O sistr enarf og sistra sistr enarf
Springa ettaerg knappur
Le chant est proche à présent. L’image de Kélia se reflète dans les yeux changeants de ses sœurs.
Ses sœurs ? C’est du moins ce qu’affirme leur chant.
Smàrsisti o sisti enarf og sistra sist’enarf
Dans la clairière, autour de la pierre, les dirseï esquissent une ronde immobile.
Synga
Sur la pierre un homme est allongé. Son sang sourd d’une blessure cachée, suit le dessin complexe des gravures, ruisselle sur les flancs de la stèle pour la purifier. Kelt ?
Et voici que le blessé revêt les traits d’Eilkin. Dans les rigoles le sang a perdu sa couleur. Il est devenu la sève qui s’écoule pour alimenter les grands arbres au tronc violet. Elle s’allonge près de lui. Contre son dos, elle sent le contact de la pierre, tiède comme une chair vivante.
Soudain tout remue autour d’elle. Un objet tombe avec fracas. Le bruit la réveille. Par réflexe sa main se ferme sur la poignée du glaive. Elle veut se lever. Eilkin la retient par le poignet.
⎯ Que se passe-t-il ?
Le sol frémit comme dans son rêve.
⎯ Rendors-toi, bien-aimée. Tout sera bientôt terminé.
⎯ Que s’est-il passé ? répète-t-elle. Pourquoi le sol tremble-t-il ?
⎯ La pierre. Elle a bougé.
La dalle gravée. Les femmes blanches. Sa vision, le songe lui reviennent à l’esprit.
⎯ Qu’est-ce que cela signifie ?
⎯ Un monde va mourir, un monde va naître. Il n’y a là rien que de naturel.
⎯ Veux-tu dire que nous allons perdre cette bataille ?
⎯ Je ferai tout pour l’empêcher. Mais que nous la perdions ou que nous la gagnions, cela ne changera rien au fait. Un monde va mourir, un autre va naître, parce que le temps est venu.
Il la rapproche de lui, respire ses cheveux.
⎯ Il y a de la tristesse dans ta voix, constate-t-elle. Pourquoi ?
⎯ Parce que je sais par où passe réellement l’axe du Monde, souffle-t-il. Le point d’équilibre.
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Les hommes se sont levés bien avant la sonnerie du cor, les muscles encore noués de la fatigue de la veille. Ils serrent les rangs pour tuiler les boucliers. En mode statique, l’exercice est simple. Il leur sera difficile de conserver cet ordonnancement régulier quand ils marcheront les uns contre les autres, à cause des morts de la veille qu’il faudra enjamber. On a repoussé sans cesse la corvée de les ramasser. Finalement, la nuit les a effacés. À présent que l’aube permet à nouveau de les distinguer des amas de galets, on le regrette. Ne vont-ils pas faire grief à leurs compagnons de les avoir abandonnés aux becs avides des oiseaux de Gorth ? Parmi eux, Alder a commencé à pourrir. Jamais plus il ne lèvera sa coupe, n’assommera ses compagnons avec ses plaisanteries éculées, ne leur empruntera quelques pègi pour aller passer la nuit avec Margit. Gerd l’a vu tomber puis, emporté par le mouvement, il l’a laissé en arrière. Hier soir, la fatigue l’a dissuadé de partir à la recherche de son cadavre. Il le regrette ce matin.
Tout autour, des hommes remuent les lèvres, en silence. Ils prient. Quel dieu ? Celui de la Lyre, sous l’emblème et pour le triomphe duquel ils se préparent à exposer leur vie ? Gerd ne parierait pas sa solde là-dessus. Plus d’un, il en est persuadé, profite d’une prière muette pour renouer avec Gangyr, dont le culte était si répandu au Solkstrand. Ou pour se tourner vers Örl, le dieu de la Chance que, par habitude, on continue à invoquer en lançant les dés, au risque d’être dénoncé par un Bleu en maraude. Un qu’on ne prie pas, en revanche, c’est Gorth. Le dieu de la Guerre est sourd aux supplications des combattants. Il ne demande qu’à s’en repaître, et sa panse est immense, son appétit insatiable.
Gerd ne sait pas trop à qui se recommander. Finalement, il choisit celle qui fut la familière de son enfance, Màari. Et puis, à tout hasard, il salue l’esprit d’Alder. Ce gamin n’avait rien d’un dieu, loin de là, c’était à peine un homme. Mais ça ne peut pas nuire. Une rude journée s’annonce. Il ne manquerait plus qu’un esprit revanchard attire l’attention de la mort sur lui.
Le ciel blanchit. On commence à voir l’ennemi. Quelque chose a changé. Les cavaliers. On devrait distinguer les silhouettes des bardaghi derrière les piétons. Même avec si peu de jour. Ces salauds de Coalisés ont profité de l’obscurité pour redéployer leur dispositif.
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Eilkin a médité toute la nuit. Il a fait le vide en lui. Quand il a senti vibrer la pierre des hommes anciens dans les profondeurs de la terre, il a ouvert son enveloppe charnelle aux dieux, selon l’enseignement reçu dans l’octavium. Mais les dieux ont négligé de le visiter, comme toujours. Qu’en est-il de ses prédécesseurs ? Herd lui a confié un jour que le Dàstrand avait commencé à s’étioler depuis plusieurs générations. Fallait-il en conclure que les dieux s’étaient éloignés des épigones de Fyrstur ? Que, depuis ce temps, la Dàsten n’accueillait plus que des imposteurs, dont le rôle était moins d’assurer l’harmonie du Monde que le maintien d’un ordre qui n’avait d’autre légitimité que son ancienneté ?
Il est trop tard pour se poser de telles questions. En suivant les routes de l’exil, il a apporté sa réponse.
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Kredfast a passé la nuit en prière. Il a attendu de l’Unique l’ultime révélation, l’annonce de Son triomphe. Mais l’Ineffable s’est tu. L’Inspiré n’en conçoit aucune alarme. La victoire est acquise. En gardant le silence, le dieu n’a d’autre intention qu’éprouver sa foi. Bien inutilement : il ne laissera pas le doute souiller ses pensées !
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Un peu avant le lever du jour, un stratège pénètre dans la tente d’Eilkin. Une hemsendee l’accompagne. L’Axe-divin est déjà debout. La desservante se prosterne, après avoir jeté un regard noir sur Kélia. Pas plus que Baldùr, elle n’accepte la situation. L’Absolu n’est-il pas censé se suffire à lui-même ? Bien sûr, elle tait son indignation. Elle ne saurait remettre en question la volonté de la Suprême Souveraineté. Si faute il y a, la coupable ne peut être que cette femelle.
Oddi a fait livrer à Eilkin un heaume, une cuirasse et des jambières. Il les néglige. Il n’emporte le glaive de Kélia que parce qu’elle a insisté. Et aussi parce qu’il a dans l’idée de ne pas tomber vivant entre les mains de l’ennemi.
Le stridherr l’attend devant la tente. Il est à pied. Derrière lui, un cheval immaculé piaffe et s’ébroue. Deux palefreniers sont nécessaires pour le tenir. Eilkin s’approche de l’animal, pose la main sur son chanfrein. Il tressaille. L’espace d’un éclair, le regard de la monture n’a plus été celui d’une bête, mais celui d’un être humain.
Humain ? Voire ! Un nom s’est imposé à lui : Hrys, la divinité dont l’idéogramme orne les linteaux des écuries.
Il frissonne. L’air est très frais. Il fait encore très sombre.
En dehors du chef de bataille, l’escorte se compose de quelques officiers et, bien sûr, de ces deux jeunes filles qui ne quittent jamais le stridherr.
— Le jour se lèvera bientôt, annonce Oddi.
Refusant l’aide qu’un officier, maladroit, lui propose, Eilkin enfourche sa monture. Il se dresse sur ses étriers. L’étendue du champ de bataille se devine aux feux qu’on a laissés allumés pour les besoins des archers et des artificiers. Eilkin baisse les paupières. Kélia doit avoir rejoint son observatoire à présent.
Elle y est. Il perçoit de nouveau les feux, sans avoir à ouvrir les yeux. Son corps se dilate. Ces foyers, il ne se contente pas de les percevoir, de sentir leur fumée, d’approuver leur chaleur. Il est présent dans chacun d’eux. Il est Lóg, et sa lumière se répand de proche en proche, et son ardeur pénètre le fer des lances dressées, la pointe des flèche dans les carquois, et alors il est Vorpn, la forme guerrière de Yorn, qui se matérialise dans l’acier froid des armes. Puis le temps se déploie et il voit tous ces hommes encore immobiles comme s’ils étaient déjà aux prises. Et voici que ses lèvres s’ouvrent et qu’il prédit la victoire.
— Elle est inévitable, s’écrie-t-il, car elle s’inscrit au cœur du temps.
Oddi sursaute, jette un regard effaré à Eilkin qui, de toute évidence, est en proie à une exaltation anormale. Bien sûr, la normalité ne concerne pas l’Axe-divin. Mais Oddi a tendance à se méfier des substances que les hemsendi manipulent en secret. Et un champ de bataille n’est pas le meilleur endroit pour perdre le sens commun.
— Le temps qui régit ce monde est une illusion, enchaîne la Suprême Sapience. Tout ce qui sera a été de toute éternité.
— Le destin ! grince Oddi.
Il aime en Eilkin le jeune homme à peine sorti de l’adolescence, dont la vulnérabilité transparaît parfois malgré la vénération dont l’entourent les hemsendi. Le visage d’inspiré vaticinateur qu’il lui présente maintenant non seulement ne le convainc pas mais le rebute, comme le jeu d’un mauvais comédien qui ânonnerait un texte mal maîtrisé, capable d’aligner sans broncher deux phrases qui se contredisent. Les autres témoins de la transe ne partagent pas sa défiance. Les hemsendi s’indignent. Comment ose-t-il apostropher l’Axe-divin sur ce ton ? Les officiers ont envie de croire la Suprême Sapience, puisqu’elle leur promet la victoire. Eilkin, lui, le considère avec un sourire amusé.
— Tu emploies un mot dont tu ignores le sens. Je scrute le champ de bataille avec les yeux de Gorth l’insatiable, et je vois une foule de guerriers privés de vie, tant dans les rangs de l’ennemi que dans les nôtres. Des nuages de corbeaux laissent tomber sur eux une grêle de becs avides. Peu importe le courage, le talent qu’ils déploieront. Ces hommes-là sont déjà morts. Pour ce qui est de l’ennemi, je distingue les traits et je sais quels de leurs chefs mordront la poussière. Ceux qui lèvent l’étendard de l’Unique, leur sort est scellé. Les sabres de nos guerriers ne sont que des instruments au service d’Othar le mystérieux. Mais dans nos rangs, les visages sont flous et je ne distingue pas leurs traits, car le dieu terrible qui préside aux combats n’est pas le seul invoqué, et d’autres disputent aux oiseaux noirs la chair de leurs fidèles. D’un mot prononcé de ses lèvres roses par Sigga, déesse de l’Amour, d’une larme tombée de la paupière noyée par le chagrin de Samil, déesse de la Concorde, ou d’une chiquenaude donnée par Örl, dieu du Hasard, un coup est détourné, une destinée changée. Et ils sont des milliers à disputer ainsi à Gorth sa ration de cadavres !
Puis il se tait. Car, dans la transe que lui ont enfin accordée les dieux, il a vu bien d’autres choses, qu’il préfère taire au commun des mortels.
Quand le soleil point au Tétra, il dénude le glaive et le lève au-dessus de sa tête, de sorte que la première lueur, si faible soit-elle, lui arrache un reflet bleuté.
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Eilkin lui a dit : retourne en haut de l’utaki ; sois mes yeux et mes oreilles, encore une fois. Une dernière fois. Alors, Kélia est montée sur la branche. Elle a vu s’éloigner l’être qu’elle aime le plus au monde sur son cheval endeuillé. Parvenue sur son observatoire, elle attend qu’il pénètre en elle, comme il l’a fait la veille, qu’il prenne possession d’elle. Elle sait ce qui l’attend. Elle a peur de ce qu’elle verra.
Le ciel devient de plus en plus sombre, comme si le soleil se refusait à éclairer la plaine où les hommes commencent à s’entretuer. Sombre au point que les combattants lui apparaissent comme des masses indistinctes qui fluctuent en houles enchevêtrées.
Elle perd son amant de vue. Peut-être aurait-elle eu un meilleur point de vue si elle avait grimpé sur l’autre arbre ?
Son amant…
C’est la première fois qu’elle songe ainsi à lui. Parce qu’il se met en danger, l’Axe-divin n’est plus à ses yeux l’Absolu, le garant de l’équilibre, mais simplement la personne qu’elle aime.
Est-ce une pensée autorisée ? De nouveau, elle est tentée par la culpabilité. Avant de se dire que c’est sans doute cette communion des corps qu’ils avaient connue qui permet à Eilkin de voir par ses yeux, d’entendre par ses oreilles.
Elle ne lui pardonne pas d’avoir fait d’elle, sans lui demander son consentement, son véhicule. Son instrument. Pourtant, elle ne conçoit pas de vivre à la manière d’autrefois, dans son absence. Sans le son de sa voix. Sans la chaleur de ses caresses. Les autres corps lui paraîtront toujours fades. Incomplets. Elle comprend enfin sa mère. Kelt n’était qu’un homme, mais son don l’avait élevé au-dessus de la condition des autres mortels. Varka ne s’était jamais remise de la séparation. Au sein de la foule la plus compacte comme dans le cercle étroit des siens, elle était condamnée à la solitude. Ni le dévouement de Hòggni ni l’affection de sa fille n’y pouvaient rien changer.
Et, comme la veille, ses sens se dilatent. Elle embrasse la totalité du champ de bataille. Elle perçoit les mouvements des cohortes. Elle chevauche mille montures, dresse mille sabres, sonne mille cors. Elle coule dans la rivière et vente dans la nuée. Et elle se déverse dans l’esprit de la Suprême Sapience.
Mais la sensation qu’elle éprouve n’est pas semblable à celle de la veille. Elle est bien entrée en conjonction avec Eilkin, mais elle n’a pas abdiqué son propre esprit. Elle est sur le champ de bataille et, en même temps, sur la branche de l’utaki. Mieux, tandis que, grâce à elle, il a une vision totale du terrain, elle voit par ses yeux à lui, entend par ses oreilles à lui. Elle perçoit les périls qui le guettent. Confusément, elle soupçonne que tous ne viennent pas des ennemis engagés dans la plaine, sans pouvoir en préciser la nature. Dans sa détresse elle crie :
O sistr enarf og sistra sistr enarf
Halpadrem medsamo !
Ses lèvres se sont mues et les mots lui sont venus naturellement.
Ô mes sœurs et les sœurs de mes sœurs
Aidez-le !
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Phalange contre phalange. Cohorte contre cohorte. Et bientôt poitrine contre poitrine. Comme la veille, cette bataille n’est qu’une brouillonne empoignade. Avec cette circonstance aggravante qu’on n’y voit pas à dix pas. Les nuages ont beau déverser des trombes d’eau sur Niejklasi, ils s’épaississent à vue d’œil.
La veille, les Uniciens ont pris sur leur adversaire un ascendant qu’ils entendent exploiter. Et, de fait, les premiers engagements tournent à leur avantage. Puis une rumeur parvient aux oreilles des combattants incrédules. Elle enfle, acquiert de la crédibilité à mesure qu’elle se répand, et ceux qui l’ont propagée sont confortés par le fait qu’on la leur répète. L’Axe-divin ! L’Axe-divin en personne a rejoint le champ de bataille.
Chacun veut le voir. Chacun croit le voir dans un cavalier qui passe dans un nimbe de pluie. D’aucuns jurent l’avoir aperçu survolant la plaine sanglante, suspendu entre ciel et terre. Illusions, sans doute. Quoi qu’il en soit, un souffle nouveau pousse les soldats contre l’ennemi.
Et puis, il y a les autres, ceux qui le voient vraiment. Il ne porte ni heaume ni cuirasse. Il monte un cheval dont la robe est immaculée. Comme il paraît juvénile. Pourtant il émane de lui une telle énergie qu’à son passage la fatigue s’évanouit, les blessés se relèvent.
À son côté chevauche un gros homme flanqué de deux guerrières.
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Partout où se porte l’Axe-divin l’ennemi est déconfit. Il lui suffit d’apparaître pour provoquer la débandade. Les officiers ont beau sonner le rappel, rien n’y fait. D’ailleurs eux-mêmes sont saisis de panique. Car au-dessus de sa tête de grands éclairs blancs se tordent tels des serpents livides empêtrés dans leur mue. Ce n’est pourtant pas la saison des orages.
Quand on rapporte à Gæfa l’effet produit par l’irruption d’Eilkin, la colère le saisit, lui, le calme, le réfléchi. Alors quoi ? Est-ce donc là toute la ferveur qui soutient la Lyre ? Un godelureau sur un cheval, un ciel d’orage, et tout se délite ? Il rassemble autour de lui une trentaine de prédicants-combattants et fonce dans la direction qu’on lui a indiquée.
Jusqu’à présent, Eilkin n’a pas eu à tirer le fer. Mais quand, dans la charge de cavaliers qui se fraye un chemin vers lui, il aperçoit les étendards des prédicants-combattants, il comprend que le moment est venu pour lui de se comporter en guerrier. Le glaive forgé avec l’acier des Preux est léger dans sa main. La lame frémit, impatiente de se tremper dans le sang. À son tour, Eilkin frissonne. Levant les yeux vers le ciel, il distingue, dans le roulement de la nue, des formes incertaines. Il prend position sur Ejkvidir, le plus central des bancs de galets. Depuis l’autre rive, Gæfa l’a aperçu. Il pousse son cheval au galop dans le bras d’eau. Il tient les rênes entre ses dents afin d’utiliser son arc. La flèche part. Un geste d’Eilkin : le glaive la détourne. Elle passe en sifflant près de sa tête. Les prédicants décochent à leur tour leurs traits. Or ceux-ci infléchissent leur course avant d’atteindre leur cible. En elle, les flèches ont reconnu Vorpn, la forme guerrière de Yorn.
Gæfa ne s’y trompe pas. Eilkin a employé quelque sortilège pour neutraliser les traits. Il saisit la poignée de son sabre en invoquant l’Unique, afin qu’Il déjoue la magie de l’impie. Comme il atteint la rive, une guerrière s’interpose. Las, le cheval d’Hundeirin glisse sur les galets mouillés. Le sabre de Gæfa retombe.
— Au nom du Sans-pareil, hurle-t-il.
Ce seront ses dernières paroles. La lame de son sabre se brise sur le glaive tendu par l’Axe-divin. Emporté par son élan, Gæfa vient s’y empaler. Sa cuirasse se fend. Ses côtes se brisent. L’acier déchire la chair, perfore les poumons, disloque les vertèbres. La pointe ressort dans le dos. Eilkin tire un coup sec pour dégager le glaive.
Les Bleus ont vu tomber leur guide. Ils appellent sur l’ennemi la colère de l’Unique, à laquelle ils jurent encore une fois de prêter leurs bras. Mais ils sont assaillis de toutes parts. Oddi lui-même participe à la lutte, et la douce Elna n’est pas moins furieuse. À elle revient la charge de protéger Oddi, maintenant que Hundeirin a été mise hors de combat.
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Un cor sonne la trêve méridienne. Pour la déterminer, on a eu recours à la clepsydre. Impossible de se fier au soleil. La pluie redouble. Il s’y mêle à présent des flocons. Sur l’aile gauche, Deux-bigornes fait recharger les tubes tonnants de sa batterie.
— C’est la trêve, lui fait remarquer un artificier. Ne vaudrait-il pas mieux en attendre la fin ?
— Qu’est-ce que tu dégoises ? Avec ce tonnerre, je n’ai pas entendu le cor.
***
— Elstur, menstrues de srige, à moi !
C’est la voix d’Egg qui porte le défi lancé par Vradh. Il n’est pas sûr qu’Elstur l’ait entendu : entre le tumulte du ciel et le vacarme du sol, toute parole se dilue. Mais il a aperçu le heaume surmonté du dragon. Il sourit derrière son couvre-face grimaçant. Quoi de mieux pour asseoir sa réputation qu’un duel de chefs, à l’ancienne ?
Ils se ruent l’un sur l’autre. Elstur brandit un épieu, Vradh a retrouvé son arme favorite, la masse avec laquelle il broie les os sous les broignes, enfonce les casques et les cuirasses du meilleur acier. Le porte-bouclier du connétable détourne la pointe de l’épieu, la masse d’armes ne rencontre que le vide : Elstur l’a esquivée. Aarnor, pare-flanc du hartl, en profite pour tenter de porter une estocade au Muet. La masse s’abat sur son bras, qu’elle brise.
Poitrail contre poitrail, les chevaux cherchent à se mordre, tandis que leurs cavaliers sont aux prises. Elstur manie à présent une courte haste à double faux qu’il fait tournoyer au-dessus de sa tête. De part et d’autre, les bardaghi de l’escorte se gardent d’interférer dans ce combat de preux. Ils se retournent contre les porte-boucliers. Aarnor est le premier à succomber. Egg le Contrefait résiste davantage, grâce à ses talents de cavalier. Sa monture virevolte, se dérobe, cabriole. Impossible d’atteindre l’homme qui, depuis sa selle, distribue les coups de sabre. Jusqu’à ce qu’une flèche lui traverse la gorge. Le procédé n’est pas glorieux, mais cette bataille donne lieu à bien d’autres vilenies. Le coupable est repéré. Les compagnons du Contrefait l’ont bientôt vengé. Mais Egg ne le saura jamais : la pointe a tranché la carotide.
Autour du hartl et du connétable, le cercle s’est élargi. Pas question d’user contre eux d’un coup aussi déloyal. Le vainqueur ne le pardonnerait pas. Elstur a l’avantage. Pour efficace qu’elle soit, la masse de Vradh est trop courte et lui sert surtout à parer. Soudain, le Muet trouve la brèche, se penche, frappe. Le coup fait sauter la lyre du cimier de son adversaire. Il ne peut pousser son avantage. Son cheval trébuche. Privé de l’appui de son pied droit, trop déséquilibré pour se rétablir, Vradh tombe à terre.
Il est temps de retrouver la grande tradition des bardaghi. Elstur quitte lui aussi sa selle, jette ses faux et saisit son sabre. Le geste ne manque pas de panache, car il ignore que la blessure reçue la veille par son adversaire l’empêche de tenir debout. Il se débarrasse de son heaume cabossé. Le sang inonde son visage, coulant en abondance de son cuir chevelu entaillé. Vradh se redresse sur les genoux. Lui aussi tire son sabre. Sa blessure le met à la merci de son adversaire ; au moins ne se laissera-t-il pas saigner comme une ovlaine. Il lève sa lame, qu’Elstur balaye de la sienne, avant d’en frapper le connétable à la base du cou. Le sang jaillit en jets spasmodiques de l’artère tranchée. Elstur lève son sabre à deux mains, pour parachever son œuvre. Ce faisant il découvre son ventre. Erreur fatale. Le Muet n’a plus qu’un pied, mais il conserve l’usage de ses deux mains. Il lui reste encore assez de vigueur pour lui permettre de porter un dernier coup avec la dague qu’il tient dans la gauche.
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Dégager un couloir pour permettre aux cavaliers d’effectuer une percée, comme le lui demande le bardagh, voilà un ordre que Deux-bigornes apprécie. Alors il commande de garnir les tubes à double charge. Un des servants objecte que les combattants aux prises dans leur axe appartiennent aux deux camps. Qu’importe ? Où étaient-ils quand les siens crevaient à Brengult ? Si la destinée des Enfants des étoiles est de disparaître, pourquoi se soucierait-il d’une bande de thungi ? On dit de cette bataille que c’est la dernière. Il voudrait que cela soit vrai, que l’humanité entière disparaisse, engloutie par sa folie. Le tiède paiera sa désobéissance de sa vie. Deux-bigornes saisit un boutefeu et l’embroche. Il charge lui-même le tube tonnant. Le coup part. Vite ! Une nouvelle charge ! Effrayés par son geste, les artificiers se sont dispersés. Les lâches ! Mais il n’a pas besoin d’eux. Il est le plus rapide. Il n’y a plus d’eau pour refroidir le tube. On s’en passera. La pluie est bien suffisante ! Pour aller plus vite, il néglige de passer l’écouvillon. Une deuxième salve ! Devant la pièce, le vide se creuse. Les bardaghi impatients se précipitent trop tôt. Tant pis pour eux. Deux-bigornes aime le travail bien fait. Il marmonne une prière à la seule divinité qu’il honore encore : Fèr-aux-cent-crocs. Il verse la poudre dans la cuiller, introduit celle-ci dans la bouche. C’est au moment où il tasse la mitraille avec le refouloir que se produit la déflagration.
Deux-bigornes a été jeté à terre. Le tumulte de la bataille ne lui parvient plus que sous la forme d’une rumeur indistincte, couverte par un sifflement aigu. Il regarde son bras, hébété, comme si le membre lui était devenu étranger, simplement parce qu’il n’y a plus de main au bout. La nausée le submerge. Il vomit un long flot de bile. Alors seulement, tandis qu’il s’essuie les lèvres avec la seule main qu’il lui reste, la douleur commence à pulser. Il réalise que la blessure saigne abondamment. Il avise le brasero. Il sait ce qu’il doit faire. Il a vu plus d’une fois des thérapeutes cautériser des plaies. Il tremble en approchant des braises son membre sectionné. Mais c’est cela ou la mort lente, la gangrène qui se propage, dans le bras d’abord, puis qui remonte vers l’épaule, la chair qui noircit, devient une plaie crépitante. Souffrir une bonne fois ou endurer une agonie atroce ? Il avance le moignon. Une odeur de viande grillée. Puis la brûlure qui monte le long du bras. Il se raidit. Il faut laisser aux chairs le temps de se rétracter pour que cesse l’hémorragie. Le monde autour de lui devient obscur.
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Dans les nuages qui roulent, Kélia distingue des formes monstrueuses. Sur certaines, elle sait mettre un nom : Swartik, Sýnklærnar, Vísindramadur… Mais la plupart sont des masses brutales, des forces informes. Ce n’est pas ainsi qu’on se représente les dieux et pourtant, comment qualifier ces entités aux contours indéfinis qui se fondent les unes dans les autres en s’affrontant ? Sur les hommes qui tout en bas se déchaînent il pleut du sang. Elle vacille.
Petite sœur, sœur de mes sœurs
Écoute notre chant
Elle se rétablit. À défaut de trouver un sens à la mêlée monstrueuse, elle établit un lien entre ce qui se passe en haut et ce qui se déroule en bas. Il n’est plus question d’ordre de bataille ni de manœuvre. Tout se résout en une mortelle empoignade, un entremêlement furieux. Des cohues avancent, reculent, se dissolvent.
Non, l’impression est trompeuse. Ce qu’elle voit dans la nuée n’est pas le reflet du combat qui se déroule au sol, mais son aboutissement, sa conséquence. Les dieux, tels qu’ils lui apparaissent – car il s’agit bien des dieux, n’est-ce pas ? –, ces forces primaires, indéfinies, ne sont pas un principe d’ordre, mais un facteur de dispersion. L’avenir du Monde, c’est l’informe, la dissociation, le tiède chaos.
Petite sœur, sœur de mes sœurs
Notre chant est la clé
Mêleras-tu ta voix à la nôtre ?
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Or la fortune du combat tourne contre eux. Une charge de la cavalerie plébéienne sur leur gauche, une avancée des Uniciens sur leur droite, et voici les carrés horsti pris en tenaille, isolés. Ils cèdent du terrain sous la poussée d’une cohorte arborant sous la Lyre la tête du géant Hemrod : l’emblème du Skegmark. Ils prennent position sur un îlot tout juste assez étendu pour les contenir.
Les Horsti forment un cercle pour se défendre dans toutes les directions. Un cercle dont la circonférence se rétrécit à mesure qu’ils tombent.
Autour de Hòggni les cadavres s’amoncellent. Il s’en fait un rempart. De tous les côtés l’ennemi l’assaille. Aucun de leurs coups ne porte : Varka danse. Elle lève haut le bouclier où leurs lames s’ébrèchent, où leurs dards s’émoussent. Dans ses pas Ulfdòttir se multiplie. Elle a le courage du chien et la force du loup. Ses crocs déchirent les jarrets, égorgent ceux qui tombent.
L’un après l’autre les compagnons de Hòggni succombent, les féroces mercenaires horsti et leurs fières compagnes qui, pour recevoir le dernier coup, dénudent leur poitrine. Ils ont beau repousser les assauts, il vient toujours d’autres adversaires. Pourtant, sur leur droite, on entend des trompes amies. Les Coalisés regagnent le terrain concédé durant la charge. Mais leur approche est trop lente.
— Adieu, Fille-farouche, ce fut un privilège de t’avoir connue.
Varka ne répond pas, tout entière absorbée par sa danse. D’ailleurs elle, elle ne se résigne pas plus que la chienne qui, le pelage empoissé par le sang, continue à mordre tout ce qui passe à portée de crocs.
Soudain, un renfort inattendu, surgi de nulle part, passe en trombe, bouscule les agresseurs. Un cavalier sans casque ni cuirasse, enveloppé dans une cape de lumière. Il ne porte aucun emblème. Nul étendard n’orne la selle de sa monture. Et la bête est d’une taille monstrueuse. Devant cet ouragan, les Uniciens se débandent.
Quand les renforts, profitant de la brèche que le cavalier a creusée, font la jonction, il a disparu.
Varka dépose le bouclier. La fatigue s’abat sur elle. Elle ne la sentait pas quand elle dansait pour sauver leurs vies. Elle tremble. Elle sanglote.
— C’était… c’était…
Sa gorge se noue, les paroles se perdent.
— C’était lui. Kelt.
Hòggni part d’un rire franc.
— Dis plutôt Solk ! Kelt n’a jamais su tenir une arme. Il ne croyait pas en leur puissance. Il leur préférait les mots. Et celui-là, à défaut d’être bavard, m’a paru un rude manieur de sabre !
Il a raison, bien sûr. Mais si Kelt est revenu d’Urskogar pour se porter à leur secours, tout est possible.
— En tout cas, nous lui devons la vie. J’espère qu’un jour je pourrai le remercier comme il convient.
Hòggni s’assoit contre elle, sur le lit de galets.
— Bien sûr, dit-il. Bien sûr, tu le reverras.
On ne peut pas gagner sur tous les fronts. Au moins, il est vivant et c’est bien grâce à elle.
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Il a fallu beaucoup de courage à ceux qui ont porté la mauvaise nouvelle à Élyhora. Jamais la Veuve n’a autant mérité son surnom. La peau de son visage est livide, et sa chevelure, depuis quelque temps parcourue de filets argentés, a blanchi d’un coup. Elle contemple le corps de son fils, sourde aux consolations maladroites de ceux qui vantent ses derniers exploits.
— Pourquoi Gæfa n’est-il pas encore là ?
Elle l’a fait demander sitôt qu’on lui a annoncé la mort d’Elstur, avant même qu’on lui ait rapporté son corps.
Les officiers baissent la tête. Les cors et les trompes ont transmis l’appel. Mais dans cette confusion que personne ne démêle plus, qui sait où il s’est perdu ? Et personne n’ose formuler à haute voix ce que chacun soupçonne.
Ce que la heyree n’ose pas s’avouer.
— Mon cheval ! hurle-t-elle. J’irai le chercher moi-même.
Il n’y aura donc plus personne pour présider au combat ? Décidément, cette bataille ne ressemble à aucune autre. Pourtant, nul ne cherche à la dissuader.
La bête attend, toute sellée, à quelques toises de là. À vrai dire, l’officier qui a donné l’ordre de la tenir prête songeait plutôt à un départ précipité.
Avant d’enfourcher sa monture, Élyhora se tourne vers Kredfast.
— La bénédiction de l’Unique…, commence-t-il.
— Priez votre dieu que je retrouve mon fils vivant, crache-t-elle. Sinon, vous partagerez son bûcher !