Jérusalem, 1er septembre 1963
Avi Fraenkel poussa un soupir de découragement.
— Ça n’en finira jamais…
Il fixa Avram Bronstein avec gravité.
— Sais-tu combien d’attentats nous avons dû subir ces derniers mois ? Plus d’une dizaine ! La semaine dernière encore, dans le kibboutz Gonen, une attaque à l’artillerie a provoqué la mort de l’un de nos bergers, et trente et un civils ont été blessés. Nous sommes entrés dans une spirale infernale dont je ne vois pas la fin.
Avram but une dernière gorgée de café, réfléchit un moment et secoua la tête.
— Tu connais mon opinion. Et je sais que tu ne la partages pas.
Le visage d’Avi s’empourpra.
— Tu voudrais que nous pliions bagage et que nous retournions en Europe pour subir encore et encore les crachats, les humiliations, les injures et les camps ? Pardonne-moi, mais tu es fou ! Avec toute l’amitié que je te porte, permets-moi de te dire que ton opinion, je la vomis.
— Calme-toi. Je n’ai jamais suggéré pareille monstruosité. Nous avons droit à notre terre, à notre pays, à notre indépendance. Mais je ne suis pas d’accord avec ceux, comme Menahem et d’autres, qui estiment naturel que cela se fasse au détriment d’un autre peuple, lequel n’est en rien responsable des malheurs dont le monde occidental nous a affligés.
— Mais enfin, Avram ! Tu dis n’importe quoi ! Le partage a été proposé. Deux pays. Deux États. Deux peuples. Ce sont les Arabes qui ont refusé. Pas nous ! Ce sont eux qui, dès le lendemain de notre déclaration d’indépendance, nous ont déclaré la guerre. Si, aujourd’hui, ils en sont là, eh bien, ils n’ont qu’à s’en prendre à leurs dirigeants. À leurs gouvernements, à leurs abrutis de leaders qui, assis confortablement dans leur fauteuil, encouragent des actions meurtrières et suicidaires. Nasser le premier !
Il répéta en détachant les mots :
— Le partage a été proposé !
Avram approuva, tout en faisant observer :
— C’est à nous de tendre la main, désormais.
— Pour quelle raison, je te prie ?
— Afin qu’Israël vive en sécurité. Pour qu’Israël vive tout court. Dans quelle sorte de monde voudrais-tu voir grandir nos enfants ? Dis-moi, Avi. Dans la peur, dans l’angoisse, dans un état de siège permanent ?
— Tu n’as toujours pas répondu à ma question : pourquoi ce serait à nous de tendre la main ?
— Parce que nous sommes responsables de la situation actuelle, tout comme les Arabes furent responsables de la guerre d’indépendance. Si la situation venait à se prolonger, Israël se transformerait progressivement en forteresse, perpétuellement en état de siège, confronté à l’intérieur à des émeutes, à des grèves, à des manifestations de révolte. Nous devrions répliquer. Et je crains fort alors que nous ne perdions la sympathie que les nations occidentales manifestent à notre égard.
— Tu délires !
— N’oublie jamais que, si le monde a éprouvé quelque compassion pour notre peuple, c’est parce que tout au long de l’Histoire nous fûmes des victimes. Qu’en sera-t-il demain, si nous devenions des bourreaux ?
— Mais ce sont eux, eux, les Arabes, qui veulent notre perte ! Tu inverses les rôles ! Ce sont eux qui veulent nous « jeter à la mer ». Nous éradiquer ! As-tu entendu leurs discours ? As-tu lu leur presse ? As-tu seulement vu les caricatures injurieuses, outrageantes, qui écument leurs magazines ? Ils n’aspirent qu’à une seule chose, Avram : nous liquider. S’ils pouvaient réinventer les camps de la mort, crois-moi, ils n’hésiteraient pas une seule seconde. Pas une seule !
— Laisse-moi finir, je te prie. La seule solution est que les deux parties en présence, c’est-à-dire les Palestiniens et nous, renoncent à leurs revendications sur l’ensemble du pays. C’est une démarche infiniment douloureuse, j’en conviens, parce que les deux communautés sont profondément convaincues que cette terre est légitimement la leur. Néanmoins, je reste persuadé que, si nous voulons mettre fin à la spirale infernale que tu évoquais, si nous voulons éviter à plus ou moins brève échéance une catastrophe, cette démarche est une nécessité absolue.
Il se tut avant de conclure :
— Voilà mon opinion.
Avi Fraenkel se mura un instant dans le silence, puis lâcha :
— Tu expliqueras tout ce que tu viens de me dire avec ta belle éloquence à la gamine qui a tenté hier soir de mettre une bombe à l’hôtel Savoy, à Tel Aviv. Si nos agents n’avaient pas été prévenus, c’eût été un carnage.
Avram fronça les sourcils.
— Une gamine ? Quelle gamine ?
— Une jeune fille de vingt-huit ans. Originaire de la vieille ville. Une dingue ! Dommage pour elle. Si mignonne. Avec ses yeux bleus, elle aurait pu passer pour une ashkénaze.
— Une Arabe aux yeux bleus ?
— Ben oui… étonnant, n’est-ce pas ?
Un vertige soudain saisit Avram. Et si… ?
— Son nom, demanda-t-il vivement. Quel est son nom ?
— Son nom ? En quoi t’intéresserait-il ?
— Dis-moi.
— Comment voudrais-tu que je m’en souvienne ? Nous appréhendons toutes les semaines des dizaines d’individus comme elle.
— Joumana ?
Fraenkel s’accorda quelques minutes de réflexion.
— Ça ne me dit rien.
— Nabulsi ?
— Nabulsi…
Une lueur apparut dans les prunelles d’Avi.
— Nabulsi. Effectivement. Joumana Nabulsi. Je…
— Où l’avez-vous emmenée ?
— À la prison centrale de Ramleh. Pourquoi ?
L’agent du Mossad eut un mouvement d’effroi.
— Ne me dis pas que…
— Rien de ce que tu imagines. Je l’ai croisée, une fois, ici, à Jérusalem, il y a cinq ans. Elle était à deux doigts de se faire descendre. Je l’ai secourue. Rien de plus.
— J’avais imaginé le pire.
— Tu as imaginé faux.
Après un temps, Avram demanda :
— Je veux la voir. Peux-tu m’obtenir une autorisation de visite ?
— La voir ? Mais c’est une terroriste ! Et tu viens de me dire que tu ne la connais pratiquement pas !
— S’il te plaît, Avi, épargne-moi les questions. Oui ou non ?
— Si tel est ton désir.
— Quand ?
— Oh là ! On se calme ! Laisse-moi quarante-huit heures. Tu as attendu cinq ans, tu peux attendre deux jours de plus !
— Quarante-huit heures…
*
À travers l’immense baie vitrée du restaurant La Tour d’argent, on apercevait la masse imposante de Notre-Dame qui semblait grelotter dans la nuit. Même les gargouilles se renfrognaient sous l’effet du vent glacial. Pourtant, on était encore loin de l’hiver.
Dounia souleva sa coupe vers Jean-François et déclara avec solennité :
— Je bois à ta santé et à celle de cette sublime romanée-conti.
— Je suis heureux que tu apprécies, toi qui n’es pas très amatrice de vin.
— C’est vrai. Mais là, comment rester indifférente ?
Elle loucha vers la bouteille avec admiration.
— 1944… Presque vingt ans d’âge.
— Notre âge.
— Le tien. Moi, je ne suis plus qu’une vieille poupée très chiffonnée.
— Alors je dois apprécier particulièrement les vieilles poupées.
Il saisit à son tour sa coupe et la fit tinter délicatement contre celle de Dounia.
— À toi, mon bel amour. À nous.
Ils burent une gorgée avec le même respect que s’il se fut agi d’une eau bénite.
— Sais-tu, reprit Dounia, que j’ai encore notre voyage de noces dans les yeux ? J’ai adoré la Grèce. Ces paysages entre sévérité et douceur, entre aridité et fertilité, entre mer et ciel. Il faudrait que nous y retournions un jour.
— Inch’ Allah !
— D’autant que tu n’es plus chargé de mission.
Elle observa en souriant :
— Tu n’es plus chargé que de moi.
— Tu as raison. Fini l’Orient. L’ère des colonies était bel et bien terminée. L’Algérie, indépendante et…
— Indépendante, oui. Mais à quel prix ! Combien de sang versé ! Et aujourd’hui, tous ces pieds-noirs qui se retrouvent déracinés, qui ne sont ni chez eux ni chez nous. Qui durant tout le restant de leur vie continueront de rêver à la douceur des jours d’autrefois. C’est triste.
— Je sais, il n’existe jamais de bel exil. Tout exil est une souffrance.
Jean-François plongea son regard dans celui de Dounia et enchaîna :
— J’aimerais te dire quelque chose d’important.
Elle le fixa attentivement, étonnée par la solennité du ton.
— Voilà trente-huit ans que nous sommes ensemble. Une vie. Pas assez longue à mon goût, mais elle est loin d’être terminée. Il nous reste encore à vivre quelques siècles, si Dieu le veut. J’ai aimé chaque seconde. J’ai savouré chacune des journées et des nuits que nous avons partagées. Et je ne te remercierai jamais assez pour tous les moments de bonheur vécus grâce à toi.
Il se tut. Baissa la tête, comme intimidé par sa déclaration.
Elle lui prit spontanément la main et la serra très fort.
— Tu es beau, Jean-François. Oh ! pas seulement physiquement. Non. Tu es beau dedans. Ton âme est belle. C’est pour cela que je t’ai aimé. Que je t’aime… encore.
Elle mordilla sa lèvre inférieure et détourna son visage vers les quais de Seine pour ne pas qu’il vît les larmes qui perlaient à ses yeux.
— Mon amour…
Elle resta immobile.
— Je…
Comme il ne terminait pas sa phrase, elle revint vers lui.
Aussitôt, quelqu’un poussa un cri. Ou alors était-ce elle ?
Jean-François s’était affaissé, la tête inclinée.
— Jean-François !
Les clients surpris tournèrent leur regard vers le couple.
Un maître d’hôtel s’approcha.
— Madame…
— Vite ! Appelez les secours ! Vite !
Une bousculade s’ensuivit. Des garçons couraient dans tous les sens.
— Jean-François… hoqueta Dounia.
Il battit des paupières, tenta de sourire, sans y parvenir. Il souleva sa main droite, la referma sur le bras de sa femme.
Il se noie, pensa-t-elle épouvantée, il coule.
— Mon… amour… Je…
Ce furent ses derniers mots.
Tout le soleil d’Orient venait de s’embraser d’un seul coup dans son cœur.
*
Le repas était achevé. Les invités se levèrent et s’installèrent au salon. Le majordome servit des rafraîchissements et le café avant de se retirer. Ce fut alors que Chahida demanda une larme de gin dans sa limonade et que Hicham versa un Johnnie Walker sur glace pour Anouar el-Sadate et un autre pour lui-même.
Chahida ne put se retenir de sourire. Elle savait le président de l’Assemblée nationale grand amateur de haschich, mais pas de scotch.
Elle échangea un coup d’œil complice avec Hicham. Il était heureux qu’elle fût présente ce soir. Jusqu’à la dernière minute, il avait craint qu’elle changeât d’avis. Elle appréciait peu ces soirées un tantinet guindées où chacun fait semblant d’approuver l’autre, alors qu’il n’en pense pas moins.
Elle était revenue au Caire sitôt que son père eut quitté l’hôpital et qu’elle se fut assurée qu’il se trouvait hors de danger. À son retour, les retrouvailles avec Hicham furent ce qu’elles devaient être : intenses, brûlantes et tumultueuses. Au cours des cinq dernières années, comme il fallait s’y attendre, ils avaient rompu un nombre incalculable de fois, s’étaient traités de tous les noms d’oiseaux, juré de ne se revoir qu’en enfer, mais sans jamais parvenir à se séparer vraiment. Inéluctablement, une force inconnue les ramenait l’un vers l’autre. Elle l’avait régulièrement menacé de prendre un amant ; il s’était toujours refusé d’y croire. Non par prétention, mais par protection. L’imaginer dans les bras d’un autre lui aurait fait perdre la raison. Ce n’était pas tant l’idée qu’elle offrît son corps. Non. Il était persuadé – peut-être à tort – que son caractère entier la rendait incapable de se partager, de se donner vraiment, totalement, ainsi qu’elle se donnait à lui. Par conséquent, le jour où elle franchirait le pas sonnerait le glas de leur histoire : elle aurait cessé de l’aimer. Et cette réalité-là, il était incapable de la concevoir.
Chahida se partageait désormais entre Damas et la capitale égyptienne. Bien que sorti d’affaire, son père demeurait fragile et elle n’imaginait pas se séparer de lui plus de deux semaines. Un ami, un frère, un époux, aux yeux de Chahida l’homme représentait tout à la fois. Lorsqu’un soir, plus apprivoisée que de coutume, elle avait confié à Hicham l’intensité de cet attachement, celui-ci n’en fut pas étonné outre mesure. La personnalité d’Antar el-Malki – c’était son nom – ne pouvait qu’inspirer ce type de sentiment. Au début, discrète, elle s’était laissée aller à soulever peu à peu le rideau de sa vie familiale. Les El-Malki appartenaient à l’une des plus prestigieuses familles damascènes. De ces familles possédant pouvoir, fortune ou savoir, capables d’influencer, provisoirement ou durablement, leurs sociétés. Né en 1896, diplômé de l’université de Damas, et détenteur d’un doctorat en droit international, Antar avait dirigé en 1936 la délégation syrienne chargée de négocier la fin du mandat et son remplacement par un « protocole d’alliance » entre la France et la Syrie. Par la suite, il avait continué d’œuvrer farouchement jusqu’à l’indépendance définitive du pays survenue en 1946. Depuis cette date, l’homme s’était retiré de la politique. Fatigué ? Sans doute. Heureux d’avoir finalement réussi à atteindre le but initial ? Chahida estimait que les deux hypothèses n’étaient pas incompatibles. Quelle que fût la vraie raison, à partir de ce jour, Antar ne se consacra plus qu’à l’écriture. Mêlant essais philosophiques et… poésies avec un talent égal.
— Les Américains prétendent être nos alliés, mais, à tout prendre, ils sont encore plus bêtes que les Anglais !
La voix d’Anouar el-Sadate venait de couvrir les discussions en cours.
— Oui, reprit-il, ils ne connaissent rien à l’Orient. Ils pensent que, parce qu’ils sont les plus forts, ils auront toujours raison. N’oublions jamais que ce sont eux qui ont provoqué la nationalisation du canal de Suez. Quand ils ont refusé à Nasser le financement du haut barrage, il a décidé de s’emparer des revenus du canal, ce qui a ensuite déclenché l’offensive anglo-française. Faites-leur confiance : partout où ils interviendront, ils foutront la merde !
— Quel est, selon toi, le plus grand ennemi de Nasser ? demanda Hicham, amusé par le ton passionné du président de l’Assemblée.
— Bonne question, mon ami. Il en a quatre. Numéro un, Israël. Deux, le pétrole. Trois, les rivalités entre les pays arabes. Quatre, le pire : lui-même.
Hicham sirota une gorgée de whisky.
— Tu n’es pas très optimiste.
— Je ne vois pas le rapport, mon cher. Je n’ai fait que répondre à ta question. Le raïs a toute ma confiance, de même qu’il m’honore de la sienne.
Le sourire de Hicham alla grandissant.
Il était loin le temps où l’on surnommait le personnage
Von Sadate, tant il était devenu germanophile. Il est vrai qu’à l’époque les panzers du maréchal Rommel campaient à quelques heures du Caire. Loin aussi, le temps où il fricotait avec la célèbre danseuse du ventre Hekmet Fahmy, laquelle lui prêtait de temps en temps sa dahabieh
[1] sur le Nil afin qu’il organise des soirées où étaient conviées des prostituées liées à des officiers anglais. Il écoutait, glanait toutes les informations utiles à ses yeux, pour ensuite les transmettre aux… Allemands.
Chahida nota :
— En tout cas, si vous me le permettez, monsieur le président, je crains que le raïs ne se soit engagé dans une impasse.
El-Sadate, qui était en train d’allumer sa pipe, lui jeta un regard circonspect.
— Que voulez-vous dire, madame ?
— Que les dernières décisions qu’il a prises risquent fort de bouleverser toute l’économie de votre pays.
— Notre pays ? Ne serait-il pas aussi le vôtre ?
— Je suis syrienne, monsieur le président.
— Ah…
— Je disais donc que le raïs joue avec le feu.
— Pourriez-vous être plus claire, je vous prie ?
— Cette Commission qu’il a instituée, dite de « liquidation de la féodalité », va se révéler une machine infernale. Une quarantaine de chefs de famille ont été arrachés manu militari de leur domicile et jetés en prison. Des officiers, m’a-t-on rapporté, se sont présentés à Guizeh, au palais des Sursock, afin d’arrêter le propriétaire. Découvrant qu’il était absent, ils se sont rabattus sur son frère, qu’ils ont embarqué. Ensuite, ils ont accordé quelques heures à la famille pour plier bagage et débarrasser les lieux. Voilà cette splendide demeure confisquée, sans compensation aucune
[2].
El-Sadate tira une bouffée de tabac et répondit, flegmatique :
— Que voulez-vous ? Le succès de la révolution est à ce prix. Nous répartirons les fortunes avec justice et intégrité auprès des plus indigents.
Elle faillit répliquer, mais sur un geste discret de Hicham se ravisa.
Pourtant, elle n’avait pas tort. Loin s’en faut.
Depuis des semaines, on assistait à une extraordinaire série de confiscations de biens, sans indemnisation aucune, si ce n’est une symbolique pension « alimentaire », sans jugement, avec une trivialité digne des jours staliniens les plus noirs.
« Quoi ! s’était écriée l’une des victimes de ce hold-up, car c’en était un, on voudrait que je reçoive une pension alimentaire comme une femme divorcée ? »
Toutes les grandes familles, province après province, étaient frappées. Saisies des propriétés, séquestres aveugles. Près de six cents « capitalistes réactionnaires », c’est-à-dire les grandes familles traditionnelles égyptiennes, celles-là mêmes qui avaient tant œuvré pour le pays, ces chrétiens, ces juifs, ces musulmans aussi, partie intégrante du patrimoine, tous étaient mis à genoux. Aucun procédé n’avait été épargné : modification de l’impôt progressif fixé à 90 % pour les revenus excédant 10 000 livres par an. Augmentation des taxes sur la construction des immeubles de luxe ; nationalisation de toutes les banques, compagnies d’assurances, sociétés anonymes, compagnies de navigation, industries lourdes, légères, moyennes, industries textiles ; les concessions accordées à la Compagnie de gaz Lebon et à la société des tramways du Caire avaient été abolies et transférées à un organisme public ; aucun ministère, aucun secteur privé ou d’État n’était plus autorisé à entreprendre des démarches en vue d’obtenir des crédits de l’étranger, sauf autorisation préalable des ministères de l’Économie et du Trésor.
— Vous disiez, madame, reprit El-Sadate, toujours placide.
Cette fois, Chahida ne put résister.
— Fou.
— I beg your pardon ?
Ponctuer ses propos de formules anglo-saxonnes faisait partie des lubies du président de l’Assemblée.
— The guy is nut ! Ce type est fou. Il a non seulement décapité l’intelligentsia, mais annihilé ce brassage ethnique qui faisait toute la force et la richesse culturelle de l’Égypte.
Elle répéta : Nut !
Anouar écarquilla les yeux.
— Vous… bredouilla-t-il.
Elle prit son sac et quitta le salon.
*
Jérusalem, 4 septembre 1963
Le parloir de la prison centrale était glauque, comme l’atmosphère, et Joumana n’était plus Joumana Nabulsi, mais le numéro 88789.
Elle scrutait le visage d’Avram d’une dureté et d’une froideur qui contrastaient avec l’expression de moineau apeuré affichée sur son visage, cinq ans auparavant, alors qu’elle n’osait plus bouger, pétrifiée, sous les tirs croisés des armes. Il y avait quelque chose d’irréel dans cette métamorphose. Le visage de gamine s’était transformé en visage de femme. Ses prunelles d’un bleu clair avaient perdu toute lumière.
Prudent, tel un homme qui s’avance sur un champ de mines, Avram demanda :
— As-tu besoin de quelque chose ?
Après un silence qui parut interminable, elle lâcha :
— Pourquoi ?
Il l’interrogea du regard ; elle ajouta :
— Pourquoi es-tu là ?
— Je n’en sais rien.
— Alors, va-t’en !
— Non.
— Je ne parle pas aux Juifs.
— Je suis un hasard, comme toi. Tu ne t’en rends pas compte.
Il marqua une pause volontaire avant de poursuivre :
— Nous naissons chrétiens, juifs ou musulmans, parce que nos pères le sont. Le hasard. Un roulement de dès. Une loterie. Parler à un hasard ne porte pas à conséquence.
— Je ne comprends rien à ton charabia ! Je suis arabe, et musulmane ! Réponds ! Pourquoi es-tu là ?
— Parce que je t’ai sauvé la vie. As-tu oublié ?
Elle baissa les yeux.
— Je suis venu parce que je veux comprendre. C’est tout. Pourquoi as-tu commis cet acte fou ? Placer une bombe dans le lobby d’un hôtel ? Tuer des innocents ? À quoi ces morts t’auraient servi ? En quoi auraient-ils fait progresser ta cause ?
— À quoi ? À quoi vous sert de nous mépriser ? À quoi vous sert de nous prendre nos maisons ? À quoi vous sert de chercher à nous faire partir ?
Elle se tut, puis, d’une voix rauque :
— Les tiens ont tué mon frère aîné.
Il essaya de rester imperturbable.
— Sans raison ? Nous ne sommes pas des assassins. Il y a toujours une raison. Nous aussi, nous devons protéger nos familles, nos enfants.
Derrière la vitre de séparation, Joumana blêmit, ses lèvres se mirent à trembler.
— Ils l’ont tué ! Ils ont assassiné Fawzi. Il n’avait rien fait ! Rien !
Il eut envie de lui tendre la main comme on a toujours envie de la tendre entre les barreaux d’une cage pour caresser les fauves, mais se contenta de répliquer :
— C’est impossible. Nous ne sommes pas des meurtriers. Explique-moi exactement ce qui s’est passé. Dis-moi.
On sentait que, dans l’esprit de la jeune femme, se livrait une bataille contradictoire.
— Il était allé ce soir-là avec un ami au cinéma Zion.
— À Jérusalem-Ouest ?
Elle lui lança un regard dur :
— À Jérusalem !
Elle enchaîna :
— La séance venait de commencer. Au dire des témoins, deux femmes, dont l’une de couleur, sont entrées et ont déposé un sac sous l’un des sièges. Il contenait une bombe. Au milieu du film, les deux femmes quittèrent la salle. Un spectateur intrigué se leva, gagna la place qu’elles occupaient et remarqua le colis abandonné. Il le rapporta à l’accueil. C’est à ce moment-là qu’il a explosé. Ce fut l’affolement général. Les spectateurs se ruèrent vers la sortie. Mon frère et son camarade se trouvaient parmi eux. Une fois à l’extérieur, ils hésitèrent entre rentrer chez eux, ce qui impliquait un passage par la ligne verte et donc un contrôle avec tous les risques que cela impliquait, ou se cacher en attendant que les choses se calment. Ils ont choisi la seconde solution.
Elle respira, souffle court et reprit :
— Les forces de sécurité avaient lancé immédiatement une vaste opération de ratissage, pour retrouver « une femme de couleur ». Ils arrêtaient toutes les Noires de Jérusalem
[3]. Une patrouille arriva près de l’endroit où Fawzi et son ami avaient trouvé refuge. Derrière des poubelles, dans une petite cour. Un policier les a aperçus. L’ami de Fawzi fut pris de panique. Il était armé. Mon frère ne le savait pas. L’ami a dégainé et s’est mis à tirer sur les policiers. Ceux-ci ont riposté. Fawzi a été touché le premier. Il est mort sur le coup. Son camarade est tombé juste après.
Elle hurla :
— Attaline ! Assassins ! Les Juifs sont des assassins !
Il resta impassible.
— Nous ne sommes pas des assassins, Joumana. Ce que tu viens de me décrire n’est pas un assassinat, mais un acte de légitime défense.
— Tais-toi !
— Non ! Tu dois comprendre ! Il le faut ! Vous nous attaquez, nous nous défendons. Vous cherchez à vous venger sur des innocents – à l’instar de ton frère – nous n’avons pas d’autre choix que de répondre par les armes. Le feu attise le feu. Le sang appelle le sang. Peux-tu imaginer, ne fût-ce qu’un instant, l’hécatombe que cette bombe aurait provoquée si elle avait explosé à l’intérieur de ce cinéma ?
— Ça suffit !
— Non, Joumana ! Écoute-moi. Nous avons droit à la vie tout autant que les Palestiniens. Vous devez mettre fin à ces actes de terreur. Ils ne vous mèneront à rien. Israël a existé. Israël existe et existera. On ne refait pas l’Histoire. Il ne tient qu’à vous de faire naître aussi la Palestine. Mais vous n’y parviendrez jamais par le massacre et les larmes. Je sais que ta douleur t’empêche d’accepter mes mots, pourtant…
Le corps de la femme fut pris de convulsions, tandis qu’elle martelait de ses poings la vitre de séparation.
Deux gardiennes se précipitèrent et la maîtrisèrent.
— Ne lui faites pas de mal ! s’écria Avram.
— Nous l’emmenons à l’infirmerie.
Elle poussa un nouveau cri :
— Attaline !