Quand il arriva pour dîner chez son père, Hicham Loutfi était blême. Il se laissa tomber dans un fauteuil, frissonnant. Taymour s’alarma :
— Que t’arrive-t-il ?
— Rien de grave. J’ai juste froid.
Nour lui fit servir un thé chaud, dans lequel il ajouta trois gouttes de brandy. Hicham but la potion, mais conservait toujours le même air catastrophé.
— Me diras-tu enfin ce qui se passe ? s’écria Taymour.
— Une mauvaise nouvelle.
De son fauteuil, Nour tendit le cou.
— Tu as été renvoyé de l’armée ?
Hicham secoua la tête et partit fermer la porte du salon.
— Ils ont essayé d’assassiner Nasser, dit-il en se rasseyant.
— Ils ? Qui ? Les Anglais ?
— Non.
— Les Américains ?
— Le maître de l’Arabie Saoudite, le roi Ibn Séoud. N’en soufflez mot à personne, c’est encore secret.
Si le plafond s’était écroulé et qu’un succube avait surgi des décombres en vomissant des obscénités, la stupeur n’aurait pas été moindre. Taymour alla se servir un whisky et se rassit. Pendant quelques minutes, un silence de mort régna dans la pièce.
Nour le brisa :
— Tes informations sont sûres, j’imagine.
— Le Saoudien a offert 2 millions de livres sterling pour qu’on place une bombe dans l’avion de Nasser lors de son prochain voyage.
— Deux millions de livres ? se récria Taymour. À qui ?
— Au chef des renseignements militaires syriens, le colonel Abd el Hamid el-Sarraj. Farouche supporter de Nasser. Lorsqu’un intermédiaire de Séoud est venu le trouver, El-Sarraj a fait mine de jouer le jeu.
Taymour battit des paupières, interloqué.
— Mais qu’est-ce qu’il lui a pris, à cette vieille chabraque d’Ibn Séoud ! s’écria-t-il.
— Il est pétrifié. Il craint que l’union de l’Égypte et de la Syrie ne fasse tache d’huile et se dit que ses jours sont comptés.
— Tu te rends compte de ce qui se serait ensuivi ? Le chaos ! Le chaos absolu ! La fin de la révolution !
— L’un des compagnons de Nasser de la première heure – Zakaria Mohieddine – aurait pris la relève sans doute, hasarda Nour.
— Zakaria ou un autre, rétorqua Taymour, mais personne n’a la personnalité de Nasser.
Hicham ne put s’empêcher de noter que son père, qui, peu de jours plus tôt, critiquait la révolution et l’union avec la Syrie, semblait considérer ce soir que la mort du raïs et la fin de la révolution eussent été une catastrophe. Mais il ne pipa mot.
Le majordome toqua à la porte pour annoncer que le dîner était prêt.
Un mois plus tard, le scandale éclata. Les détails furent publiés dans toute la presse, avec photocopies des trois chèques tirés sur l’Arab Bank de Ryad, signés – bavure impensable ! – de la main du roi d’Arabie en personne. Le premier chèque, pour un montant de 1 million de livres sterling, portait le numéro 85.902. Le deuxième s’élevait à 700 000 livres. Il portait le numéro 85.903. Le troisième, d’un montant de 200 000 livres, portait le numéro 85.904. Ces sommes furent transférées au porteur et déposées à la Banque arabe de Damas, pour le compte de A.S. Les initiales d’Abd el Hamid el-Sarraj. Nasser éclata de rire. Il déclara au colonel : « Si j’ai bien calculé, le montant total s’élève à 1 900 000 livres. Il y a donc un reliquat de 100 000 livres qui n’a pas été versé. Les conspirateurs nous doivent donc encore des sous ! Écrivez-leur pour les leur réclamer ! »
Les relations diplomatiques entre la République arabe unie et l’Arabie Saoudite furent suspendues.
Dans les jours qui suivirent, une autre vérité commença à transpirer à travers les indiscrétions, commentaires de presse et rumeurs plus ou moins autorisées.
D’abord, le délai entre la découverte du complot et sa révélation au public avait servi à permettre l’encaissement des 2 millions de livres, que Nasser s’empressa de consacrer au développement de l’industrie lourde syrienne. Un pied de nez à ses adversaires dont le raïs était coutumier.
Cinq ans auparavant, un matin de septembre 1953, alors que le Conseil de la révolution débattait du projet de construction d’une tour destinée aux télécommunications internationales, Hicham Loutfi avait fait remarquer :
— Cela ne devrait pas nous poser de problèmes, puisque nous disposons déjà des moyens financiers.
— Comment ? s’était exclamé le bikbachi. Quels moyens ? Nos caisses sont vides !
Hicham avait affiché un sourire ravi.
— L’argent des fonds spéciaux américains.
— Les fonds spéciaux américains ?
Nasser n’en avait jamais entendu parler. On lui expliqua alors que, quelques jours plus tôt, la CIA avait fait porter au général Naguib
[1], par l’intermédiaire d’un officier égyptien assurant habituellement la liaison avec les services de renseignement américains, la somme rondelette de 3 millions de dollars. L’opération s’était déroulée dans un appartement du faubourg résidentiel de Meadi, à une trentaine de minutes de la capitale.
Le raïs était tombé des nues.
— Où se trouve cet argent à présent ?
— Au bureau de la présidence, dans le coffre du général Naguib.
Sans attendre, Nasser s’était rendu chez son compagnon qui avait confirmé l’information tout en lui apportant une nuance : ces 3 millions de dollars ne représentaient pas un cadeau de la CIA, mais du gouvernement américain.
— Dans quel but ?
— Ce sont des fonds placés à la disposition de certains chefs d’État pour leur permettre de financer la lutte contre le communisme.
Suffoqué, Nasser avait alors exigé que l’argent fût confié à la garde des services secrets égyptiens et ordonna que pas un centime ne fût dépensé sans l’autorisation écrite du Conseil de la révolution.
Dans les mois qui suivirent, on vit surgir sur les bords du Nil une étrange tour en treillis de béton. À l’origine, elle devait être une construction strictement fonctionnelle équipée d’un émetteur-récepteur. Mais, esprit rebelle et volonté farouche d’indépendance de Nasser obligent, la totalité des 3 millions de dollars fut consacrée à ériger une sorte de « folie », un monument dédié à la « gloire » de la CIA. Un restaurant tournant fut installé au sommet d’où l’on peut apercevoir, aujourd’hui encore, Le Caire à perte de vue. Très vite, l’édifice devint l’objet de tous les sarcasmes. Étant donné l’état désastreux des finances, aucun Égyptien ne comprenait que l’on gaspillât ainsi les deniers publics. Qui pouvait imaginer l’origine des fonds ? Quant à la présence du restaurant, elle fut considérée – on s’en doute – comme une insulte par la CIA.
Peu de temps avant sa mort, alors qu’il était assis en compagnie de son ami le plus fidèle, le journaliste Mohamed Haykal, au balcon de l’hôtel Hilton, face à la tour, Nasser lui chuchota : « Chut ! Attention ! On nous écoute. » « Qui nous écoute ? » s’étonna Haykal. Nasser montra la tour du doigt : « La CIA, mon ami, la CIA. »
Mais on n’était pas au bout des révélations au sujet de la tentative d’assassinat avortée. Ceux qui avaient approché le roi Ibn Séoud s’étaient étonné que cet homme, certes obstiné et rancunier, mais velléitaire autant que méfiant, eût songé à éliminer un leader disposant d’une telle aura auprès de la communauté arabe. On avait appris que l’idée lui en avait été en fait soufflée par les diplomates américains en poste à Ryadh, lesquels avaient agité le spectre d’une hégémonie nassérienne et communiste sur tout le Proche et le Moyen-Orient.
— Songez, Majesté, que vous serez cerné par des aventuriers. Songez à la convoitise que le pétrole de votre pays attise chez ces militaires.
— Mais comment se débarrasser de lui ?
C’est alors que le projet de complot fut avancé. Restait à trouver l’homme de la situation. Qui d’autre qu’un agent des renseignements militaires de la RAU était le plus à même de placer une bombe dans un avion destiné à transporter le bikbachi ? Le choix se porta sur El-Sarraj. Des agents saoudiens l’entreprirent, et le Syrien fit semblant d’être complice.
Pour Hicham Loutfi, le résultat le plus immédiat de l’affaire fut le renversement des convictions de son père. Le complot avait fouetté chez lui la fidélité et la fierté nationale.
Quoi qu’il en soit de cette pantalonnade pitoyable, l’Égypte nassérienne ressemblait néanmoins de plus en plus à un navire que ses occupants abandonnent jour après jour.
Une désertion qui se devinait à des détails apparemment sans importance. L’épicerie grecque, où le majordome Sayed faisait ses emplettes, avait été vendue à un Égyptien, et le propriétaire, un Grec, avait plié bagage avec sa famille. Le maître d’hôtel maltais d’un restaurant de la rue Kasr el-Nil où les Loutfi avaient leurs habitudes, avait, lui, été remplacé par un Soudanais, peu ou prou coutumier des habitudes de ces clients huppés. Autant de signes qui montraient combien la terre des pharaons se transformait en radeau de la Méduse.
*
Le Caire, 14 juillet 1958
En franchissant la grille du select Gezireh Sporting Club, Hicham put constater combien ce naufrage était palpable. Les pelouses brûlées par le soleil s’étalaient presque vides ; les courts de tennis aussi ; la salle à manger, jadis bruissante à l’heure des repas, était aussi calme qu’une mosquée sans vendredi. On entendait ici et là :
— Que sont devenus les Sednaoui ? On ne les voit plus.
— Je crois qu’ils sont partis en vacances…
— En vacances ? Mais cela fait deux mois ?
— De très longues vacances, sans doute.
Ce qui signifiait que les Sednaoui avaient liquidé leurs biens à la cloche de bois et avaient embarqué sur le premier bateau en partance pour n’importe quelle destination. Istanbul, Athènes, Malte, Gênes, qu’importait pourvu qu’ils fussent ailleurs.
Les colonies étrangères se dégarnissaient à vue d’œil : Français, Italiens, Grecs et autres, ainsi que les Juifs de toutes nationalités. Même ceux qu’on appelait les Syro-Libanais, qui passaient avec les coptes pour les plus Égyptiens des non-musulmans, pliaient bagage.
Après avoir enfilé un maillot, Hicham marcha vers l’un des transats posés à l’ombre d’un parasol, commanda une limonade et s’allongea, fermant les yeux.
Nous sommes sur un radeau qui sombre dans la tempête. Je n’ai aucune envie de couler.
Pourquoi lui revenaient à cet instant précis les propos que son frère Fadel avait tenus avant de s’envoler pour Londres ?
C’est la revanche des fallahine, frustrés contre les élites. Ne voyez-vous pas ce qui est en train de se préparer ? La nationalisation des banques et des compagnies d’assurances s’étendra bientôt à toutes les entreprises de ce pays. Il n’y aura plus que les cafetiers et les prostituées de l’Ezbékieh qui y échapperont. Le régime va devenir pire que celui des Soviétiques. Non. Je ne crois plus à mon avenir dans ce pays.
Il tendit la main vers le verre qu’on venait de lui servir et but une lampée.
Et si son frère avait eu raison ? Non ! Impossible ! La révolution était porteuse de trop d’espérances ! Elle triompherait !
L’esprit empêtré dans ses réflexions, il se leva comme un automate, marcha vers la piscine et plongea.
Aussitôt, un cri strident s’éleva.
Dans son plongeon aveugle, Hicham avait heurté une nageuse de plein fouet.
Il remonta à la surface, la chercha et croisa un regard noir.
— Bordel de merde ! Vous auriez pu faire attention ! Vous avez failli me briser le cou !
La raideur du vocabulaire fit froncer les sourcils des rares baigneurs.
Hicham fut lui aussi pris au dépourvu. Un langage aussi cru dans la bouche d’une femme ? Tandis qu’elle continuait de l’incendier, il l’observa, muet. Elle avait des cheveux mi-longs, châtains et frisés, qui effleuraient ses épaules ; des cheveux aux reflets dorés. La trentaine. Belle, très belle. Pourtant, ce ne fut pas sa beauté qui troubla le plus Hicham, mais le mélange paradoxal qui s’en dégageait. Une grande mélancolie et de la jubilation. Un bonheur radieux et l’angoisse ténue de vivre. Une force aussi, mais pleine d’une indicible fragilité. Il se demanda si elle en était consciente ?
Hicham finit par se ressaisir.
— Pardonnez-moi. C’était involontaire. Je ne vous avais pas vue.
Elle lui balança, en haussant les épaules un tonitruant :
— Connard !
Le laissant médusé, elle fila vers l’autre extrémité de la piscine.
Avait-il rêvé ? Sans hésiter, il nagea à sa poursuite et, au moment où elle s’apprêtait à se hisser, saisit l’une de ses chevilles.
— Madame ! rugit-il, je ne sais où vous avez été éduquée, mais certainement pas dans une famille digne de ce nom.
Elle le toisa avec arrogance.
— Vous avez raison ! J’ai grandi dans la rue. À présent, veuillez me lâcher !
— Pas tant que vous ne vous serez pas excusée !
— Lâchez-moi ! Abruti !
— Des excuses !
Elle rua de plus belle et lui balança son pied libre en plein visage, manquant de l’assommer.
Autour d’eux, les clients dévoraient la scène du regard. Enfin, quelque chose se passait qui brisait la monotonie.
Les forces décuplées par la colère, Hicham se souleva, emprisonna la femme par la taille et se projeta en arrière, l’entraînant avec lui dans l’eau.
— Merde ! Merde !
Elle continuait de se débattre comme une forcenée, lui assénant des coups de poing à l’aveugle.
— Des excuses !
Comme elle persistait à vouloir se défaire de son étreinte, il lui enfonça la tête sous l’eau et l’y maintint quelques secondes. Elle émergea, suffoquant, toussotant, crachotant.
— Alors ?
— Allez vous faire foutre !
Il récidiva. Une fois, deux fois, trois.
Des voix féminines protestèrent :
— Arrêtez ! Vous allez la noyer !
Les hommes, eux, riaient.
Finalement, au bord de l’asphyxie, elle donna l’impression de céder. Elle céda. Les mots jaillirent avec mépris :
— Je m’excuse. Satisfait ?
Il fit non de la tête.
Elle releva les sourcils, prête à l’invectiver à nouveau.
Il la coupa.
— Un dîner.
— Pardon ?
— Ce second pardon est inutile. Je vous invite à dîner. Demain soir.
— Vous êtes malade !
— Demain soir, au Sémiramis. 20 heures.
Comme il la maintenait toujours, elle ordonna :
— Vous allez me lâcher, oui ?
— 20 heures. Au roof du Sémiramis. Je vous attendrai.
Il ajouta :
— Toute la nuit, s’il le faut.
Et il desserra son étreinte.
Elle haussa les épaules, fila vers le bord.
Alors qu’elle sortait du bassin, il l’entendit qui grommelait : « Connard. »
*
L’incrédulité la plus totale se lisait sur le visage d’Avram Bronstein à mesure qu’Avi Fraenkel parlait.
Quand il se tut, Avram s’enferma dans le mutisme, incapable d’émettre le moindre commentaire.
Alors Avi leur versa un verre de vodka et s’exclama :
— Lehaïm ! À la vie !
Avram articula :
— Lehaïm…
— Qu’est-ce que tu as ? Tu dissimules ta joie ?
— Laisse-moi le temps de digérer. Ce que tu viens de m’annoncer le mérite.
— Je n’ai évidemment pas besoin de te recommander la plus grande discrétion. « Discrétion » étant un euphémisme.
— Bien sûr, bien sûr.
Les deux hommes se connaissaient depuis peu, mais on eût dit que cela faisait un siècle tant leur amitié avait été immédiate et forte. En fait, depuis le jour où Avi – de cinq ans plus vieux qu’Avram – avait été engagé par le Mossad ; c’est-à-dire une quinzaine de mois auparavant. La même foi les animait. Le même idéal : bâtir une nation grande, puissante et, par-dessus tout, démocratique, dans une partie du monde où dominaient les dictatures, la corruption et le népotisme. Un pays où chacun travaillerait pour le bien-être de son frère. Les kibboutzim qui fleurissaient autour d’eux figuraient bien cet idéal. Leur unique objet de discorde résidait dans leur vision contradictoire de l’avenir. Avram estimait indispensable que l’on accordât aux Palestiniens un État aux côtés d’Israël ; Avi y était formellement opposé.
Avram avala une gorgée avant de reprendre :
— Ainsi, depuis près de huit ans, des contacts auraient été établis entre la France et une commission scientifique organisée à l’intérieur de notre ministère de la Défense ? Dans le secret le plus absolu ? Une commission calquée sur le Commissariat français à l’énergie atomique ?
— Exact. Grâce à Ben Gourion qui, dès son retour au pouvoir, a fait du projet nucléaire l’une de ses grandes priorités.
— Et tu m’expliques que les États-Unis étaient eux aussi impliqués ?
— Non, c’est le contraire. Ils rechignent, déterminés qu’ils sont à freiner toute prolifération nucléaire. Néanmoins, ils ont daigné nous laisser construire un petit réacteur, en nous faisant promettre qu’il serait destiné uniquement à la recherche. C’est tout.
— Donc, c’est vraiment la France qui joue le rôle principal dans cette affaire.
— Totalement.
— Cet accord signé l’année passée est ferme, définitif ? Tu en es convaincu ?
— En quelle langue dois-je te le répéter ? Oui ! Depuis l’affaire de Suez et l’ultimatum soviétique qui a tout stoppé, le gouvernement français a décidé de se doter de l’arme nucléaire et de collaborer avec nous. Tu te doutes bien qu’à l’instar de l’Oncle Sam lui aussi a beaucoup hésité. Mais Shimon Pérès
[2] – dont tu connais la ténacité – a réussi à le rassurer en s’engageant sur la finalité purement scientifique de notre programme. L’accord qu’il a conclu avec l’État français va nous permettre de construire un réacteur de plus grande taille, capable de produire entre 10 et 15 kilogrammes de plutonium par an.
— Et le site serait déjà en construction, dans le Néguev ?
— Exact. À Dimona.
— Mais comment diable finance-t-on tout cela ? Il faudra bien expliquer à la Knesset les mouvements de fonds !
Un petit rire ironique anima le visage d’Avi Fraenkel.
— Ta question est naïve. Le financement n’apparaît pas, et n’apparaîtra jamais dans le budget de l’État. Il est constitué uniquement par des levées de dons privés auprès des amis d’Israël dans le monde. Ben Gourion et Shimon Pérès se révèlent d’infatigables collecteurs ! Finalement, la seule personne qui râle contre le projet… tu vas bondir… c’est notre chère ministre des Affaires étrangères, Golda Meirson, plus connu sous le nom de Meir depuis que Ben Gourion l’a convaincue d’adopter un patronyme plus « hébreu ».
Avram afficha une moue étonnée.
— Oui, enchaîna Fraenkel. Elle n’apprécie pas du tout la politique parallèle que mène Shimon Pérès et en est une farouche opposante. Elle ne fait pas confiance aux Français non plus, et craint la colère des Américains s’ils découvraient le pot aux roses. Quoi qu’il en soit, seule la bombe atomique nous permettra de tenir à distance les pays arabes qui n’aspirent qu’à nous éradiquer.
L’arme nucléaire.
Un courant glacial parcourut tout le corps d’Avram.
Une image de feu traversa son esprit.
6 août 1945.
Un champignon géant s’était élevé vers le ciel.
Cent quarante mille morts. Un peu moins de la moitié de la population d’Hiroshima.
*
Tyr, Sud-Liban, même jour
Assise sur un sac de riz qui, la veille, avait été distribué par l’UNRWA
[3], Nawal, la sœur aînée de Leïla Khaled, souffla sur la bougie plantée au centre du petit gâteau que leur mère avait réussi à cuisiner pour l’occasion : une
namoura. Un délicieux dessert à base de semoule, de yaourt, de sucre et d’eau de rose.
Leïla et ses deux autres sœurs, Zakia et Rahab, applaudirent, tout en se demandant comment on avait réussi à dénicher de si précieux ingrédients dans ce bidonville de Borj el-Chemali où même l’eau potable se révélait un luxe.
Dans deux mois, elle aussi fêterait son anniversaire : quatorze ans. Vite, vite ! Je veux grandir. Le temps ne passe pas assez rapidement !
— N’oublie pas que tout à l’heure, ta sœur et toi repartez pour Saïda ! J’espère que tu as préparé ton cartable.
Elle avait totalement occulté le retour à l’internat protestant où sa mère l’avait inscrite. Elle n’en éprouva aucune tristesse, si ce n’est qu’elle devait se séparer une fois de plus de ses parents. Au moins, là-bas, auprès de ces pasteurs américains dont elle ne partageait pas la foi, elle pouvait manger à sa faim et – comble du bonheur – gratuitement.