— Je m’appelle Avram Bronstein.
Mourad Shahid chaussa ses lunettes et examina le jeune homme d’une vingtaine d’années qui se tenait sur le seuil. Il était de taille moyenne, les cheveux bouclés, le regard bleu et portait l’uniforme de Tsahal. Le cœur du Palestinien fit un bond dans sa poitrine. La première pensée qui traversa son esprit fut : « Mon frère, Soliman, a encore fait des siennes ! »
Il bredouilla, angoissé :
— Que veux-tu ?
— Mon nom ne te dit rien ? Suis-je bête ! C’est Avram Marcus que j’aurais dû annoncer.
Il répéta en détachant les mots :
— Marcus. Avram Marcus.
Marcus ? D’un seul coup, les souvenirs jaillirent comme un torrent, en flots désordonnés. Marcus ? Celui qui fut l’ami juif le plus proche de son père, Hussein ? Il avait une fille, Irina. Quel âge pouvait-elle avoir aujourd’hui ? Quarante ans ?
Il murmura, incrédule :
— J’ai connu un Josef Marcus.
— Je suis son petit-fils. Le fils d’Irina
[1].
— Bessm Ellah el Rahman el Rahim… Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux. Ce n’est pas possible ! Entre, entre…
Tout en conduisant le jeune homme vers le petit salon, il cria :
— Mona ! Mona !
Désignant un siège, il invita son hôte à s’asseoir tandis que l’épouse de Mourad les rejoignait. En découvrant l’uniforme, elle se figea.
— C’est Avram, la rassura son époux. Avram Marcus ! Le petit-fils de Josef !
— Le petit-fils de Josef ?
Elle le détailla des pieds à la tête.
— C’est vrai que tu as de ton grand-père. Les yeux surtout et ce front large, et…
— Apporte-nous du café, ma chérie, l’interrompit Mourad. Ou une boisson fraîche.
S’adressant à Avram, il s’enquit :
— Que préfères-tu ?
— Je te remercie. Un jus sera parfait.
— Deux jus d’orange,
albi[2], s’il te plaît.
Alors que Mona partait vers la cuisine, il reprit sur un ton fébrile :
— Josef était de notre famille, le savais-tu ? Comment va-t-il ? Dis-moi tout.
— Hélas, mon grand-père est décédé il y a quelques mois. Le 8 novembre. Il allait fêter ses quatre-vingt-sept ans.
— Inna li Allahi lillah wa inna ilaïhi raji’un. À Dieu nous appartenons et à Lui nous retournerons. C’était un homme de bien. Le cœur sur la main.
— Il m’a beaucoup parlé de vous, de votre père, Hussein Shahid. Il le considérait comme un frère.
— Il disait vrai. Ces deux-là s’aimaient sincèrement. Je les revois passant des soirées entières à débattre et à refaire le monde. Aujourd’hui, malgré tout le temps passé – j’ai cinquante-huit ans – je me souviens de Josef comme s’il nous avait quittés la veille.
Une expression attristée voila les traits de Mourad, alors qu’il poursuivait :
— Malheureusement, les événements les ont séparés. Ensuite, il y a eu la mort de mon père. Josef était présent à son enterrement, tu le savais ? Et ta maman, Irina, et son mari, dont j’ignore le nom.
— Mon père, Samuel. Samuel Bronstein.
— Voici les jus !
Mona traversa la pièce, servit les deux hommes et se glissa à la droite d’Avram.
— C’est vrai, répéta-t-elle, visiblement émue, tu as de ton grand-père.
Un voile nostalgique embruma ses yeux.
— Comme le temps passe, observa-t-elle. Où sont les jours où nous étions heureux ?
— Ils reviendront, madame. Vous verrez. Ayez confiance.
Elle releva le menton brusquement.
— Madame ? Je m’appelle Mona. C’est ainsi que l’on m’appelle.
— Mona.
— Allons, allons ! grogna Mourad. Pas de tristesse ! Aujourd’hui est jour de fête ! Comment se fait-il que tu aies décidé de nous rendre visite après toutes ces années ?
Le jeune homme répondit, mal à l’aise :
— Il s’agit de votre frère, Soliman, et de votre fils, Karim.
Mona porta la main à son front.
— Il leur est arrivé quelque chose ? Ils sont blessés ?
— Non, rassurez-vous. Mais…
— Quoi donc ? s’exclama Mourad.
— Avez-vous entendu parler du Mossad ?
Le couple afficha une moue dubitative.
— C’est une institution qui a été fondée il y a quelques années, chargée d’organiser et de coordonner les services de renseignement et de sécurité.
— Des services secrets… C’est cela ?
— Oui. L’un de mes amis proche y travaille.
À mesure qu’Avram parlait, sa gêne grandissait.
— Je ne devrais pas vous confier ces choses. Mais en raison des liens qui vous unissaient à mon grand-père, je m’en accorde le droit. Je vous avoue que j’ai longtemps hésité à franchir le pas. J’en ai parlé à ma mère. Elle m’a encouragé. Sans hésitation.
— Que Dieu la bénisse, fit Mona.
— Vous devez savoir que Soliman et Karim sont impliqués dans un groupe… (Il chercha le mot)… d’agitateurs. Ils risquent tôt ou tard d’être amenés à commettre des actes répréhensibles.
— Des attentats…
— Certainement. Au risque de mettre la vie d’innocents en péril, et la leur.
Mourad secoua la tête à plusieurs reprises d’un air affligé.
Si l’engagement de son fils Karim avait été prévisible, il n’en fut pas de même de celui de Soliman. Tout au long de sa jeunesse, son frère cadet rêvait de devenir poète, tandis que Karim, à vingt ans, ne souhaitait qu’en découdre avec les sionistes.
Et puis, un matin d’avril 1949, s’était produite la tragédie de Deir Yassine. Un petit village situé sur une colline, à 5 kilomètres à l’ouest de Jérusalem. Quatre cents âmes. À l’aube, une centaine d’hommes appartenant à l’Irgoun et au groupe Stern
[3] avaient fondu sur les habitants. Karim s’y trouvait. Toute la famille de Leïla Tarbush, sa future épouse, fut décimée sous ses yeux, ainsi qu’une centaine de villageois. Comment oublier ?
Ce fut à cette époque que Soliman décida de ranger sa plume et ses poèmes.
— Tu dois leur parler.
La voix d’Avram arracha Mourad à ses réflexions.
— Oui. Je le ferai, mais sache que ce sera en vain.
Mona demanda, la voix vacillante :
— Que risquent-ils s’ils sont arrêtés ?
— Au mieux, l’emprisonnement. Au pire, ils se feront tuer au cours d’un affrontement. Demain, dans une semaine ou un mois.
— Ce serait terrible. Surtout pour mon fils Karim. Non pas que je ne vénère pas mon frère, Soliman, mais il est célibataire. Karim, lui, est père de deux enfants encore en bas âge. Une fillette et un petit garçon. Et…
— Salam aleïkoum… interrompit une voix. Que la paix soit sur vous !
Les trois visages se tournèrent vers l’entrée de la pièce.
Un homme d’une cinquantaine d’années, accompagné d’une femme, sensiblement du même âge, venait d’apparaître sur le seuil. En découvrant l’uniforme d’Avram, le couple resta pétrifié.
— Soliman ! s’écria Mona en bondissant vers son beau-frère.
Elle le serra entre ses bras. Mais lui demeurait immobile, le regard rivé sur Avram Bronstein.
Alors, Mona chercha à entraîner la femme dans la pièce. Elle résista.
— C’est ma sœur, Samia, expliqua Mourad, embarrassé.
Avram se leva et marcha vers le couple, main tendue.
Aussitôt, comme en présence d’un serpent, Samia recula et cracha par terre.
— Assassin ! rugit-elle.
Ses prunelles scintillantes exprimaient toute la haine de l’univers.
— Assassin ! répéta-t-elle.
Elle quitta la maison.
Avram, interdit, se tourna vers Mourad, et l’interrogea du regard.
— Vous avez tué son époux, expliqua Soliman, sur un ton glacial.
— Son époux ?
— Le grand Abdel Kader. Le héros de la bataille de Castel. Notre héros. Celui de tout le peuple palestinien. Il avait un enfant. Hussein. Un orphelin, aujourd’hui.
— Je le regrette. Je regrette tous les morts. C’était la guerre. Vous le savez, n’est-ce pas ?
Soliman éluda la question.
— Qui es-tu ? Que fais-tu ici ?
— Je suis le petit-fils de Josef Marcus. Je suis venu en ami.
— Tu n’as pas oublié Josef ? s’empressa de souligner Mourad.
— Oui, Josef, surenchérit Mona, fébrile. Il était comme un deuxième père pour Samia et toi.
— Josef Marcus. Oui, je m’en souviens.
La réponse avait été formulée sans chaleur.
— Allez, viens ! dit Mona, assieds-toi avec nous. Nous parlions des jours passés.
Soliman obtempéra à contrecœur.
— Veux-tu boire un jus ?
Il secoua la tête, le regard lointain, ailleurs. Son esprit venait de l’entraîner vers un matin de décembre 1920, à Jérusalem
[4]. Il avait dix-huit ans et se rendait avec sa sœur, Samia, chez leurs grands-parents. Alors qu’ils arrivaient en vue de l’esplanade du Temple, le
El-Haram el-Charif des musulmans, des altercations avaient éclaté.
— Fais attention, l’Arabe ! Un peu de respect ! Ne vois-tu pas que je suis en train de prier ?
— Et moi, ne vois-tu pas que je suis en train de passer, étranger !
— Étranger ? Mais à qui parles-tu ?
Soliman et Samia avaient jeté un regard affolé sur les deux hommes qui s’invectivaient.
— Alors, répéta le Juif, en ajustant ses lunettes, à qui parles-tu ?
— À toi ! Voleur de terres ! É-tran-ger !
—
Gai in drerd arein[5] ! Je suis chez moi, ici ! Tu m’entends ? Chez moi ! Mes ancêtres vivaient dans ce pays alors que les tiens n’étaient que poussière !
En quelques minutes, la folie s’était emparée du lieu saint.
Samia avait poussé un cri et porté la main à son front. Du sang giclait, maculant sa robe de tâches pourpres et les vêtements de Soliman.
Saisissant le bras de sa sœur, le garçon avait essayé de se frayer un chemin à travers la meute déchaînée. Mais à peine eurent-ils franchi quelques mètres qu’ils s’étaient retrouvés jetés à terre. À quel moment des mains s’étaient tendues vers eux, les aidant à se relever ? Il n’aurait su le dire.
— Suivez-moi ! N’ayez pas peur ! Suivez-moi ! Vite !
C’était Josef Marcus. À ses côtés, Irina, sa fille, tremblait. Jouant des coudes, bataillant, le Juif avait réussi à ouvrir aux enfants un chemin dans la masse des ombres en furie et les avait conduits en lieu sûr, chez un médecin…
— Alors, mon frère, interrogea Mourad sur un ton qui se voulait détaché. Où étais-tu passé ? Nous commencions à nous faire du souci.
— J’étais occupé. La récolte. Les ouvriers.
Il leva les yeux vers Avram.
— Ainsi, tu es le petit-fils de Josef…
— Il lui ressemble, n’est-ce pas ? observa Mona.
Soliman ne parut pas entendre. Il questionna :
— Que nous vaut ta présence ?
Avram échangea un coup d’œil furtif avec Mourad avant de répondre :
— L’amitié.
Une expression ironique apparut sur le visage du Palestinien. Il répéta :
— L’amitié ?
— Celle qui liait ton père et mon grand-père.
— Ils sont morts. Tous les deux.
— Leur héritage demeure.
— Leur héritage ? Wadi Fukin, Abou Gosh, Majdal, Beït Naqquba…
Mourad et Mona réprimèrent un sursaut. Les noms cités étaient ceux de villages dont la majorité des Palestiniens avaient été expulsés pendant les affrontements de 1948.
Avram se contenta de répéter, très calme.
— C’était la guerre.
— Pas pour les habitants d’Abou Gosh. Mais tu es trop jeune pour le savoir.
— En effet. Je n’avais que huit ans. Je ne demande qu’à apprendre.
— Alors sache que, sur la trentaine de villages arabes nichés sur les collines autour de Jérusalem, Abou Gosh fut le seul à demeurer neutre. Ses habitants ont même contribué à garder la route ouverte pour que tes frères sionistes ne crèvent pas de faim et de soif, bien qu’ils fussent encerclés comme des rats dans un quartier de la ville. Ils l’ont fait, le cœur sur la main, alors que tout le monde savait que, depuis cet endroit, il eût été possible d’ouvrir ou de fermer l’accès à Jérusalem.
Il fit une pause avant de conclure, amer :
— Une fois les combats terminés, en guise de remerciements, vos hommes n’ont rien trouvé de mieux que d’expulser les habitants. Certains tentèrent de revenir. On les a repoussés et jetés dans le Néguev comme des chiens. Est-ce l’héritage dont tu me parlais ?
— Mon frère ! gronda Mourad. À quoi sert-il de remuer les cendres ? N’oublie pas qu’Avram est notre hôte. Il est venu en ami. Traite-le comme tel !
Avram l’apaisa d’un mouvement de la main.
— Ce n’est pas grave. Je peux comprendre son amertume.
Il reprit, la voix grave :
— Nous n’avions pas le choix.
— En contraignant au départ plus de sept cent cinquante mille innocents ?
— Que je sache, un partage équitable des terres vous a été proposé. Vous l’avez rejeté.
Le Palestinien bondit, le visage blême. À cinquante-quatre ans révolus, il avait conservé toute son ardeur. Il posa ses deux poings sur la table et se pencha en avant.
— Équitable ? Tu as bien dit équitable ? Un homme débarque un matin et revendique une terre sous prétexte que ses aïeux y ont vécu deux mille ans plus tôt ? Équitable ? Des nations étrangères installées confortablement dans leur fauteuil à des milliers de kilomètres d’ici décident du destin d’un peuple, offrent ce qui ne leur a jamais appartenu, à un autre peuple. Équitable ?
— Tout est encore possible, laissa tomber Avram. Il suffit que vous et vos frères arabes mettiez fin aux affrontements.
— Et donc renoncer à tout espoir de recouvrer notre bien ? Désolé, Avram Marcus, la lâcheté est le propre des puissants. Nous ne sommes pas encore assez forts.
Il partit vers la porte, lorsque la voix d’Avram l’apostropha :
— Il s’agit de ta vie ! C’est elle que je suis venu défendre.
Le Palestinien se retourna, interloqué.
Avram poursuivit :
— Je t’ai dit tout à l’heure que c’est l’amitié qui a guidé mes pas jusqu’ici. Sache que le Mossad vous suit à la trace.
— Nous suit ?
— Toi et ton neveu. Si de vivre ou de mourir t’importe peu, pense au moins à Karim. Ton frère vient de m’annoncer qu’il est père de deux enfants.
— Et, par conséquent, maître de son destin.
Il se retira.
*
Ville de Tyr, Sud-Liban, octobre 1957
La fillette de treize ans scrute la mer avec intensité. La brise souffle dans ses mèches noires. Elle a un visage d’ange, rassurant, mais, à bien y regarder, on peut apercevoir de temps à autre des éclairs d’acier dans ses yeux. Cherche-t-elle l’apparition d’un navire qui l’emmènerait loin ? Vers une île ou une terre enchanteresse ? Vers un pays où vivraient des djinns doués de pouvoirs surnaturels capables de la transformer en princesse, de la vêtir d’une autre robe que les oripeaux dont elle est affublée ? Non. Rien de tout cela. Elle rêve de retourner chez elle, à Haïfa, dans sa maison natale d’où des forces obscures l’ont chassée, elle et les siens.
La vie était douce en ce temps, dans la petite maison de Stanton Street, proche du quartier juif de Hadar Hacarmel. Les voisins avaient pour nom Abramovitch, Aronstein ou Eisenberg. L’une de ses meilleures camarades de jeux s’appelait Tamara. Elle était juive. Juive, Arabe ? À quel moment la fillette prit-elle conscience qu’il existait une différence entre l’un et l’autre ? Elle avait toujours cru appartenir, comme l’ensemble des habitants de Haïfa, à la communauté des humains. Et puis était survenu ce maudit 29 novembre 1947, le jour où des étrangers réunis dans une maison de verre et d’acier quelque part dans le monde avaient décidé d’accorder 56 % de la terre palestinienne aux parents de Tamara et à leurs frères sionistes. Lorsque les Arabes se mirent en colère et décidèrent de se battre, Tamara et les siens en furent tout étonnés. Ils ne comprenaient pas pourquoi on refusait ce partage.
Sans doute avaient-ils oublié l’épisode qui s’était déroulé au temps du grand roi Salomon.
Deux femmes qui vivaient dans la même maison se battaient pour la possession d’un nourrisson. Chacune prétendait que l’enfant était le sien. Salomon ordonna alors : « Qu’on tranche l’enfant et qu’on en donne la moitié à l’une et la moitié à l’autre. »
L’une des femmes approuva et s’exclama : « Il ne sera ni à moi ni à toi, partagez ! » L’autre implora le roi : « Monseigneur, qu’on lui donne l’enfant, qu’on ne le tue pas ! »
Alors, Salomon déclara, désignant celle qui venait de s’exprimer : « C’est elle, la mère, qu’on lui donne cet enfant. »
À l’image de la seconde femme, les Arabes avaient refusé qu’on tranche. Seulement, le règne de Salomon était révolu. Point de roi aussi sage et aussi noble dans la grande maison de verre où tout s’était décidé, un funeste jour d’automne.
Près de quatre-vingt mille habitants de Haïfa avaient alors plié bagage, sans livrer combat, sous l’emprise de la peur. L’horreur de Deir Yassine demeurait dans toutes les mémoires. La famille de la fillette faisait partie de cet exil. Elle se souvenait clairement de leur départ. Le 9 avril 1947 était le jour de son anniversaire. Sous le regard éteint de son père, décidé à rester et à se battre pour conserver son petit négoce, sa maman avait rassemblé dans des ballots ce qu’elle pouvait emporter et donné l’ordre aux enfants de la suivre. Au dernier moment, elle se rendit compte que Leïla manquait à l’appel. Nawal, sa sœur aînée, fut envoyée à sa recherche et la découvrit tapie derrière des sacs de pomme de terre : « Viens ! s’était-elle écriée ! Si tu ne pars pas, les Juifs vont arriver et te tuer ! »
Sans ménagement, elle avait saisi Leïla par les cheveux et l’avait traînée jusqu’à la porte d’entrée. Son père leur avait adressé un signe d’adieu. Et ce fut tout. Leur séparation ne dura pas. Quelques mois plus tard, en faillite, il fut contraint de tout abandonner pour rejoindre les siens à Tyr. Brisé. On eût dit un vieillard, alors qu’il n’avait pas quarante ans.
Depuis, la voilà qui survit dans ce camp de Borj el Chemali où s’entassent depuis la
nakba, la catastrophe, sept mille de ses frères
[6]. Tous les jours, d’autres vagues d’exilés viennent s’y ajouter. Comme eux, il lui arrive d’errer parmi les dédales des ruelles crevassées, parsemées de déchets aux odeurs nauséabondes.
L’eau potable est rare. Pas d’hôpitaux. Pas d’école. Juste un vieil instituteur qui réunit les enfants les plus pauvres dans sa baraque pour leur apprendre à lire et à écrire. Certains jours, elle a du mal à respirer, tant la puanteur lui monte à la gorge. Heureusement que le cimetière n’est pas loin. On peut y jouer entre les tombes, dans le silence définitif des morts.
La fillette se retourne et lève la tête. Dans cet enfer terrestre, les logements anarchiques, composés de caisses et de terre séchée, sont tellement collés les uns aux autres qu’il est parfois impossible d’apercevoir l’horizon. Sept mille âmes agglomérées sur 1 kilomètre carré.
Pourtant, l’endroit aurait pu être paradisiaque. Ici coule la côte sablonneuse la plus belle de tout le pays des Cèdres, et la mer est irisée de couleurs divines.
Nous sommes nés réfugiés, nous mourrons réfugiés. Maktoub.
Combien de fois a-t-elle entendu cette phrase lancinante, répétée à l’infini, par ses parents et les vieux d’alentour ?
Elle n’y a jamais cru, elle n’y croira jamais !
Pourquoi ? Ya Allah ? Pourquoi ?
Comment est-elle née cette aurore où leur vie s’est diluée dans la poudre et le sang ?
Nous sommes nés réfugiés, nous mourrons réfugiés.
Non ! Rien n’est écrit ! Quoi qu’il advienne, elle continuera de s’accrocher à sa terre que des étrangers ont morcelée. La Palestine dans ses veines, et la vengeance dans l’âme, elle ne lâchera pas un grain de poussière.
La fillette s’agenouille sur le sable et murmure les yeux levés vers l’azur :
— Je m’appelle Leïla Khaled. Je viens de là où, un jour, demain, le cri des pierres remplacera les lamentations des hommes. Je m’appelle Leïla Khaled.