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Révolution ? oui ! mais entendez bien : il n’y a de vraie révolution que morale.
Tout le reste est misère, sang gaspillé, larmes vaines.
Georges Duhamel.
Bagdad, 1er septembre 1958
— Mon cher Fawaz ! protesta le colonel Aref en saisissant le narguilé, je n’ai pas ta patience.
Il ferma les yeux et exhala d’un air gourmand un nuage de fumée.
— Bonn ! Il me nomme ambassadeur à Bonn !
Fawaz el-Bagdadi répéta machinalement :
— Ambassadeur à Bonn ? Es-tu certain que l’ordre émane du général Kassem lui-même ?
Aref partit d’un éclat de rire sonore.
— Je te rappelle qu’il est le maître de Bagdad, Premier ministre et ministre de la Défense et…
— Et toi, tu es vice-Premier ministre, ministre de l’Intérieur et commandant des forces armées. Il ne peut pas…
— Rien ! Je ne suis plus rien. Rien qu’un futur diplomate qu’on exile en Allemagne.
À vrai dire, la mise à l’écart du colonel ne surprenait pas vraiment Fawaz. Depuis le début, les vues de l’instigateur du coup d’État du 15 juillet étaient en désaccord total avec celles d’Aref. Ce dernier, fils d’un imam, homme pieux, ne pouvait être qu’un fervent adepte de l’islam, donc partisan de l’unité arabe. Admirateur de Nasser, il rêvait d’un Irak uni à la République arabe unie.
Kassem, lui, marxiste convaincu, honnissait le raïs et n’avait d’yeux que pour l’URSS, pays de non-croyants et d’hérétiques, selon Aref.
À ces différends qui opposaient les deux militaires s’ajoutait aussi le problème jamais résolu des Kurdes. Pourtant, au lendemain du coup d’État, Kassem s’était engagé à établir une république qui garantirait les droits nationaux de cette communauté au sein de l’entité irakienne. Malheureusement, la fraternité retrouvée dans l’enthousiasme des deux peuples fut de courte durée. Dès son installation au sommet de l’État, le général n’avait fait que manœuvrer dans le but de garder intact son pouvoir personnel, s’en prenant à toutes les formations politiques, et notamment au Parti démocratique du Kurdistan.
La tension entre les Kurdes et le despote approchait du point de rupture. Il n’eût pas été étonnant que, dans un avenir proche, le bras de fer politique se transformât en un affrontement armé. Comment oublier que cette situation ne se serait jamais produite si, en 1920, les chers Anglais n’avaient « fabriqué » l’Irak en y englobant de force le malheureux Kurdistan pour la seule raison que ses sous-sols regorgent de pétrole ? À l’heure qu’il était, Mrs Gertrude Bell, responsable de ces contorsions frontalières, devait bien rire dans sa tombe[1].
— Et que comptes-tu faire ? questionna Fawaz avec anxiété.
— Le descendre ! répliqua Aref, imperturbable.
— Tu plaisantes, bien entendu !
— À moitié.
Les glouglous du narguilé s’amplifièrent.
Le colonel tira une nouvelle bouffée, avant de reprendre :
— Que crois-tu, mon ami ? Sais-tu ce que je représente aux yeux du peuple ? N’est-ce pas moi qui ai conduit l’assaut du palais ? Je suis une figure historique, mon cher ! J’existe ! Et le peuple m’adore. Quant à l’armée…
Il fit une pause.
— Comme un tournesol. Elle se tournera dans la direction du soleil.
— Un nouveau coup d’État, donc…
— Nous verrons bien. En tout cas, il est hors de question que j’accepte ce poste d’ambassadeur. Je dérange M. le Général ? Eh bien, tant pis. Il devra supporter ma présence à Bagdad.
Nouveau silence.
— N’oublie pas que je ne suis pas seul. J’ai vu Nasser la semaine passée. J’ai son appui.
Fawaz hocha la tête, pensif.
La politique, les partis. C’est à cause d’eux que j’ai perdu mon mari et mon fils. Pourquoi ce choix, mon petit ? Pourquoi ? Éloigne-toi de la politique ! C’est un leurre, un poison ! Ils partent tous, la tête pleine d’idéaux qu’ils s’empressent de trahir dès qu’ils acquièrent le pouvoir.
Jamais les propos de sa tante Salma ne lui étaient apparus aussi actuels. Néanmoins, force était de reconnaître que le général Kassem avait piteusement trahi l’esprit de la révolution. Il ne méritait plus le pouvoir.
*
Le Caire, ce même soir
Parvenu au deuxième étage, Hicham sonna à la porte du 10, rue du 26-Juillet. Il n’était pas loin de 11 heures du soir. Elle lui ouvrit.
« Vous aviez raison », furent les premiers mots de Hicham.
Elle leva les sourcils, interrogative.
— Mohamad Ali est bien né en 1769. J’ai vérifié.
Elle partit d’un éclat de rire, se jeta dans ses bras et resta sans bouger contre lui sans dire un mot.
Au bout d’un moment, elle l’invita à entrer.
Le salon ouvrait sur une magnifique terrasse décorée de toutes sortes de plantes. Lauriers-roses, azalées et une profusion de rosiers.
— Que voulez-vous boire ? proposa-t-elle.
— Un Johnnie Walker, si vous en avez ?
— Avec des glaçons jusqu’à ras bord ?
— Comment avez-vous deviné ?
Elle secoua la tête l’air espiègle.
— Au Sémiramis. J’ai vu votre verre.
Tandis qu’elle se dirigeait vers un petit bar dressé dans un coin du salon, il rejeta la tête en arrière et fixa les étoiles. Nous passons chaque jour et chaque nuit à nous perdre, et une vie à tenter de nous retrouver.
Où avait-il lu cette phrase ? À moins qu’il ne l’eût inventée…
— Vous aimez la nuit ? questionna-t-elle en lui servant son whisky.
— Non. Je m’y sens mal.
— Vous avez tort… Moi, je suis une nocturne. Il se passe quelque chose quand le soleil disparaît. Une énergie différente. La nuit, on imagine ce qu’on désire, et tout paraît possible. Alors qu’au grand jour l’esprit est dévoré par le bruit, parasité par tous les cons.
Il lui lança un regard.
— Il me semble que, dans votre lettre, vous aviez opté pour le tutoiement.
— L’écriture autorise toutes les libertés et les impudeurs.
— Vous ? Pudique ?
— Malgré les apparences, oui.
Il posa son verre et lui tendit la main.
— Viens, approche-toi.
Elle quitta son fauteuil.
— Plus près.
Elle se laissa glisser sur les genoux de Hicham.
Elle était brûlante. Ou bien était-ce lui qui se consumait ?
Il dit à voix basse :
— Tu m’as manqué.
Leurs lèvres se cherchèrent. Se trouvèrent naturellement. Comme une évidence.
Il emprisonna sa taille. Une chaleur venue d’ailleurs se diffusa en eux, en sa chair et en celle de Chahida, irrationnelle.
Il retroussa sa jupe, dénuda ses cuisses. Sa main s’aventura le long de sa peau et, soudain, s’immobilisa, surprise de ne rencontrer aucun rempart : elle était nue sous le tissu.
Elle murmura :
— Je t’attendais.
Il la souleva légèrement, insinua sa paume sous elle, plaqua des mots invisibles sur sa peau. Le geste était doux et fort ; le toucher délicat et ferme. La main de Hicham se retira pour s’insinuer dans l’entrejambe de la femme. Elle remonta aussitôt sa jupe jusqu’à mi-taille et s’écarta. Alors, en arabesques, il glissa un doigt jusqu’à l’orée de son sexe, longeant lentement l’intimité offerte, infiniment lentement. Une petite poussée, légère, presque imperceptible. Il entra en elle. Elle s’ouvrit plus encore.
Tout à coup, tout bascula. Elle se leva, l’entraîna vers le salon. Elle n’était plus Chahida. Mais une autre.
Debout, au centre de la pièce, elle le fixa.
— Je veux être nue.
Il la déshabilla. Fébrile.
Elle le dénuda à son tour. Il s’allongea à même le sol, l’attira, la laissa s’empaler sur lui. Et une étrange métamorphose s’accomplit. En le chevauchant, la voilà qui instaurait inconsciemment ce lien mystérieux, cette scabreuse harmonie de l’homme et de l’animal. Le corps se raidit. Se cabra. Les muscles se nouèrent. Il retenait son plaisir et sentait qu’elle en faisait autant. Les cheveux aux reflets dorés ondulaient comme sous l’effet d’un souffle invisible. Il eut tout à coup l’impression qu’un licol lui emprisonnait le thorax.
Combien de temps dura leur chevauchée ? Seules les étoiles qui flottaient au-dessus de la terrasse auraient pu le dire.
Soudain, une lumière vive explosa dans l’esprit de Hicham, alors que le corps entier de Chahida exultait sous l’orgasme qui était en train de la submerger comme un raz de marée. Elle gémit, entièrement cambrée, presque soulevée du sol et, après un instant qui sembla durer une éternité, elle retomba enfin, à bout de souffle, le ventre secoué de spasmes.
*
Elle s’était servi un verre de vin et fumait, pensive, allongée sur l’un des divans qui meublaient la pièce.
— Pourquoi ?
Comme il eut l’air étonné, elle compléta sa question :
— Pourquoi nous ?
— Comment le saurais-je ? Magie ? Alchimie ? Si seulement nous connaissions la raison qui déclenche l’attraction entre deux êtres…
— L’amour ?
— Tu vas être surprise. Je ne sais pas ce que c’est. Je n’ai jamais aimé.
Elle le dévisagea avec étonnement.
— Tu te fous de moi ?
— Pas du tout. Pour des raisons obscures, la souffrance et la joie d’aimer me furent épargnées. Comme si l’amour, trop affairé ailleurs, m’avait oublié. Bien sûr, j’ai connu des femmes. Mais l’amour, jamais.
Il enchaîna dans un souffle :
— À ce jour.
Elle laissa le silence s’épaissir avant de déclarer :
— Je dois te prévenir. J’ai deux problèmes.
Il attendit la suite.
— Je me lasse vite.
— Dangereux. Très dangereux. Quand un homme s’ennuie, il a besoin d’être stimulé. Mais, quand une femme s’ennuie, elle a besoin d’être retenue.
— Je suis fidèle. Entière. Je ne trompe pas.
Elle s’empressa de préciser :
— Tant que j’aime.
— Tu avais mentionné deux problèmes. Quel est l’autre ?
— Je ne supporte mon plaisir que sans réticence, mon abandon, que sans bornes. Je ne veux pas d’esclave et pas de maître.
Il rit doucement.
— La tâche qui m’attend est rude.
Elle l’attira vers elle. Ses bras entourèrent son cou, et son visage se pressa contre celui de Hicham.
— Mais pour toi, je suis prête à changer. Je te l’ai écrit. Tu es le premier qui m’inspire ce désir. Tu dois me croire.
L’instant d’un éclair, ils plongèrent leurs regards l’un dans l’autre. Il retrouva l’émotion ressentie dans la piscine du Gezireh ; non, pas exactement, car on n’éprouve jamais deux fois la même émotion, mais avec l’épanouissement du désir partagé.
*
Haïfa, 30 septembre 1958
Avram était dépassé par ce qui lui arrivait. Voilà plus d’un mois qu’il vivait dans un état second, comme en transe, hanté par le prénom, les mains, les yeux, le visage de Joumana. Et ces images allaient et venaient dans son cerveau, heurtant d’invisibles murs auxquels il avait donné le nom de « raison ».
En ce moment, il entendait les conversations entre son père et leur hôte comme en songe. De temps à autre, son front s’imprégnait de sueur, tandis qu’il luttait contre cette boule au ventre qui s’était incrustée en lui et refusait de disparaître.
Il avait cessé de tenir le compte des jours passés à guetter la Palestinienne au pied de sa maison. La seule chose qu’il avait apprise, c’était son nom de famille : Nabulsi. Joumana Nabulsi. Littéralement aimanté, il lui arrivait de passer la nuit assis dans un recoin de la ruelle, à la manière d’un mendiant qui attend. Attendre. Attendre quoi ? Qu’espérer ? Elle était arabe. Il était juif. Une caricature d’histoire, vieille comme la nuit du monde. Quelqu’un en avait déjà livré le récit. Les familles ne s’appelaient pas Bronstein ni Nabulsi, mais les Capulet et les Montaigu. Risible.
Un sourire amer apparut sur les lèvres d’Avram qui lui attira aussitôt une remarque de son interlocuteur, Menahem Begin. Le fondateur du parti politique le Herout, à la droite de l’échiquier politique israélien, et en marge de l’ancien parti révisionniste déclinant.
— Tu vas bien ?
— Il ne vit plus parmi nous, observa Samuel Bronstein. Depuis quelque temps, son esprit est ailleurs.
Avram revint brutalement sur terre.
— Excuse-moi, Menahem. Une migraine épouvantable. Tu disais ?
— Les divers mouvements arabes de la Palestine ne seront jamais unis, car ce sont, soit des Syriens, soit des Égyptiens, soit des Bédouins, mais jamais des Palestiniens ; seuls jusqu’en 1947 les Juifs se disaient palestiniens…
Irina et Samuel approuvèrent.
Avram hocha la tête.
— Où veux-tu en venir ?
— Éclairer ton cerveau. Jusqu’à la création de l’État d’Israël, personne n’a jamais parlé des Palestiniens. Sais-tu pourquoi ? Parce qu’on ne parle pas de ce qui n’existe pas, on ne dit rien de ce qui n’est pas encore inventé. Nous possédons les témoignages de dizaines de voyageurs qui ont fait halte ici. Et pas des moindres. En 1867, le romancier anglais Mark Twain en visite à Eretz écrivait : « On ne peut trouver les mots pour décrire la désolation qui règne ici. Même l’imagination la plus fructueuse ne pourrait la peupler de vie et d’animation. Nous sommes parvenus à Tabor et nous n’avons rencontré aucune âme qui vive sur notre chemin[2]. » Et, en 1835, le poète français Lamartine décrivait ainsi la région : « À l’extérieur des portes de Jérusalem, nous n’avons pas rencontré âme qui vive et nous n’avons entendu aucune voix humaine[3]. »
Avram haussa les épaules.
— Il n’en demeure pas moins que, lorsque nous sommes arrivés…
— Revenus ! corrigea sa mère.
— Revenus, concéda Avram, vivaient ici plus de sept cent mille Palestiniens.
Menahem ricana.
— Tu vois comme tu tombes dans le piège ? Tu dis Palestiniens. Parle plutôt de Bédouins, d’Arabes, de Syriens, de Turcs, d’Égyptiens, mais où diable as-tu vu des Palestiniens ? Quand Jésus est entré à Jérusalem pour célébrer les fêtes, s’est-il rendu dans une église ou dans une mosquée ? Non, il s’est rendu au Temple ! Il n’est pas venu sur un « mont Église » ou un « mont mosquée », mais au mont du Temple. Har ha beït ! Mont de la Maison de l’Éternel. Ce lieu sacré existait bien des siècles avant que le christianisme ou l’islam cherche à l’affubler d’un autre nom. Qu’y avait-il ici ? Rien, sinon des marais infestés par le paludisme dans le Nord et un désert inhabitable dans le Sud. C’était comme si Adonaï avait voulu garder Eretz caché dans l’obscurité jusqu’à ce que ses propriétaires légitimes – c’est-à-dire, nous, les Juifs – reviennent en prendre possession.
Il asséna :
— Eretz est la terre que l’Éternel nous a accordée. Dois-je te rappeler ta Tohra ?
Il cita :
— « L’Éternel apparut à Abraham, et dit : Je donnerai ce pays à ta postérité. » Chapitre XII, verset 7 !
— Oui, Menahem. Toutefois, le verset précédent indique : « Les Cananéens étaient alors dans le pays. »
Le chef du Herout éluda la remarque pour poursuivre :
— Au cours de toutes les occupations successives : romaines, chrétiennes, arabes, ottomanes, pendant tout ce temps, avons-nous entendu parler d’un quelconque État palestinien dont Jérusalem serait la capitale ? Ces gens qui revendiquent aujourd’hui étaient donc amnésiques durant des siècles ? Quant au mythe qui laisse à croire que nous aurions volé leur terre, c’est un mensonge éhonté. Les pionniers juifs n’ont jamais volé la terre des Arabes. Ils les ont achetées, et à des prix exorbitants.
— Allons, mon ami. 5 % tout au plus, et vendus par des propriétaires absentéistes qui, sans doute, n’avaient jamais mis les pieds ici. Et tu n’imagines pas qu’un jour les Arabes qui nous encerclent se décideront à nous attaquer pour tenter de récupérer ces terres ? Ils sont des millions. Comment résisterons-nous ?
La figure taillée dans la pierre du chef du Herout demeura impassible.
— Nous nous battrons. Jusqu’au bout.
Samuel Bronstein fronça les sourcils.
— Je ne comprends pas. Où veux-tu en arriver, mon fils ?
Avram fit un geste évasif.
— Je n’en sais rien. À tort ou à raison, il me semble que cette terre ne peut appartenir à un groupe d’hommes au nom d’un décret divin quelconque, excluant une partie de la population qui y a vécu et qui y vit. Il me semble aussi que la justice ne peut s’appliquer à un peuple au détriment d’un autre, au seul nom de principes religieux.
Un silence accueillit ses propos. Alors, il essuya la sueur qui perlait à son front et quitta la table.
— Pardonnez-moi, mais il faut que j’aille m’allonger. Cette migraine est insupportable.
Il se rendit dans sa chambre et se laissa choir sur le lit. Épuisé. Il eût voulu de la sérénité et de la douceur et les trouva fugitivement dans le souvenir de Joumana.
1-
Cf. tome I.
2-
Traveling with the Innocents abroad.
3-
Souvenirs d’Orient.