7
La réalité ne pardonne pas une seule erreur à la théorie.
Léon Trotski.
Bagdad, 14 juillet 1958
Une aube brumeuse se levait sur la Ville ronde. Comparée au Caire ou à Damas, qu’elle jalousait, Bagdad n’était plus qu’une grosse bourgade. Rien n’y rappelait les splendeurs des Mille et Une Nuits, le temps où régnait le grand Haroun el-Rachid. Tout paraissait calme. Les écoliers se trouvaient en vacances, les chefs politiques en prison ou en exil, et la population, prostrée dans une sorte de torpeur.
Le colonel Abdel Salam Aref fit halte au poste de Cassel, à 30 kilomètres de la ville, où il indiqua leurs objectifs aux trois chefs de bataillon engagés dans l’opération. Il repartit à 4 heures à la tête d’une cinquantaine d’hommes, de quelques voitures blindées et de deux Jeep équipées de bazookas.
Une quarantaine de minutes plus tard, tandis que la 19e brigade s’emparait de la radio, de la gare et des principaux bâtiments gouvernementaux, le convoi pila dans un crissement de freins devant le palais royal d’Al Rihab, imposante demeure bâtie au bord d’un canal, au sud-ouest de la ville, au milieu des eucalyptus et des lauriers-roses. Des hommes, mitrailleuses au poing, foncèrent vers la porte d’entrée en fer forgé et, sans sommation, abattirent les deux gardes en faction.
Secondé par le capitaine El-Ibousi, Aref enjamba les flaques de sang et s’engouffra dans la cour ornée d’arbres.
À la vitesse de l’éclair, le peloton qui les accompagnait se scinda en deux. Le premier prit position autour du bâtiment principal ; l’autre pénétra dans l’immense hall au milieu duquel s’élevait un escalier de marbre.
Le seul des membres de la famille royale qui ne dormait pas à cette heure matinale était le roi Fayçal II. Pressentiment ? Insomnie ? Ou alors le jeune homme se languissait-il de sa fiancée, la belle princesse Fazileh, âgée de seize ans. Elle poursuivait ses études à Londres et il devait l’épouser dans quelques semaines. Absente aussi, sa petite-fille, Ishtar Zin Fayçal.
Dans un vacarme de fin du monde, les militaires se déversèrent dans le palais. Un groupe de soldats encadra El-Ibousi qui s’apprêtait à gravir les marches qui conduisaient aux appartements.
C’est à ce moment que la garde royale surgit au sommet de l’escalier, déterminée à se sacrifier jusqu’au dernier homme.
Une voix claqua. Celle du monarque. Sur un ton péremptoire, il commanda de ne pas résister et de rendre les armes. Espérait-il ainsi éviter un carnage ou obtenir, grâce à ce geste, la vie sauve et celle des siens ?
Taha el-Barmani, le commandant de la garde, obtempéra[1].
Immédiatement, le capitaine El-Ibousi donna l’ordre de rassembler tous les membres de la famille royale dans la cour d’honneur.
Tirés du lit, ils défilèrent les uns après les autres, Fayçal en tête ; son oncle Abd Illah ; son épouse, la princesse Hyam ; Nafissa, la reine ; la princesse Abadiya, tante de Fayçal, ainsi que des majordomes qui refusèrent obstinément de les abandonner.
— Contre le mur ! cria El-Ibousi. Tournez-vous !
Pendant qu’ils s’exécutaient, une dizaine de militaires s’alignèrent, fusils pointés sur les cibles pétrifiées.
— Ce n’est pas possible, s’insurgea Abd Illah, vous n’allez pas commettre un tel crime !
— Feu !
Une première rafale de mitrailleuses. Une seconde.
Les corps s’affaissèrent.
Presque aussitôt, une odeur acre de poudre et de sang empesta l’air.
*
Le Caire, ce même soir, roof de l’hôtel Sémiramis
Le ruban brun du Nil coulait majestueusement sous le pont Kasr el-Nil. La ville scintillait. Des felouques décorées de loupiotes multicolores glissaient avec nonchalance dans l’air chargé d’une moiteur qui collait à la peau.
Le restaurant était noir de monde. Les soffragueyas[2], pour la plupart d’origine nubienne, drapés dans leur robe de satin blanc et or, s’affairaient autour des tables. On discutaillait ici et là en sirotant un Campari soda, un vermouth, ou un Johnnie Walker, la marque de whisky préférée des Égyptiens.
Dans un coin du roof, un pianiste noir jouait un air italien.
Tout compte fait, se rassura Hicham, la révolution n’avait pas chassé tout le monde. Il jeta un coup d’œil à sa montre. Elle indiquait 20 h 20.
Pourquoi était-il si convaincu qu’elle viendrait ? Absurde pourtant.
Il commanda un second verre de Johnny, reporta son regard sur le fleuve et repensa à la révolution et à Nasser.
Le propre des questions sans réponse immédiate est qu’elles continuent de creuser leurs galeries dans le cerveau jusqu’à ce qu’elles aient trouvé leurs solutions. Vraies ou fausses. Hicham, lui, avait fini depuis longtemps de réfléchir au secret de la popularité du raïs : ce secret, c’était la jeunesse.
Irrésistible attrait que celui-là : on mange les fruits, mais on admire bien plus les fleurs qui les précèdent ; on vénère les vieillards, mais on adore les jeunes. Hicham en avait conclu que la jeunesse exercerait toujours une fascination infinie sur les individus et les peuples. Pour preuve, bien des héros n’avaient-ils pas accédé au statut suprême pour la seule raison qu’ils étaient morts jeunes ? L’Égypte et le monde arabe adoraient Nasser parce qu’il incarnait la jeunesse, en d’autres termes, l’espoir.
Son éphémère prédécesseur, l’infortuné général Naguib, fut un homme trop mûr et trop prudent. Les officiers avaient bien fait de le renvoyer à ses méditations. Qui donc, au faîte de la victoire, a besoin d’un précepteur prudent et conseilleur de mesure ? Alexandre le Grand renvoya bien le sage Aristote ; il n’avait que faire de régner longtemps, il voulait resplendir tout de suite.
L’ennui, car il y en a toujours un, est que les visages des officiers qui entouraient le raïs exprimaient eux aussi la même jeunesse. L’avantage pouvait peu à peu virer en handicap. Aucun d’entre eux n’avait eu l’expérience du pouvoir.
Zakaria Mohieddine, ministre de l’Intérieur, bel homme aux traits à la pâleur perpétuelle, incarnait le visage de la jeunesse charmeuse et rusée.
Abdel Hakim Amer, commandant en chef des forces armées, celui de la jeunesse téméraire et frondeuse.
Anouar el-Sadate, président du Parlement, plutôt la jeunesse chaleureuse et madrée.
Et, enfin, Hicham, lui, avait à peine trente et un ans.
De la jeunesse partout.
« Ni femme ni diable », aurait-on pu dire d’eux, à l’instar de ce vieux Russe blanc que Hicham avait connu et perdu de vue : Vladimir Novikov, demeuré en Égypte en dépit des remous et soubresauts parce qu’il avait déjà vécu la révolution dans son pays et qu’il avait moins à perdre ici qu’à Moscou s’il avait commis la folie d’y retourner. « Ni femme ni diable », abréviation d’un proverbe russe, signifiant qu’aucune puissance terrestre ou extraterrestre n’aurait pu brider ces étalons ivres d’une victoire attendue depuis Mohamed Ali pacha[3], du temps où il fut vice-roi d’Égypte, et qui maintenant défiaient le monde entier.
Nasser et ses officiers-ministres n’étaient pas seulement les maîtres de l’Égypte, ils gouvernaient l’imagination du monde arabe et peuplaient les cauchemars d’un Occident frileux.


— Bonsoir !
Hicham leva les yeux. Elle était vêtue d’une robe moulante qui montait au-dessus des genoux ; un décolleté plongeant laissait apparaître une gorge plus que généreuse. Ses cheveux aux reflets dorés flottaient librement autour de son visage. Les hommes qui, sans doute, l’avaient observée alors qu’elle traversait le restaurant continuaient de la dévorer du regard, tandis que leurs épouses affichaient cet air méprisant, propre à la gent féminine lorsqu’elle entrevoit une rivale potentielle.
Il se leva, voulut lui baiser la main, mais elle s’était déjà assise.
Il dit :
— Ravi de vous revoir.
Elle haussa les épaules.
— Je n’avais rien d’autre à faire. Et j’ai faim.
Elle précisa :
— J’ai toujours faim après une rupture.
— Une rupture ?
Elle éluda la question et héla le maître d’hôtel.
— Une margarita, mais attention : pas givrée.
Se tournant vers Hicham, elle questionna :
— Vous disiez ?
— Vous parliez de rupture.
— Exact. J’ai rompu avec le dernier. Il y a une heure.
— Ah…
— C’est tout l’effet que cela vous fait ? « Ah ».
— Qu’aurais-je dû ajouter ?
— Vous auriez pu me demander : « Pourquoi ? »
— Je suis un homme discret.
Il ajouta, souriant :
— Pourquoi ?
— Parce que les hommes sont des lâches. Je les aime autant que je les méprise. Êtes-vous marié ?
— Non.
— Dommage.
— Pardon ?
— Dommage pour vous. Un mariage est à la fois un gouffre et une merveilleuse opportunité. Il permet de faire des enfants. J’aime les enfants. C’est la seule raison qui me poussera à me marier un jour.
Il sourit.
— C’est une manière comme une autre de voir les choses.
— La mienne vous déplairait-elle déjà ?
Il mit quelques secondes avant de répliquer :
— Êtes-vous toujours aussi mordante ? Ou vous arrive-t-il de vous reposer ?
— Seulement le vendredi. C’est aussi le jour où je ne fais jamais l’amour.
Il écarquilla les yeux.
— Je crains de ne pas vous suivre. Le vendredi ?
— Je suis musulmane. Le vendredi est un jour que je respecte, même si je ne suis pas une fervente pratiquante. Toute mon enfance, j’ai été élevée dans le sentiment de culpabilité. Mon père, ma mère, la famille, je les adore, mais ils m’ont pétrie de leurs convictions… j’allais dire, judéo-chrétiennes. On passe son existence à se battre la coulpe et à se fustiger. J’ai réussi tant bien que mal à me débarrasser de la plupart des préjugés que l’ont m’a inculqués, mais pas de ce sentiment de culpabilité. Donc, je ne fais pas l’amour le vendredi. J’aurais l’impression qu’Allah me regarde.
Décidément, pensa Hicham, ou cette femme se moquait de lui, ou elle était vraiment hors norme.
— Vous savez, se risqua-t-il, nous avons le droit de vivre. Nous avons même le devoir, vis-à-vis de nous-mêmes, d’être heureux, indépendamment de tout. La culpabilité est une maladie dangereuse.
Elle ignora le commentaire et se plongea dans l’examen du menu.
— Vous avez choisi ? s’enquit-elle. Pour moi ce sera des penne all’arrabiata.
Il plaisanta :
— Molto arrabiata ?
Elle leva un sourcil.
— Arrabiata, en italien, signifie…
— Fâchée. Je sais, je ne suis pas illettrée. Quel rapport ?
— Aucun. Juste un jeu de mots qui n’a pas eu l’effet escompté. Vous ne prenez pas d’entrée ?
Elle fit non.
— Pourtant, vous disiez avoir faim.
— Un peu moins depuis quelques minutes. Que commandez-vous ?
— Une sayadeya[4].
— Excellent choix. Pourrais-je goûter, ou vous êtes du genre « tout est à moi, rien aux autres » ?
— Tout est à vous, chère…
Il s’interrompit.
— Puis-je connaître votre nom ?
— Chahida.
— Et… ?
— El-Malki.
Il fronça les sourcils.
— Seriez-vous apparentée à Adnan el-Malki[5], le colonel qui fut assassiné il y a trois ans sur ordre des Américains ?
Elle confirma.
— C’est un cousin éloigné.
— Triste affaire.
— Elle n’a rien d’originale. Ne vous ai-je pas dit que les hommes étaient des lâches. Les gouvernements le sont bien plus encore. Lâches et corrompus.
— Moi, c’est Hicham. Hicham Loutfi.
Il fit signe au maître d’hôtel et passa la commande. Elle en profita pour demander une seconde Margarita. Et répéta : « pas givrée. »
— Vous n’êtes pas égyptienne, fit-il observer. Libanaise ?
— Faux.
— Jordanienne ?
— Syrienne.
Elle ironisa :
— Ou devrais-je dire désormais « égyptienne » ?
— Je ne vous suis pas.
Elle alluma une cigarette avant qu’il n’eût le temps de lui tendre un briquet.
— Vous devriez pourtant. Depuis le 1er février, votre pays et le mien ne forment-ils pas une seule nation ?
— Bien sûr. Mais…
— À une nuance près : vous nous avez dévorés. Vous régnez à présent en maîtres sur nous, pauvres Syriens.
— C’est votre point de vue, je…
— Le sbire de Nasser, votre Abdel Hakim Amer, joue à merveille, entre deux bouffées de haschich, son rôle de potentat. Il nous bâillonne, progressivement, mais sûrement.
Son visage s’anima d’une passion soudaine.
— Mais vous vous plantez. Gravement. La Syrie n’est pas l’Égypte. Votre raïs a la mémoire courte. Déjà, au xixe siècle Mohamad Ali, votre grand homme, a voulu nous mater. Bien mal lui en a pris. Nous allons vous foutre à la porte.
— Vous semblez oublier que ce n’est pas nous qui avons cherché cette union, mais vos dirigeants. Nasser n’en avait que faire de se charger d’un tel fardeau.
— Nos dirigeants sont des abrutis. Chacun, pour des raisons différentes, s’est lancé dans cette union contre nature. Les propriétaires fonciers y voient un moyen d’éviter le socialisme. Les classes moyennes souhaitent se libérer des abus du militarisme qui, je le reconnais, sévit chez nous. Les déshérités et le prolétariat espèrent que vous réduirez en leur faveur les différences sociales. Les étudiants et les intellectuels, les Baassistes, Aflak en tête, encore plus utopistes, s’imaginent que cette nouvelle République sera la première étape vers la réunification complète du monde arabe.
— Vous le voyez bien, la tâche était immense, sa réalisation exigera un temps infini.
— Ça ne marchera pas ! Nous ne serons jamais une colonie égyptienne ! Je vous donne un an, voire deux, pour que vous détaliez de Damas. Quant au monde arabe… Ne me faites pas rire ! Il n’existe pas. Il n’est formé que de tribus !
Elle marqua une courte pause.
— Pour ce qui est de la Syrie, sachez qu’il existe un homme, membre du parti Baas, que personne ne semble avoir considéré à ce jour. Il se fait que je le connais, qu’il m’est arrivé de discuter avec lui, et je peux vous garantir qu’il surgira un jour en pleine lumière.
Hicham plissa le front.
— Son nom ?
— Hafez el-Assad.
— Jamais entendu parler. Quelle fonction occupe-t-il dans le parti ?
— Aucune, pour l’instant. Il est lieutenant dans l’armée de l’air. Un brillant pilote. Il n’a pas la trentaine. Mais vous verrez…
Il la considéra avec attention.
— C’est étrange. Vous semblez bien au fait des choses politiques. C’est rare pour une femme.
Elle leva les yeux au ciel.
— Décidément, j’ai eu raison de vous traiter de…
Elle s’arrêta net et rectifia :
— Comme je l’ai fait hier, au Gezireh. Vous appartenez donc à ces hommes qui considèrent les femmes comme des attardées. Tout juste capables de coudre et de faire la cuisine.
Elle émit un sifflement dépité.
Il s’informa, calmement :
— Que faites-vous au Caire ?
— Je vous étudie.
— Mais encore ?
— Je vais vous surprendre : je prépare un ouvrage sur… l’occupation de la Syrie au xixe siècle par Ibrahim, le fils de Mohamad Ali.
Il croisa les bras avec un sourire amusé.
— Vraiment ?
— Entre deux points de tricot. Oui.
— Si je ne m’abuse, la plupart des archives de cette époque sont rédigées en turc.
— Je vais vous surprendre à nouveau : il se fait que je parle un certain nombre de langues… dont le turc.
Il hocha la tête, admiratif.
— Vous passez donc vos journées à la Citadelle.
— Des journées poussiéreuses. Il serait temps que votre gouvernement révolutionnaire fasse le ménage dans les documents qui sont entreposés pêle-mêle ! Un vrai foutoir.
— Je transmettrai le message. Comptez sur moi.
Il se tut quelques secondes, puis :
— Votre famille vit en Syrie, j’imagine ?
Elle répondit par la négative, mais ne donna aucune précision.
— Et vous ? Votre vie ?
— Je suis lieutenant-colonel dans l’armée et accessoirement un modeste conseiller occulte du raïs ; si tant est qu’un homme de sa trempe ait besoin de conseils.
Elle plongea sa fourchette dans les penne qu’on venait de leur servir. Il lui présenta le plat de sayadeya.
— Servez-vous…
— Tout à l’heure.
Le pianiste avait entamé As Time Goes by.
Elle afficha un air rêveur.
— Casablanca. Bergman et Bogart. Quel couple !
— Une histoire de sacrifice, si ma mémoire est bonne.
— Exact. Il la laisse partir avec son mari et enterre l’amour qu’il a pour elle. Quelle connerie !
— Ou peut-être un amour démesuré ? C’est la guerre. Il leur sauve la vie, après tout. D’ailleurs, rien ne dit qu’il ne la retrouvera pas.
— Dans un autre film, sûrement.
Ils se fixèrent un moment, comme si chacun tentait de décrypter l’âme de l’autre.
La soirée s’écoula. Ils parlèrent du monde, de son avenir, du sort du Moyen-Orient, de politique et même de musique. Chahida se révéla être une vraie mélomane, passionnée d’Opéra en particulier. Elle parut plus apaisée lorsque, vers 1 heure du matin, ils quittèrent la table.
Alors qu’ils entraient dans l’ascenseur, il demanda :
— Quand vous reverrai-je ?
Elle rit comme s’il venait de proférer une absurdité.
— Seriez-vous masochiste ?
— Peut-être…
Ils étaient face à face.
Au moment où la porte s’entrouvrait, elle se colla à lui, l’embrassa avec fougue, se détacha, et sortit la première.
— Ne m’accompagnez pas. J’ai ma voiture.
*
Beyrouth, 16 juillet 1958
Jean-François Levent refusa la cigarette que lui présentait le président libanais, Camille Chamoun.
— Je vous remercie. Je ne fume plus depuis quelque temps. Ordre de la Faculté.
— Vous avez bien raison. J’ai tenté plusieurs fois d’arrêter, mais sans y parvenir. Trop de soucis, vous comprenez ?
Le Français acquiesça sans quitter le Président des yeux.
Cheveux blancs, une élégance naturelle, un vague air de Joseph Cotten, dans La Splendeur des Amberson, l’un de ses films fétiches. Il portait beau la presque soixantaine.
Dans ce pays, il était considéré comme le champion de l’indépendance vis-à-vis de la tutelle française. Chrétien maronite, après avoir effectué des études de droit à Paris il était rentré au pays, où, dans les jours qui suivirent, il fut arrêté par les forces d’occupation et emprisonné dans la citadelle de Rashaiya en compagnie d’autres héros de l’Indépendance. Un isolement qui ne dura guère plus d’une dizaine de jours. En raison d’importants mouvements de protestations, les Français se résignèrent à le libérer. Cela se passait le 22 novembre 1943. Depuis, les Libanais considèrent cette date comme étant le jour de l’indépendance du Liban.
Huit ans plus tard, lorsque son prédécesseur Béchara el-Khoury fut contraint à la démission, ce fut Chamoun que le Parlement désigna pour lui succéder. Un règne qui, depuis l’affaire de Suez, se révélait pour le moins chahuté.
Chamoun consulta la pendulette posée devant lui : 14 h 30. Il se leva soudain et se dirigea vers l’une des fenêtres qui ouvraient sur la mer, resta immobile un moment, comme aux aguets, et revint s’asseoir en face du diplomate français en déclarant :
— Votre visite m’honore, monsieur Levent. Je connais votre parcours et l’intégrité qui vous habite. Néanmoins, vous ne semblez pas avoir bien compris la situation. Permettez-moi donc de vous la résumer.
Le président posa les deux mains bien à plat sur la surface de son bureau.
— Depuis quarante-huit heures, l’Irak a basculé dans une mare de sang. Le jeune roi Fayçal ainsi que toute sa famille ont été assassinés avec la plus grande sauvagerie, et son oncle, l’ex-régent du royaume, Abd Illah, battu à mort, brûlé sur la place publique. Le Premier ministre Nouri el-Saïd, qui tentait de fuir déguisé en femme, a été rattrapé et lynché par une foule déchaînée. La plupart des membres du gouvernement ont subi le même sort. La monarchie a disparu dans l’atrocité et la haine.
Levent voulut réagir.
— Patientez. Le général Kassem, qui a pris le pouvoir, a proclamé la République en vociférant sur les ondes : « L’ennemi de Dieu et son maître ont été tués et gisent dans les rues. » Au Caire, votre créature et celle des Anglais, le colonel Nasser…
Cette fois, Levent l’interrompit.
— Notre créature ?
— Évidemment, mon cher. Si la France et l’Angleterre, alliées aux Israéliens, n’avaient pas lancé cette expédition punitive sur Suez, jamais le colonel Nasser ne serait devenu la figure emblématique qu’il est. Vous en conviendrez ?
Sans attendre, Chamoun poursuivit :
— Le raïs a été le premier à saluer le coup d’État ; la Syrie a fait naturellement de même ; depuis bientôt trois mois, mon pays ne cesse d’être confronté à d’incessantes manifestations pronassériennes. La révolution de Bagdad, c’est la voie laissée libre aux Syriens, qui n’attendaient que cela pour prêter main-forte aux insurgés musulmans, ici, au Liban. Des insurgés qui, croyez-le, sont décidés à régler leurs comptes aux chrétiens maronites. J’ai fait appel aux Nations unies, mais n’ai obtenu que de vagues promesses.
Il prit une courte inspiration avant de conclure :
— Mon mandat de chef de l’État libanais s’achève au mois de septembre. Je ne peux laisser s’installer le chaos. C’est hors de question !
— Par conséquent, vous avez décroché votre téléphone et appelé les Américains au secours.
— Évidemment ! Puisque l’ONU ne répond pas.
— Monsieur le Président, je comprends la difficulté de la situation. Mais – ce n’est qu’un avis personnel et qui n’engage pas la France – ne pensez-vous pas que tous vos problèmes, ceux du Liban, proviennent d’un manque d’équité à l’égard de la communauté musulmane ?
Chamoun fronça les sourcils.
— Voulez-vous approfondir, je vous prie ? De quelle équité parlez-vous ?
— Vous êtes un pays composite, où s’entremêlent maronites, Grecs orthodoxes, Grecs catholiques, Druzes, chiites, sunnites, à qui il faut ajouter les Arméniens orthodoxes. Or j’ose espérer, monsieur le président, que vous ne me tiendrez pas rigueur pour de franc-parler, force est de constater que l’essentiel du pouvoir est concentré entre les mains d’une seule communauté : les chrétiens maronites, avec pour conséquence une présidence aux attributions quasi monarchiques. La prééminence des maronites dans l’État ne se manifeste d’ailleurs pas seulement au sommet, mais dans tous les rouages de la République. Ne croyez-vous pas qu’une telle mainmise devienne pesante pour les autres communautés, en particulier pour les musulmans ? Ne signifie-t-elle pas que, malgré les années écoulées, l’État n’est pas tout à fait le leur ?
— Vous n’êtes pas sérieux, monsieur Levent ! Les musulmans ont toute leur part dans la gestion de mon pays, puisque, selon notre Constitution adoptée voilà trente ans, il est clairement stipulé que, si le chef de l’État est chrétien, le Premier ministre se doit d’être un musulman ! De surcroît, tous les sièges du Parlement sont réservés en fonction des confessions et des régions ; ce système a été mis en place afin que le contrôle de la nation soit partagé par trois dirigeants issus des trois confessions majoritaires du Liban : Président maronite, Premier ministre sunnite et président de l’Assemblée chiite. Par conséquent, où voyez-vous une absence d’équité ?
— Je crois que nous nous comprenons mal. L’État n’est pas tout. Le laisser-faire économique qui s’est étendu au cours des dernières années, au point que l’on peut parler de capitalisme sauvage, a laissé sur le bord de la route de nombreuses régions périphériques à dominante musulmane. La crise que vous affrontez ne se réduit pas – comme vous le laissez entendre – à une confrontation islamo-chrétienne, mais à des problèmes irrésolus depuis votre indépendance : le confessionnalisme et l’absence d’accord sur une identité nationale.
Le visage de Chamoun se ferma.
— Votre analyse est erronée, monsieur Levent. Je suis au regret de vous le dire, mais vous n’avez rien compris à mon pays.
— Peut-être, monsieur le président. Néanmoins, autorisez-moi à vous rappeler ceci : vous avez à charge le destin de plus de deux cent cinquante mille Palestiniens. Demain, ce chiffre risque de doubler. Vous avez une communauté musulmane qui rêve de s’intégrer au monde arabe et s’estime – à tort ou à raison – méprisée. Aujourd’hui minoritaire, demain elle deviendra majoritaire. Croyez-vous vraiment que vous serez en mesure d’ignorer ces données ? La France…
Chamoun leva la main.
— Un instant, je vous prie !
Il se précipita à nouveau vers la fenêtre et, cette fois, ne revint pas.
— Venez ! s’exclama-t-il au bout de quelques minutes. Venez voir, monsieur Levent.
Sous leurs yeux, une flotte se détachait sur les eaux calmes.
Deux porte-avions, l’Essex et le Saratoga, avec leurs groupes aériens, environ deux cents appareils, escortés par une quarantaine de navires, avaient jeté l’ancre à quelques milles de la côte libanaise.
Les premières péniches de débarquement commencèrent à déverser des éléments du 2e régiment de marines en provenance de Malte et de Crète. Elles se dirigeaient vers le lieu-dit la « plage Rouge », située à proximité de l’aéroport, au sud de Beyrouth.
Ni Levent ni le président libanais n’entendirent l’échange qui se déroula entre des baigneurs abasourdis et un officier américain :
— D’où venez-vous comme ça ? Et pourquoi faire, la guerre ?
— Non. Nous venons à la demande de votre gouvernement pour maintenir la paix, récita l’officier.
1-
En réalité, on ne saura jamais avec précision s’il n’opposa pas de résistance parce que le roi le lui avait ordonné dans l’espoir d’épargner la famille ou parce qu’il espérait tout simplement sauver sa peau.
2-
Serveurs.
3-
Considéré comme le fondateur de l’Égypte moderne. Il régna entre 1804 et 1843, et érigea un empire napoléonien.
4-
Mot dérivé de sayyad, qui signifie « pêcheur ». Plat à base de mérou coupé en lamelles, oignons brunis, pignons et riz. Servi avec une sauce au cumin, citron, sel et poivre.
5-
Personnage important du baassisme en Syrie, assassiné par un militaire à la solde des USA alors qu’il assistait à un match de football. À cette époque, l’Amérique cherchait à installer à Damas un gouvernement pro-occidental. Et Adnan en était un farouche opposant.