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Les grands bouleversements de l’Histoire ne sont prévisibles que par les dieux.
Anonyme.
Le Caire, 9 décembre 1956
— Écoute, Hicham ! s’exclama Taymour Loutfi en brandissant le journal France Observateur. Écoute, mon fils. L’article est signé d’un certain Claude Bourdet.
— Tout va très bien, n’est-ce pas, monsieur le président du Conseil[1] ? Le régime du colonel Nasser est plus solide qu’il ne l’a jamais été. Les sentiments des Égyptiens et des autres peuples arabes à l’égard de la France, hier, au pire ambigus, se sont transformés en haine. Dans tout le Proche-Orient, il n’y aura plus un institut français, plus une école française, on n’y achètera plus un produit français, on n’y emploiera plus un seul de nos techniciens. C’est de tous les pays arabes, maintenant, que les insurgés algériens peuvent attendre de l’aide.
« Les Français d’Égypte vont en subir le contrecoup stupide, injuste, mais inévitable. Leurs vies seront brisées. Leurs biens paieront les destructions et le dommage que d’autres ont causés. Tout va très bien. Les États-Unis sont décidés à mettre la France à genoux et en ont les moyens. Le rêve d’indépendance, un instant caressé par M. Pineau[2], s’évanouit. Même les Russes préfèrent avoir affaire à Eisenhower plutôt qu’à un irresponsable petit Bonaparte d’Arras. Tout va très bien. »
Hicham souleva légèrement les mains et les laissa retomber sur les accoudoirs du fauteuil.
— C’est triste. Triste pour la France et triste pour son image dans les pays arabes. Quelle mouche a donc piqué ce M. Mollet pour qu’il se lance dans cette entreprise ! Passe encore pour l’Angleterre. Nous connaissons l’esprit retors de ces gentlemen. Mais la France ?
Taymour ôta ses lunettes et glissa à plusieurs reprises sa main le long de sa joue parcheminée. Un geste qui, depuis quelque temps, était devenu quasi répétitif. Cherchait-il ainsi à gommer les marques du temps ?
Il se décida à répondre :
— Ils n’ont pas digéré la décision prise par Gamal de nationaliser le canal de Suez et se sont laissé entraîner par cet abruti d’Anthony Eden[3].
— Nationaliser le canal, oui ! rétorqua Hicham. La belle affaire ! Détail qui n’est pas sans importance : le bail qui liait la France et l’Égypte arrivait presque à son terme[4]. Alors ? Fallait-il déclencher une guerre dans le vieil esprit colonial du xixe siècle ? Pire ! Fallait-il s’allier secrètement avec Israël pour l’entreprendre ?
Hicham prit de sa poche un paquet de cigarettes Lucky Strike, en proposa une à son père qui déclina l’offre.
— Tu fumes trop, mon petit.
— Mon petit ? Je viens d’avoir trente ans, papa !
— Et tu viens d’être promu lieutenant-colonel. Je sais.
— Promu par Nasser en personne, souligna Hicham avec un sourire.
Il craqua allumette.
— En tout cas, ce journaliste français fait preuve d’une grande lucidité. Hier matin, j’ai appris que les autorités avaient ordonné la fermeture des écoles étrangères, et l’on évoque, ici et là, le départ de familles juives et chrétiennes. Des milliers de Grecs et d’Italiens, pourtant nés et vivant ici depuis des générations, s’apprêteraient à plier bagage.
Une lueur sombre passa dans les yeux de Taymour Loutfi.
— C’est logique. Ils ont peur qu’on leur fasse payer le prix de l’inconscience du trio anglo-franco-israélien. Si cet exil est avéré, ce sera une vraie catastrophe. La onzième plaie d’Égypte, celle que Moïse même n’aurait pu imaginer.
Hicham afficha une moue dubitative.
— Baba[5], tu n’exagères pas un peu ?
— Non, mon fils. Je suis même en dessous de la réalité. Ces communautés ont participé depuis des siècles à la prospérité de notre pays. Elles se sont totalement impliquées. Souviens-toi qu’au milieu du xixe siècle, fuyant les massacres déclenchés par les Turcs, c’est ici, en Égypte, que ces minorités chrétiennes se sont réfugiées. Dans cette Égypte où régnait alors un climat de tolérance et d’harmonie entre les trois religions du Livre. À peine installées, elles ont été confrontées à un dilemme : soit demeurer pro-occidentales et chrétiennes, soit se convertir à l’Islam. Eh bien, ces communautés inventèrent une troisième voie : le nationalisme arabe.
— Tu es sérieux ? Des chrétiens, promoteurs du nationalisme arabe ?
— Oui, mon cher ! Parce qu’ils ont choisi de s’intégrer. De faire corps avec leur pays d’adoption, de participer activement à son essor, sans jamais se départir de leur identité religieuse. Ce sont aussi ces mêmes émigrés que l’on trouve à l’origine de la Nahda, le mouvement de renaissance culturelle et politique. Jour après jour, ces chrétiens du Levant ont imaginé des idées novatrices dans lesquelles puisent aujourd’hui la plupart des leaders nationalistes arabes.
— Je suppose que parmi ces chrétiens tu songes à ce Syrien qui a fondé il y a une dizaine d’années le parti Baas[6] et qui occupe aujourd’hui la fonction de ministre des Affaires étrangères de Syrie. Michel Aflak ?
— Aflak. Parfaitement.
— Mais l’homme n’est pas très objectif. J’ai lu quelque part que, bien que chrétien, il proclamait que l’Islam avait doté les Arabes de la langue la plus noble qui soit, de la littérature la plus brillante. Il affirme aussi que ni les Américains ni les Européens n’atteindront jamais le même degré de spiritualité que, nous, les musulmans. On est loin d’une impartialité.
— Tu oublies de préciser que, malgré son admiration pour notre religion, il a toujours combattu l’idée qu’elle pouvait servir de prétexte ou d’arme dans la confrontation qui nous oppose de plus en plus à l’Occident. Il a toujours défendu l’idée d’un État laïc. D’ailleurs…
— Le déjeuner est servi !
Taymour leva ses yeux vers Nour, son épouse, et un éclair nostalgique illumina son regard. On eût dit que c’était hier qu’elle était apparue dans la villa de Guizeh, accompagnée par son frère, Ahmed Zulficar. Le meilleur ami de Taymour[7]. Elle avait alors vingt-quatre ou vingt-cinq ans. Brune, cheveux noirs, belle comme un cœur. Aujourd’hui, une trentaine d’années plus tard, sa beauté demeurait miraculeusement inchangée, mais Nour refusait d’y croire. Lorsqu’il arrivait à son époux de le lui rappeler, elle riait et lui lançait inéluctablement le dicton arabe : « Aux yeux de sa mère, la guenon est une gazelle. »
— Mon frère est-il arrivé ? interrogea Hicham en quittant son fauteuil.
— Il a téléphoné voilà un quart d’heure pour prévenir qu’il aurait un peu de retard.
Hicham s’adressa à son père avec une pointe d’amertume :
— Il va falloir que tu lui parles, papa, n’est-ce pas ?
Taymour éluda la question et marcha vers la salle à manger.
*
Haïfa, au même moment
Hussein el-Husseini se rinça le visage et, tout en s’essuyant, s’observa dans le miroir de la salle de bains.
Traits anguleux, volontaires, une large bouche aux lèvres charnues, une expression farouche et des cheveux noirs comme une nuit sans étoiles. Il ressemblait étonnamment à Abdel Kader el-Husseini, son défunt père, dont le nom resterait gravé à jamais dans les mémoires palestiniennes. Huit ans auparavant, ce héros de la résistance était tombé sous les balles des assaillants sionistes au cours de la bataille acharnée que les deux camps s’étaient livrée pour la prise du village de Castel.
Castel était redevenu un village arabe – guère longtemps –, mais Abdel Kader était mort. Le héros avait descendu la colline de son ultime conquête, sur une civière, escorté par les villageois qu’il avait si souvent conduits au combat.
Hussein demeura immobile un moment, comme s’il cherchait à décrypter dans la glace les lignes de son avenir. Demain, il fêterait ses dix-huit ans. Il avait achevé ses études en dépit de la guerre et des bouleversements ayant conduit une grande partie de son peuple à l’exode. La Nakba, la catastrophe. Tel était le nom que les Palestiniens avaient donné à cette tragédie poussant à l’exil forcé près de sept cent cinquante mille d’entre eux.
Bon élève. Studieux. Les portes de l’université de Naplouse s’ouvraient à lui ; celles du Caire ou d’El-Azhar aussi. Mais était-ce vraiment un choix ? S’enfermer entre des murs, vivre comme si rien ne s’était passé ? Comme si la Palestine ne saignait pas. Oublier ce jour fatidique de 1947 où, dans une bâtisse de New York, à des milliers de kilomètres d’ici, des étrangers avaient fait cadeau aux sionistes de plus de la moitié de sa terre ? Oublier qu’après la victoire qu’il avait remportée sur les Arabes en 1948 l’État d’Israël s’étendait maintenant sur un territoire bien plus vaste que celui prévu par le plan de partage ? Impossible. Autant demander à un homme de renoncer à ses enfants, à sa famille. Dans les veines de Hussein courait le sang d’Abdel Kader. Le sang de la Palestine criait vengeance.
Il récupéra sa montre posée sur le bord du lavabo. Les aiguilles indiquaient midi trente. Il avait largement le temps de se rendre à Gaza, en espérant qu’il ne serait pas intercepté par les militaires israéliens qui contrôlaient à présent toute la bande côtière Ashkelon-Haïfa, Jérusalem-Ouest, la vallée de Jezréel et la haute vallée du Jourdain. Sur le chemin, il passerait prendre Zeyd. Zeyd el-Qassam, son frère spirituel, son confident.


Leur amitié, née dix ans auparavant sur les bancs de l’école, s’était renforcée au fil du temps. Hussein se sentait d’autant plus lié à Zeyd qu’il était lui aussi le fils d’un héros : Ezzedine el-Qassam, l’un des pères de la résistance palestinienne, le premier à proclamer que l’action politique ne pouvait se différencier de la lutte armée. Né en Syrie, Ezzedine avait combattu l’occupation française de son pays après la Première Guerre mondiale. Condamné à mort en 1921 par un tribunal français, il avait réussi à fuir et à passer clandestinement en Palestine. À peine arrivé à Haïfa, il avait organisé la résistance contre le mandat britannique, ayant compris, bien avant tout le monde, que ce mandat préparait de fait la mainmise des mouvements sionistes sur les terres palestiniennes, et la création d’un État juif. Un visionnaire. Comme tous les héros, il était mort en héros.
Le 19 novembre 1935, lui et ses hommes – environ deux cents – se retrouvèrent assiégés aux alentours de Djénine par plus de cinq cents soldats britanniques, mieux armés, mieux entraînés. On lui fit remarquer que le combat serait inégal, la victoire, impossible. Il se contenta de rétorquer : « Aucune importance, notre mort servira d’exemple à notre peuple. » Et la mort fut au rendez-vous[8].
Tout naturellement, Zeyd partageait dans sa chair les convictions de son défunt père et n’avait guère eu d’effort à faire pour les transmettre à son ami Hussein. Une semaine plus tôt, alors que tous deux débattaient comme à l’accoutumée du devenir de la terre palestinienne, Zeyd lui avait proposé sur un ton énigmatique :
— Seras-tu prêt à m’accompagner à Gaza le jour et l’heure où je te le demanderai ?
— Gaza ? Tu as oublié que nous n’y sommes plus chez nous ? Que, depuis la guerre, la ville est sous le contrôle de l’Égypte ?
— Précisément, avait répliqué Zeyd, c’est là que se prépare notre futur, grâce aux Frères musulmans.
En effet, depuis la guerre de 1948, c’est dans ce petit territoire surchargé de réfugiés misérables que, sous l’impulsion des Frères musulmans égyptiens, avait commencé à éclore la conscience politique palestinienne. S’ils n’étaient pas la seule force naissante, les « Frères » étaient la plus déterminée, tant dans les camps de réfugiés que dans les élites urbaines. C’est aussi à partir de ce territoire que les premiers feddayin, les commandos palestiniens, avaient amorcé la lutte contre le nouvel État d’Israël.
— De toute façon, avait ajouté Zeyd, la Palestine n’a-t-elle pas été occupée aussi par les Britanniques ? Est-ce que cela a empêché nos pères de se battre ?
— Et les Israéliens ? s’inquiéta Hussein, comment passerons-nous ?
Zeyd avait tapé du poing sur la table.
— Khalass ! C’est fini ! Oublie ma proposition !
Il était ainsi, Zeyd, fait de métal. On suivait ou on ne suivait pas.
— D’accord. Je t’accompagnerai, avait cédé Hussein. Mais peux-tu me dire au moins la raison ?
Zeyd avait gardé le silence avant d’annoncer sur un ton solennel :
— Un homme, je vais te faire rencontrer un homme. Un homme déterminé, qui nous sauvera.
— Son nom ?
Zeyd avait alors posé son index sur ses lèvres.
— N’oublie jamais : Tu es le maître des paroles que tu n’as pas prononcées ; tu es l’esclave de celles que tu laisses échapper.
*
Le Caire, au même moment
Le majordome Sayed, un Nubien de stature impressionnante, drapé dans une galabieh de soie, était en train de servir les premiers plats, lorsque Fadel, le frère cadet de Hicham apparut sur le seuil de la salle à manger.
Aussitôt Nour se tourna vers son fils comme une fleur vers le soleil. Il se pencha pour l’embrasser, elle le serra dans ses bras tout en restant assise.
— Ce n’est pas trop tôt, grommela Taymour.
— J’avais prévenu que je serais en retard.
— Comme toujours, ironisa Hicham. Chez toi, le retard est une seconde nature.
Fadel ignora la remarque et plongea sa main dans la corbeille de pain.
Trois ans seulement le séparaient de son frère. Mille ans en vérité, car ils étaient en désaccord sur presque tous les sujets. Au cours des dernières années, Hicham, patriote et nationaliste convaincu, s’était totalement impliqué aux côtés de Nasser et de la junte, désormais maîtresse de l’Égypte. Rien d’autre ne comptait à ses yeux que le renouveau de la grandeur de la civilisation arabe trop longtemps bâillonnée ; autant de rêves et d’idéaux qui étaient à mille lieues des préoccupations de Fadel.
À ces différences intellectuelles s’ajoutait aussi un contraste physique. Hicham était grand, svelte, athlétique, dégageant un magnétisme naturel. Son frère, replet, doté d’un embonpoint bien trop précoce pour un homme de vingt-sept ans, faisait songer à un petit sultan que l’on aurait gavé trop tôt de baklavas.
Au fur et à mesure que le repas s’avançait, salade de concombres et de tomates, puis le plat de résistance, la molokhiya[9] épaissie au riz et garnie d’un quartier de poulet, l’évidence s’imposa. Un convive invisible et fâcheux assistait au repas. Impossible de l’ignorer. Les reparties s’espacèrent de plus en plus. La présence de cet invité virtuel devenait écrasante. Nour interrogea son époux du regard et reçut une expression sombre en échange.
Quand le dessert, une mehallabieh[10], fut servi, l’atmosphère était même devenue suffocante.
C’est alors que Taymour Loutfi repoussa brusquement son assiette, et ordonna qu’on servît le café au salon.
— Fadel, déclara-t-il d’une voix sépulcrale, suis-moi, nous avons à parler.
Le fils acquiesça sans paraître outre mesure surpris. On eût dit que durant tout le déjeuner il avait attendu cet instant.
— Je vous laisse, annonça Nour.
Elle fit mine de se lever, mais Taymour l’arrêta d’un geste péremptoire.
— Non ! L’affaire concerne toute la famille. Ta présence est nécessaire.
Ils s’assirent en rond dans le salon de style Queen Ann, pour siroter le mazbout[11], dédaignant les dattes confites que proposait le serviteur nubien.
Fadel se cala dans son fauteuil.
— Je t’écoute, père. De quoi ou bien devrais-je dire : de qui veux-tu me parler ?
— De cette femme.
— Cette femme, répéta Fadel sèchement, porte un nom. Elle s’appelle Lila Tarabzian. Je l’aime.
Il se hâta de préciser sur un ton déterminé :
— Et je compte l’épouser.
— Nous le redoutions, figure-toi. Si mes sources sont exactes, elle aurait l’intention de quitter l’Égypte pour s’installer à Londres, où elle a de la famille.
Hicham commenta sur un ton sarcastique :
— Tarabzian. Des Arméniens qui ont jugé préférable d’abandonner notre pays, le leur, où ils vivaient depuis la nuit des temps.
— Où est le problème ?
— Bel acte de patriotisme ! Je peux comprendre les craintes des Juifs qui s’exilent depuis l’affaire de Suez. Mais des Arméniens ? Qu’est-ce qu’ils s’imaginent donc ? Que le nouveau régime égyptien a l’intention de les découper en morceaux ? D’en faire des brochettes de kebab ?
— Je préfère ne pas te répondre. Enta hor, ya bey. Tu es libre de ton jugement. Tu…
— Arrêtez ! ordonna Taymour. Revenons à l’essentiel.
Il alluma un cigare.
— Comme je n’imagine pas que tu envisages d’épouser une femme qui serait à des milliers de kilomètres d’ici, j’en conclus que tu as l’intention de la suivre.
Autre hochement de tête.
— Que feras-tu à Londres ?
— La sœur de Lila est lady Foster Westgate, la femme de l’un des gouverneurs de la Lloyd’s. Un poste m’y attend.
— Tu nous désertes donc, dit Nour, la voix nouée.
— Je vous déserte ? Ne voyez-vous pas que nous sommes sur un radeau qui sombre dans la tempête ? Je n’ai aucune envie de couler.
— Un radeau ? gronda Hicham. L’Égypte est un radeau ? Mon père et moi, et nous tous nous sommes battus pour atteindre à l’indépendance et tu viens me dire que nous sommes sur un radeau ? Tu oses tenir de tels propos devant ton frère, lieutenant qui a fiché les armées occidentales à la porte ?
— Il a raison, approuva Taymour sèchement. Tes commentaires sont indignes.
Fadel garda un moment de silence, le visage grave.
— Baba, reprit-il, il y a quatre ans, tu étais un seigneur. Tu étais Taymour Loutfi bey. Aujourd’hui, tu n’es plus que Taymour Loutfi, député du parti unique, l’Union nationale. Un parti unique ! Tout comme dans les dictatures ! Tu possédais des milliers de feddans[12], de terres héritées de ton propre père, Farid Loutfi bey[13], gagnées à la sueur de son front. Qu’en reste-t-il ? Dis-moi, père ? La réforme agraire décidée par votre Nasser et ses acolytes a eu pour résultat de te priver de la presque totalité de tes biens. Ce gouvernement et ses prétendues idées socialistes vont mener le pays à la catastrophe ! Il n’y a plus d’avenir ici pour nous. Plus d’avenir pour une jeunesse ambitieuse qui se veut indépendante. Plus d’avenir, à moins d’appartenir au cercle de ces illuminés. Keffaya ! Il suffit !
Le constat était raide.
— Tu es odieux ! explosa Hicham. Comment peux-tu affirmer des choses aussi injustes. Tu parles de la réforme agraire comme d’une plaie, alors qu’il s’agit d’un acte de justice et d’égalité. La misère de nos fallahine[14] a toujours été dénoncée, tant dans la presse égyptienne qu’à la tribune du Parlement. Une misère due essentiellement à la répartition inique du revenu agricole, à l’existence de fabuleux domaines dont les propriétaires tiraient des bénéfices tout aussi fabuleux, alors que le peuple crevait.
Il pointa son index sur son frère.
— Sais-tu ce que tu es en vérité ? Un égoïste ! Tu aurais mérité qu’on t’embarque avec Farouk et sa famille !
Nour rappela d’une voix timide :
— Mon fils, comment peux-tu parler ainsi ? Tu ne t’en souviens pas, car tu avais alors dix ans à peine. Mais moi, ta mère, je n’ai pas oublié. Alors que nous nous interrogions sur les capacités du roi à sortir notre pays de la crise, sais-tu ce que tu as déclaré ?
Elle n’attendit pas la réponse.
— Tu as déclaré : « Farouk est un karagöz[15]. Or les karagöz ne sont que des marionnettes, et les marionnettes, des objets manipulés. » Tu as oublié, bien sûr. Plus tard, lorsque ce même roi a décidé un jour de braver l’occupant anglais, toi et ton frère étiez de toutes les manifestations de soutien. Et le jour où nous avons entendu à la radio le discours de Sadate annonçant le coup d’État, tu étais présent. C’était un 23 juillet. Il y a quatre ans, je n’oublierai jamais ton expression : un sourire radieux avait illuminé ton visage et tu t’étais écrié : « Mabrouk[16] ! Ils ont réussi ! »
Elle conclut avec lassitude :
— Aujourd’hui, voilà que tu t’exprimes comme un étranger ! Comment as-tu pu changer autant, aussi vite ?
— Surtout, rappela Taymour, après la lâche agression que nous avons subie il y a à peine quelques mois. Trois pays venus nous dévorer et pour confisquer notre patrie sous de faux prétextes.
— Et nous avons quand même remporté la victoire sur ces vautours en fichant leurs armées à la porte ! renchérit Hicham.
Son frère afficha un sourire ironique.
— Kalam fadi[17]. Nous n’avons fichu aucune armée à la porte. Nos soldats qui se trouvaient sur la rive orientale du canal furent massacrés. Les Israéliens ne se sont arrêtés que parce que l’URSS a brandi la menace atomique. Les Anglais et les Français ne se sont retirés que parce que les États-Unis les ont contraints.
— Il n’en demeure pas moins, insista Hicham, que nous avons résisté à Port-Saïd et qu’aujourd’hui Nasser est non seulement un héros, mais une figure emblématique dans tout le Moyen-Orient. Tout le monde arabe a les yeux tournés vers nous.
— La revanche des fallahine, frustrés contre les élites. Ne voyez-vous pas ce qui est en train de se préparer ? La nationalisation des banques et des compagnies d’assurances s’étendra bientôt à toutes les entreprises de ce pays. Il n’y aura plus que les cafetiers et les prostituées de l’Ezbékieh qui y échapperont. Le régime va devenir pire que celui des Soviétiques. Non. Je ne crois plus à mon avenir dans ce pays. Au lieu de me faire des reproches, vous devriez m’encourager à aller bâtir ma vie ailleurs.
Nour baissa la tête. Pleurait-elle ? Retenait-elle ses larmes ?
Hicham se leva d’un seul coup.
— J’en ai assez entendu. Cependant, j’ai une dernière observation à te faire. Il y a quelque chose dans la vie qui s’appelle la fierté. Le nom de Taymour Loutfi est honorable. Celui de Fadel Loutfi ne le sera pas. Ce sera celui d’un Égyptien qui aura rallié les rangs ennemis, parce qu’il aura eu peur d’accompagner et de soutenir l’indépendance de son pays, peur d’affronter les difficultés qui nous attendent sûrement. Tu oublies aussi un détail important : notre tante, Mona, a épousé un Palestinien. Elle a eu le courage de le suivre, de continuer à vivre là-bas malgré la guerre, malgré les drames, malgré les brimades que les Israéliens leur font subir jour après jour. Ni elle ni son mari Mourad n’ont opté pour l’exil et la facilité. Ils s’accrochent à leur terre, eux. Ils résistent. Je te souhaite bon vent, mon cher frère. Qu’Allah t’apporte prospérité et bonheur !
Il quitta le salon, laissant planer derrière lui un silence de glace.
1-
Guy Mollet.
2-
Ministre des Affaires étrangères entre 1956 et 1958.
3-
Cf. tome 1, Le Souffle du jasmin, Flammarion, 2010.
4-
L’Égypte avait accordé à la Compagnie du canal de Suez la concession de la voie maritime pour une durée de quatre-vingt-dix-neuf ans, entre 1869 et 1968.
5-
Papa.
6-
Qui signifie : « résurrection, renaissance ».
7-
Cf. tome 1.
8-
C’est en sa mémoire que, de nos jours, la branche armée du Hamas a adopté le nom de « Brigades el-Qassam », inscrites sur la liste officielle des organisations terroristes de la plupart des nations occidentales.
9-
Soupe très prisée en Égypte, à base de feuilles de corète réduites en poudre, de bouillon de poulet, d’oignons, d’ail et de coriandre, généralement accompagnée de poulet et de riz. On la retrouve aussi en Tunisie et au Liban, mais aussi en Jordanie et en Syrie.
10-
Crème au lait et à la farine de riz, parfumée à la cannelle et à la fleur d’oranger, et garnie de raisins secs et de pistaches.
11-
Café normalement sucré. Al riha, à peine sucré. Soccar ziada, très sucré. Sada, sans sucre.
12-
Un feddan = environ 4 200 mètres carrés.
13-
Cf. tome 1.
14-
Paysans.
15-
Personnage imaginaire appartenant au théâtre d’ombres traditionnel turc, que l’on pourrait comparer à Guignol.
16-
Expression qui pourrait signifier, « béni, chanceux, qui a reçu la baraka, la bonne fortune. » Elle est généralement utilisée pour féliciter quelqu’un qui a reçu un bienfait.
17-
Paroles vides, sans intérêts.