Chapitre 32

 

À présent le drame est joué. Toutes les feuilles sont tombées. Ou tombent. Ou tomberont. La forêt survivra. Elle renaîtra. Mais, pour cela, il lui faudra de nouveau se soumettre à l’inexorable succession des cycles.

La forêt, donc, survivra, mais des arbres mourront. D’autres naîtront de leurs fruits. Ils étaient depuis si longtemps devenus inutiles qu’ils ne mûrissaient même plus.

La créature erre entre les fûts. Sa substance est désormais si ténue qu’à travers elle on en perçoit l’élan. Combien d’automnes encore avant qu’elle se dissolve entièrement ?

Sous les frondaisons dégarnies d’Urskogar les dirseï ne chanteront plus.

— Alāao Æsa !

Elles ont choisi de faire entendre leurs voix sous d’autres frondaisons.

— Tu suis la voie de ta nature. Pourquoi cette tristesse dans tes yeux ?

— Parce que je sais désormais que nous nous mentions à nous-mêmes. Tu m’as bien entendu : les dirseï ont voulu s’enchanter elles-mêmes. Si mes yeux sont tristes, c’est que je sais à présent qu’il n’y a pas d’amours éternelles.

Sous ses pieds légers craquent les feuilles desséchées.

Les feuilles chues.

Appelées à devenir poussière.

***

Aux quatre-vingts bardaghi de Gerstrydur s’étaient joints ceux de Kaldfoss et de l’Ofeystrand, les chasseresses rudkonee aux arcs asymétriques, les mercenaires kulmi vêtus de peaux de phoques et les féroces Slaudi qui ne quittaient jamais la selle de leurs chevaux, même pour dormir. Ils croisèrent des troupes qui se portaient au-devant de Tveir. Dans l’ensemble, les commanderies situées au Tétra et au Renard de la ligne allant du Blògard à la lointaine Astrand demeuraient fidèles à l’Axe-divin. Si certains hartli de l’Ours étaient tentés par le culte de l’Unique, ils avaient la sagesse de le taire, par crainte de provoquer leurs voisins. D’ailleurs, leur conversion ne signifiait pas qu’ils étaient prêts à accepter l’autorité de la heyree. Vigdur, par exemple, ne faisait pas mystère de sa dévotion au Sans-Pareil, mais il avait chassé tous les prédicants, qu’il soupçonnait de monter ses assujettis contre lui, et envoyé des hommes au Wahrtsfeld.

Dans cet ensemble, le Wahrtsfeld occupait une place centrale. Kredfast avait commis une erreur de jugement. La prise du Dàstadir ne l’avait pas rendu maître du Dà. Le centre se trouvait là où se trouvait l’Axe-divin. Et c’est à la tête d’une petite armée que celui-ci abordait les rives du Wahrtvatèn.

Silgi se porta au-devant du cortège. L’importance de l’hôte justifiait cette entorse aux usages du Wahrtsfeld, qui voulaient que son hartl ne se hasardât jamais sur la rive, sinon pour combattre. Aussi bien la veuve proclamée de Gedalyr portait-elle ses armes, de même que son fils, Syndùr, présent à sa droite. À sa gauche, à peine en retrait, chevauchait Oddi. Fiché dans le dosseret de sa selle, l’étendard rouge barré de noir le désignait comme le stridherr, le chef des armées coalisées. Les hommes de guerre de la mesnie qui les escortaient arboraient chacun ses couleurs. Cependant, paradoxalement, c’était un Wahrtsfeld en grande partie désarmé qui accueillait l’Absolu. Les troupes étaient déjà en marche pour se porter au-devant de l’ennemi, sous la conduite conjointe de Haffey et Drekka. Les bardaghi qui accueillaient l’Axe-divin étaient soit de très jeunes gens en cours de formation au métier des armes, soit d’honorables vieillards au bras désormais trop faible.

Baldùr se détacha du convoi pour présenter ses devoirs à celle qui se préparait à accueillir l’Axe-divin. Puis la Suprême Présence fut acheminée en grande pompe jusqu’à l’île construite pour elle, sur laquelle tout un peuple avait érigé un palais de roseau tressé en trois jours. Le plan du bâtiment s’inspirait du Dàsborg. Baldùr fit grise mine en considérant cette résidence, qui dépassait pourtant en dimension et en élégance le palais du hartl local. Ce n’était pas, d’ailleurs, son seul sujet de contrariété. Au moment d’embarquer, Eilkin avait tendu la main à la Danseuse de corde, l’invitant, par ce geste, à l’accompagner. Et la jeune femme avait sans pudeur saisi cette main.

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La première entrevue entre Oddi et Eilkin eut lieu en présence de Silgi et d’Eymund. Baldùr fronça les sourcils en comprenant la fonction de ce dernier. Bien sûr, chaque peuple disposait de ses devins. Seuls les Uniciens les stigmatisaient, au motif que l’avenir étant la prérogative de leur dieu, chercher à en percer le mystère relevait du blasphème. Cependant, le hemsend n’était pas loin de considérer la présence de l’aruspice comme une atteinte à la majesté de la Suprême Sapience. Déjà qu’il supportait mal qu’Eilkin, au lieu de se dissimuler, ait voulu s’entretenir en personne avec ces profanes !

Oddi considérait l’Axe-divin avec curiosité. À Skriftbjarg, on établissait plus ou moins consciemment une corrélation entre la sagesse et l’âge, gage d’une longue pratique de l’étude. Or, la féminité d’Eilkin accentuait sa jeunesse. Il portait un regard candide sur les choses comme sur les gens et son attitude contrastait avec la raideur des hemsendi. Avec, également, le souvenir qu’Oddi gardait de son prédécesseur. Son escapade loin du Dàstadir paraissait l’amuser.

Pour autant, le Sachant n’oubliait pas à qui il avait affaire. Il inclina longuement le buste en signe de respect, tandis qu’Eilkin prenait place sur le haut siège, le seul meuble de la pièce qui ne fût pas de roseau.

— Nous savons qui vous êtes, Oddi Skilf’ar, commença Baldùr. Et sa Suprême Souveraineté vous sait gré d’avoir pris le commandement de l’armée qui chassera la soi-disant heyree et mettra fin à l’impiété.

— À titre tout à fait provisoire, rappela Oddi. À présent que la Sublime Présence est à l’abri et a fait à ses partisans la grâce de les rejoindre, il me faut renoncer au titre de stridherr qui m’a été attribué…

— Sur la recommandation du Conseil des hemsendi, rappela Baldùr. Il ne vous a pas consenti un honneur, il a édicté un commandement auquel il exige que vous vous soumettiez. Lui seul peut vous relever de cette obligation, à sa convenance.

Oddi coula un regard vers Eilkin. Celui-ci l’observait en souriant.

— Eh bien, Oddi-èr ? Mon service vous paraît donc un fardeau si pénible ?

— Certes non, mais…

— Mais vous craignez, en soutenant ma cause, de contribuer au maintien de superstitions obsolètes.

Le Sachant sursauta.

— Vous voyez, j’ai lu vos Objections. Certes, vous dirigez vos arguments contre la doctrine unicienne, mais nombre d’entre eux pourraient tout aussi bien s’interpréter comme des maximes plus générales. Vous avez tendance à ne voir dans les dieux que des allégories.

Oddi se sentit pâlir, prisonnier de ce regard qui fouillait en lui, à la fois séduit et menacé.

— Vous êtes un Sachant, Oddi-èr. Vous considérez le Monde en lettré. Quoi de plus normal ? Moi, je dois me colleter avec un Monde bien plus étendu et complexe que le vôtre. Vous cherchez la vérité, un point d’ancrage, un peu de permanence pour guider les actions des mortels. Moi, je dois aller au-delà, me plonger dans le cours fluctuant d’un univers bien plus vaste. Or, je vous le dis à tous : une ère nouvelle se prépare. Rien ni personne ne l’empêchera, car tel est l’ordre du Monde. Mes prédécesseurs l’avaient compris. Ils trouvaient que la meilleure façon de préserver cet ordre était encore de ne pas intervenir. Pourtant notre destin, le vôtre, Oddi-èr, comme le mien, est de lutter de toutes nos forces contre l’avènement de cette novation. Car nous sommes, chacun à notre manière, les garants de la permanence dans un Monde qui la refuse, un Monde qui aspire à la disparition. Telle est sa loi, telle est la nôtre, qui est celle de la vie. Je contribuerai à ce combat, selon ma nature, et vous selon la vôtre. Et puisque vous êtes aussi un bardagh, continuez à être mon stridherr, voulez-vous ?

Sans doute Oddi aurait-il eu mille objections à soulever, si son cerveau n’avait pas été aussi engourdi. Eilkin provoqua néanmoins un sursaut en demandant :

— Puisque cette affaire est réglée, parlez-moi de la situation sur le terrain. Je sais qu’Elstur a rallié de nombreuses commanderies du Tétra et que Tveir attaque depuis le Sanglier.

— C’est dans cet orient qu’on se bat aujourd'hui. L’armée de Tveir est moins importante que celle de son frère. Son objectif est de lui permettre de gagner du temps. Pour atteindre le Dàstrand au plus vite, Elstur s’est coupé de ses bases. Il lui faut consolider ses positions, recevoir des renforts de ses nouveaux alliés, pourvoir au ravitaillement en prévision d’un hivernage.

— Je sais tout cela. Ce que je veux connaître, c’est votre perception, votre stratégie.

— Dans la manière dont il a mené le coup de force sur le Dàstrand, on reconnaît les préceptes de Refyr Vik’ar. Il s’attend sans doute à l’une des contre-offensives décrites par ce maître-stratège dans le livre II des Annales guerrières. J’ai donc préféré me fier aux Seize préceptes de Soli Hild’ir Hardmaggi.

— Cette guerre ne connaît pas de précédent, Oddi-èr. Oubliez votre érudition. Surprenez l’adversaire en vous fiant davantage à vos intuitions. Vous aurez tout le temps, la victoire acquise, d’écrire à votre tour un classique de la stratégie. Quand comptez-vous rejoindre votre armée ?

— Eh bien…

— Nous partirons demain, décida Eilkin. Vous avez parlé d’hivernage. Moi, je dis, suivant la sagesse de nos aïeux : ce qui a fleuri au printemps doit se récolter à l’automne ! Et celui-ci est déjà bien entamé.

***

Coincé entre le pied de la tour de l’Aigle et le chemin de ronde du niveau supérieur, le petit jardin qu’avait fait aménager le hartl Ivàr-le-poète représentait la seule respiration dans l’empilement minéral des fortifications de la citadelle. Élyhora savait y trouver Sölwi, qu’elle avait appelée près d’elle quand Tveir était parti en campagne. Lorsque sa bru séjournait à Solksborg, dont l’austérité lui pesait, elle s’y réfugiait souvent en compagnie de ses suivantes.

Absorbée par un jeu quelconque, la jeune femme ne l’avait pas vue s’encadrer dans la poterne qui donnait accès au jardin. Élyhora en profita pour l’observer. Bien qu’elle ait connu deux épousailles, Sölwi paraissait encore une enfant. Elle en avait l’insouciance et les rires. Le manque de profondeur, aussi, mais cela lui viendrait plus tard. Tveir n’avait vu en cette gamine qu’un moyen de s’emparer de deux commanderies. Il n’était pas parvenu à s’y attacher. Il lui reprochait surtout d’avoir partagé la couche de son père adoptif, Slegur. Un grief injuste, et qui ne tenait pas compte de l’amour véritable qu’elle lui portait. Élyhora, au contraire, éprouvait de l’affection pour celle qu’elle avait contribué à rendre orpheline le jour même de ses noces. Elle s’était à maintes reprises adressée à l’Unique pour qu’il inspire à son fils un peu plus de tendresse à l’égard de son épouse, contre l’avis de Kredfast, qui trouvait inconvenant, pour ne pas dire obscène, de supposer au Sans-Pareil un intérêt pour des sentiments aussi grossiers ; tout juste bons, affirmait-il, à détourner les hommes de la piété. Probablement l’Inspiré avait-il raison car ses prières étaient restées sans effet. Peut-être, s’était-elle dit, le temps arrangerait-il là encore les choses.

Cela n’adviendrait pas. Jamais. Car le temps ne passerait plus pour Tveir. Elle refoula les larmes qui lui montaient aux yeux, prit une longue inspiration avant de descendre les trois marches qui séparaient le perron du jardin où elle devrait prononcer ces mots qui lui déchiraient le cœur : Tveir n’est plus.

Une suivante l’aperçut, figea son geste. Sölwi se retourna. Le caractère inhabituel de cette visite, la mine compassée de sa belle-mère l’alarmèrent.

Élyhora prit le temps de la faire asseoir sur une banquette de marbre, tout juste assez large pour elles deux, avant de lui annoncer la triste nouvelle que venait de lui apporter un pigeon : désormais, elle aussi devrait se vêtir de blanc.

Sölwi blêmit. L’air lui manqua. Elle eut envie de vomir. Elle chercha du regard Hetta, la plus proche de ses suivantes. Celle-ci s’était écartée avec toutes les autres, par discrétion.

— Comment est-il mort ?

— En héros, à n’en pas douter, assura Élyhora.

Elle mentait. En digne descendant de Svein, Tveir avait inventé un jeu barbare pour se distraire. Il réunissait des prisonnières, capturées au combat ou raflées dans les fermes, les lâchait dans les bois, puis, avec quelques compagnons, il chassait. Il était tellement ivre ce matin-là qu’occupé à terroriser sa proie il ne prit pas garde à la branche basse qui barrait son chemin. Il la heurta du front avec une telle force qu’il vida les étriers, cou rompu. Élyhora avait déjà donné des ordres pour que ceux qui l’accompagnaient dans ce funeste divertissement fussent mis au secret. Ce n’était pas cette circonstance que devait retenir la Chronique.

Une larme coula sur la joue de Sölwi. Elle l’essuya avec sa manche. Élyhora supportait sa douleur avec dignité. La jeune femme entendait se montrer aussi forte.

Elles restèrent ainsi, côte à côte, main dans la main, les yeux vagues, chacune se perdant dans ses souvenirs, ses méditations. Élyhora revivait les ris et les colères de Tveir enfant, sa fierté quand il avait reçu son premier sabre. Sölwi regrettait de n’avoir pas su éveiller en son époux le sentiment qu’elle-même éprouvait pour lui. Elle ne désespérait pas de le conquérir. Quand elle aurait acquis plus d’expérience avec le concours des libellules que sa belle-mère avait placées auprès d’elle pour la surveiller, pensant qu’elle ne s’en aviserait pas, sûrement trouverait-il plus souvent le chemin de sa ruelle. À présent, il était trop tard.

Au terme d’un long silence Élyhora dit :

— Pour ce qui est des deux commanderies…

— J’assurerai la tutelle, la coupa Sölwi.

Élyhora se tut, interloquée. La tutelle ? Sa bru voulait-elle dire… ?

— Avant de partir, votre fils a laissé une part de lui-même en moi, confirma Sölwi en posant la main sur son ventre.

Voilà qui changeait tout, en effet. La tutelle. Cette petite oie entendait exercer l’autorité sur les deux commanderies dans l’attente de la majorité de son enfant. Qu’est-ce qu’elle imaginait ? Elle n’avait pas une stature suffisante pour cette tâche. D’ailleurs elle-même devait s’en rendre compte, puisqu’elle ne réclamait pas le hartolat, ce qui eût été son droit en vertu du précédent que sa belle-mère en personne avait créé. La première impulsion d’Élyhora fut de se récrier. Mais peut-être n’était-ce pas aussi absurde qu’il y paraissait au premier abord. Cela méritait réflexion. Après tout, un bon entourage de conseillers choisis par elle et elle gouvernerait l’Ulsfeld et l’Ortmark au travers de sa bru aussi bien qu’en main directe. De toute façon, elle était la heyree. Elstur lui succéderait dans ce titre. Il était bon de ménager un espace pour la descendance de son frère.

— Je partirai demain, annonça Sölwi.

— Sans attendre la dépouille de ton mari ?

— Justement. Je l’attendrai en Ulsfeld. Les obsèques du hartl doivent avoir lieu dans sa commanderie. Il me revient de les préparer.

Pour la deuxième fois Élyhora jeta sur sa bru un regard effaré. À aucun moment, elle n’avait envisagé de dresser le bûcher de son fils ailleurs qu’au Solkstrand. Elle imaginait déjà le monument qu’elle érigerait à sa mémoire, plus somptueux que celui de Slegur. Cependant, la jeune femme avait raison. Même si les choses n’étaient plus ce qu’elles étaient autrefois, avant que le Conquérant ranime le titre de heyr, il convenait de respecter certains usages. Le bon peuple – c’est-à-dire les futurs assujettis de son futur petit-fils – avait besoin de ces repères.

Élyhora se leva.

— Je vais donner des ordres pour ton escorte.

Sölwi esquissa un sourire de remerciement. Elle était si pâle, si fragile. Élyhora connaissait son drame secret. À combien de reprises avait-elle morigéné son fils à ce sujet ?

— Je serai toujours là pour toi, murmura-t-elle.

— Je le sais bien, mère.

C’était la première fois que Sölwi se permettait de l’appeler ainsi. Elle en fut touchée.

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Quand Élyhora se fut éloignée, Sölwi apprit la nouvelle à ses suivantes. Coupant court à l’expression de leurs condoléances, elle les avisa de leur prochain départ.

— Ainsi l’a voulu l’Unique, conclut-elle. Respectons Sa volonté.

Elle s’isola tout au fond du jardin, appuyée au parapet d’un petit belvédère d’où la vue portait au loin. En direction de la Couleuvre. En direction de l’Ulsfeld. Elle avait besoin de réfléchir. Elle avait opposé à la heyree le premier argument qui lui avait traversé l’esprit pour conserver ses terres – car, elle n’en doutait pas un instant, Élyhora les aurait volontiers annexées au Solkstrand. La heyree avait juste oublié qu’elle parlait à la fille de Resnar. Et la fille du hartl de l’Ulsfeld n’entendait pas céder un acre de son domaine, surtout pas à celle dont elle soupçonnait la main derrière l’« accident » qui avait emporté son père.

Resnar aurait été fier de sa ruse. Restait un problème à résoudre. Cet héritier annoncé, il fallait maintenant le concevoir, et vite ! La difficulté, ce n’était pas de trouver un père – les hommes sont comme les chiens, ils accourent la queue en l’air quand on les siffle –, mais de ne pas éveiller les soupçons des suivantes. Peut-être serait-il prudent de se séparer de quelques-unes, à commencer par Hetta.