Et c’est justement ce système, sorte d’« univers suprématiste » que Malevitch bâtit tout au long de sa vie. Le cycle paysan de Malevitch repose sur la tradition de l’icône russe, mais il y a entre ces phénomènes une profonde distinction. Le peintre d’icônes ne peint pas de visage mais l’image, une représentation illuminée, l’essence de la face humaine, une représentation du visage qui, pour ainsi dire, le transcende. La liberté ontologique, propre à l’homme, lui a conservé dans l’icône et l’image et l’individualité. Il y a chez Malevitch trop peu de visage pour créer une image et trop d’image pour obtenir un visage. Dans le monde rigoureusement déterminé qu’il a créé il ne peut y avoir de chute mais il n’y a pas non plus la libre volonté sans laquelle il ne saurait y avoir d’individualité. La perfection, organisée sans tenir compte des catégories de la liberté, s’expie. Comme Jacob dans l’Ancien Testament, Malevitch lutte contre Dieu, mais Dieu triomphe de lui. Sa correction aux journées de la Genèse n’est pas réussie. Malevitch l’avait-il senti ? Non seulement il l’avait senti, mais sa création avait évolué. Des éléments de la symbolique chrétienne, surtout la représentation de la croix, apparaissent et se développent dans ses toiles à partir des années 1920, et de plus en plus au déclin de sa vie. Il continue de peindre des paysans à visage blanc, opérant parfois sur eux les rites du baptême, posant des croix sur leur front, les mains, les pieds, comme cela se fait lors de ce sacrement. La qualité particulière des toiles de la dernière période de Malevitch — l’art non-objectif fondu dans l’art figuratif — a donné le coup d’envoi à de nombreuses recherches.

 

 

Le « Timbre » national de la couleur

 

L’avant-garde russe des années 1920-1930 a donné naissance à plusieurs grandes écoles d’art dont les disciples se fondaient dans leur création sur des principes uniques élaborés par le chef de file. Nous avons déjà pris connaissance de deux d’entre elles, celles de Malevitch et de Matiouchine. D’autres furent créées par Petrov-Vodkine et Filonov.

L’œuvre de Kouzma Petrov-Vodkine et de ses continuateurs constitue l’un des sommets de l’art soviétique des années 1920-1930.

Comme c’est souvent le cas, les créateurs de nouveaux systèmes artistiques sont intolérants à l’égard des autres novateurs. Malevitch était constamment en conflit avec Tatline, Filonov les reniait tous, et tous ensemble rejetaient Petrov-Vodkine.

Si l’on jette un regard rétrospectif, on voit que tous ces maîtres allaient dans le même sens, bien que par des voies diverses. Dans ses thèses sur le dépassement de l’attraction et l’apesanteur plastique, Malevitch sut exprimer le grand principe de la nouvelle « compréhension de l’espace » qui les unit tous. Et le rayonnisme de Larionov, et l’art abstrait de Kandinsky, et le suprématisme de Malevitch, et la méthode analytique de Filonov étaient malgré toutes leurs distinctions, des systèmes reposant sur le principe du dépassement de l’attraction. Les structures qui sont apparues dans leurs travaux se rapportaient à un monde plus universel que celui où règne l’attraction. A eux tous peut s’appliquer le concept de « planétarité » inventé par Petrov-Vodkine.