Le Caire, 18 juillet 1958
Zakaria Mohieddine avala une dernière cuillerée de
kochari[1] et salua la maîtresse de maison.
— Nour, teslam edeki, bénies soient tes mains !
— Nawartena ! Ta présence nous illumine, Zakaria. J’ai tenu à te préparer ton plat préféré.
Taymour Loutfi proposa à Asma, l’épouse du ministre de l’Intérieur :
— Tu ne veux pas te resservir ?
— Je suis saturée, merci Loutfi bey.
Taymour ricana.
— Ya habibti, ma chère, tu as oublié qu’il n’existe plus ni de bey ni de pacha depuis belle lurette !
Il montra Zakaria du doigt.
— Voici le responsable ! Ton mari !
Le ministre haussa les épaules.
— Bey tu es né, bey, tu resteras, mon frère.
— Dis-moi, interrogea Hicham, où en est ce projet de haut barrage auquel notre raïs tient tant ? Avez-vous avancé ?
Zakaria afficha une moue renfrognée.
— Tu sais bien que c’est une affaire de sous. Je pense que nous allons finir par accepter les avances des Soviétiques. Mais ce sera contraints et forcés. Nasser ne les a jamais portés dans son cœur. Il eût préféré, et de loin, s’associer avec les Américains.
— Ah bon ? fit Taymour.
— Ton étonnement ne me surprend pas. Peu de gens savent que, lorsqu’il est arrivé au pouvoir, il était entièrement en faveur des USA. Il parle l’anglais. Il lit leurs magazines. Il admirait leurs réalisations techniques. Il pensait que l’American way of life représentait ce qu’il y avait de mieux, et croyait naïvement à leur anticolonialisme. Et puis, à force de les fréquenter, de négocier avec leurs représentants, il a fini par se décourager. Fatigué d’être avili.
— Avili ? se récria Nour Loutfi. Que s’est-il passé ?
— Tu tiens vraiment à le savoir ? C’est un peu long, mais je crois que c’est assez éloquent de la politique pratiquée par ces gens.
Zakaria se pencha vers la femme.
— Trois ans après notre révolution, Nasser s’est mis en rapport avec la BIRD, la Banque internationale pour la reconstruction et le développement, afin d’obtenir un prêt. Celle-ci lui a répondu qu’il lui était impossible de se lancer dans une entreprise de cette taille sans le consentement et l’appui de ses principaux actionnaires : l’Amérique et l’Angleterre.
Taymour ricana.
— Autant demander aux loups de nourrir l’agneau !
Le ministre confirma.
— Nasser chargea alors Ahmed Hussein, notre ambassadeur à Washington, de prendre le pouls de l’administration américaine, qui se retrouva face à ce cher Dulles
[2]. Il lui expliqua avec force détails combien la construction de ce barrage était vitale pour les Égyptiens, combien ils souhaitent obtenir l’aide des États-Unis. Dulles entendit ou fit semblant d’entendre, car les discussions traînèrent en longueur. Finalement, le duo américano-anglais se montra disposé à accorder à l’Égypte une subvention de 70 millions de dollars ; somme qui permettrait à peine de couvrir les frais envisagés pour la première année de travaux. C’était inacceptable !
— Pourquoi ? interrogea Asma, l’épouse du ministre.
Ce fut Taymour qui répondit :
— Ya benti, ma fille, on voit bien que tu n’es pas une experte en finance ! Parce que s’engager dans une entreprise qui durerait au moins dix ans, avec une réserve budgétaire d’un an, eût été extrêmement risqué. Au moindre mouvement d’humeur de ses financiers, l’Égypte se serait retrouvée coincée, au pied d’un gros tas de rochers.
— Exact, reconnut Zakaria. L’affaire prenait donc une mauvaise tournure. Je vous épargne les détails. Finalement, après plusieurs semaines de discussions avec le délégué de la BIRD, Eugene Black, les points litigieux furent aplanis, et Black se montra disposé à signer une déclaration d’engagement plutôt qu’une lettre d’intention. On commença à mieux respirer dans les bureaux de la présidence. Malheureusement, c’était sans compter avec le caractère de master Dulles.
Zakaria vida son verre d’eau.
— Fin mai, notre ambassadeur s’apprêtait à rentrer en Égypte pour faire le point des événements avec Nasser, mais voilà que, la veille de quitter Washington, il est convoqué par le secrétaire d’État adjoint, Herbert Hoover junior. Ce gentleman lui annonce qu’il a un message à lui transmettre de la part de Dulles : les États-Unis posent désormais deux conditions au financement du haut barrage. La première est que l’Égypte s’engage officiellement à ne plus acheter d’armes à l’Union soviétique. La seconde, que Nasser use de son influence au Moyen-Orient pour convaincre les pays arabes de conclure la paix avec Israël.
— Du chantage ? rugit Nour.
— Il n’y a pas d’autre mot. Ahmed Hussein resta sans voix. Pour lui, ce revirement ne pouvait être dû qu’à l’influence exercée par le lobby juif auprès des sénateurs et des congressistes américains. Plutôt secoué, à peine arrivé au Caire, il rejoignit le raïs dans la petite cité balnéaire de Borg el-Arab, à une cinquantaine de kilomètres d’Alexandrie. Hussein lui fit part des deux préalables posés par Dulles. « Voulez-vous que je vous dise le fond de ma pensée, Ahmed ? lança Nasser. J’ai la certitude que, même si vous retourniez là-bas et acceptiez toutes leurs conditions, ils ne financeraient pas le barrage. »
— C’est sérieux ? se récria Hicham. Il a dit ça ?
— Tu pourras poser la question à Hussein, il confirmera. Dans l’instant, notre ami a cru que Nasser perdait la tête. Mais le raïs insista : « Écoutez-moi bien. Retournez en Amérique. Allez dire à Dulles que nous cédons sur tous les points. Vous m’entendez ? Tous les points. » Hussein resta bouche bée : « Vous ne voulez discuter aucune des conditions ? » « Non, aucune. Allez simplement leur dire que nous avons tout accepté. » Résigné, en chemin vers Washington, Hussein profita d’une escale à Londres pour faire une déclaration à la presse. Comme le lui avait recommandé Nasser, il dévoila que l’Égypte se pliait à toutes les exigences américaines.
— Cette annonce a dû faire l’effet d’un coup de tonnerre, commenta Taymour.
— Surtout à la Maison Blanche ! Foster Dulles, aussitôt informé, ne fut pas long à comprendre. Il savait que Nasser avait la réputation d’être un excellent joueur d’échecs. Il venait d’en avoir la preuve. Son adversaire le plaçait tout à coup dans une position extrêmement délicate. Qu’importe, il trouva la réplique. Dans les heures qui suivirent, alors que notre ambassadeur était introduit dans le bureau du secrétaire d’État, son porte-parole, Lincoln White, s’empressa de remettre aux journalistes convoqués d’urgence une déclaration officielle : « L’Amérique a décidé de ne plus participer au financement du haut barrage. »
Nour poussa un cri d’horreur.
— Ce n’est pas possible !
— Pourtant, c’est la vérité, assura Zakaria. Dans le bureau de Dulles, le malheureux Hussein, qui ignorait tout, s’est vu remettre une copie du communiqué. Vous imaginez bien que, sur-le-champ, les propos de Nasser résonnèrent dans sa tête : « J’ai la certitude que, même si vous retourniez là-bas et acceptiez toutes leurs conditions, ils ne financeraient quand même pas le barrage. »
— Et comment a-t-il réagi ? s’inquiéta Taymour.
— Il a balbutié : « Pourriez-vous au moins me donner les raisons de cette volte-face ? » « Bien sûr, lui a répondu l’Américain. Nous avons estimé que le prêt risquait de ne jamais être remboursé. » Et il s’est même permis d’ajouter : « De plus, nous sommes convaincus que celui qui aidera à bâtir ce barrage s’attirera la haine du peuple égyptien, car pour le peuple le fardeau se révélera écrasant. Nous ne voulons pas être haïs par l’Égypte, monsieur l’ambassadeur. Non. Nous préférons laisser ce privilège à l’Union soviétique. »
Hicham soupira.
— Les Américains… Une fois de plus, piteux visionnaires ou pas visionnaires du tout.
— Ce n’était pas nouveau, souligna Zakaria. Ils nous ont fait le même coup plus tard, alors que nous les implorions d’acheter des armes. Ils avaient, là encore, posé des conditions draconiennes. Des armes, oui, mais à condition que l’Égypte adhère au pacte de Bagdad.
— Le pacte de Bagdad ? releva Taymour. Ne s’agit-il pas de ce traité d’alliance qui lie l’Angleterre et les États-Unis à l’Irak et à la Turquie afin d’y implanter des bases militaires, dans le seul but de créer une pression stratégique sur l’Union soviétique ?
— Tu es bien informé. Évidemment, Nasser a refusé catégoriquement de signer ce document. Il allait contre toute sa philosophie de non-alignement. Il l’a d’ailleurs parfaitement expliqué aux Américains : « Une pression sur l’Union soviétique ? Mais nous n’avons jamais eu d’ennuis avec les Russes. On ne pourrait pas en dire autant d’Israël. Vous m’imaginez aller devant mon peuple pour lui annoncer que je néglige un tueur armé d’un pistolet, embusqué à 90 kilomètres de ma maison, pour me préoccuper de quelqu’un qui brandit un couteau à 7 500 kilomètres de nos frontières ? »
Zakaria conclut en soupirant :
— Et, après cela, le monde s’est offusqué de nous voir nationaliser le Canal et de saisir la main que les Soviétiques nous tendaient. Ce sont les Occidentaux qui nous ont jetés dans les bras de Moscou ! Maintenant, ils râlent ! À qui la faute ? Dites-moi ?
Un ange passa dans la salle à manger. Il portait l’étoile rouge sur ses ailes.
*
Jordanie, aéroport d’Aman, 19 juillet 1958
Un vent brûlant soufflait sur la carlingue du Boeing 707 aux couleurs de la compagnie britannique BOAC.
Zeyd et Hussein, la tête entrée dans les épaules, traits tendus, marchaient vers l’appareil garé sur le tarmac. On eût juré que le diable et ses serviteurs les suivaient des yeux. En l’occurrence, le diable n’était pas loin. Ses serviteurs non plus. Un peu partout, on pouvait apercevoir des dizaines de militaires, armés jusqu’aux dents : tous appartenaient à l’armée britannique.
— Je ne comprends pas, chuchota Zeyd. Qu’est-ce que les Anglais foutent ici ? Pourquoi ce déploiement ? Je croyais que la Jordanie avait cessé d’être une colonie anglaise depuis un bout de temps !
— C’est parce que le petit roi Hussein chie dans son froc. Il y a un an, il a échappé in extremis à un coup d’État fomenté par son chef d’état-major. Ensuite, il y a eu l’union entre l’Égypte et la Syrie, une union qui le terrorise, étant persuadé qu’elle finira par entraîner sa chute et, enfin, il y a eu les événements d’Irak de la semaine dernière au cours desquels son cousin, Fayçal, a été massacré. Alors, pris de panique, il a rappelé ses vieux copains Britishs à la rescousse. Mais aussi les Américains qui, eux, moins visibles, veillent au grain.
— Qu’il crève ! grommela Hussein. Le monarque est vendu à la cause sioniste. Et ses ancêtres le furent aussi. Son grand-père, l’émir Abdallah, négociait déjà à la veille de la guerre de 1948 avec Golda Meir venue lui rendre visite déguisée en arabe ! Tout le monde sait désormais qu’un accord secret et non écrit fut conclu entre l’émir et l’Israélienne, qui déterminait le partage de la Palestine mandataire entre le Yichouv
[3] et le royaume de Jordanie. Un accord uniquement motivé par des prétentions territoriales et des rancœurs personnelles. À défaut d’une grande Syrie, il rêvait d’une grande Jordanie incluant la Cisjordanie et la bande de Gaza.
— De toute façon, là où il est, il ne pourra plus nuire. Les vers ont dû dévorer son cadavre
[4].
Hussein fit un geste de mépris et commença de gravir la passerelle.
Dans deux heures, il serait au Koweït.
Dans deux heures commencerait la vraie bataille, celle qui mènerait à la libération de leur pays. La Palestine.
*
Le taxi remonta l’avenue Sa’dalla el-Jabiri qui menait au terminus du chemin de fer du Hedjaz. Parvenu devant la gare, le véhicule tourna à droite et se gara devant l’entrée du Cham Palace.
Jean-François traversa le hall de l’hôtel et gagna le bar qui se trouvait sur la droite. Un homme était assis dans un coin, plongé dans la lecture. La silhouette maigre et sèche, une quarantaine d’années, des traits burinés, un nez busqué. Le visage tout entier reflétait un tempérament dominateur. Pourtant, la douceur étonnante du regard semblait démentir la rigueur implacable de sa pensée. Ce ne pouvait être que Michel Aflak. Le Français se dirigea vers lui.
— Bonjour, commença-t-il en tendant la main au Syrien.
Ce dernier leva les yeux, scruta le diplomate et répondit au salut avec chaleur.
— Bienvenue à Damas, monsieur Levent. J’ai beaucoup entendu parler de vous. En bien. Prenez place, je vous prie.
Une rumeur monta de la rue, qui gonfla, jusqu’à devenir assourdissante. C’était une colonne de manifestants proclamant les louanges du pouvoir et la fusion de leur pays avec l’Égypte.
Aflak sourit.
— Qu’en pensez-vous ?
— Dois-je être sincère ? La foule est si versatile ! Elle est toujours prête à brûler ce qu’elle adorait la veille. Aujourd’hui, elle manifeste une joie frénétique. Mais demain ? Que fera-t-elle quand son ivresse sera dissipée ?
— Votre analyse est fausse. Vous confondez la foule et le peuple. Ce sont deux concepts différents.
— La différence est-elle si grande ? répliqua Levent.
— Elle est essentielle ! La foule est une masse d’individus réunis par les circonstances. Le peuple est une entité permanente, façonnée par l’Histoire. Contrairement à la foule, le peuple sait ce qu’il veut. Mais il ne sait pas comment y parvenir. C’est pourquoi il a besoin de chefs. Il se donne aveuglément à eux, tant qu’ils se donnent à lui. Mais, lorsqu’ils se prennent non pour des guides, mais pour des maîtres, lorsqu’ils trahissent ses aspirations, par cupidité ou par ambition personnelle, alors il les renverse. Il brûle ce qu’il a eu tort d’adorer. Un peuple ne se donne pas des chefs pour qu’ils s’enrichissent ou se couvrent de gloire, encore moins pour qu’ils le conduisent au désastre. Il s’en donne pour qu’ils le fassent accéder à de meilleures conditions de vie. Ceux-là, croyez-moi, il ne les abandonne jamais.
Aflak réfléchit un long moment, comme perdu dans ses pensées. Son regard se posa sur le dossier du fauteuil qui lui faisait face. Peut-être se demandait-il s’il valait la peine de poursuivre l’entretien avec quelqu’un qui semblait ignorer ces données élémentaires.
— Ce qui se passe aujourd’hui, reprit-il d’une voix sourde, n’est pas dû au hasard. Nous sommes devant les prémices d’une lame de fond dont vous n’imaginez pas l’importance. Il y a environ douze ans, j’ai fondé avec quelques camarades le parti socialiste arabe. Remarquez bien : je dis « arabe » et non « syrien », car nous avons considéré d’emblée qu’il devait s’étendre à tous les pays arabes et ne pas se limiter à un seul d’entre eux. L’heure approche où il en ira de même dans les autres pays. Ce jour-là, l’unité du monde arabe sera plus qu’à moitié faite, car elle aura déjà été réalisée dans les intelligences et dans les cœurs.
Un messager apporta un télégramme qu’il remit à Aflak. Ce dernier le lut attentivement, comme pour s’en imprégner avant de le poser lentement sur un guéridon.
Il releva la tête vers le Français.
— Mais je parle, je parle. La France, j’imagine doit être préoccupée par ce qui se déroule ici. Vous venez vous enquérir de notre vision de l’avenir, n’est-ce pas ?
— Je ne vous apprendrais rien si je vous disais que cette union entre vous et l’Égypte inquiète autant mon pays que le monde occidental. Vous semblez honnir le communisme – c’est d’ailleurs ce qui vous a poussé dans les bras de l’Égypte –, mais vous ne paraissez pas non plus chercher à vous rapprocher de nous, de l’Ouest.
Michel Aflak mit quelques secondes avant de répondre.
— Voyez-vous, monsieur Levent, je vais vous dire le fond de ma pensée : depuis 1940, le communisme est en régression. Il a dépassé son apogée. Il vit sur sa lancée et s’est vidé de sa substance révolutionnaire…
— Pardonnez-moi, interrompit Jean-François, selon moi, il n’a cessé au contraire de progresser. Sa position dans le monde est incomparablement plus forte qu’avant la guerre.
— Sur la carte, peut-être, mais pas dans les âmes. Ses succès, il les doit à sa puissance militaire, à son ascension économique, des facteurs dont l’Amérique capitaliste peut se prévaloir aussi. Mais, croyez-moi, le jour viendra où ces deux nations se ressembleront à s’y méprendre, du moins quant au niveau de leur vie matérielle. Oh ! Je me garde de sous-estimer le communisme soviétique en tant que mouvement historique. Néanmoins, il est affligé de tares profondes, je dirais presque congénitales. C’est la raison pour laquelle nous n’en voulons pas, ni en Syrie ni ailleurs.
Nouveau télégramme. Nouveau temps d’arrêt. Levent demeura suspendu aux lèvres de son interlocuteur.
— Il existe aussi un autre point, reprit Aflak, sur lequel nous ne pouvons nous aligner sur Moscou. Nous n’avons que faire de l’Internationale prolétarienne. Nous voulons élever l’homme à sa dignité suprême. Ce but n’est réalisable que dans un cadre national. Un homme n’est pleinement lui-même qu’au sein de sa nation. La nation est le théâtre, à l’intérieur duquel l’homme joue une pièce qui est sa destinée individuelle. Supprimez le théâtre et il n’y a plus de pièce. Du coup, l’homme s’écroule, dénué de signification.
Il respira à pleins poumons comme s’il étouffait.
— Il y a enfin un troisième aspect du marxisme auquel nous ne pourrons jamais souscrire. Marx n’a voulu voir, dans la morale et la religion, que les reflets d’une structure économique et sociale, une « superstructure », comme il le dit. Or la morale et la religion sont des valeurs profondes, permanentes, éternelles. Le monde arabe a subi bien des vicissitudes. Il a adopté les formes sociales les plus variées, pourtant il a conservé la même morale et la même religion. N’est-ce pas la preuve que la religion n’a rien d’un « épiphénomène », comme on le dit, et qu’elle demeure indépendante de l’évolution économique ?
Jean-François observa :
— Faut-il en conclure que la religion n’est qu’un amas de préjugés irrationnels ?
— Non. Je suis chrétien, mais si j’étais musulman j’emploierais les mêmes termes. Prétendre qu’un homme ne peut pas croire en Dieu sans abdiquer sa dignité est absurde. Nous vivons dans un monde créé.
Il s’interrompit, puis déclara d’une voix ferme :
— Pour revenir à votre question concernant notre choix de nous aligner sur l’Est ou l’Ouest, ma réponse est celle-ci : l’unité que nous voulons réaliser signifie la fin de toutes les ingérences étrangères. Capitalisme et communisme confondus. Ai-je été clair ?
Un nouveau messager arriva, portant une enveloppe officielle. Michel Aflak la décacheta, en tira une note qu’il parcourut des yeux en fronçant les sourcils.
S’adressant au Français sur un ton volontairement posé, il annonça :
— Excusez-moi. M. Hourani me demande de passer de toute urgence au palais. Il faut que je vous quitte.
Il serra rapidement la main de Jean-François, ramassa les documents posés sur le guéridon, les rangea dans sa serviette et sortit de l’hôtel en coup de vent.
Durant les heures qui suivirent et le lendemain, dans l’avion qui le ramenait à Paris, Levent tourna et retourna dans son esprit la même interrogation : quelle nouvelle inattendue avait pu rompre si abruptement leur entretien ?