À l’Aigle du Gudströnd, au Sanglier de l’Eicherl, à un jour de marche d’Ilkstad quand on suit la course du soleil et à deux de Kohm quand on se porte à sa rencontre, là s’étend la plaine de Niejklasi. Une rivière y paresse, dont le cours lascif est encombré de nombreux bancs de gravier. Les plus vastes se nomment Ejkörl, Ejalin, Ejklaf, Snekeija, Ejkvidir, Eggjam, Reyrk, Hut et Urejk.
Oddi, dont les troupes se sont mises en marche plus tôt, arrive le premier sur les lieux. Hundeirin soupçonne Élyhora d’avoir choisi cet emplacement, à mi-chemin entre le Dàstrand et le Wahrtsfeld, pour stopper sa progression et permettre à se propres troupes d’avancer plus loin vers la Couleuvre. Mais peut-être, tout simplement, a-t-elle jugé qu’il n’y en avait pas de meilleur pour leur rencontre. La plaine est en effet assez étendue pour autoriser le déploiement des deux armées. L’eau n’est pas un obstacle ; au plus profond, elle ne monte pas plus haut que le jarret d’un homme à pied.
Sur la rive gauche, à quelque distance, deux utaki ont pris racine dans le sol caillouteux d’un mamelon. Leur taille tranche sur celle des saules malingres et des peupliers fantomatiques qui s’accrochent aux bancs de galets. L’un domine l’autre de quelques toises. Leurs troncs penchent légèrement, et les branches les plus grosses se tendent, semblant chercher à se rejoindre. Aussi les gens d’ici les nomment-ils le Vieux Couple. Pour matérialiser leur union, ils les ont reliés par des cordes, auxquelles pendent des rubans. L’usage veut que les villageois des alentours qui contractent une union en accrochent un. Au délavé du tissu, on lit le temps passé depuis le jour où l’homme a reçu la demande de la fille. Tant que le vent n’a pas arraché le dernier lambeau, l’union, dit-on, perdure.
Ce n’est pas à cause de ces vénérables végétaux qu’Eilkin a élu cet emplacement pour y dresser sa tente, mais en raison du tertre, à peine marqué, qui se dessine entre eux. On a perdu le souvenir de ce qui a été enterré là et personne ne se risquerait d’y aller voir. D’aucuns redoutent le tombeau d’un incrémant, un sorcier si méchant que même le feu n’a pas voulu se souiller en consumant sa dépouille. Ou bien on suggère la présence, sous le gravier, d’une pierre des hommes anciens. Certains précisent sans preuve : semblable à la Dàsten. Enfin, une autre tradition y voit le tombeau de guerriers des temps héroïques qui se sont entretués sur le gué. Ils renaîtront, dit-on, de leurs cendres quand sonneront de nouveau sur les îles les cors et les buccins. En tout état de cause, l’Axe-divin avait de bonnes raisons de choisir cet endroit. Du moins veut-on le croire. Oddi attache peu de crédit à ces légendes. Il appartient à ce courant des Sachants pour qui rien n’est vrai qui n’a été vérifié. Néanmoins, il a installé sa tente un peu à l’écart. Pour tout dire, la décision de la Suprême Sapience lui déplaît. Puisque, arrivé le premier dans ce théâtre où aura lieu la bataille décisive, il avait le choix, il aurait préféré s’installer sur l’autre rive, là où se trouve l’unique relief un peu marqué de la plaine, une levée de terre trop modeste pour mériter le nom de colline mais qui, dans cet espace dénué de relief, offre le seul poste d’observation.
Les stratèges d’Élyhora ne s’y sont pas trompés, eux. Les Uniciens ont dressé leurs tentes autour de ce promontoire. Innombrables sont les oriflammes qui flottent au-dessus de leurs toits. Le fond diffère de l’une à l’autre, mais la Lyre est omniprésente : peu importe le clan, peu importe ce qui a été une commanderie et s’appelle désormais une eikland, tous ont répondu à l’appel de l’Inspiré qui leur a promis la victoire finale. Il y a là ceux de l’Éthastrand, du Dysfeld, du Burfjoll, et bien d’autres encore, en tout trois cent mille hommes, dont soixante mille bardaghi montés sur les chevaux les plus puissants, auxquels s’ajoutent cinq mille cavaliers plébéiens ou mercenaires. Sur les heaumes, la Lyre se combine aux emblèmes des grandes maisons ; quelquefois ces derniers, jugés trop représentatifs des anciennes croyances, n’apparaissent plus. De même, sur les étendards de selle, le signe de l’Unique occulte les figures symboliques des clans. Les couvre-faces représentent des mufles d’animaux, des démons grimaçants, des masques mortuaires. Ils sont censés frapper l’adversaire d’effroi. Plus sinistres encore sont les plaques lisses et polies des mercenaires hopkari, dans lesquelles se reflèteront le visage de ceux qu’ils tueront. Quand cette multitude pousse le cri qui appelle au combat, la clameur est telle que le sol frémit. Les oiseaux s’enfuient à tire-d’aile, à l’exception des corbeaux pour qui il sonne comme la promesse de prochaines ripailles.
Elstur dirigera le centre. Gæfa prendra, sur l’aile droite, la tête d’une phalange équestre de prédicants-combattants. La maîtresse de bataille ne sera autre que la heyree en personne.
L’armée placée sous le commandement du stridherr Oddi Skilf’ar n’a rien à envier à son adversaire. Les effectifs, gonflés à mesure qu’elle avançait, sont même supérieurs à ceux de l’ennemi de quelques milliers de soldats, tant à pied qu’à cheval.
Tous les guerriers, dans l’un et l’autre camp, sont armés et casqués. Même les archers et les frondeurs portent une cuirasse ou une broigne. Des attelages de deux ou quatre bœufs tractent des batteries de traits fusants ou des chargements de barils à mitraille. On ne compte plus les machines destinées à projeter ces derniers. Dans le camp d’Oddi, on aligne également trente tubes tonnants ; dix hommes sont nécessaires pour manipuler chacun d’entre eux.
La confrontation ne saurait tarder. Des armées aussi fournies exigent un approvisionnement considérable et l’herbe rase qui pousse sur le sol pierreux ne couvrira pas longtemps les besoins d’une telle foule de chevaux. Dans le camp d’Oddi, arrivé quatre jours plus tôt, le fourrage commene déjà à manquer.
#
Accompagné d’Elna la consolatrice et d’Hundeirin la guerrière, toutes deux parées pour le combat, Oddi parcourait le camp, dispensant les encouragements. Regroupés autour de feux qui, eux aussi, menaçaient de manquer de bois, ils tentaient de lutter contre la froidure humide du dernier mois de l’automne. La plupart n’avaient pas de tente et devaient se contenter, pour se protéger la nuit, de murets de galets hâtivement dressés. Malgré cela, le matin les découvrait couverts de givre.
Oddi souriait à ceux qui l’acclamaient, il riait à leurs plaisanteries, pourtant son cœur demeurait lourd. Elna ne s’y trompait pas.
— Quelle est cette ombre sur ton front ? s’inquiétait-elle. Perdrais-tu espoir ? Vois, les soldats t’acclament. Ils honorent l’Axe-divin, mais toi, ils t’aiment. Ils ont foi en toi.
⎯ Alors que je me prépare à les livrer à la mort ?
⎯ Ils se battront jusqu’à leur dernier souffle pour le triomphe de notre cause. Une ultime bataille et c’en sera fini des prétentions de l’usurpatrice !
— Je suppose que Kredfast tient le même discours à Élyhora, ricana Oddi. Mais tu as raison. Quel que soit le résultat, nous serons fixés. Du moins, ceux qui survivront.
— C’est donc cela qui te tourmente ?
— Combien de ces jeunes gens, mâles et femelles, seront encore en vie dans une octade ? La folie de Kredfast a déjà englouti tant de vies. Quel dieu se montre assez généreux envers les hommes pour mériter un tel sacrifice ? Et voilà pourtant que se prépare le plus terrible des holocaustes. Autrefois, une bataille c’était, quoi, cent, deux cents bardaghi, à peine plus de piétons. S’il y avait cinquante morts, la Chronique s’en souvenait comme d’un désastre. Seul l’Axe-divin, en réquisitionnant des combattants dans plusieurs commanderies pouvait prétendre aligner une troupe conséquente, et cette menace suffisait à assagir les hartli turbulents. Mais vois. Aujourd’hui les guerres exigent de plus en plus d’hommes. Un Preux aurait perdu son honneur s’il n’avait pas vaincu chacun de ses ennemis au corps-à-corps. Une arbalète l’aurait fait frémir de dégoût. Désormais, il n’est plus infamant de tuer à distance. De ce point de vue, la poudre fusante n’a rien arrangé. D’abord, les flèches ardentes, puis cette abomination, le baril à mitraille, qui répand la mort dans un rayon de huit toises, sans distinction de camp ni de rang. Et nous nous préparons à user d’un engin encore plus pervers.
— Salut à vous, Èrto-èr-Stridherr.
Oddi dévisagea le soldat qui l’interpellait.
— Queue-de-bouc, se présenta celui-ci.
Ce nom n’évoqua rien au Sachant, mais il reconnut soudain ses traits : l’un des gendres de Barbe-de-roche.
— Je me souviens de toi. N’as-tu pas guidé les brigands qui ont essayé de me trucider, sur le causse de Flatmörk?
— Ah non, pas moi. Celui que vous dites, c’est Trois-cailloux. Moi, je suis resté à garder les bêtes. On avait joué au dé à celui qui irait.
L’ingénuité du pâtre arracha un sourire à Oddi.
— Si le sort t’avait désigné ?
— Eh bien, je serais pas là à causer avec Votre Grâce.
Il sembla soudain prendre la mesure de la question.
— On a agi contre l’hospitalité, d’accord, mais c’est la faute à Barbe-de-roche. C’est cette vieille sorcière qui vous a trahis. Ça sera facile, qu’elle disait, ils sont pas sous la protection de l’Unique.
Il secoua la tête, prit Oddi à témoin :
— N’empêche, ça se fait pas, vous êtes bien d’accord ? Même pour rester en bons termes avec les écumeurs. Mais, bon, une sorcière, je vous dis ! Le moyen de lui désobéir ? Elle connaissait des charmes.
— Tu lui as tout de même échappé, d’après ce que je constate. À moins que tu ne m’annonces qu’elle se cache quelque part par ici ?
— Gorth nous en préserve ! Après la mort de Trois-cailloux, Fleur-de-mousse a demandé un autre homme. Nez-tors, qu’il s’appelait. Il venait du Fjarmarkt. La vieille le savait pas, mais il possédait des talismans contre lesquels elle pouvait rien. Il avait jamais eu l’intention de curer la merde des caprebiques. Lui et moi, on a volé le troupeau. C’était facile, les chiens me suivaient. On a vendu les bêtes à un d’Arney. Seulement, cet imbécile, au lieu de les emmener plus loin, il est resté dans les parages, alors, forcément, Barbe-de-roche l’a retrouvé. Elle a voulu reprendre les bêtes. Lui, il s’est pas laissé faire. Il avait payé, après tout ; si elle voulait ses caprebiques, elle devait le rembourser. Avec quelque chose en plus, pour le soin qu’il en avait pris. Ils se sont battus et elle a ramassé un mauvais coup. J’ai été bien content quand je l’ai vue allongée pour le compte, la vieille carne.
— Et Fleur-de-mousse ?
— Ben, elle a demandé notre acheteur. Comme ça, elle a récupéré le troupeau sans débourser un pèg. Seulement, l’autre, il a pas voulu de nous comme coépoux. Il avait pas confiance en des individus capables de voler leur famille, qu’il disait. Alors elle nous a répudiés. De toute façon, j’avais envie de me tirer.
— Et te voilà.
— Et me voilà ! Bien décidé à régler leur compte à ces pourris d’Uniciens jeteurs de sorts !
— Eh bien, repose-toi. Prends des forces. Qui sait ce que nous réservent les prochains jours ?
— Ne serait-il pas sage, Oddi-èr, de suivre toi-même ce conseil ? suggéra Elna.
La conversation avec Queue-de-bouc avait un peu distrait Oddi de ses scrupules. Ils revinrent l’assaillir quand il eut regagné sa tente. Une question le taraudait depuis que Deux-bigornes avait présenté la démonstration de son engin. Nombre de vies auraient été épargnées si les belligérants ne disposaient pas de la poudre fusante. Autrement dit sans les avancées accomplies par son maître et ami l’alchimiste Agni et ses émules dans la connaissance de la matière. Dissiper l’ignorance ne suffisait donc pas à rendre les hommes plus heureux ? Devait-il aussi douter de ce à quoi il avait voué sa vie, la connaissance ?
— Au moins, faisons en sorte d’alléger le fardeau, soupira-t-il.
L’ennemi s’était affranchi des antiques lois de Gorth – que personne, il est vrai, ne respectait plus depuis longtemps. Mais n’était-ce pas l’occasion de les raviver ?
Il s’installa devant une écritoire, jeta quelques lignes, scella le pli, le tendit à Hundeirin.
— Cette rencontre, quelle qu’en soit l’issue, restera dans la Chronique. Faisons en sorte que notre réputation demeure honorable, que nous soyons vainqueurs ou vaincus. Dans sa missive, Élyhora fait étalage de compassion. Cela la conduira peut-être à accepter un règlement de bataille.
Hundeirin émit un ricanement bref. Elna se contenta d’une moue pour exprimer son scepticisme. Il était d’usage, autrefois, que les chefs de bataille se rencontrent pour fixer les limites de leur engagement. Il était même arrivé que la bataille se résolve au duel de quelques bardaghi, voire au décompte des forces en présence. Mais cela, c’étaient des mœurs anciennes, quand on craignait, en dérogeant aux règles, d’offenser Rétel aux charmes duquel, disait-on, Gorth n’était pas toujours insensible. Elna en fit la remarque.
— Est-ce que cela ne vaut pas la peine d’essayer ? dit Oddi. Si j’ai bien lu le livre des Révélations, le Dieu unique se soucie lui aussi de la justice. Qu’une estafette porte cette missive à la heyree.
Le messager revint dans la nuit. Oddi avait donné l’ordre de le réveiller si nécessaire. Il prit connaissance de la réponse.
— Tu vois, constata-t-il en tendant le pli à Elna, j’avais raison de croire en sa bonne volonté. Elle accepte que nos ambassades respectives négocient le règlement, demain, au mitan du jour. Cela signifie, à tout le moins, qu’un répit nous est accordé. J’irai.
— Pas question, s’insurgea Hundeirin. Si elle vous tendait un piège ?
— De toute façon, ce n’est pas à toi d’en décider, mais à l’Axe-divin, enchaîna Elna.
— Ne suis-je pas chef de bataille ?
— Précisément. La bataille ne sera pas encore engagée, constata Hundeirin.
Il les considéra, soudain atterré à l’idée qu’elles pourraient être mortes dans quelques jours. Elna connaissait trop bien cette expression dans son regard, où se mêlaient le chagrin et la révolte.
— Tu n’es pas responsable de ce qui va arriver, dit-elle de la voix la plus apaisante dont elle était capable. Oui, des hommes, des femmes vont mourir. La faute en revient à Kredfast, qui a propagé des idées extravagantes, à Slegur, qui en a tiré prétexte pour déclencher le cataclysme, à Élyhora, qui les a reprises à son compte. Pas à toi. Tu n’as pas à t’exposer pour te punir d’un crime que tu n’as pas commis. Sa lettre ne dit pas qu’elle viendra négocier elle-même, ni qu’Elstur ou son autre fils conduira l’ambassade. Désigne l’un de tes stratèges.
Et voilà, songea Oddi. Il faut encore qu’elles discutent ma volonté. Quel genre de chef de bataille suis-je, si je ne suis même pas capable de discipliner ces deux-là ?
— Ça va bien, grommela-t-il. Je conduirai l’ambassade en personne. Le Contrefait sera ma voix.
***
Lors, les deux ambassades s’avancent l’une vers l’autre, au pas tranquille des chevaux, veillant à ne manifester ni fébrilité ni faiblesse. Cinq cavaliers de chaque côté. Cinq bardaghi issus des plus grandes maisons, comme en attestent la richesse de leur équipement, les couleurs des étendards plantés dans le dosseret de leur selle et les dessins de la haste héraldique qu’ils brandissent. Sur le heaume du personnage central de l’ambassade unicienne le serpent du Heldmark s’associe au dragon du Solkstrand pour encadrer la Lyre. À son côté chevauche un homme qui se distingue par sa tenue. Pas de casque sur son crâne tondu, ni de mailles sur sa camisole bleue. Pour parler au nom des propagateurs de la Vraie Doctrine, Gæfa a délaissé les attributs militaires qu’il revêtira au jour de la bataille au profit du sarreau des prédicants.
Les cavaliers règlent l’allure des montures de façon à arriver simultanément sur la rive du Breitvegur, le plus large mais aussi le plus profond des bras de la Guddà.
Tandis que l’escorte marque l’arrêt, les deux « voix » avancent l’une vers l’autre.
— Il est encore temps, proclame Gæfa, d’éviter la perte de nombreuses vies. Chaque existence est précieuse aux yeux de l’Unique. Nous nous honorerions de les épargner.
— La vie de chaque homme est précieuse aux yeux de ceux qui l’aiment, les mortels comme les dieux, reconnaît Egg. Et rien ne serait plus agréable à l’Axe-divin que de renoncer à ce combat insensé.
— Dans ce cas, c’est facile. La main de la heyree est toujours tendue. Que la prétendue Sapience abjure ses errements pour embrasser la Vraie Doctrine, qu’elle reconnaisse la suprématie de l’Inspiré, et elle pourra retourner en paix en son palais du Dàstrand, d’où elle proclamera à son tour les enseignements de l’Unique. Ainsi le sang ne sera pas versé, tandis que l’erreur sera balayée des esprits abusés depuis trop d’octennies.
Au-dessus d’eux tourne un vol de corbeaux. Par centaines, les charognards ont suivi les deux armées.
⎯ Je connais une solution encore plus aisée. Que l’autoproclamée heyree dissolve ses armées et retourne en sa ville de Solksborg pour attendre la décision du Conseil des Soixante-quatre, ainsi qu’il est de bon usage.
Seuls les croassements tombés du ciel et le cliquetis des gourmettes secouées par les chevaux troublent le silence
— Puisqu’il en va ainsi, dit enfin Egg, fixons les règles du combat, ainsi que les hommes anciens nous ont appris à le faire.
— Soit, consent Gæfa.
⎯ Pour commencer, la bataille ne débutera pas avant le lever du soleil et s’interrompra lorsque s’éteindront ses derniers rayons.
— Et quand il sera au plus haut, à la huitième heure, le cor sonnera et les combats cesseront pour une heure pleine, afin que l’on porte secours aux blessés.
Ils s’accordent sur ces délais.
— À présent, enchaîne le Contrefait, parlons des blessés.
— Je le veux bien. Il en va d’eux comme de toutes choses : on ne saurait les confondre sous un même terme sans envisager la situation de chacun.
— Alors, disons : ceux qui seront dans l’incapacité de porter plus longtemps une arme, nous ne les achèverons pas à moins que ce soit à leur demande, pour s’épargner des souffrances ou préserver leur réputation.
— Bien. Ferons-nous des prisonniers ?
— Le lâche ne mérite la pitié ni des dieux ni des hommes. Cependant, celui qui, après avoir longuement et vaillamment combattu, constate honnêtement son infériorité et se rend à son adversaire, celui-là mérite qu’on l’épargne. Il se retirera du nombre des combattants et attendra, assis à l’écart du champ de bataille et loin de son camp, que son sort soit fixé par le vainqueur. Si c’est son ennemi qui l’emporte, il ne sera pas attenté à sa vie ni procédé à sa mutilation. Selon le choix qui sera fait, il regagnera son foyer ou sera retenu comme esclave. Si, au contraire, la victoire revient aux siens, il appartiendra à ses chefs d’en décider selon leur loi. Maintenant, qu’en est-il des armes et des chevaux pris à l’ennemi ?
— Ce n’est pas un problème, dit Gæfa. Un cheval appartient aux cuisses qui l’enserrent en dernier. Une épée, au poing qui la manie en dernier. De même les machines sont à ceux qui les servent en dernier. C’est naïveté coupable de croire que les armes prises à l'ennemi se retournent contre ceux qui les manient, et la superstition n’a pas sa place dans une bataille dont l’enjeu est le triomphe de la Vérité !
— Cela me convient, approuve Egg sans réagir à la provocation. Et je dis aussi qu’il ne sera procédé à aucune profanation des bannières arrachées à l’ennemi. À l’issue de l’affrontement, elles seront brûlées avec le respect de mise autour d’un bûcher funéraire. Et, puisqu’il est question de cela, je dis encore que le vainqueur en élèvera autant qu’il convient pour tous les morts, à quelque camp qu’ils appartiennent. Et pendant la crémation, la chair des hommes ne sera mêlée à aucune autre chair, à l’exception de celle des chevaux et des chiens de combat morts à leurs côtés.
Le silence retombe sur les deux plénipotentiaires, à peine troublé par le friselis de l’eau et les ébrouements des montures. Les corbeaux, ayant compris que l’affrontement est différé, ont déserté le ciel.
— Avons-nous tout dit ? s’enquiert Gæfa.
Sur une réponse positive, il déclare :
— Alors, qu’il en soit ainsi et que chacun retourne dans son camp pour porter nos paroles. Et que ces règles soient respectées, au prix de la réputation de qui les enfreindra ! Quand débutera le combat ?
— Demain est le huitième jour du huitième mois. Une bonne date à inscrire dans la Chronique.
— Je n’ai aucune objection à formuler, approuve Gæfa.
Cela laisse une après-midi et toute une nuit pour ranger les troupes en ordre de bataille.
***
À la tombée du jour les troupes se déploient. On dormira sur place. Enfin, ceux qui trouveront le sommeil. Les autres guetteront à l’horizon du Tétra l’extinction des étoiles les plus pâles, annonciatrice de l’aube de ce qui pourrait bien être leur dernier jour. Pour gagner un peu de temps, on a chargé les tubes tonnants. Contre la fraîcheur de la nuit, qui devient vive en cette saison même dans cette région réputée pour la douceur de son climat, on a allumé des feux. À quoi bon se cacher ? De part et d’autre de la plaine on sait à quoi s’en tenir.
Gerd et Alder boivent l’alcool dont l’accorte Margit a rempli leur gourde. Peut-être, ils en ont conscience, pour la dernière fois : demain, la cohorte du Milan fera partie de la première vague d’assaut, celle qui essuiera les tirs de barrage. S’ils ont la chance d’échapper aux salves des traits fusants, à la grêle mortelle que feront pleuvoir les archers ou à la mitraille des barils catapulés au-dessus de leurs têtes, ils iront s’écraser contre les boucliers de ceux d’en face. Sur un terrain aussi plat, aussi ouvert que celui-là, sans le moindre obstacle, la moindre hauteur, le moindre repli, la stratégie est vite arrêtée. Il s’agit d’entrer en contact le plus rapidement possible pour rendre l’artillerie inopérante. Déstabiliser l’ennemi par le choc, trouver une ouverture et ensuite frapper, frapper, frapper encore, jusqu’à faire le vide autour de soi ou tomber soi-même percé de coups.
Alder est convaincu qu’il va mourir depuis que la chiromancienne, après avoir examiné sa paume, a refermé ses doigts et est partie sans rien dire, sans chercher à lui extorquer quelques sèki. Il n’en éprouve aucune fierté. Contrairement à ce que chantent les conteurs, il n’y a aucun mérite à périr sur le champ de bataille. Si celui qui vous tue est plus vaillant que vous, vous n’en tirez que la honte de n’être pas le meilleur ; c’est encore pire si votre adversaire emporte le duel alors qu’il ne vous égale pas. Quant à ceux qui tombent sous un coup qu’ils n’ont pas vu venir, ils n’ont de gloire que la malchance. C’est bien peu pour asseoir une réputation. Non, vraiment, seuls ceux qui survivent sont légitimes à se vanter. Les conteurs sont des menteurs, des hypocrites qui dégoisent leurs fadaises sans y croire eux-mêmes. Ou alors ils sont idiots. De toute façon, la Chronique ne retient pas le nom des hommes de troupe. Gerd, qui vient d’être promu au commandement d’une cohorte, peut-être… Cela reste peu probable : il est d’extraction plébéienne.
Gerd aussi pense qu’il pourrait mourir en ce dernier mois de l’année. Curieusement, cela le laisse indifférent. La peur qu’il a connue lors des premiers engagements, sur le Stor ou la Snakà, lui semble un sentiment étrange, comme si ce n’était pas lui qui l’avait éprouvé. Pourquoi s’inquiéter de l’inéluctable ? Du premier jour où les soldats l’ont requis, il avait ancré en lui la conviction qu’un jour il en arriverait là. Ce qui l’a perverti, ce qui a engendré en lui la frayeur, ce sentiment pitoyable a un nom : l’espoir. Il voulait revenir à Ingelt, se glisser de nouveau entre les cuisses de Myra, entendre rire son enfant. Maintenant il sait ce qu’il en est. Un autre que lui arrache des soupirs à la belle et fauche les moissons de son champ, un autre à qui son fils sourit plus volontiers qu’à lui. C’est comme ça, plus rien ne peut l’atteindre. L’autre laboure la femme et sa terre tandis que lui, il va mourir parce que son nom figurait sur la tablette du recensement de son village. Est-ce le sens à donner à cet adage que répètent les Uniciens : un homme pour un homme ? Dans ce cas, rien à dire. En tout état de cause, l’espoir ne le tourmente plus. Il s’allonge à même le sol, contemple la voûte céleste. Les étoiles ponctuent la noirceur du ciel. Il paraît que les Sachants se disputent sur leur nature. Pour les uns, ce sont des globes de glace. Ils en donnent pour preuve que plus on s’élève, plus le froid s’intensifie, or les étoiles sont bien plus hautes que le plus haut des sommets de ce monde. Les autres au contraire estiment qu’elles sont des boules de feu, comme le soleil, et que seul l’éloignement les empêche de nous dispenser leur chaleur. Gerd s’en moque. Chaudes ou froides, aura-t-il encore l’occasion de les voir ? Un peu au-dessus de l’horizon du Tétra, un astre nouveau est apparu, qui luit d’un éclat intense. La comète brille pour tous, mais Gerd ne peut s’empêcher de prendre ce présage pour lui. Dans son village, on le dit mauvais. Lors, pour ne plus le voir, il ferme les paupières. Il veut se souvenir de la Myra d’avant, de l’adolescente qu’on nommait Fine-alouette de son nom public et qui avait rougi en lui demandant d’être le premier à ouvrir son sillon. Il ne faut guère de temps pour que retentisse son ronflement.
De l’autre côté de l’eau, Hòggni aussi contemple la comète. Chez lui, en Horst, semblable phénomène promet huit années d’abondance, tandis qu’au Refjstrand et au Meldmark on le redoute car il prélude à une grande catastrophe. Il serait étonnant que celle-ci annonce un événement heureux puisque son apparition coïncide avec l’imminence d’un massacre. Néanmoins, Hòggni refuse d’abandonner les croyances de ses ancêtres. S’ils s’étaient trompés, ils auraient bien trouvé un moyen d’en aviser leur descendance. Il sourit. Il sait ce qu’en penserait Kelt. Si les dieux veulent jouer un tour aux mortels, pourquoi s’embêteraient-ils à les en avertir, sinon peut-être pour se moquer des contorsions par lesquelles ils s’efforcent d’échapper à un sort inéluctable ? Et Oddi ajouterait : le malheur frappe aussi bien quand il n’y a pas de comète dans le ciel. Les Uniciens ne l’ont pas attendue pour ouvrir les hostilités, n’est-ce pas ?
Une ombre approche. S’il ne la reconnaissait pas à sa démarche, la chienne boiteuse qui l’accompagne dissiperait le mystère.
— Fille-farouche ? Que viens-tu faire ici ?
Elle ôte sa capuche et ouvre son manteau. Elle porte un casque et une cotte de mailles.
— Je viens où je dois être, répond-elle.
— Ta place n’est-elle pas à l’arrière, auprès d’Eilkin ?
— Qui a dit cela ? Depuis qu’il a atteint le Wahrtsfeld, il m’a autorisée à rester dans son premier cercle par pure mansuétude. Ou pour embêter Baldùr. Je le soupçonne d’être un peu facétieux. Pour autant, ce n’est pas ma place, c’est celle de Kélia.
Hòggni se renfrogne. Baldùr n’est pas le seul que l’intimité de Kélia avec la divinité vivante contrarie. Cependant leurs raisons diffèrent. Hòggni s’inquiète pour la jeune fille. Quand un papillon volette autour d’une flamme, il s’en sort rarement sans dommage.
— En tout cas, cette place n’est pas ici, bougonne-t-il.
Elle émet un gloussement en secouant la tête. Il n’a jamais pu résister à son rire, devenu si rare depuis que la dirse a emmené le Diseur de mots. Cette femme, il l’a aimée. Peut-être l’aime-t-il toujours. Il a cessé de la désirer. Quand bien même il n’aurait pas porté cette hure sur les épaules, Kelt se serait toujours interposé entre eux. Elle est devenue une sœur, un foyer, et lui, l’« oncle » Hòggni. Cela valait mieux pour eux deux. Mais quand il entend ce rire, son cœur se remet à battre comme autrefois et il sent vaciller sa volonté. Elle en a parfaitement conscience.
— Hòggni, mon gentil sanglier, laisse-moi en juger. Tu as été pour moi le compagnon dont j’ai éprouvé la patience au-delà de toutes limites. Tu ne t’es jamais plaint. Ta poitrine fut une cuirasse pour la fille de Kelt à chaque instant de sa vie. À mon tour d’être ton bouclier. N’est-ce pas l’usage parmi les tiens de se battre en famille ?
Le fameux carré horsto : le père, la mère, la fille aînée et le gendre. Auquel il conviendrait d’ajouter le dieu tutélaire du clan. Or, Varka n’honore pas les mêmes dieux que lui. Et ils ne sont pas une famille, au sens où on l’entend en Horst. Mais s’il s’inquiète pour elle qui se tiendra à son côté, il se battra avec d’autant plus de vigueur !
#
Dans sa tente, Élyhora prie. Les larmes inondent ses joues. Elle n’attend pas de l’Unique qu’il lui accorde la victoire – elle lui est acquise, puisque sa cause est juste. Mais qu’elle n’ait pas à la payer du sang de ses garçons !
#
Loin de Niejklasi, la fille de Resnar, dont le nom public est Blanche-main, contemple le visage de son amie Hetta. Les paupières en sont closes. Ses boucles brunes accentuent jettent une ombre sur son front. Son expression est tranquille. Elle ne s’est pas sentie mourir quand le stylet a pénétré à la base de sa nuque.
— Dommage, murmure Sölwi. Nous nous entendions bien et tu avais encore beaucoup de choses à m’apprendre. Mais tu étais les yeux et les oreilles de la Veuve ! Je ne pouvais courir ce risque.
Elle se tourne vers l’officier qui lui a apporté la tête de l’espionne. Il ne le sait pas, mais lui aussi mourra bientôt, car Sölwi tient à annoncer à sa belle-mère que justice a été faite. En attendant, il convient de donner à l’Ulsfeld l’héritier annoncé. Et l’assassin d’Hetta est plutôt bel homme.
#
Pour la huitième fois, Aarnor vérifie les deux boucliers d’Elstur. À lui reviendra l’honneur de garder son flanc gauche. Et ce dans la plus grande bataille jamais consignée dans la Chronique. Si, après cela, il ne devient pas connétable avant longtemps ! Voire hartl. Élyhora aura besoin d’hommes jeunes et fougueux pour diriger les nouveaux territoires placés sous l’empire de la Lyre.
#
Toi qui m’as distingué entre tous les hommes pour que je devienne ta voix parmi eux, parle et j’obéirai.
Cet exergue du premier livre des Révélations, Gæfa le connaît par cœur. Kredfast l’a écrit. Pour que je devienne ta voix… Il l’a écrit avant que sa parole devienne embarrassée. Est-ce qu’un dieu peut s’exprimer avec la diction lente, qui bute sur certaines sonorités, dont l’Inspiré est désomais affligé ? Il pose le livre. Il en connaît chaque phrase. Et il répète à haute voix :
— Parle et je t’obéirai.
#
Kélia écoute dans la nuit la respiration d’Eilkin. Son rythme est celui de la synglà. Le souffle du Monde. Il n’est pas de son qu’elle aime davantage. Avant cette nuit où elle a accueilli Eilkin en elle, ce qu’elle préférait, c’était la chanson mystérieuse qui berçait ses rêves.
Il lui vient l’idée que les deux se confondent.
#
Pour se tenir chaud, Elstur a couché deux femmes sous sa couverture de fourrure. Avant de les rejoindre, il a mangé un porcelet entier et bu du vin de Rhima. Son corps à présent se repose. Il se sait indestructible.
#
Pour la seizième fois, Hòggni caresse la lame de son sabre avec la pierre à aiguiser, jusqu’à obtenir la note qu’il attend quand il lui fait fendre l’air. Car c’est à l’oreille, et non du gras de son pouce, qu’il en éprouve le fil. Dans une ultime tentative, il dit à Varka :
— Je serais tout de même plus tranquille de te savoir à l’arrière.
Mais elle :
— Nous avons déjà eu cette discussion. Je serai ton bouclier.