— Cette fois, c’est bien fini, s’exclama Hicham ! L’union est définitivement brisée entre nous et les Syriens.
Devant son père impassible, il se laissa tomber dans un fauteuil et se prit la tête entre les mains. Il avait l’air réellement désespéré.
— Je ne comprends pas ton abattement, commenta Taymour en passant à plusieurs reprises sa main le long de sa joue. Je croyais l’affaire entendue depuis deux ans, non ? Depuis le coup d’État du 28 septembre organisé par un hurluberlu, le général El-Kouzbara.
La confusion de son père fit sourire malgré lui Hicham.
— Un nom à coucher dehors ! Dès ce jour, nous n’étions plus qu’en « République arabe désunie », que je sache ?
Hicham ne jugea pas utile de répondre, ou peut-être n’en avait-il pas l’énergie, d’autant que son père disait vrai. L’immense enthousiasme populaire des premiers temps soulevé par Nasser ne s’était pas révélé suffisant pour apaiser le mécontentement grandissant. D’abord parmi les politiciens syriens marginalisés, ensuite auprès des officiers traités de façon souvent humiliante par leurs collègues égyptiens. Ce mécontentement avait fini par trouver un appui au sein même d’une partie de la société syrienne qui estimait ses intérêts malmenés par les réformes « socialistes » voulues par le raïs. La réforme agraire, entre autres, et la nationalisation des banques, des sociétés d’assurances et des grandes entreprises industrielles avaient porté un coup fatal à l’adhésion de la bourgeoisie nationale.
Le 28 septembre 1961 au matin, une petite unité de l’armée s’était emparée de la radio de Damas pour, affirmait-elle, « corriger les erreurs » tout en prétendant garder l’union. Nasser fut surpris, voire dédaigneux à l’égard d’un mouvement qui restait à ses yeux minoritaire. En Syrie, on s’attendit à une intervention de l’armée égyptienne. Il n’en fut rien.
En revanche, les dix-huit mois qui suivirent furent marqués par une extraordinaire instabilité politique. Les putschs s’enchaînèrent dans un imbroglio à donner le vertige. Jusqu’à ce 8 mars 1963.
Hicham se trouvait alors au ministère de la Défense, où une nouvelle promotion l’avait hissé vers le poste de secrétaire d’État. Il n’était pas loin de 11 heures lorsqu’on l’informa qu’un nouveau coup d’État, fomenté par un groupe de militaires et de civils, venait de se produire à Damas et qu’on avait installé à la tête du pays un « Conseil national de commande révolutionnaire », composé essentiellement de membres du parti Baas.
Cette fois, c’était bien la fin
[2].
Plongé dans ses pensées, Hicham n’entendit pas la voix du majordome qui l’interpellait pour la troisième fois : « Une dame au téléphone, mon bey. »
— Tu es devenu sourd ou quoi ? vociféra Taymour. Téléphone !
À peine Hicham eut-il porté le combiné à son oreille que la voix de Chahida résonna, triomphante :
— Je te l’avais dit : ça ne marchera pas !
Il répondit sur un ton morne.
— Tu avais raison.
— Tu es triste, je suppose ?
— Plutôt découragé. L’espoir d’unir un jour le monde arabe s’effondre. Une fois de plus.
— Là aussi je te rappelle mon analyse : le monde arabe n’existe pas. Il est au stade tribal. Dans quel état est le raïs ?
— Je dois le rencontrer en fin d’après-midi. Mais j’imagine qu’il ne tentera rien. C’est ton ami Hafez el-Assad qui doit jubiler.
— Comment le saurais-je ? Aux dernières nouvelles, il était emprisonné à Damas pour avoir tenté il y a un an de renverser Koudsi, l’un de ces fantoches qui n’a fait que passer
[3] dans la galaxie syrienne. En principe, il devrait être libéré maintenant que ses amis baassistes ont pris le pouvoir. Enfin, je l’espère.
— J’imagine que tu m’appelles pour me rappeler combien je me suis planté ?
Elle jura :
— De l’italien, maintenant. Tu évolues…
— Je sais…
Elle se tut brièvement.
— Je pars dans une heure pour Damas.
— Tu n’es pas sérieuse ? La situation n’est pas stable là-bas. Pourquoi cette décision ?
— Mon père a été hospitalisé. Un infarctus. C’est ma sœur qui m’a prévenue. Je dois y aller.
C’était la première fois qu’elle parlait de sa famille.
— Salamtou, que sa santé se rétablisse.
Il hésita.
— Veux-tu que je t’accompagne ?
— Pas question. Nous sommes en Orient, au cas où tu l’aurais oublié. Tu n’es pas mon mari.
— Pour l’instant…
— Et pour jamais ! Je te quitte. Je dois faire mes valises. Adios !
Avant qu’il n’ait eu le temps de répondre, elle avait raccroché.
Ce n’était pas une femme dont il était amoureux, mais de l’Etna, à moins que ce ne fût du Vésuve.
On entendait une radio bramer, quelque part dans le voisinage, une vieille chanson de Farid el-Atrach. Elle évoquait ces heures lointaines où la vie semblait vouloir s’écouler jusqu’à la fin des temps, dans la douceur un peu somnolente et ironique qui était l’un des secrets du Caire. Une illusion, se dit Hicham.
La chanson mourut lentement, cédant la place aux informations.
D’une voix monocorde, le journaliste égrena les nouvelles du monde et conclut par les derniers bouleversements qui, un mois plus tôt, le 8 février, avaient frappé l’Irak. Là-bas aussi, des militants du parti Baas s’étaient emparés du pouvoir, balayant le général Kassem et sa clique
[5]. Le journaliste conclut : « Parmi les personnalités qui avaient fui avant le putsch, nous apprenons le retour en grâce de l’homme qui tenta d’assassiner le général Kassem en 1958 : Saddam Hussein Abd el-Majid el-Tikriti. Blessé, condamné à mort par contumace, il avait dû s’enfuir à Damas, puis au Caire, où il avait entamé des études de droit tout en encadrant sur place les étudiants baasistes. Apparemment proche du nouveau pouvoir en place, et du nouveau Président, Abdel Salam Aref, il vient d’être nommé secrétaire du nouveau commandement régional d’Irak. »
Saddam Hussein ? D’où sortait-il encore, celui-là ? s’interrogea Hicham. Saddam, « Celui qui fait face ». Décidément, la boîte de pandore qu’était devenu le monde arabe ne cesserait de le surprendre.
*
En observant Saddam Hussein, debout, face aux membres du parti réunis dans cette salle aux murs décrépis, Fawaz el-Bagdadi songea qu’il était en présence d’un homme peu commun. Il se dégageait du secrétaire du nouveau commandement régional quelque chose d’indicible, de « radioactif », d’infiniment malsain. Il appartenait à cette race d’individus que l’on craint, mais que l’on exècre. De cette race que, paradoxalement, les peuples respectent parce qu’ils la sentent capable de subir la souffrance et de l’infliger. Pourtant, au moment de son entrée, il avait donné l’impression d’un personnage banal dans une veste croisée trop grande pour lui, affublé d’une cravate de couleur vive et d’une veste lustrée. Il n’avait pas salué l’assemblée par ce signe de la main amical que tant de chefs d’État arabes affectionnent, mais par un long salut militaire légèrement emprunté, tel un simple soldat au comble de l’embarras parmi des généraux.
Néanmoins, dès qu’il avait pris la parole, la première impression s’était évanouie. L’homme n’avait rien de banal. C’était un prédateur, et Fawaz rendit grâce au ciel d’être encore en vie.
Après le coup d’État de février, tout, pourtant, jouait en sa défaveur. N’avait-il pas appartenu aux partisans de la première heure du général Kassem, aujourd’hui six pieds sous terre ? Normalement, Fawaz aurait dû se retrouver au pire fusillé, au mieux dans une geôle, un cul-de-basse-fosse, emprisonné à vie.
En vérité, s’il avait échappé à l’un ou l’autre de ces châtiments, ce fut grâce à son protecteur, Abdel Salam Aref, désormais l’homme fort du pays.
Dès l’instant où le colonel s’était opposé à Kassem, Fawaz n’avait pas hésité une seconde à choisir son camp : celui de son protecteur.
— Bonn ! Il me nomme ambassadeur à Bonn !
— Et que comptes-tu faire ?
— Le descendre ! avait alors répliqué Aref, imperturbable.
— Tu plaisantes, bien entendu ! »
Ce jour-là, Aref ne plaisantait pas.
Quelques mois plus tard, en juillet 1958, il tenta de liquider son rival. Condamné à mort dans un premier temps, sa peine avait été commuée en détention à perpétuité, et – le geste tenait du miracle – on l’avait gracié et libéré en 1961.
Les dictateurs posséderaient-ils une âme ?
Fawaz en avait conclu que, si les forts cherchaient à puiser la force en eux-mêmes, les politiques, eux, allaient la cueillir où elle était. Aref était fort. Par procuration, Fawaz l’était devenu aussi.
À présent que la crise paraissait s’estomper, l’autre interrogation qu’il se posait concernait ce Saddam Hussein. Jusqu’hier encore, il ne savait rien de lui. Aref l’avait éclairé. Partiellement du moins, car de nombreux points demeuraient énigmatiques.
Celui qui fait face serait né vingt-six ans plus tôt, dans un village proche de Tikrit, à une centaine de kilomètres au nord de Bagdad, au sein d’une famille paysanne arabe sunnite. Après la mort de son père, il fut pris en charge par son oncle maternel qui l’avait emmené vivre et étudier dans la capitale. Très tôt, le jeune homme se prit de passion pour la politique. Ce qui explique sans doute qu’en 1956, au lendemain de l’attaque sur l’Égypte, il courut s’inscrire dans la branche irakienne du Baas. Il avait tout juste dix-neuf ans.
À peine entré au sein du Parti, il se taillait une réputation en assassinant froidement un partisan du général Kassem. Quoi de plus naturel si, par la suite, la direction l’avait désigné pour faire partie d’un commando chargé d’éliminer le général honni. La tentative fit chou blanc. Il semblerait néanmoins qu’au cours de l’opération Saddam fit montre de bravoure en réquisitionnant une voiture alors qu’on lui tirait dessus
[6] ; en se faisant extraire, sous ses instructions, une balle logée dans la cuisse ; en dégainant pour empêcher des camarades, au caractère moins trempé, de déposer à l’hôpital un membre de leur commando, grièvement blessé au cours de la tentative d’assassinat. D’aucuns décrivaient aussi la ruse avec laquelle il se tira d’affaire, passant entre les mailles de la police, errant de maison en maison, de ville en ville, avant d’aller se réfugier en Syrie. Mythe ou réalité ? Seule certitude : après son coup manqué, on le retrouve au Caire en train d’étudier le droit. Échouant en dernière année, il revient à Bagdad, s’inscrit à l’université et parvient à obtenir son diplôme. Mythe ou réalité ? Il se serait présenté le jour des épreuves, armé jusqu’aux dents, terrorisant les examinateurs. Ce fut lors de son séjour au Caire qu’il demanda la main de sa cousine, Sajida Talfah, laquelle n’eut d’autre choix que d’accepter. La cérémonie s’était déroulée dès le retour de l’étudiant en Irak.
La voix de Saddam ramena Fawaz au présent.
— Je vois devant moi des têtes mûres pour la moisson. C’est moi, le moissonneur, et, déjà, je vois le sang ruisseler des turbans et briller dans les barbes ! Par Dieu, ô peuple d’Irak, querelleur et hypocrite, ô peuple de pécheurs ! Je ne me laisserai pas écraser comme une figue ni avoir les flancs arrachés comme un chameau par ses vieilles outres ! Le Commandeur des fidèles a vidé son carquois, il a vérifié ses flèches avec les dents et a trouvé que c’était moi la plus acérée et la plus dure de toutes ! C’est pourquoi il m’a envoyé vers vous. Voilà longtemps que vous vous préparez à la sédition, que vous vous vautrez dans l’erreur et que vous vous faites une règle d’enfreindre les lois. Par Dieu, je vous dépouillerai comme on écorce un arbre, je vous attacherai comme des fagots, et je vous battrai comme un chameau fugueur. Par Dieu, ce que je promets, je le tiens ; et ce que j’annonce, je l’accomplis, et je coupe ce que j’ai mesuré. Assez de ces rassemblements et de ces commérages ! Je jure devant Dieu que vous n’allez plus vous écarter du chemin de la vérité, ou alors je châtierai chacun d’entre vous dans son corps
[7] !
Fawaz n’en croyait pas ses oreilles. L’homme n’était pas seulement un prédateur, mais un véritable illuminé.
Il sursauta presque lorsque le secrétaire du nouveau commandement régional, traversant la salle, marcha vers lui.
— Salam aleïkoum, mon frère. Notre bien-aimé le président Aref m’a longuement parlé de toi.
Fawaz se demanda par quel sortilège il l’avait reconnu parmi les deux cents personnes rassemblées.
Saddam lisait-il dans les pensées ? Il poursuivit :
— Je t’ai vu dans le bureau du Président, il y a un mois, au palais. Tu n’es pas de ces hommes qu’on oublie.
Un frisson parcourut le dos de Fawaz. Comment interpréter cette dernière remarque ?
Il balbutia :
— Je suis honoré, monsieur le secrétaire. Honoré.
Saddam sourit et lui tendit la main.
Une main molle et moite.
*
Leïla Khaled traversa d’un pas gracieux le campus de l’AUB, l’université américaine de Beyrouth, et prit la direction de l’amphithéâtre.
À dix-neuf ans, sa silhouette s’était affinée. Ses yeux paraissaient plus grands. Le visage s’était imprégné d’une expression presque enfantine et d’une surprenante douceur. Ceux qui la croisaient lui trouvaient un vague air de ressemblance avec l’actrice Audrey Hepburn.
Un soleil magnifique flottait dans le ciel.
Elle avait encore du mal à se convaincre du bonheur qui lui était accordé. Durant tout ce temps, elle avait dû subir les contraintes familiales, le respect des traditions et de la bienséance, et par-dessus tout l’injustice inhérente à sa condition de femme. La dernière en date concernait son frère Khaled. Bien que le garçon eût échoué au bac, alors qu’elle l’avait passé avec mention, ce fut pourtant lui que sa famille inscrivit en priorité à l’AUB, la contraignant de ronger son frein jusqu’en 1962. Au fond, jamais elle ne se résoudrait à accepter le machisme de la société arabe, ses carcans, ses rituels d’un autre temps.
Cela étant, elle se devait d’être reconnaissante : n’était-ce pas grâce à la générosité d’un autre de ses frères, Mohamed, qui travaillait comme ingénieur au Koweït, qu’elle pouvait poursuivre aujourd’hui des études universitaires ?
Au cours de ces dernières années, elle avait beaucoup lu, beaucoup réfléchi sur la situation de son peuple déraciné et pris conscience, chaque jour un peu plus, de ses racines historiques. Elle avait appris aussi que des êtres dans le monde s’étaient battus au nom de la liberté, qu’ils s’étaient sacrifiés, et qu’à force de ténacité ils avaient gagné. Insensiblement s’était forgée en elle la conviction que les travailleurs, les réfugiés, les opprimés, les sans-grade, les oubliés de la société, possédaient – à condition de le vouloir – la capacité de redresser la tête et de recouvrer leur dignité.
Le cheminement intellectuel fut lent car, tout au long de ses années scolaires, on avait tenté de lui inculquer qu’elle n’avait aucune histoire, qu’elle n’était personne, que le peuple palestinien n’était qu’une vue de l’esprit, que ce peuple n’existait pas en tant que tel et n’existerait jamais. Heureusement que, dans sa soif de connaissance, au hasard de ses lectures, elle avait découvert qu’une grande civilisation arabe avait existé, qui avait transmis au monde un patrimoine précieux : l’algèbre, la pharmacologie, la cartographie, la transmission du zéro – ramené des Indes –, la médecine, l’astrologie et tant d’autres sciences. Ce qui l’avait confortée dans l’idée qu’elle n’était pas née de « rien », que son peuple était partie intégrante de cette formidable civilisation, et par conséquent qu’elle existait. Quelle importance avaient alors les campagnes de désinformation orchestrées par les sionistes dont on cherchait à l’abreuver ? Elle, Leïla Khaled, savait. Et un jour, à l’instar de ces grandes figures légendaires, elle aussi se battrait. Aucune force au monde ne pourrait l’en empêcher. Oui, elle se battrait. C’était inexorable. Comme l’était la décision qu’elle avait prise de ne plus jamais fêter son anniversaire. Le 13 avril 1948, jour où on l’avait arrachée à sa terre, serait, aussi longtemps qu’elle vivrait, jour de deuil.