profondeur du lac au reflet de sa surface. Apprends à connaître ta véritable nature. Danse, danse sur les cordes tendues entre les mondes chaque fois que tu les rencontreras.
Kélia sanglote. Elle éprouve un terrible sentiment d’abandon. Elle le connaît bien. Elle l’a souvent éprouvé, enfant, quand elle songeait à son père. Quand elle assistait aux danses désespérées de sa mère. Les dames ont disparu, la laissant se débattre avec cette énigme.
Elle se réveilla la gorge nouée. Elle explora sa couche avec la main. Eilkin n’était plus là. Lui aussi l’avait abandonnée.
Elle s’en voulut.
— Tu ne dors plus, Danseuse-de-corde ?
Elle sursauta. Il n’était pas parti. Il était juste assis sur le petit tabouret. La lampe s’était éteinte.
Sa voix était caressante. Cette voix si particulière, à la fois grave et féminine. Une main se posa sur elle, fine et vigoureuse. Comme dans la grotte, comme la veille au soir, elle sentit l’affolement la gagner. Une phrase lui revint en mémoire : Les mortelles ont un peu de mal avec la transgression. Qui l’avait prononcée ? La caresse d’Eilkin se prolongeait. À son tour elle tendit la main. Ses doigts rencontrèrent la poitrine de l’Absolu, un sein petit, rond, tiède, se logea dans sa paume. Elle sentit le téton se durcir. Leurs souffles se mêlaient. Leurs lèvres se rencontrèrent. Les doigts d’Eilkin glissèrent vers son bas-ventre, touchèrent ses cuisses, remontèrent vers l’entrejambe. Elle planta ses ongles dans son dos, émue par le dessin délié des muscles de son échine. Elle s’ouvrit. Elle était l’esquif balancé par la vague, la ramée soulevée par le vent. Le désir ? Bien sûr le désir et ses fulgurances au creux de ses reins. Mais il y avait autre chose. Elle se sentait transportée au-delà de son corps, comme si celui-ci était soudain devenu trop étroit. Derechef, elle sentit monter l’angoisse, sans se détourner du plaisir. D’ailleurs, s’agissait-il d’une angoisse, ou de la conscience d’aller au-delà de ce qu’il est permis à une mortelle de connaître ? Son esprit s’engourdit. À travers ses paupières closes, elle distinguait une multitude de paysages, des montagnes, des mers chaudes, des ciels d’orage et des matins radieux, le moutonnement flamboyant d’une forêt roussie par l’automne, l’éclat chatoyant des glaciers et la douceur des prairies inviolées. Le souffle saccadé de l’amant se modula pour devenir la plainte du vent, un chant venu du fond de l’horizon. Sa peau sentait le goémon et le foin coupé. Elle entendait battre son sang comme un ressac. Elle le voyait qui courait dans ses veines, et c’était autant de rivières irriguant des promesses de moissons abondantes.
Le réceptacle des dieux…
Puis tout bascula. L’incendie courut ses nerfs, la consumant tout entière.
Elle revint lentement à la conscience, par vagues presque douloureuses. La respiration d’Eilkin reprenait un rythme apaisé. Elle noua ses jambes autour des siennes, serra davantage ses épaules avec ses bras, pour le garder encore un peu en elle.
Dehors on s’agitait. Dans la cour, l’escorte se préparait à lever le camp. Le Monde se manifestait de nouveau à eux, cruel. Il se sépara d’elle, comme le fruit mûr de la branche qui l’a nourri.
Ou la feuille nostalgique aux frimas.
Qu’avait-elle vécu ? Eilkin n’avait pas seulement pénétré son ventre, il s’était immiscé dans son esprit, l’avait transportée – mais où ? Les images ne s’étaient pas succédé, mais confondues tout en restant distinctes. Quant au plaisir qu’elle avait ressenti, ce subtil et doux embrasement, était-ce ce qu’une femme peut espérer d’un homme, ou tout autre chose ?
Eilkin sortit du bâtiment, nu, en pleine lumière, à la sidération de Baldùr qui restait planté, muet, sidéré, comme tous ceux qui étaient témoins de son apparition. Il partit d’un grand rire et courut plonger son corps dans l’abreuvoir. Quand il en émergea, une vapeur enveloppa sa peau.
Kélia enfila sa tunique et descendit à son tour. Le dégoût haineux qu’elle lut dans les yeux du hemsend la glaça, mais elle le toisa avec l’insolence de sa jeunesse et, à l’instar de l’Absolu, elle rit à la splendeur du matin.