Israël, 28 août 1966, prison centrale de Ramleh
La métamorphose physique de Joumana amorcée au lendemain de son arrestation s’était accentuée. Aujourd’hui, après trois ans d’enfermement, elle n’avait pas vingt-huit, mais mille ans.
Avram, qui tous les mois, était venu lui rendre visite, avait assisté impuissant, à ce vieillissement prématuré, doublé d’un naufrage moral. Durant toute cette période, il s’était battu pour tenter de faire adoucir sa peine, convaincu que la Palestinienne ne résisterait pas à vingt ans d’emprisonnement ; elle serait morte bien avant, non de maladie ou de mauvais traitements, mais de désespérance. Malheureusement, aucune autorité responsable n’avait voulu prêter l’oreille à ses appels. Aux yeux de l’État, la prisonnière numéro 88789 s’était livrée à un acte terroriste, et le fait qu’il n’y ait pas eu de victimes n’excusait en rien sa démarche meurtrière.
— Je t’ai apporté de nouveaux livres, dit Avram. Je les ai confiés au gardien. Il te les remettra après le contrôle d’usage.
La Palestinienne remercia d’un mouvement de la tête.
— Je te remercie. Je m’éduque, grâce à toi. J’apprends tout ce que l’on ne m’a jamais enseigné à l’école.
Elle demanda :
— Tu as réussi à voir mon père ?
— Toujours pas. Il refuse obstinément de me recevoir.
Elle resta pensive un moment. Il en profita pour faire observer :
— Tu as meilleure mine que la dernière fois. C’est bien.
— C’est possible. Ces jours-ci je suis restée assise dans la cour pendant l’heure de la promenade et je me suis endormie au soleil. Ce qui explique peut-être…
Il sourit.
Tu es fou, Avram ! Tu vas avoir trente ans et tu te comportes comme un gamin attardé ! Amoureux d’une Palestinienne, une musulmane, passe encore, mais d’une femme qui est en prison pour les vingt prochaines années ? À quoi joues-tu ? Tu devrais aller voir un médecin.
Les protestations d’Avi Fraenkel n’avaient jamais eu le moindre effet. Il s’était contenté de répondre : « Il n’existe pas de remède pour ce genre de maladie. »
Il souleva sa main et la posa contre la vitre de séparation. Joumana en fit autant. Leurs deux paumes se retrouvèrent l’une face à l’autre, mais séparées.
— Je t’aime… murmura Avram.
Elle secoua la tête à plusieurs reprises, faisant danser ses mèches auburn.
— Comment peux-tu ? Comment est-ce possible ?
— Si seulement j’avais la réponse ! Je sais seulement que ce sentiment est ancré en moi, et je n’y peux rien. Absurde, aberrant, les jugements les plus extrêmes sont applicables. Je n’y peux rien.
— Pourtant, nous en avons souvent parlé, Avram. Même si j’étais libre, rien entre nous n’aurait été possible. Je suis musulmane, tu es juif ; je suis palestinienne, tu es israélien.
Une caricature d’histoire, vieille comme la nuit du monde. Quelqu’un en avait déjà livré le récit.
— Souviens-toi de ce que je t’ai dit le premier jour où nous nous sommes rencontrés. Nous naissons chrétiens, juifs ou musulmans, parce que nos pères le sont. Des victimes du hasard.
— Oui, Avram. Mais c’est quand même une réalité. Une barrière infranchissable. D’ailleurs…
Une ombre envahit ses traits, elle regarda à terre.
— Où serons-nous dans dix-sept ans ? Je serai vieille et plus bonne à rien. Je ne pourrai même plus te faire des enfants.
Elle leva le visage et enchaîna :
— Alors que, pour toi, tout est possible. Un homme doit fonder une famille. Il…
— Un homme a surtout le choix. Laisse faire la vie. Elle sait mieux que nous ce qui est juste ou non.
— Que veux-tu dire ?
— Je suis persuadé que notre rencontre a un sens. Je n’ai pas pu encore le déchiffrer, mais elle en a un.
Il ajouta :
— Laisse faire la vie.
Elle eut un petit rire.
— De toute façon, je ne me fais pas de soucis, tu ne m’attendras pas dix-sept ans. Aucun être au monde, si amoureux soit-il, ne peut patienter aussi longtemps ! D’ailleurs, aucune femme ne le mérite.
Il se leva.
— Il est l’heure. Tu as raison. Aucune femme ne le mérite. Sauf une : toi, Joumana.
*
Fraenkel l’attendait à l’extérieur de la prison. Installé dans sa voiture sans climatisation, il suait à grosses gouttes.
— Il était temps, grogna-t-il, dix minutes de plus et tu ne me retrouvais plus.
Il démarra et s’engagea sur la route de Jérusalem.
— Comment va-t-elle ?
— Elle dépérit. Mais je ne perds pas espoir de la sortir de là.
L’agent du Mossad soupira.
— Décidément…
Avram le coupa d’un geste de la main.
— S’il te plaît, évite-moi le refrain habituel.
Il caricatura son ami :
— Elle n’a que ce qu’elle mérite, c’est une terroriste, qu’elle remercie le ciel d’être en vie, elle…
Avi explosa :
— Oui ! Qu’elle remercie le ciel ! Nous aurions pu la pendre, comme les Arabes font lorsqu’ils arrêtent l’un des nôtres ! Regarde de quelle manière les Syriens ont traité ce malheureux Eli Cohen ! Crois-tu qu’ils ont éprouvé des états d’âme quand ils l’ont suspendu à une corde ?
Avram garda le silence. Une sombre affaire.
Eli Cohen, un Juif né en Syrie, avait été approché en 1960 par le Mossad. Un an plus tard, après avoir suivi un entraînement intensif, il fut engagé officiellement par Chaïm Herzog, alors chef des services secrets, et envoyé en Argentine pour y élaborer sa couverture : celle d’un marchand arabe syrien fortuné du nom de Kamal Thabet. Une fois à Buenos Aires, il réussit à se créer de nombreuses relations auprès des diplomates syriens, parmi lesquels le colonel Amin el-Hafaz, un membre éminent du parti Baas.
En 1962, il s’installait à Damas et gagnait progressivement la confiance de plusieurs personnalités – et non des moindres – du gouvernement syrien.
C’est ainsi qu’il eut accès notamment aux fortifications situées sur les hauteurs du Golan. Il put observer la disposition des bunkers et l’ensemble des défenses syriennes. On raconte qu’il aurait même suggéré aux officiers syriens de planter des arbres autour des bunkers sous prétexte qu’ils pourraient servir d’abris naturels aux postes avancés
[1]. Les militaires syriens auraient suivi ses conseils. Toutes les informations rassemblées, de même que les identités de nombreux pilotes syriens, furent aussi transmises au Mossad.
Hélas, trop sûr de lui, Cohen commença à commettre des erreurs, modifiant le rythme de ses transmissions qui devinrent non plus hebdomadaires, mais quotidiennes, et même jusqu’à deux fois par jour et – plus grave encore – à heure fixe.
Il ne fallut pas longtemps pour qu’il soit découvert par des spécialistes du contre-espionnage soviétique. Il fut arrêté et jugé, et comme l’avait fait observer Avi, malgré les interventions de nombreux chefs d’État, Eli fut pendu
[2].
Avram demanda :
— Qu’attends-tu pour démarrer ?
— Que tu redescendes sur terre.
Fixant son ami, Avi enchaîna :
— Reviens sur terre. Je t’en prie. Imagine la réaction de tes parents le jour où ils apprendront que tu fréquentes une Palestinienne, une terroriste de surcroît. Et le Mossad. Tu y penses, au Mossad ?
— C’est une mise en garde ou une menace ?
— Ni l’une ni l’autre. Juste une supplique. C’est grave, Avram. C’est très grave.
Comme son ami gardait le silence, Avi s’informa :
— Tu as perdu ta langue ?
— Non, non. Je suis là. Je pensais à l’histoire de Cohen.
— Et ?
— Et rien. Ou plutôt si. Ce sont des barbares. Mais doit-on répondre à la barbarie par la barbarie ? Ne méritons-nous pas mieux ?
Le visage de Fraenkel vira au rouge.
— Tu sais quoi, Avram Bronstein ? Va te faire foutre !
*
Dounia proposa à Majida une nouvelle tasse de thé. L’Irakienne accepta et se confondit en remerciements.
— Et vous, monsieur El-Bagdadi ?
— Je vous remercie, madame, je supporte mal le thé après 17 heures. Il me donne des insomnies.
— Croyez-vous donc qu’il soit si utile de dormir ? Savez-vous que nous passons en moyenne un tiers de notre vie à dormir. À soixante ans, nous avons déjà dormi vingt ans ! Êtes-vous conscient de cette absurdité ? J’ai soixante-dix-huit ans, mon ami. Faites le compte du nombre d’heures perdues à jamais…
Fawaz échangea un coup d’œil amusé avec son épouse.
— Vous êtes encore jeunes tous les deux. Profitez ! Profitez ! La vie est courte. Un battement de paupières.
Dounia prit un macaron tout en poursuivant.
— Mais nous ne sommes pas ici pour philosopher. Combien d’enfants avez-vous déjà ? Deux ?
Majida confirma.
— Oui. Deux garçons : Adel et Ghassan.
— C’est bien. C’est même très bien. Vous devriez faire aussi une fille. C’est mieux. Les filles sont tellement plus douées que les garçons.
— Certainement, madame ! approuva Majida.
— Dounia. C’est plus simple non ? D’ailleurs, je n’ai jamais beaucoup apprécié que l’on m’appelle « madame ». Le mot vieillit.
— Alors que vous avez vingt ans, Dounia, déclara Fawaz en souriant.
— Bien sûr !
Elle effleura son crâne.
— Là-dedans en tout cas ! C’est en dessous que la mécanique ne suit pas. À se demander pourquoi le créateur nous en a affublés. Passé un certain âge, tout se déglingue. Alors que là-haut, les affres du temps n’ont aucune prise. Ou si peu ! Vous me rétorquerez que tout dépend des gens. Jean-François, lui, avait gardé toute sa fraîcheur. Bien plus que moi.
Une ombre mélancolique flotta dans ses prunelles. Elle chuchota presque :
— Il me manque.
— Je peux imaginer. Si j’en crois tout ce que les gens m’ont dit à son propos, c’était un homme bien. Il nous aimait.
— Quand vous dites « nous », vous voulez parler des Arabes en général, je présume ?
— Absolument.
— C’est vrai. Je pense en effet qu’il nous aimait. Sans préjugés et sans discrimination. Oh ! rassurez-vous ! Il lui arrivait de ne pas être tendre. Surtout lorsqu’il évoquait nos émirs, nos rois, nos Présidents et leur talent inégalé pour la corruption, et leur goût prononcé pour les dictatures. Citez-moi une seule nation arabe démocratique ? Vous n’en trouverez pas. Pas une ! À croire que nos peuples n’ont rien dans l’estomac.
— Que voulez-vous ? répliqua Fawaz sur un ton fataliste. Maktoub.
Dounia s’enflamma.
— Ce mot… ce mot signera la perte des Arabes. Rien n’est écrit, cher ami. Rien ! Ou alors de notre main. Arrêtons de croire qu’Allah gère nos destins. Il n’en a rien à faire. Il a d’autres préoccupations autrement plus importantes !
Elle conclut.
— Les Romains avaient tout compris.
Fawaz fit les yeux ronds.
— Pardon ?
— Bien sûr. Relisez donc l’Histoire. Au contraire de la plupart des dictatures, celle des Romains n’était proclamée que devant un grave péril, et uniquement lorsque ce péril mettait en danger l’équilibre de l’Empire. Et ce régime était limité à six mois, le temps de permettre au pouvoir de prendre les mesures nécessaires au salut public. Voilà une forme de dictature dont devraient s’inspirer le monde et les Arabes en particulier.
L’Irakien resta muet. Soixante-dix-huit ans, avait-elle annoncé ? Si seulement il pouvait atteindre cet âge avec autant de lucidité que cette femme.
— Quand repartez-vous ? s’enquit Dounia.
— Demain, hélas. Nous avions l’intention de rester plus longtemps, mais j’ai appris que notre Président, le général Abdel Rahman Aref, m’a accordé un poste de conseiller au ministère des Travaux publics.
— Félicitations ! Mais c’est tout de même regrettable que vous écourtiez votre séjour. Remarquez, j’ai un peu vécu ce genre de situation avec Jean-François. Un jour ici, le lendemain là.
Fawaz hocha la tête.
— En plus, la situation chez nous reste encore fragile. Le gouvernement est toujours à la merci d’un nouveau putsch. Ce ne sont pas les ennemis du pouvoir qui manquent. Vous vous souvenez peut-être de cet homme dont j’ai cité le nom dans ma lettre ?
Elle répondit par la négative.
— Saddam Hussein, rappela Fawaz. Il avait tenté d’assassiner le frère du Président actuel. On l’avait arrêté in extremis et jeté aux fers.
— Oui, cela me revient. Et alors ?
— Alors, figurez-vous qu’il s’est évadé
[3].
*
L’officier israélien ne savait trop comment réagir et se tenait devant le couple, immobile, gauche, visage baissé, alors que Mourad relisait le pli d’une main tremblante comme pour se convaincre de son contenu. Mona pleurait en silence.
— Quel fou ! bredouilla Mourad. Quel fou !
Il roula en boule le message et le balança avec fureur dans la pièce.
Ainsi, Soliman n’avait rien compris.
Assassiner un couple innocent et sous les yeux de la police israélienne de surcroît ? Il devait savoir qu’il n’y échapperait pas. C’était une manière comme une autre de se suicider. Abattu d’une balle en pleine tête. Insensé qu’il était ! Pourquoi, mon Dieu ? Pourquoi ?
— Pardonnez-moi, mais je dois repartir.
Mourad fixa l’officier, l’air absent.
— Salam, murmura-t-il. Qu’Allah t’accompagne.
— Shalom, répliqua l’homme. Et toutes mes condoléances.
Une fois qu’il se fut retiré, Mourad Shahid s’agenouilla et laissa libre cours à sa tristesse.