Trois années s’étaient écoulées depuis la mort de Jean-François. Dounia, qui avait pris le deuil dans ses vêtements comme dans son cœur, ne semblait aucunement décidée à le quitter.
Elle ouvrit les persiennes. Le ciel était grisâtre. Au ras des toits. Des passants allaient et venaient, insouciants, et, malgré elle, elle leur en voulut de ne pas partager sa détresse. Pourquoi, depuis le départ de son mari, ne cessait-elle de se répéter : les moments de bonheur ne sont finalement que les silences du malheur ?
En regagnant le divan qu’elle venait d’abandonner, elle croisa son reflet dans la grande glace accrochée au mur. Dieu, comme elle avait vieilli ! Comme elle se sentait fanée. À bout de course. C’était donc le regard que Jean-François posait sur elle qui lui avait conservé sa jeunesse ? Sûrement. On n’est beau que dans ce que l’on éveille chez l’autre. On n’est vivant, vraiment, que parce que celui qui vous aime vous rend vivant. Une fois l’amour éteint, que reste-t-il ? Une pièce sombre, quelques meubles, un désert.
Je t’aime encore…
Comme les mots lui manquaient ! Comme tout lui manquait ! Ses mains, sa voix, son souffle. Ses crises d’humeur, ses certitudes enfantines, ses questionnements.
La mort est une garce.
Elle se laissa choir entre les coussins et ferma les yeux, laissant le silence l’envelopper pendant un long moment.
Ce fut la sonnerie de la porte d’entrée qui l’arracha à sa torpeur.
Elle alla ouvrir. Le concierge lui remit le courrier. Elle remercia, retourna s’asseoir et balança les enveloppes négligemment sur la table basse. À quoi bon les décacheter, puisqu’il n’y aurait pas de mots de Jean-François ?
Elle se rencogna dans un coin du divan et retrouva le silence.
Combien de temps demeura-t-elle ainsi, prostrée ?
Quand elle se décida à se lever, l’horloge posée sur le manteau de la cheminée indiquait midi et demi. La gouvernante n’allait plus tarder. Dounia se redressa. Peut-être qu’une larme de brandy lui donnerait un coup de fouet.
C’est alors que son attention fut attirée par l’une des lettres empilées sur la table. Ce n’était pas tant l’écriture que le timbre apposé sur l’angle droit de l’enveloppe. Un timbre irakien.
Qui pouvait bien lui écrire de là-bas ? Elle ne connaissait plus personne. Un demi-siècle qu’elle vivait en exil. Qui ?
Elle récupéra la lettre. L’ouvrit. En tête, elle aperçut un nom et une adresse : « Fawaz el-Bagdadi. Quartier Abu Nawas. Rue 62. Maison 8. PO box 320. Bagdad. »
Fawaz el-Bagdadi ? Elle n’avait aucune souvenance d’un ami ou d’un parent qui portât ce nom.
Elle chaussa ses lunettes.
Bagdad, le 23 janvier 1966
Chère Madame,
Je n’ose vous dire (encore du moins) ma chère tante, et j’imagine votre surprise en me lisant, aussi permettez-moi de me présenter : mon nom est Fawaz el-Bagdadi.
Salma, l’épouse de feu votre frère, était la sœur de Farouk el-Bagdadi. Mon père. Vous êtes donc aussi ma tante par alliance. Bien que vous ayez quitté l’Irak depuis bien longtemps, sachez que votre souvenir a toujours été présent dans la famille. Votre nom fut toujours évoqué avec affection et respect.
Je vis à Bagdad, où je suis marié avec une merveilleuse femme qui m’a donné – Allah soit loué – deux enfants qui sont l’objet de toute notre vénération. L’aîné, Adel, a huit ans. Le cadet, Ghassan, a cinq ans. Je suis ingénieur pétrolier et occupe un poste relativement important. Toutefois, avec un oncle comme Nidal, je n’aurais pu faire autrement que de m’engager dans la vie politique. Pour le pire et le meilleur.
Je suis membre du parti Baas, et je fus un ami proche de feu le maréchal Abdel Salam Aref. Je dis « feu », car le pauvre est décédé le 13 avril de cette année, dans un terrible accident d’hélicoptère, alors qu’il dirigeait notre pays depuis trois ans.
Ardent nationaliste, le maréchal a consacré tous ses efforts à rassembler les pièces brisées de notre pauvre monde arabe, prêchant sans se ménager pour l’unité. Dans le même temps, il a réussi – la tâche n’était guère aisée – à trouver un terrain d’entente avec les Kurdes en état de rébellion chronique, dans le nord du pays.
Ce grand homme, je dois vous le dire, me fit l’honneur de son amitié. Lorsque je pense que certains n’eurent de cesse de vouloir l’éliminer, l’amertume me monte aux lèvres.
Figurez-vous qu’il y a environ deux ans, au cours du mois d’août 1964, un sinistre individu, du nom de Saddam Hussein, avait projeté de l’assassiner. Il s’en est fallu de peu qu’il y parvienne. L’attentat, prévu pour le 5 septembre, fut découvert par la police la veille. Un miracle. L’abject personnage a été arrêté et séjourne aujourd’hui en prison avec ses complices.
Depuis la mort du président Aref, c’est son frère, le général Abdel Rahman, qui gouverne notre pays. Et il le fait aussi louablement que le Président défunt. Tout aussi farouche défenseur de l’unité arabe, c’est aussi un proche de Nasser, qu’il admire. D’aucuns lui reprochent d’être quelque peu indécis et de manquer d’assurance. J’en conviens. Il n’en demeure pas moins que l’homme est d’une intégrité exemplaire. Ce qui est bien rare dans nos pays.
Mais je ne veux pas vous lasser avec toutes ces nouvelles qui, probablement, ne vous intéressent guère maintenant que vous vivez si loin de cette région. J’en arrive donc à la véritable raison de ma lettre.
Il se fait que je serai à Paris avec mon épouse, Majida, dans le courant du mois de septembre. Voilà longtemps qu’elle rêve de découvrir la Ville lumière, et je m’étais engagé à réaliser ce rêve. Si votre emploi du temps vous le permet, sachez que vous nous combleriez en acceptant ce que je qualifierais de « retrouvailles familiales. »
Faites mes amitiés à M. Levent. Il reste synonyme aux yeux de ma famille d’un homme juste et visionnaire.
Au bonheur de vous lire, chère Dounia.
Fawaz.
Prise de vertige, Dounia replia la lettre, et porta la main à son front. Dieu, que ces mots la ramenaient vers un passé qu’elle croyait avoir définitivement oublié. Bagdad, la Ville ronde. L’Irak. C’était si loin. Une autre vie. Tant que Jean-François était là, un lien, même indirect, subsistait entre Dounia et l’Orient. Paradoxalement, il était devenu plus enraciné qu’elle dans cette terre de sable et de tourments. En partant, il avait emporté les ultimes réminiscences qui sommeillaient encore dans l’esprit de Dounia. Dans l’esprit, mais le cœur vibrait encore lorsque remontaient les souvenirs.
Elle marcha vers un secrétaire, récupéra du papier à lettres et s’assit.
Saisissant son stylo, elle s’aperçut avec agacement que sa main tremblait un peu. Néanmoins, ce fut d’une écriture ferme qu’elle rédigea sa réponse.
*
La première fois qu’ils avaient fait sa connaissance, Hussein et Zeyd crurent qu’ils étaient victimes d’une hallucination. Une femme ? Une femme qui s’était inscrite au Fatah ? Très vite, ils devaient se rendre compte que Leïla Khaled n’avait rien d’un mirage.
N’étant plus en mesure de financer ses études à l’AUB, elle avait débarqué au Koweït trois ans auparavant. Aussitôt après son arrivée, elle s’était inscrite au Fatah et avait trouvé un emploi d’enseignante.
Dans les premiers temps, ses allures de garçon manqué avaient plutôt déplu aux deux jeunes gens. Il leur arrivait de la croiser lors des réunions du Fatah, mais leurs rencontres se limitaient à des échanges courtois, voire distants. Jusqu’au jour où Zeyd, déclinant son nom de famille, El-Qassam, la jeune femme manqua de lui sauter au cou.
— El-Qassam ? Tu es le fils d’Ezzedine el-Qassam ?
Zeyd confirma.
Il lui aurait annoncé être le mahdi en personne que sa réaction eut été plus mesurée.
— Tu ne peux pas imaginer ce que ton père a représenté, et représenté à mes yeux ! avait-elle lancé. C’est mon idole. Le plus grand personnage de l’histoire de notre peuple. J’aurais tellement voulu le connaître, tellement !
Elle avait saisi Zeyd par le bras.
— S’il te plaît, peut-on se revoir ? Prendre un café ? Je veux que tu me parles de lui. Je veux tout apprendre.
— Bien sûr !
Dès ce jour, le trio se voyait régulièrement. Soudé comme les doigts de la main.
En cette soirée, ils s’étaient réunis dans la chambre de Hussein, autour de quelques plats que Leïla avait exceptionnellement préparés. Preuve d’amitié s’il en fut, car elle haïssait faire la cuisine.
Ils en étaient au café, lorsque Hussein commenta avec une pointe d’admiration :
— Donc, finalement, tu connais le Coran par cœur ?
— Presque. C’est normal après avoir eu comme institutrice chez les Évangélistes, une femme qui était une pratiquante non seulement assidue, mais soucieuse de nous transmettre la richesse du livre sacré. Tout en nous enseignant les rudiments de l’alphabet – nous avions alors cinq ou six ans, je ne sais plus –, elle nous faisait lire chaque jour des versets que nous devions ensuite réciter par cœur.
La jeune femme eut un sourire malicieux.
— Inutile de vous dire que les sourates qui me séduisaient le plus étaient celles qui racontaient la fuite en Égypte de la Sainte Famille, pour échapper à la vindicte du roi Hérode, et les passages qui traitaient des pharisiens, prototypes parfaits de leurs descendants sionistes.
Zeyd et Hussein pouffèrent. Ils n’avaient jamais pensé jusqu’ici à faire un tel rapprochement.
Leila poursuivit :
— Et lorsqu’il m’arrivait d’obtenir de bonnes notes, je rentrais folle de joie à la maison pour annoncer la nouvelle à ma mère. Ensuite, je guettais la suprême récompense : des
atayefs[1], dont je raffolais ! Malheureusement, la plupart du temps, je devais me contenter de quelques dragées. Les
atayefs étaient un luxe que nous ne pouvions pas nous offrir souvent. De nouvelles robes ou de nouvelles paires de chaussures, encore moins. Ce qui ne m’empêchait pas, colérique et insupportable comme je l’étais, de piquer des crises de rage, de pousser des hurlements, à assourdir le camp de Borj el-Chemali.
— Insupportable, en effet, ironisa Hussein.
— Oui, mais j’ai tout de même gagné mon premier argent à l’âge de six ans !
— Six ans ?
— Un peu par hasard, je l’admets. Mon oncle Mahmoud, ayant appris que j’étais capable de réciter des sourates entières, m’a appelée pour vérifier si mes parents ne se vantaient pas. Après avoir choisi des versets au hasard, il m’a demandé de les dire. Ce que j’ai fait. Impressionné, il a sorti de sa poche une livre libanaise
[2], une livre entière ! et me l’a donnée. Je suis retournée chez moi et j’ai raconté l’histoire à ma mère. Ensuite, comme je ne savais trop que faire de ce trésor, je me suis proposée de le lui offrir. Elle a refusé net. « C’est à toi. Tu l’as gagné. »
— Et comment l’as-tu dépensé ? s’étonna Zeyd. Tu t’es acheté des atayefs, j’imagine.
— Non. Un cadeau pour ma mère. Je ne sais plus ce que c’était.
Elle avait répondu sur un ton égal. Sans orgueil ni vantardise.
Hussein se resservit une tasse de café avant de s’enquérir :
— Il y a quelque chose que tu ne nous as jamais dit : à quel moment tu t’es intéressée à la politique ?
Leïla hocha la tête, pensive.
— Le jour où j’ai été témoin d’une discussion enflammée entre mon frère aîné, Mohamed, et mon père. Je venais tout juste d’avoir sept ans. Ils évoquaient la manière dont des officiers égyptiens avaient réussi à renverser la monarchie et à mettre à la porte le roi Farouk. J’étais subjuguée par le courage de ces hommes. Paradoxalement, mon émerveillement n’était pas partagé par mon père. Il ne voyait dans ces révolutionnaires qu’une bande d’inconscients, de gamins, dépourvus d’expérience et indisciplinés. En vérité, il défendait surtout le roi, car celui-ci n’avait pas hésité à voler au secours de notre peuple en 1948, aux côtés des autres pays arabes.
— Et ton frère ?
— Mon frère accusait le monarque de n’être qu’un individu corrompu, un faible et un lâche, qui fut incapable de tenir tête à l’occupant anglais. Ma famille, rassemblée, comptait les points, encourageant surtout mon frère. Finalement, à bout d’arguments et devant l’entêtement de mon père, Mohamed alla chercher le Rose el-Youssef, un journal égyptien satirique, et lut à haute voix un portrait rédigé à l’arsenic du roi Farouk. Au bout du compte, il devait s’avérer que, d’entre nous tous, mon frère était le mieux informé des choses de la politique. Il fut, et je lui en sais gré, mon mentor. Dans les années 1960, il a été le premier à adhérer au Mouvement nationaliste arabe, suivi par Zakiah, Nawal et Rahab, mes trois sœurs. Moi-même, je leur emboîtai le pas quand j’eus dix-sept ans.
Leïla écarta les bras en souriant.
— Voilà, conclut-elle, comment j’ai attrapé le virus !
— Et à Beyrouth, tu t’es impliquée ? questionna Zeyd.
— Oh si peu ! Je passais mon temps à distribuer des tracts et à organiser des réunions dans le campus pendant lesquels j’improvisais des discours qui tous, évidemment, parlaient de notre Palestine perdue. Je vous passe les ennuis que j’ai dû affronter ; la direction de l’université voyait mes actions d’un très mauvais œil.
Elle se dressa tout à coup et lança :
— J’ai trop mangé. Que diriez-vous si nous allions marcher au bord de la mer ? Connaissez-vous Ras Kazimah ?
— Mais c’est à 40 kilomètres ! se récria Hussein.
— Et alors ? 40 kilomètres vous feraient peur ? Il y en a mille deux cent quarante-cinq d’ici à Jérusalem !
*
— Monsieur le Président, que se passe-t-il ? Vous allez bien ?
Nasser leva les yeux vers Hicham d’un air surpris.
— Pourquoi cette question ?
— Pour tout vous dire, je suis inquiet. Très inquiet. J’ai le pressentiment que quelque chose vous tourmente.
Nasser invita son hôte à s’asseoir et resta un moment perdu dans ses pensées avant de murmurer :
— Vous avez du flair, Hicham. En effet, je suis très préoccupé. Je me rends compte que je suis confronté à une vérité douloureuse : le pays est gouverné par une bande de voleurs, de prévaricateurs, de trafiquants d’influences.
Hicham acquiesça.
— Cette vérité, monsieur le président, voilà des mois déjà qu’elle m’est apparue.
— La situation ne peut plus durer ! Je ne peux pas rester au sommet de l’État et continuer d’être accusé à tort de toutes les injustices, de toutes les dérives. Alors que…
Le bikbachi marqua une pause avant de lâcher :
— Alors qu’en réalité c’est ce cher Abdel Hakim Amer qui gouverne et n’en fait qu’à sa tête. J’en arrive à me dire qu’il vaudrait mieux que je démissionne et que je me consacre à la seule tâche de président de l’Union socialiste arabe. Je suis tout disposé à abandonner la présidence à Amer et prêt à répondre de tout ce qui aura précédé mon départ.
Hicham Loutfi conserva le silence. Il savait la condition dans laquelle se trouvait le pays, les agissements du chef d’état-major. Amer était devenu une sorte de potentat de l’ombre, maître de la seule force capable de renverser le pouvoir : l’armée. Une armée qu’il avait choyée, à laquelle il avait accordé tous les privilèges, même les plus fous. Hicham avait observé aussi le comportement frénétique de la fameuse « Commission pour la liquidation de la féodalité », tant dénoncée par Chahida, et la férocité des hommes qui l’entouraient ; il avait aussi été témoin de la suppression progressive de toutes les libertés.
Ces derniers mois, les services secrets, dirigés par Zakaria Mohieddine, avaient décidé d’acquérir en masse un matériel d’écoute perfectionné. Les fameuses « montres enregistreuses ». Il s’agissait d’un petit magnétophone placé dans la poche intérieure du veston, relié à une montre-bracelet. Ces montres étaient utilisées frénétiquement par les domestiques des grands hôtels et des clubs fréquentés par la bourgeoisie cairote, ainsi que par de nombreux civils au sein des usines, des administrations et des universités.
Les écoutes téléphoniques étaient devenues chose courante. Ministres, grands fonctionnaires de l’armée, journalistes, professeurs d’université, syndicalistes ; pas un maillon qui ne fût la cible des moukhabarat. Pour asseoir son réseau, Mohieddine
n’avait pas hésité à transformer – moyennant finance, bien entendu – chauffeurs, cireurs de chaussures, garçons de café, maîtres d’hôtel et bien sûr les bawabine, les portiers des immeubles, les soffragueyas, les domestiques, en indicateurs. Même les femmes qui en faisaient la démarche étaient embauchées dans cette gigantesque opération.
Il s’éclaircit la gorge et reprit :
— Monsieur le Président, pardonnez-moi, mais je crois que vous auriez tort de démissionner. Ce serait de la folie ! En agissant ainsi, vous laisseriez le champ libre à Amer et à ses sbires qui auraient alors la maîtrise totale de l’Égypte. Vous n’êtes pas sans savoir que notre « maréchal » a le don de mal choisir ses collaborateurs. Ces gens sont indirectement responsables de l’échec de notre union avec la Syrie. Pourtant le maréchal continue de les soutenir aveuglément, j’allais dire de manière « tribale ». Savez-vous ce qu’il nous a répondu lorsque nous lui avons laissé entendre qu’il serait souhaitable de révoquer le commandant des forces aériennes Sidki Mahmoud ? Il a hurlé : « Pour destituer Mahmoud, il faudra me passer sur le corps ! »
Hicham prit une courte inspiration.
— Je crois sincèrement qu’il serait préférable que vous le convoquiez et que vous ayez avec lui une conversation privée. Alors peut-être parviendrez-vous à trouver une solution.
Nasser secoua la tête et répliqua comme s’il se parlait à lui-même :
— Tout va trop mal… Hicham. Je sens que nous marchons à la catastrophe.
*
Encouragé par Chahida, Hicham était retourné voir le raïs. « Tu ne peux pas le laisser perdre pied, l’adjura-t-elle. Je n’éprouve pas une grande sympathie pour lui, tu le sais,
néanmoins, il reste un grand homme avec ses qualités et ses défauts. Il a eu le mérite de se battre pour le panarabisme. Il a tenu la dragée haute à ces attardés d’Américains. Convaincs-le de virer Amer. Tu dois le faire ! »
Cette fois, on le fit patienter. Le Président recevait un visiteur.
Ce n’est qu’une vingtaine de minutes plus tard qu’il fut introduit à son tour.
— Savez-vous qui vient de sortir ? lança Nasser, avec une tension dans la voix. Notre ministre de la Guerre. Le seigneur Chams Badran en personne ! Vous souvenez-vous de notre conversation de l’autre jour, lorsque je vous ai dit que le pays était gouverné par des gangsters ?
— Bien sûr.
— Eh bien, les choses ont atteint leur sommet. Chams Badran est venu me présenter une requête en bonne et due forme qui émane d’Abdel Hakim Amer lui-même.
— Et alors ?
— Alors, mon cher Hicham, Amer exige ni plus ni moins que d’être nommé Premier ministre. Et savez-vous pourquoi ? Tenez-vous bien : parce qu’il est las de constater que tout le monde se plaint ! Quelle ironie ! Serait-il aveugle au point de ne pas se rendre compte que, si nous en sommes là, c’est à cause de lui, uniquement à cause de lui, à cause de son attitude et de celle de ses hommes ? Ou, devrais-je dire, des esclaves qui sont à sa botte.
— Et qu’avez-vous répondu à Chams ?
— J’ai répondu que je ne voyais absolument aucune objection à accorder au maréchal la place de Premier ministre. Mais à une seule condition : qu’il abandonne son poste à la tête des forces armées.
Hicham fronça les sourcils.
— Tout cela est absurde ! Nous nageons en pleine folie. Je continue de penser que vous devriez en finir et exiger de mettre une fois pour toutes les choses à plat. Il faut crever l’abcès. Venant de vous, Amer acceptera l’inacceptable.
Il y eut un long silence, puis :
— Non, fit Nasser. Tout cela est mal engagé. Tout va dans le mauvais sens.
Le bikbachi ignorait à ce moment-là combien il avait raison.