Karim Shahid, le fils de Mourad, était devenu à trente ans le portrait craché de son père. Étrange métamorphose que l’âge accomplit à l’insu des êtres, puisque très longtemps il avait surtout ressemblé à Mona.
Installé sur la terrasse de sa maison, il tirait machinalement sur son narguilé, tout en contemplant la mer. Leïla, ventre proéminent, achevait une petite couverture de laine au crochet.
Soliman, assis entre le couple, l’observait, admiratif, en sirotant un citron pressé.
— Quelle patience ! finit-il par s’exclamer. La semaine passée, c’était une layette. Et demain ?
Leïla répliqua avec un sourire enfantin :
— Des bonnets.
— Mon cher oncle, rappela Karim, as-tu oublié qu’elle accouche dans un mois de notre troisième enfant ?
— Quelle question ! Avez-vous déjà choisi un prénom ?
— Si c’est une fille, ce sera Mounira. Si c’est un garçon…
— Ce sera Omar !
— La lumineuse ou la prospérité. Jolis prénoms, admit Soliman.
Il ajouta, comme s’il pensait à voix haute :
— Vous avez quand même du courage, tous les deux.
— Du courage ? s’étonna Karim.
— Faire encore un enfant qui naîtra sur une terre confisquée, savoir qu’il ou elle vivra, à l’instar de Mabrouk et de Feyrouz, ses aînés, dans l’humiliation, le mépris. Quel courage !
Karim protesta :
— Tu te trompes. Ils ne connaîtront ni l’humiliation ni le mépris. La Palestine sera libérée avant qu’ils soient en âge de subir l’un ou l’autre. Tu verras !
— Il a raison, approuva Leïla. Mes parents n’ont pas été massacrés à Deir Yassine en vain. Nous ne laisserons pas faire les sionistes. Nous les chasserons.
Elle indiqua la Méditerranée :
— Ils repartiront de là où ils sont venus. Demain. Un jour. Ils partiront ! Tu comprends, Soliman ?
Elle l’interrogea dans la foulée :
— Ta main a-t-elle déjà été percée par une écharde ? Oui, sans doute. Ton travail de menuisier ne t’aurait pas permis d’y échapper. Tu sais donc ce qui se passe à ce moment : l’éclat de bois est dans ta chair, et ta chair se bat pour le rejeter. Israël est une écharde dans la chair arabe.
Soliman s’adossa, le regard lointain.
— Tu as peut-être raison, Leïla. Le problème, c’est que la chair toute seule est incapable d’accomplir ce rejet. L’homme doit venir à son secours.
Il jeta un regard circulaire autour de lui.
— Voyez-vous cet homme ?
— Oui, affirma Karim. Il existe. Tu es certainement au courant de ce qui se passe au Koweït. Une organisation a été créée par un certain Arafat : le Fatah. Tu n’es pas sans savoir aussi que Hussein, mon neveu, le fils de Samia, est parti rejoindre le mouvement. Les choses vont bouger. Aie confiance.
Soliman lâcha d’une voix sourde :
— De ta bouche aux portes du ciel, mon neveu. Que le Très-Haut te donne raison. À présent, je dois filer. Un rendez-vous…
Il embrassa affectueusement Leïla et donna l’accolade à Karim.
Une fois qu’il se fut retiré, ce dernier reporta son attention sur les flots et médita sans gaieté sur la situation, l’œil rivé sur l’horizon d’où pouvaient surgir aussi à tout moment des navires de guerre.
*
La citadelle de Saladin qui dominait Le Caire faisait songer à un grand navire enlisé dans une mer de sable et de calcaire. La chaleur était si lumineuse qu’elle contraignait à fermer les yeux.
Hicham Loutfi s’engagea à travers le dédale de la forteresse, franchit la porte de Bab el-Azab, là où le 1er mai 1811 cinq cents Mamelouks furent pris au piège et passés au fil de l’épée sur ordre de Mohamad Ali pacha. Quelques minutes plus tard, il entrait dans le bureau des archives nationales.
Je suis ridicule, pensa-t-il au moment de pousser la porte. Elle va se gausser en me voyant. Mais, au fond, quelle importance ? Depuis cette soirée au Sémiramis, son image ne le quittait pas, elle l’obsédait. Pourtant, cette femme était arrogante, usait d’un langage de charretier, et tout en elle exprimait la rébellion. Si tant est qu’une histoire pût naître, elle serait forcément de feu. Hicham n’était pas homme à se laisser dominer ; elle n’était pas femme à se laisser soumettre. L’enfer, donc.
Alors qu’il traversait un long couloir mal éclairé sentant le rance, le goût du baiser furtif échangé dans l’ascenseur lui revint aux lèvres. Arrogante, mais combien imprévisible aussi !
Une voix l’apostropha.
— Rayeh fen ya bey ? Où allez-vous, mon bey ?
Un homme d’une cinquantaine d’années s’approcha, engoncé dans un costume tellement étriqué qu’on eut parié que les coutures craqueraient s’il éternuait.
— Je cherche une femme, une amie.
L’homme sourit.
— Nous cherchons tous une femme qui soit notre amie. Dans quelle section travaille-t-elle ?
— Elle fait des recherches sur Mohamad Ali. Elle est syrienne.
Le visage du fonctionnaire s’éclaira.
— Ah ! Je vois !
Il commenta d’un air malicieux :
— Une très belle femme.
Hicham n’apprécia guère la remarque.
— Est-elle là ?
— Oui, mon bey. Elle est arrivée comme tous les matins, dès l’ouverture des bureaux.
— Où puis-je la trouver ?
— Suivez-moi.
L’homme jugea utile de se présenter :
— Mon nom est Abdel Wahab. Comme le chanteur. Et je joue de l’oud, comme lui. Et nous sommes nés la même année, le même jour. Seuls nos prénoms divergent. Le mien est Mustapha.
— C’est bien.
Devant le peu d’effet que ses révélations produisaient, l’homme afficha un air fataliste et répéta :
— Suivez-moi.
Chahida n’avait pas eu tort de parler de « journées poussiéreuses ». La poussière était partout et s’étalait par couches. Au fur et à mesure qu’il longeait les salles de lecture, l’étonnement de Hicham allait croissant. Des pans entiers de murs étaient tapissés d’étagères torturées par le poids des recueils, prêtes à s’effondrer. Ici des caisses éventrées ; là des dossiers empilés qui s’élevaient entre les pupitres dans un désordre apocalyptique.
Finalement, ils arrivèrent sur le seuil d’une vaste pièce au bout de laquelle se découpaient des fenêtres aux carreaux ébréchés.
Chahida était là. Penchée sur un document. Absorbée par sa lecture, elle ne l’entendit pas approcher. Ce fut seulement lorsqu’il dit : « Sabah el nour », matin de lumière, qu’elle releva la tête. Un sourire radieux illumina aussitôt son visage. Était-ce le plaisir de le revoir ? Il déchanta.
— Je suis folle de joie !, s’écria-t-elle avec une moue d’enfant qui vient de recevoir un cadeau inespéré. J’ai découvert enfin la preuve de ce que je cherchais.
— Ah…
— La vraie date de naissance du pacha.
— Mohamad Ali, je présume.
Elle s’enflamma :
— Il a toujours affirmé à son entourage qu’il avait vu le jour en 1769. Et la plupart de ses biographes ont accordé foi à cette confidence. Or c’est faux !
— C’est faux ?
— Parfaitement. Il n’est pas né en 1769 ! Fumisterie !
Il croisa les bras, perplexe.
Elle ajouta sur un ton passionné.
— En vérité, la seule date digne de foi est celle que je viens de découvrir. Regardez ce document…
Elle posa son index sur une photo jaunie où figurait une médaille.
— Cette médaille fut frappée en 1847, pour commémorer la construction d’un barrage érigé sur le delta, au nord du Caire. On peut y lire…
Elle posa sa main sur l’épaule de Hicham et ordonna :
— Lisez !
Il ânonna :
— « Mohamad Ali, né à la Cavale, l’an 1184 de l’hégire. »
— Soit entre le 27 avril 1770 et le 15 avril 1771 !
— Je ne comprends pas. Qu’est-ce que cela change ?
— Vous êtes lent, mon ami ! Lent ! Comment, « qu’est-ce que ça change » ? Nous sommes dans l’Histoire, pas dans un film égyptien avec Tahia Carioca
[1] ! Mohamed Ali a menti.
— Pour quelle raison aurait-il menti ?
Elle posa les mains sur ses hanches et le toisa :
— Tout bêtement parce qu’il éprouvait une véritable vénération pour le petit caporal corse, Napoléon Bonaparte.
— Et… ?
Elle piaffa.
— Vraiment lent ! Mohamed Ali était le fils d’un petit gendarme et lui-même, un modeste négociant en tabac. Dans son esprit, il était indispensable de rehausser ses humbles origines par un détail éclatant susceptible de frapper les esprits : 1769. Bien entendu, cette date ne vous dit rien.
Il reconnut que non.
— C’est l’année de naissance de son idole ! Bonaparte !
Elle conclut :
— Ironie du sort, c’est aussi celle de Wellington.
— Et vous pensez que c’est une découverte fondamentale ?
— C’est une évidence, puisqu’elle remet en question tous les écrits consacrés à l’ancien maître de l’Égypte. Il faudra rectifier toutes les encyclopédies et les livres d’Histoire.
Elle frappa de la paume de la main sur la photo du médaillon.
— La preuve est là !
— Ceux qui l’ont gravé ont pu se tromper, eux aussi.
— Vous croyez que je suis conne ou quoi ? Je ne me suis pas contentée de cette information, bien entendu.
Elle récupéra une chemise bourrée de lettres et la brandit.
— En 1949, lorsque le roi Farouk eut l’intention de commémorer le centenaire de la mort de son illustre aïeul, les experts de l’époque se sont attelés à la tâche afin d’établir le plus précisément possible sa date de naissance. Il y a dans ce dossier l’ensemble de la correspondance qu’échangèrent le palais et les archivistes. Leur conclusion est sans appel : selon eux, la date la plus plausible est bien 1770 et non 1769.
Tout à coup, comme si elle prenait conscience de sa présence, elle demanda :
— Que faites-vous ici ?
— Je vous cherchais.
Elle sourit.
— Masochiste, hein ?
— Sans doute.
Elle lui décocha un regard surprenant de tendresse.
— Vous avez bien fait. J’étais à deux doigts de me rendre chez Nasser pour avoir votre adresse.
Elle le prit par le bras.
— Je meurs de faim. Vous m’invitez à déjeuner ?
Il ne put s’empêcher de rire.
— Encore une rupture ?
— Non. Pas cette fois. Cette fois, j’ai vraiment faim.
— Il y a un restaurant, ou plutôt une gargote ici, dans la citadelle. La nourriture est moyenne, mais la vue, magnifique.
— Je ne suis pas difficile. Va pour la vue…
*
La salle à ciel ouvert n’était occupée que par des touristes assez téméraires pour affronter la canicule.
Ils commandèrent des mezzés. Elle demanda une bière Stella. Il prit une bouteille d’eau minérale.
Elle resta un moment silencieuse, contemplant Le Caire qui s’étendait à leurs pieds et les pyramides qui, à l’horizon, se détachaient sur fond de brume.
— Vous pourriez faire de cette ville la plus belle du monde, commenta-t-elle tout à coup. Et de ce pays, une mine d’or.
— C’est bien le but que nous poursuivons et que nous espérons atteindre. Sinon, à quoi servirait d’avoir fait la révolution ?
— Je ne me souviens plus de qui a dit : « Une révolution fait en deux jours l’ouvrage de cent ans, et perd en deux ans l’œuvre de cinq siècles. » Prenez garde : il ne suffit pas de prendre aux riches pour donner aux pauvres. Vous avez fait fuir l’intelligentsia, mais vous n’avez prévu personne pour la remplacer. Dommage.
— Le temps. Laissez-nous le temps. En Syrie, que je sache, vous n’avez guère mieux réussi pour l’instant. À ce jour, vous n’avez connu que des coups d’État.
Hicham questionna à brûle-pourpoint :
— Pourquoi, disiez-vous, le soir où nous avons dîné, que la République arabe unie ne durera pas ?
— Parce que je connais la situation politique de mon pays. Actuellement, il existe des dissensions graves dans le parti baassiste. Deux factions s’opposent. L’une, qui englobe surtout les catégories sociales les plus défavorisées des fondateurs idéologiques baasistes, est pro-Nasser ; l’autre, conduite par la branche libanaise du Baas et la faction d’Akram Hourani, l’actuel président du Parlement, est contre. Tôt ou tard, ça va péter.
Saisissant son verre de bière, elle le souleva, fit jouer la lumière sur sa surface. Puis elle rappela :
— Je vous avais parlé d’un homme que je connais bien…
— Le pilote de chasse ? El-Assad ?
— Vous avez de la mémoire. C’est un bon point. Je hais les hommes sans mémoire. Les femmes aussi, d’ailleurs. Oui. Hafez el-Assad. Figurez-vous qu’il est stationné au Caire depuis quarante-huit heures. Je l’ai revu et je vais vous confier un secret : il travaille en ce moment, en compagnie d’autres officiers, à mettre un terme à cette union.
— Il n’est donc pas baassiste ?
— Il l’est. Il est même favorable à l’idéal d’une union panarabe, mais vomit la domination que votre régime exerce sur la Syrie.
Hicham écarta les bras avec fatalisme.
— Nous verrons bien. Si la Syrie veut rompre, elle rompra.
— Logique. On ne force pas un couple à vivre ensemble. Si l’un des deux est malheureux, il est légitime qu’il parte.
— Encore que j’en aie connu qui restaient contraints et forcés.
— Forcés par quoi ?
— Les enfants… les intérêts… que sais-je !
— Ce ne sera pas mon cas. Quand je ne suis plus heureuse, je fous le camp. Je ne supporte pas la médiocrité.
— Même si vous aviez des enfants ?
— Bien sûr. Élever des enfants dans une ambiance empoisonnée est le meilleur moyen de faire leur malheur. Mes parents ont passé leur vie à se déchirer, et j’ai grandi sans tendresse.
Chahida écarta les mains.
— Regardez le résultat…
— Parce que vous ne vous aimez pas.
— Vous avez la recette ?
— Je crois. Il vous suffirait d’aimer, mais sans exigence. Ce sont les exigences qui tuent. Les gens amoureux exigent toujours trop l’un de l’autre. En vérité, ils n’aiment que le reflet qu’ils dégagent dans le regard de celui qui leur fait face et, surtout, manquent d’amitié. C’est essentiel, l’amitié.
Elle pouffa.
— Qu’est-ce que l’amitié vient faire là-dedans ? Ces deux sentiments ne peuvent que s’exclure l’un l’autre.
— Détrompez-vous. Vous connaissez ce dicton arabe sans doute : « Si ton ami boite du pied droit, boite du gauche, pour que vous demeuriez dans un équilibre harmonieux. » Il en est de même de l’amour. Il ne peut durer qu’à cette condition.
— Foutaises ! Je ne peux aimer que passionnément, fougueusement, entièrement. Autrement, quel ennui !
— Méfiez-vous, Chahida, la passion est à l’amour ce que le vent est au feu. Elle attise, elle exacerbe, mais, à la longue, elle ne souffle plus que sur des cendres.
— Rien à foutre. Au moins, j’aurais brûlé.
— Et vous serez morte.
Elle lança excédée :
— Je vous emmerde !
Il répliqua, placide :
— Pourquoi portez-vous des vêtements ?
La Syrienne parut décontenancée.
— Vous n’en avez guère besoin. Votre agressivité perpétuelle et votre incorrection suffiraient amplement à vous vêtir.
Le ton était glacial.
Il se leva d’un coup, repoussa sa chaise si violemment qu’elle heurta le sol en se renversant.
— Je vais vous dire, ma chère : vous n’êtes qu’une sale gosse très mal élevée.
Il pivota sur ses talons et disparut.
*
Jean-François Levent leva son verre à la santé de ses hôtes.
Il y avait là un jeune sénateur d’Indre-et-Loire, Michel Debré, son épouse, Anne-Marie, et Pierre Lemaire, un député, membre du Parti socialiste autonome, accompagné par une jeune femme à l’allure de garçon manqué, Isabelle.
— Mes amis, je vous remercie d’être venus ce soir. Votre présence me comble. Elle contribue à l’émotion que j’éprouve de fêter une date qui demeure et demeurera à jamais gravée dans mon cœur.
Il contempla Dounia avec tendresse :
— Trente-trois ans de mariage. À la différence de Michel, je suis un piètre orateur et ne possède pas la grandiloquence que ce 20 août eût méritée. Aussi, tu ne m’en voudras pas si je te dis tout simplement…
Il marqua une pause.
— Je t’aime.
Des applaudissements retentirent.
— Trente-trois ans de mariage ! s’exclama Pierre Lemaire, chapeau bas.
Il se pencha vers sa compagne et lui susurra :
— Crois-tu que nous pourrons égaler Dounia et Jean-François ?
Et précisa pour l’assemblée :
— Nous nous marions dans un mois. Vous êtes cordialement invités, bien entendu.
Nouveaux applaudissements.
Michel Debré fit remarquer :
— Anne-Marie et moi ne sommes pas éloignés de nos amis. Vingt-deux ans d’épousailles et quatre enfants, ce n’est pas mal non plus !
— Oh ! oui, approuva Dounia.
Un éclair nostalgique traversa ses prunelles.
— Ne soyez pas attristée, ma chère, murmura Anne-Marie, à qui l’absence de Dounia n’avait pas échappé. Sachez que l’enfant n’est que lui, n’aime que lui et ne souffre que de lui : c’est le plus énorme, le plus innocent et le plus angélique des égoïstes !
Dounia fit signe au majordome de servir les desserts, tandis que Debré demandait à Levent.
— Alors, mon cher, quelles conclusions avez-vous tirées de vos déplacements à Damas, Alger et Beyrouth ?
— Pour ce qui est du Liban… C’est un pays compliqué et sensible, tiraillé entre l’Orient et l’Occident. À mon avis, l’intervention américaine a consacré l’abandon par les chrétiens de la protection française. Les Américains auront démontré qu’ils étaient capables de venir secourir un allié, y compris un petit pays comme le Liban, traditionnellement sous notre influence.
— Que voulez-vous, Jean-François, expliqua Debré, nous n’avons pas les coudées franches avec ce qui se passe en Algérie.
— C’est exact. Seulement, nous ne sommes pas en train de perdre la main uniquement d’un point de vue géopolitique, mais aussi culturel.
— Que voulez-vous dire ? fit Pierre Lemaire.
Levent se tut, prit le temps de boire une gorgée de vin avant de poursuivre :
— Non seulement Beyrouth s’américanise, mais tend à devenir une ville frivole, affamée de plaisirs faciles. Bars et boîtes de nuit y prolifèrent. L’artère élégante s’appelle toujours l’avenue des Français, mais les enseignes de néon affichent en lettres de feu les noms de Miami, d’Alabama ou de Palm Beach dans le ciel libanais.
— D’où vient l’argent ? questionna Pierre Lemaire
— Du pétrole. Le pactole pétrolier en provenance des pays du Golfe y écoule ses billions que les Libanais, passés maîtres dans l’art de commercer, s’empressent de recueillir au passage. Les bouchons de champagne sautent au son des calypsos. Les salles de spectacle et les boîtes de nuit ne diffèrent en rien de celles que l’on voit en Occident. On y retrouve les mêmes fausses danseuses espagnoles, les mêmes faux gauchos mexicains, et la chanteuse de charme, qui se prétend argentine, a l’accent marseillais.
Les femmes se mirent à rire.
— Décidément, quel visage de l’Orient vous nous tracez là. On se croirait à Paris ou presque.
— Oui, confirma Levent, à la différence que la ruée vers le plaisir est plus intense à Beyrouth que partout ailleurs. La gaieté – telle qu’on la croise chez nous – n’est pas factice, et les Libanais ne font pas la fête pour oublier leur chagrin. Dans ce pays où les grappes sont lourdes et les femmes, ardentes, il ne se mêle aucune angoisse métaphysique.
— Ah ! s’exclama la compagne de Lemaire, ce n’est donc pas chez eux que la chair serait triste !
Jean-François poursuivit :
— Ce pays, dont on ne sait plus s’il est un pays chrétien à visage arabe ou un pays arabe à visage chrétien, a toujours été considéré, depuis que nous l’avons créé de toutes pièces, comme une terre de missions. Je prendrai pour exemple l’université Saint-Joseph de Beyrouth, dirigée par les Jésuites. Elle fut le sommet de l’édifice scolaire de toutes nos missions d’Orient, le phare spirituel de la Méditerranée orientale. Mais, depuis lors, elle voit se dresser devant elle une rivale : l’université américaine. Celle-ci attire des étudiants de plus en plus nombreux, alors que nos écoles et nos facultés se vident. Ce n’est pas par désaffection à l’égard de la France. Cela tient à ce que l’université américaine reçoit des subventions considérables, auxquelles nos établissements français ne peuvent pas prétendre. L’étude de la langue française recule au profit de l’anglais, et le matérialisme sape lentement le vieil humanisme libéral.
— Allons, allons, protesta Debré, je vous trouve bien pessimiste !
— J’espère que l’avenir me donnera tort. En tout cas, j’ai passé deux heures à prêcher la bonne parole. Hélas, le moins qu’on puisse dire est qu’avec l’intervention américaine j’ai beaucoup prêché dans le désert. Ce qui m’inquiète aussi, ce sont ces deux communautés qui s’observent avec une haine vigilante : chrétiens et musulmans, chacune des deux divisée en multitude de sectes. Je crains qu’un jour les divergences politiques ne dégénèrent en guerres religieuses. Le conflit prendra alors un caractère passionnel qui le rendra incontrôlable.
— Vous voulez dire que la moindre secousse pourrait être fatale à ce pays ?
— Fatale, non. Le Libanais possède une double faculté, sans doute unique au monde : ténacité et inconscience. À quoi j’ajouterais une aptitude inégalée à faire la fête. Autant de caractéristiques qui lui permettront de continuer de vivre et de festoyer comme si de rien n’était, et quoi qu’il advienne. C’est pourquoi je vous disais que la secousse ne sera pas fatale. Sanglante sûrement et à coup sûr ruineuse.
— Et à Alger ? s’informa l’épouse de Debré.
— C’est autrement plus grave.
— Nos cent vingt-huit ans d’occupation arrivent à terme. Tôt ou tard, nous serons forcés de lâcher prise.
Le sénateur d’Indre-et-Loire s’insurgea :
— Vous avez dû certainement lire ce que j’ai écrit y a un an, dans mon journal, Le Courrier de la colère.
Il cita :
— « Que les Algériens sachent bien que l’abandon de la souveraineté française en Algérie est un acte illégitime qui met ceux qui le commettent, ou s’en rendent complices, hors la loi et ceux qui s’y opposent, quel que soit le moyen employé, en état de légitime défense. » L’Algérie fait partie intégrante de la France. Ne l’oubliez pas, mon ami.
Dounia décida d’intervenir.
— Dans ce cas, comment expliquez-vous la phrase que votre général de Gaulle a lancée du haut d’un balcon à Alger, il y a trois mois à peine ? Cet étrange : « Je vous ai compris. » Pourriez-vous la décrypter ? À qui s’adressait-elle ? Aux insurgés du FLN, à ce Ben Bella qui croupit dans les geôles françaises depuis que vous l’avez appréhendé en détournant l’avion qui le conduisait à Tunis ? Ou aux colons qui aspirent comme vous au maintien d’une Algérie rattachée à la France ?
Debré fronça les sourcils.
— Nous devrons continuer de nous battre contre la guérilla et avec l’aide des harkis. Il serait indigne que nous abandonnions à son sort une population implantée là depuis des siècles. Pas question.
Levent lui adressa un œil critique.
— Vous vous battrez ? En reprenant le contrôle de la population et en privant le FLN des moyens logistiques qu’il obtiendra de toute façon de gré ou de force auprès de la population ou auprès de Nasser ? J’ai visité les fameuses « zones interdites ». La population qui y vit, chassée de ses habitations, a été regroupée dans des camps de tentes sous la surveillance de l’armée. Les villages ont été vidés de leurs habitants et parfois détruits pour éviter qu’ils soient utilisés par le FLN. Éloignés des champs qu’ils ne peuvent plus cultiver, privés de leur bétail, ces malheureux sont à la merci des conditions d’alimentation prévues par l’administration, et celle-ci est souvent insuffisante, entraînant des carences alimentaires.
Il se tut avant de s’enquérir :
— Michel, croyez-vous vraiment que ce soit la solution ?
Debré ne répondit pas.
— Si vous voulez mon avis, déclara Pierre Lemaire, le Général a balancé cette phrase comme on jette un os. Je vous ferais remarquer qu’il s’est bien gardé de rien promettre de précis aux colons lors de ce discours, et qu’à aucun moment il n’a repris leur mot d’ordre d’« intégration » ni leur slogan « Algérie française ».
— Conclusion ? demanda l’épouse de Debré.
— Conclusion : de Gaulle s’apprête à lâcher l’Algérie. Demain, dans un an, je n’en sais rien. Mais je suis convaincu que le projet est déjà bien défini dans sa tête.
Il fixa Michel Debré :
— N’est-ce pas pour cette raison qu’il a été élu par l’Assemblée, par 329 voix sur 553 votants ?
— Mon cher, je n’ai pas de boule de cristal, hélas. Pour l’heure, j’ai été chargé par le Général d’une bien lourde mission qui, n’en doutez pas, occupe toutes mes journées et une partie de mes nuits : élaborer une nouvelle Constitution. Croyez-moi, je ne suis pas au bout de mes peines.
— Adieu, donc, à la IVe République, laissa tomber la compagne de Lemaire.
— Certainement, madame. Et il en était plus que temps, répliqua le sénateur d’Indre-et-Loire.