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La vie est un conte narré par un idiot, plein de bruit et de fureur, et dépourvu de sens.
William Shakespeare.
Le Caire, 23 septembre 1970
À midi précis, Arafat, dont la tête était mise à prix par le roi Hussein, fit son entrée dans l’une des salles de réunions de la Ligue arabe, enveloppé dans un manteau, le crâne recouvert d’un couvre-chef emprunté à un Koweïtien.
Le roi n’était toujours pas arrivé. En revanche, les autres personnalités sollicitées, parmi lesquelles le Libyen, le colonel Kadhafi, le roi Fayçal d’Arabie, les émirs du Koweït et du Qatar, avaient pris place depuis quelques minutes. Autour d’eux, des secrétaires d’État délégués par les pays arabes.
Nasser insista pour que la conférence ne s’ouvrît pas hors de la présence du roi.
Le colonel Kadhafi protesta aussitôt :
— À quoi bon ? Il est fou ! Majnoun ! C’est un malade mental !
Le roi Fayçal d’Arabie manqua de s’étrangler.
— Comment oses-tu parler ainsi d’un souverain arabe ?
— Mais où donc se trouve son père ? ricana Kadhafi. N’est-il pas à Istanbul, dans un asile d’aliénés ? Il est fou. Bien sûr qu’il est fou ! C’est un héritage de cette famille-là. Ils sont tous fous !
Le Libyen faisait ici allusion à la maladie mentale dont le père de Hussein, le roi Talâl, avait été victime, entraînant sa renonciation au trône en 1952 en faveur de son fils.
Le roi Fayçal, lèvres tremblantes, demanda à Nasser d’intervenir :
— Comment pouvons-nous accepter que l’un de nos collègues traite de fou un roi arabe ?
Le président Nasser tenta de minimiser les propos du Libyen. Mais celui-ci refusa d’en démordre :
— Oui, par Dieu, Hussein est fou ! Je propose que nous convoquions ici même une équipe de médecins qui l’examinera, et qui nous dira si j’ai tort ou raison.
Le raïs leva les yeux au ciel, exaspéré.
— Fou, dit-il, il me semble que nous le sommes tous. Je propose que ces médecins que tu veux convoquer nous examinent avant d’examiner Hussein et qu’ils nous disent qui d’entre nous est fou et qui ne l’est pas.
Le roi Fayçal approuva d’un mouvement de tête.
— Tout à fait d’accord, président Nasser, mon frère, mais dans ces conditions, j’insiste pour que l’on m’examine en premier. Avec un peu de chance, on découvrira que je suis le plus fou de tous. Ainsi me sera épargné le supplice d’assister à de pareilles discussions !
Ce n’est que le surlendemain que le roi Hussein se décida à rejoindre les conférenciers. Raide, le visage ferme, il traversa la salle, encadré par deux officiers armés jusqu’aux dents.
Yasser Arafat lui jeta un regard noir. Lui aussi était armé. Et Kadhafi de même.
Le Palestinien pointa son doigt sur Hussein et se mit à hurler :
— Ce criminel ! Voyez ce criminel ! D’abord, il nous tue, nous massacre et ose venir ici !
On le sentait prêt à sauter à la gorge du petit roi.
On l’entoura, on le calma.
Profitant d’un moment de silence, Fayçal se leva, promena son regard sur l’assemblée et déclara :
— Mon Dieu, nous nous trouvons dans un arsenal, et avec tous ces énergumènes ! Je refuse de m’asseoir auprès de quiconque porterait un revolver.
Son avertissement resta lettre morte.
S’armant d’une infinie patience, Nasser ouvrit les débats.


Le 27 septembre, au terme d’échanges hystériques, il réussit miraculeusement à réconcilier les frères ennemis. Un accord fut signé entre eux. Un cliché immortalisa l’événement. On y voyait, main dans la main, celui qui avait fait massacrer plus de trois mille Palestiniens, et le chef de l’organisation qui avait cherché à l’éliminer. Miracle et cynisme de la politique.
Derrière eux, les mains posées sur les épaules de l’un et de l’autre, Nasser affichait un sourire forcé. Il était vidé. Il lui restait néanmoins à accomplir une dernière tâche : raccompagner chacun de ses hôtes jusqu’à l’aéroport.
Le dernier invité à partir fut l’émir du Koweït.
Nasser lui fit un signe d’adieu, mais, au lieu de regagner la voiture qui l’attendait à quelques mètres du pavillon officiel, il demeura immobile, comme cloué au sol. La douleur lancinante qui ne l’avait pas quitté de la journée était devenue intolérable. Elle transperçait non seulement ses jambes, mais tout son être, au point qu’il n’osait faire un pas de plus.
Son aide de camp s’inquiéta.
— Rapprochez la voiture, haleta Nasser. Et appelez le docteur El-Gawy.


Une vingtaine de minutes plus tard, il était de retour chez lui. Sa femme, Tahia, fut frappée par l’extrême fatigue qui se dégageait de son visage.
— Je vais m’allonger dans ma chambre, annonça-t-il. Lorsque le docteur sera là, faites-le monter.
Le praticien arriva presque immédiatement. Il examina le président égyptien et diagnostiqua une nouvelle crise cardiaque. Sans attendre, il fit appeler en consultation les docteurs Fayez et Zaki, les deux sommités qui l’avaient déjà soigné après son premier infarctus.
Le diagnostic fut confirmé.
Sans trop y croire, le Dr Fayez conseilla à Nasser de prendre plusieurs semaines de repos. Sinon…
— Impossible ! Ou alors plus tard. Après avoir rendu visite aux gars qui sont stationnés sur le canal.
On mit en place un équipement médical.
Vers 17 heures, les battements de cœur du raïs se stabilisèrent.
À 17 h 05, il tendit la main vers le transistor posé sur sa table de chevet, tourna le volume et fit signe aux médecins de se taire. C’était l’heure des informations.
La voix familière du speaker s’éleva dans la chambre à coucher. Le Président écouta jusqu’au bout, ensuite il éteignit le poste en disant :
— Je n’ai pas entendu ce que j’espérais.
Le Dr Fayez l’adjura de rester tranquille.
— Dieu merci, répondit Nasser. À présent, je me sens beaucoup mieux.
Ce furent ses dernières paroles.
Personne ne saura jamais ce qu’il espérait entendre ce jour-là.


Les hommes qui attendaient à l’extérieur, devinant la gravité de la situation, s’étaient glissés à pas feutrés dans la pièce et ils observaient la scène d’un œil atterré.
Une série d’électrochocs secoua violemment le corps du raïs. Les médecins savaient le combat perdu, mais refusaient de baisser les bras.
Plus rien, aucune science, ne put remettre en marche le cœur de Nasser. D’ailleurs, il était mort depuis longtemps déjà.
Un 5 juin 1967.