Soliman Shahid ne parvenait pas à taire la mélancolie qui l’habitait depuis des semaines. Idées noires, découragement et une immense lassitude, voilà de quoi son âme était faite.
L’Histoire ne retient généralement de la vie des grands hommes et des peuples que les heures de gloire ou d’épreuves. Elle omet les petits événements et les circonstances obscures dans lesquelles ont mûri les décisions héroïques ou bien celles qui ont miné le courage et conduit à des attitudes déplorables.
Force était de constater qu’aucune action commise par Soliman au cours de son existence ne s’inscrivait dans cette analyse. Ni heures de gloire ni petits événements.
Atrash fel zaffah. Un sourd dans la mêlée. Son implication dans les groupes entrés en rébellion contre l’occupation sioniste suffisait-elle à exprimer un idéal ? Qu’avaient accompli ces hommes de rien ? Rien. Ou si peu, par rapport au défi qu’ils devaient relever depuis 1948. C’est en tout cas la conclusion sinistre à laquelle Soliman avait abouti : une attaque contre un bus qui se rendait d’Eilat à Tel Aviv ? Il n’y avait eu que onze morts
[1]. Piteux résultat !
Une jeune femme tuée et dix-huit sionistes blessés à Patish
[2] ? Le bilan fut bien en deçà de leurs espoirs.
Deux ouvriers juifs abattus dans ce verger près de Nevé Hadassah
[3] ? Un score quasi nul !
Et, enfin, le dernier coup d’éclat qui remontait au mois d’avril, au cours duquel, à Jérusalem, ils avaient assassiné quatre policiers israéliens sur le mont Scopus. Quatre, alors qu’il eût fallu en tuer des milliers !
Fawaz allait avoir cinquante-cinq ans. Plus d’un demi-siècle. Ni femmes ni enfants. Son existence était vaine.
Poète !
Cette pensée lui déclencha un rire nerveux.
Quel utopiste ! Quel fou !
Était-ce possible que ce fût lui l’auteur de ces vers lus par Leïla ? Était-il vraisemblable qu’il eût écrit un texte aussi niais ?
Il déclama à voix haute :
« Un arc-en-ciel dans ma main m’a blessé.
Je n’exige du soleil qu’une orange
et l’or qui coule de l’appel à la prière.
Ici, sur les pentes des collines,
face au couchant, près des vergers à l’ombre coupée,
je me meurs d’espoir. »
Du sang ! Voilà ce qui étancherait sa soif. Encore du sang !
Il repensa à la semaine qu’il venait de passer chez des cousins dans le village de Barta’a, ou du moins dans la moitié du village. À la suite de l’accord d’armistice israélo-jordanien, l’endroit avait été scindé en deux : la partie orientale, rattachée à la Cisjordanie ; l’autre, annexée par les Israéliens. La frontière instaurée était hermétiquement close, interdisant toute réunion de famille. Que Fawaz pût passer à travers les mailles des check points tenait du miracle.
Les larmes lui vinrent, mais il se ressaisit : elles n’étaient permises qu’aux vaincus ; lui ne s’avouerait jamais vaincu. Du moins pas avant le combat. Mais quel combat ? Contre qui ou quoi devait-il lutter ?
Il éteignit la lumière et chercha longtemps le sommeil, sans se douter encore que ce qu’il réclamait par-dessus tout était qu’on lui rendît son identité.
*
— Ça y est. Comme Debré l’avait laissé entendre lors de notre dîner, la IVe République est bien morte et enterrée avec l’adoption de la nouvelle Constitution.
Dounia fixa son mari d’un air indifférent.
— Qu’est-ce qui va changer ?
— Tout ! répondit Jean-François. Désormais, le président de la République sera désigné par un collège composé de quatre-vingt mille élus de la métropole et d’outre-mer. Il aura le droit de dissoudre l’Assemblée nationale, celui de soumettre à référendum une question concernant l’organisation des pouvoirs publics, celui de prendre, en cas de nécessité des pouvoirs spéciaux. Il lui appartient aussi de nommer le Premier ministre. Quant au pouvoir du Parlement, il sera strictement limité et encadré. De Gaulle dispose désormais de toutes les clés pour régler la crise algérienne.
— Y parviendra-t-il ?
— Sûrement. L’ère des colonies est bel et bien finie. La page est tournée. Quant à ces absurdes accords Sykes-Picot
[4], ils ont vécu. La plus grande bourde de l’Histoire aura duré tout de même quarante-deux ans et fait des milliers de victimes.
Dounia se leva.
— Je vais préparer du thé. Tu en voudras ?
Jean-François fit non de la tête.
Tout en se dirigeant vers la cuisine, elle lança :
— Sommes-nous vraiment obligés d’aller chez les Lemaire ce soir ?
— Ce serait un peu cavalier d’annuler à la dernière minute, tu ne crois pas ?
Il l’entendit qui allait et venait dans la cuisine.
— Dounia ?
Elle réapparut.
— J’aurais préféré fêter ce nouvel an ici. Rien que toi et moi. Mais si tu penses que…
— Je pense que c’est une excellente idée ! Tout à fait partant pour un dîner en amoureux, si…
Il laissa sa phrase en suspens.
— Si ?
— Si tu m’aimes encore.
— Ah oui ? fit-elle en souriant. Et si je ne t’aimais plus ? Si l’usure avait triomphé de l’amour ?
— Impossible ! Pas nous.
— Si ce l’était pourtant ?
Il eut un geste désinvolte.
— Dans ce cas, je tâcherais de te reconquérir. C’est une évidence, non ?
— Tu es bien sûr de toi. Mais je t’accorde que tu pourrais réussir. À une condition.
Elle fit une courte pause, puis :
— Un voyage de noces.
— Après plus de trente ans de mariage ?
— Je te fais remarquer que nous ne l’avons jamais fait, ce voyage. Tu as une chance de te rattraper.
— Très bien. Quelle destination ?
— Je te laisse le choix. Où tu voudras.
Elle se hâta de préciser :
— Sauf le Moyen-Orient.
*
Abou Jihad commanda au garçon un autre thé et proposa à Zeyd et Hussein quelques mezzés. Puis il allongea ses jambes en se calant la tête contre le mur dressé derrière lui.
Comme il gardait le silence, Hussein l’encouragea à poursuivre son récit.
— Tu tiens vraiment à ce que je vous dise tout ?
— C’est indispensable, confirma Zeyd.
— Ce jour-là était le 28 avril 1948. Quarante-huit heures plus tôt, les forces sionistes avaient attaqué Jaffa. Je venais d’avoir douze ans. Les Arabes de cette ville avaient envoyé quelques voitures et des camions chez nous, à El-Ramla. Ils imploraient : « De l’aide pour Jaffa ! De l’aide pour Jaffa. » Je vois encore les hommes d’El-Ramla montant dans les véhicules. Nous nous portions ainsi secours les uns aux autres. Nous savions que les sionistes attaqueraient El-Ramla et Lydda
[5], s’ils réussissaient à prendre Jaffa. C’est exactement ce qui arriva. Une nuit, ils encerclèrent les deux villes. Les soldats jordaniens s’étaient retirés sans combattre. Nous étions encerclés et seuls. Nos gens ne pouvaient résister. Avec quoi l’auraient-ils fait ? Nous n’avions pas d’armes. Le maire et une délégation municipale se rendirent auprès des responsables juifs. Le maire leur dit : « D’accord, vous pouvez entrer dans la ville, mais vous ne devez ni faire du mal aux gens ni prendre des prisonniers ; et vous devez permettre à ceux qui le souhaitent de rester dans leurs maisons. » Les Juifs lui répondirent « Pas question. »
— « Pas question ? » répéta Hussein, interloqué.
— C’est exactement ce qu’ils ont déclaré. Alors, après notre décision de ne pas partir, El-Ramla fut soumis à un tir d’artillerie. Je ne peux oublier ce qui se passa. Le toit de notre maison fut touché. Nous étions au rez-de-chaussée. Un autre obus tomba dans la rue, et notre porte vola en éclats. Alors, le maire ordonna à la population de se mettre à l’abri dans les mosquées et les églises. Nous résidions dans la partie chrétienne d’El-Ramla et nous nous hâtâmes vers l’église. Nous y avons vécu deux jours avant que l’ennemi n’entre dans la ville. Hommes, femmes et enfants, nous dormions collés les uns aux autres. Des gens pleuraient. Certains criaient : « Deir Yassine ! Deir Yassine ! » Nous étions convaincus que nous allions être à notre tour massacrés.
Le garçon venu les servir l’interrompit. Abou Jihad attendit qu’il ait déposé les mezzés et reprit :
— Le prêtre qui se trouvait avec nous confectionna un drapeau blanc, sortit parlementer avec les soldats et revint avec eux. Ils commencèrent à nous trier. Les hommes âgés de quatorze à quarante-cinq ans furent emmenés vers des prisons ; seuls sont restés les enfants, les femmes et les vieux. La deuxième nuit, les bombardements reprirent. On tirait au canon et au mortier. Et, comme les tirs se prolongeaient, nous avons fui la maison et nous nous sommes mis à courir, courir, courir jusqu’à Ramallah, distant d’une vingtaine de kilomètres. Ma tante conseilla alors à ma mère de laisser sur place mon frère et ma sœur : « Tu ne peux pas courir avec trois enfants. Tu vas te faire tuer. Laisses-en deux, et nous enverrons des secours les reprendre dès que nous atteindrons Ramallah. » Ma mère refusa, bien sûr. Elle me dit : « Abou Jihad, tu n’as que douze ans et tu n’es pas bien fort, mais penses-tu pouvoir porter l’une de tes sœurs et courir ? » Je répondis « oui » et c’est ce que je fis. Comment oublier ?
— Et où se trouvaient les troupes arabes durant tout ce temps ? Pourquoi n’ont-elles pas réagi ? Pourquoi ne sont-elles pas venues à votre secours ?
Le Palestinien enveloppa ses deux compagnons d’un regard amer.
— Parce qu’il n’y avait pas de troupes arabes dans le secteur, ni soldats réguliers ni volontaires, aucun contingent d’aucune sorte. Les Juifs savaient qui nous étions et où nous nous trouvions. L’attaque était délibérée et calculée. Ils voulaient être sûrs que nous arriverions à Ramallah dans un grand état de panique et de détresse. Ils espéraient que ce que nous raconterions inciterait d’autres familles à quitter leurs foyers et à abandonner notre patrie sous l’effet de la peur
[6].
Une ombre passa sur les traits d’Abou Jihad.
Il inclina la tête en avant, ses épaules se voûtèrent. On eût dit à ce moment qu’il portait la rancœur du monde.
*
Le Caire, 30 décembre 1958
Allant et venant de la chambre à coucher à la salle de bains, Taymour Loutfi et Nour achevaient de boucler leurs valises pour passer le réveillon dans leur ferme de Tantah, en Basse-Égypte.
Le chauffeur attendait dans la Buick.
— Où est le flacon de mercurochrome ? demanda Taymour, devant l’armoire à pharmacie.
— Il était presque vide. On en achètera en route, répondit Nour.
— Où est passé Hicham ? Nous allons être en retard !
— Je suis là, père.
Le fils de Taymour se tenait sur le seuil de la chambre.
— Tu es prêt ?
Hicham secoua la tête.
— Je ne viens pas. Je suis désolé.
— Tu veux répéter ?
— Je ne viens pas. On vient de m’informer que j’ai été promu colonel. Par conséquent, je…
— Colonel ? s’exclama Nour en se jetant dans les bras de Hicham et en le couvrant de baisers. Mabrouk, mon fils, mille mabrouk !
Taymour, lui, resta impassible.
— Et alors ? Colonel, général ou pharaon, qu’est-ce que cela change ? En quoi cette promotion t’empêche-t-elle de fêter le réveillon en famille ? Il y aura tes cousins, tes cousines et, à moins que je sois mal informé, nous ne sommes pas en état de guerre !
— J’ai aussi une autre raison.
Sa mère s’affola.
— Qu’est-ce qu’il t’arrive ? Tu es malade ?
— En quelque sorte, oui.
— Tu veux bien arrêter de t’exprimer en hiéroglyphes, pesta Taymour.
— De quel mal souffres-tu ? s’inquiéta Nour.
Sur les lèvres de Hicham s’attarda un sourire énigmatique.
— Allons, allons, grommela Taymour. Khalassna ! finissons-en ! Le chauffeur attend !
— Je suis amoureux.
Nour poussa un hurlement de joie.
— Amoureux ? Amoureux ? Mais quel bonheur ! C’est la journée des bonheurs !
Taymour fit un pas vers son fils et le toisa.
— C’est la raison pour laquelle tu as décidé de passer le nouvel an sans ta famille ?
— N’est-ce pas une raison valable ? Je tiens à le passer avec celle que j’aime.
Taymour posa sur son fils un regard à la fois anxieux et inquisiteur.
— Dis-moi. Elle n’est pas arménienne, elle aussi ?
Hicham répondit dans un éclat de rire :
— Non, baba, elle est syrienne.
— De bonne famille ? s’enquit Nour. Son père, que fait son père ?
— Je n’en sais rien, maman !
Il regarda sa montre.
— À présent, filez. La route est longue.
— Attends, attends, fit Nour. Comment s’appelle-t-elle ? Quel âge a-t-elle ? Quand vas-tu nous la présenter ?
Hicham prit sa mère par les épaules et l’emmena vers la porte d’entrée.
— Chaque chose en son temps. Comme dit le Prophète : « La patience est bonne. »
Au moment où la Buick s’ébranlait dans un nuage de poussière, Nour murmura à son mari :
— Alors ? Qu’en penses-tu ?
— Qu’est-ce que j’en sais ! Je suis fatigué de porter le poids du monde !
Ils traversèrent le Nil par le pont Kasr el-Nil, vestige de l’occupation britannique, et s’engouffrèrent dans le Midan Ismaïlia, rebaptisé depuis la révolution Midan el-Tahrir. La ravissante petite fontaine en marbre blanc qui coulait en son centre avait été rasée pour laisser la place à un rond-point hideux. Le chauffeur avait allumé la radio qui, entre deux chansons d’Om Kalsoum et de Farid el-Atrach, répétait les mêmes informations en boucle. À la fin, Taymour ordonna qu’on tournât le bouton.
Il en avait par-dessus le dos de la politique, de Nasser, des Palestiniens, des Jordaniens et de la terre entière. Ce monde avait non seulement dévoré son temps, mais aussi ses pensées et son énergie. Depuis combien de mois n’avait-il plus fait l’amour ? À cinquante-huit ans, un homme n’est pas mort, que diable ! Même lorsqu’on roulait en voiture, on se faisait agresser par les nouvelles du monde arabe. On lui avait volé sa vie !
Et pourquoi ces nouvelles étaient-elles aussi souvent effrayantes ? Il se représenta le massacre de la famille royale et de Nouri el-Saïd, des cadavres livrés en pâture à une populace en délire… Il ne portait pas ces Irakiens-là dans son cœur, mais il n’imaginait que trop bien l’horreur de leur fin. Le plus surprenant dans cette tragédie était l’inaction des Anglais et accessoirement des Américains. Peut-être avaient-ils jugé le général Kassem assez grand pour saboter tout seul son pays ?
Quel démon fou a inventé la machine infernale des idées ?
Cette fois-ci, Taymour devait bien admettre que la sienne n’était pas si folle que cela : oui, on lui avait volé sa vie. Le pire, c’est qu’il avait identifié ce « on » : il s’appelait Taymour Loutfi.
C’est dans un état second qu’il perçut la voix de son épouse qui demandait pour la seconde fois :
— Tu crois qu’elle est de bonne famille ?
*
Ils venaient de faire l’amour.
Hicham se colla contre le corps dénudé de Chahida et déclara d’une voix encore troublée par le plaisir :
— Sais-tu que tu es une merveilleuse amante ? Oui, on a dû te le dire cent fois.
— Mille…
— Il faudra bien qu’un jour je trouve un compliment original.
— Dis-moi que je suis laide, moche, et n’ai aucun intérêt.
Il répéta en souriant :
— Tu es laide, moche et…
Elle lui donna une tape sur la cuisse.
— Goujat !
Après un bref silence, elle murmura, pensive :
— Je crois que je suis une mante religieuse.
— Parce que tu ignores ce qu’est une mante religieuse. Veux-tu que je te l’explique ? Sais-tu comment se nourrit cette bestiole ? Elle se nourrit d’animaux vivants qu’elle attrape avec ses pattes avant, les immobilise, dévore ses ganglions cervicaux, puis le reste du corps jusqu’à l’extrémité de l’abdomen.
Elle grimaça.
— Beuurk !
— Quel intérêt tu aurais aujourd’hui de bouffer mes ganglions cervicaux ? À part te payer l’indigestion de ta vie, je ne vois pas.
Il se redressa sur un coude.
— As-tu lu Le Banquet de Platon ?
— Non, je suis illettrée. Figure-toi qu’il existe des livres en Syrie !
— Tu te souviens du texte ?
— Pas vraiment. Il me semble qu’il traitait de l’amour ?
— Exact. Les protagonistes tentent tour à tour d’expliquer ce sentiment étrange qui pousse irrésistiblement les êtres les uns vers les autres, pour le pire ou le meilleur, ou, parfois, les deux. À un moment donné, l’un des convives donne sa version. Je la trouve assez belle. Il dit en gros ceci : au tout début, il y avait trois sortes de créatures. Les unes, entièrement hommes ; les autres, entièrement femmes. Les troisièmes, hommes et femmes à la fois : les androgynes. Ceux-ci ne faisaient donc qu’un seul être, débordants d’amour l’un pour l’autre, mais aussi forts et indestructibles. Sais-tu pourquoi ?
Elle secoua la tête.
— Parce que l’homme puisait sa force dans son double féminin et inversement. Hélas, l’affaire a mal tourné. Cette entité majestueuse devint orgueilleuse, au point de tenter d’escalader le ciel. Alors, pour les punir, Jupiter résolut de les séparer en deux. Mâle et femelle. C’était fini. Ils ne faisaient plus un. Séparés pour l’éternité.
Elle eut un sourire ironique.
— Enfin, la paix !
— Seulement, même séparés, ils ont gardé dans l’amour qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre le souvenir de leur ancien état.
— Conclusion ?
— Conclusion : voilà pourquoi nous passons notre existence à essayer de retrouver l’« autre », celui qui faisait partie de nous à l’origine. Cet autre « nous. »
— C’est joli. Mais voué à l’échec.
Il la dévisagea, consterné.
— Voué à l’échec, parce que toutes les histoires d’amour le sont. À la longue, trop de différences nuisent. Trop de similitudes aussi. Pas d’issue. La partie est foutue d’avance.
— Dans ce cas, que faisons-nous ici, ensemble ?
Elle contempla Hicham.
— Parce que tu me fais vibrer. Tout ce que tu représentes me fait vibrer. Et très fort.
— Mais alors ?
— Alors, je suis une torturée. J’ai commencé beaucoup trop jeune à me rebeller, vers l’âge de quatorze ans, et cette rébellion a laissé des séquelles qui m’empoisonnent la vie.
Elle se hâta de préciser :
— Je travaille dessus.
Reprenant avec une vraie émotion, elle chuchota :
— Aide-moi.
Il la serra spontanément contre lui.
— Je suis parfaitement consciente, reprit-elle, que ce qui nous arrive est unique. Je ne dirais pas que ce que nous éprouvons ne survient qu’une fois dans une vie, ce serait mentir. Mais cette fois-là, je veux, ou plutôt je ne veux pas, tout détruire ainsi que j’ai pu le faire par le passé. Ce changement en moi est inexplicable. Sache néanmoins qu’il te faudra une grande patience et mettre beaucoup d’eau dans ton vin.
— C’est-à-dire ?
— Il ne t’a pas échappé que, dans certains domaines, nous sommes trop semblables, trop à fleur de peau, trop tout. Tu es intransigeant, chiant, et un tantinet psychorigide. Parfois, je m’estime plus « zen » que toi. C’est dire !
Il caressa la joue de Chahida.
— Tu as peut-être raison. Alors, puisque nous nous disons tout, sache qu’il est une chose que je ne supporterai jamais.
— Oui ?
— La souffrance.
— Bordel ! Ça y est. Tu te dégonfles déjà !
— Non, je parle de la souffrance stérile, celle qui naît du rapport de forces. Les emportements absurdes.
Comme elle ne réagissait pas, il expliqua :
— Souffrir ne me fait pas peur. En revanche, souffrir pour une cause, une vraie, parce que l’autre vous manque, parce qu’on a mal, tellement on l’aime ; parce que plus il est présent, plus on se sent frustré, parce qu’on le désire plus, encore et toujours plus. Souffrir parce que l’autre est dans la détresse et que l’on n’arrive pas à soulager son chagrin ; souffrir tellement on est heureux. Oui. Cent fois oui. Mais souffrir parce que quelqu’un vous envoie balader dès que quelque chose l’a agacé. Non. Mille fois non.
Elle médita un moment.
— Hicham. Ne te laisse pas aller à de fausses conclusions et, surtout, ne me prends pas pour une débile capable de tout foutre en l’air pour le seul plaisir de tout foutre en l’air. J’essaie, j’apprends. Tout comme un enfant apprend à marcher, je fais quelques pas, puis tombe. Cependant, je ne reste jamais longtemps par terre, je finis toujours par me relever, même groggy, et je continue d’avancer. Je sais que mes paroles dépassent parfois ma pensée, mais sache néanmoins que tu es la dernière personne à qui je souhaite faire de la peine. Et n’oublie jamais : on pardonne tant que l’on aime…
Il sourit.
— Alors, tout va bien.