18
Ô ciel ! un barbare m’a outragé jusque dans la manière de me punir ! il m’a infligé ce châtiment qui met dans l’humiliation extrême.
Montesquieu, Lettres persanes.
Le Caire, 2 juin, 1967
Nasser venait de ressortir du QG des forces aériennes où il s’était entretenu avec celui qui en avait la responsabilité, Sidki Mahmoud, et l’avait prévenu : « En cas d’attaque israélienne, sachez que c’est l’aviation qui subira le premier choc. » « N’ayez aucune crainte, l’avait rassuré Sidki, impavide, nos pertes ne dépasseront pas 10 %. »
Le bikbachi avait tout de même lancé une nouvelle mise en garde, elle s’adressait cette fois au maréchal Amer : « Nous serons attaqués entre le 4 et le 5 juin. Sois prêt. »
Aucun d’entre eux ne pouvait savoir alors que, là-haut dans le ciel, quelque part au-dessus de la péninsule du Sinaï, des avions américains AWACS étaient en train de répertorier la position des unités égyptiennes et que celle-ci fut transmise aux Israéliens le matin du 3 juin 1967, vers 10 heures.
Le 4, seuls quelques irréductibles optimistes pensaient que la paix était encore possible.
Le 5, vers 4 h 30, le maréchal Amer, dit Robinson, décida brusquement d’entamer une tournée d’inspection aérienne au-dessus du Sinaï. Ordre fut alors donné à toutes les batteries antiaériennes Sam de se placer en veilleuse.
À 5 heures, l’attaque israélienne était déclenchée.
Amer était toujours dans les airs.
Et les fusées Sam, clouées sur leur rampe.
*
Le Caire, 5 juin 1967
Ce fut par les ondes que Chahida et Hicham apprirent le déclenchement des hostilités. Ce dernier déclara :
— Je suis confiant. Nous allons leur donner une leçon qu’ils ne seront pas près d’oublier. D’autant que nous ne sommes pas seuls. Nous avons les Jordaniens à nos côtés et surtout vous, les Syriens ? Avec ton ami vieil ami Hafez el-Assad chef de l’armée de l’air, j’imagine que nous serons bien servis, n’est-ce pas ? Nous allons les pulvériser !
Chahida acquiesça, mais mollement.
Effectivement, son ami Assad flirtait désormais avec les étoiles. Depuis le mois de février, à l’occasion d’un énième putsch, l’aile prosoviétique du Baas avait pris les rênes du pays, chassant les fondateurs du mouvement, dont le plus célèbre d’entre eux : Michel Aflak. Aux dernières nouvelles, il aurait fui pour le Brésil, laissant le champ libre à Hafez el-Assad qui faisait désormais partie des figures politiques dominantes du pays.
Nous allons les pulvériser !
Comment en douter ? Le plan établi par Nasser était, en apparence du moins, efficace, les équipements, plus que suffisants. D’entre tous les pays arabes, l’Égypte disposait de la plus grande force aérienne. Ses avions étaient tous récents. Comment envisager la défaite ?
Avant de se rendre au quartier général, Hicham prit le temps de se raser et de prendre son petit déjeuner. Alors qu’il partait, Chahida lui chuchota à l’oreille :
— Fuck them all[1] !
Il était 11 heures du matin.
Arrivé à l’entrée du bunker, il remarqua la voiture de l’ambassadeur russe qui repartait. « Bizarre. Que faisait-il ici ? »
Il entra dans la salle des opérations et demanda aux officiers présents : « Quelles sont les nouvelles ? »
Il n’y eut pas de réponse.
Il aperçut Sadate et Amer. Il les salua. Amer ne parut pas l’entendre. Il réitéra. Pas de réponse.
C’est à ce moment que Nasser fit irruption. L’air fiévreux, tendu à l’extrême, il interrogea immédiatement son commandant en chef.
— Alors ? Où en est-on ?
Silence, puis l’impensable aveu tomba :
— C’est un désastre, balbutia le maréchal.
Et il se lança dans un discours incompréhensible où il était question d’une intervention de l’aviation américaine. Entre deux bégaiements, on apprit qu’une heure à peine après le déclenchement des hostilités il avait convoqué l’ambassadeur russe – d’où sa présence quelques instants plus tôt – pour lui demander d’obtenir un cessez-le-feu immédiat.
Nasser était blême. D’un geste rageur de la main, il écarta Amer et réclama les premiers rapports.
Ceux-ci étaient consternants, apocalyptiques.
Dans l’heure qui avait suivi l’attaque israélienne, toute l’aviation égyptienne s’était retrouvée anéantie, dévastée, rasée au sol. Les colonnes de blindés, privées de couverture aérienne, étaient quant à elle pilonnées sans merci. De plus, sans concertation aucune, le funeste maréchal avait donné l’ordre de battre en retraite. Un ordre irréfléchi, improvisé, que tous les experts qualifieront de suicidaire.
Dans les rues du Caire, un seul mot circulait sur les lèvres : « Victoire ! »
Chahida, à bout de nerfs et minée par un sentiment d’inutilité, s’était rendue auprès du Croissant-Rouge afin de proposer ses services. Lorsqu’elle rentra chez elle en milieu d’après-midi, elle trouva Hicham assis dans un fauteuil du salon, un verre de Johnnie Walker à la main.
— Que fais-tu là ? s’exclama-t-elle, interloquée.
Il resta silencieux.
Elle insista :
— Bordel ! Que se passe-t-il ? Réponds-moi !
Finalement, Hicham articula d’une voix sépulcrale :
— C’est fini. Nous avons perdu la guerre…
— Comment, perdu la guerre ? Elle vient à peine de commencer !
Il leva vers elle un visage bouleversé.
— Albi, c’est fini. Nous n’avons plus d’aviation. L’infanterie israélienne est entrée à El-Arich. Nos soldats fuient, pieds nus, devant leur avancée. Ils vont se faire massacrer. Tout est la faute de ce débile d’Amer. Il n’a pas tenu compte du plan convenu.
Alors qu’il s’exprimait, de la fenêtre entrouverte montaient des cris de joie : « Nous combattrons ! Nous mourrons pour la patrie ! »
Ce fut trop. Elle qui ne pleurait jamais éclata en sanglots.
*
Le 6 juin, les chars israéliens commandés par le général Yitzhak Rabbin s’emparèrent de la bande de Gaza. Le lendemain, ils n’étaient plus qu’à 40 kilomètres du canal de Suez.
Simultanément, Tsahal livrait bataille contre les Jordaniens dans la vieille ville de Jérusalem. Le 8, la partie arabe tombait entre les mains des Israéliens. Comme dans un jeu de quilles, ce fut au tour de Jéricho, puis de la Cisjordanie, amenant Hussein, le « petit roi », à cesser les combats.
Le 8, les Israéliens marchaient sur la Syrie.
Lorsque les affrontements cessèrent, Israël contrôlait toute la péninsule du Sinaï, jusqu’au canal de Suez, la bande de Gaza, la Cisjordanie, la totalité de Jérusalem et le site stratégique des hauteurs du Golan, en Syrie.
Le glas sonnait pour le raïs
*
Jérusalem, 9 juin 1967, midi
Irina pleurait de joie. Samuel avait brandi un drapeau à l’effigie de l’étoile de David et l’agitait frénétiquement par la fenêtre.
Dans la rue, des gens se congratulaient, dansaient, tandis que dans l’air résonnaient un peu partout des chants d’allégresse. Hava naguila venis’mekha, fredonnaient des enfants, formant des rondes. D’autres, plus recueillis, récitaient des versets du psaume 118 : « C’est de l’Éternel que cela est venu : C’est un prodige à nos yeux. »
Vers midi et demi, Tsahal ouvrit une brèche dans la vieille ville de Jérusalem via la Porte des Lions. Les parachutistes arrivèrent au Kotel, dont l’accès avait été interdit aux fidèles juifs depuis dix-neuf ans. Les soldats étaient en larmes. Dans les heures qui suivirent, ils furent rejoints par le Premier ministre Levi Eshkol, le ministre de la Défense Moshe Dayan et le chef d’état-major Yitshak Rabin. La brigade Nachal et une chanteuse, Noemi Shemer, entonnèrent alors Yeroushalayim chel zahav. Et le chant bouleversa le ciel.
Israël était sauvé.
*
Haïfa, au même moment
De la terrasse, Mourad assistait incrédule aux démonstrations de joie. Mona n’avait plus de larmes.
Il murmura, la voix brisée :
— Et dire qu’il a fallu que j’arrive à soixante-huit ans pour assister à ce spectacle.
Karim serrait ses enfants dans ses bras : Mabrouk et Feyrouz. Leur dernier-né, Omar, neuf ans, dormait contre la poitrine de sa mère.
— C’est un cauchemar. Après la Nakba, la catastrophe, voici venue l’heure de la Naksa[2]. Qu’allons-nous devenir ?
— Nous sommes vivants, dit Karim. Nous sommes là, nous resterons, aussi enracinés que le thym et l’olivier !
— Tu déraisonnes, mon fils, gémit Mona. Enracinés ? Enracinés dans quoi ? Nous n’avons plus de terre. Plus rien.
— Et que veux-tu faire alors ? Fuir ? Fuir comme ceux qui sont partis en 1948 et qui agonisent aujourd’hui dans des camps ? Survivre comme des errants ?
— Votre fils a raison, souligna Leïla. Au moins, ici, nous conserverons notre dignité. Je ne veux pas que mes enfants grandissent dans des bidonvilles, humiliés et méprisés de tous. Nous n’avons pas le choix.
— Si. Détrompe-toi.
Le couple fixa Mourad.
— Explique-toi, papa.
— Nous avons des parents au Caire. Ils nous hébergeront le temps qu’il faudra.
— Tu veux parler de Taymour ? Le frère de maman ?
— Parfaitement. Malgré les nationalisations, il dispose encore de certains moyens. Il n’hésitera pas à nous ouvrir les bras. Là-bas…
Karim se boucha les oreilles.
— Arrête, papa ! Je ne veux pas entendre un mot de plus !
— Je t’interdis de hausser le ton ! Rester serait suicidaire ! Maintenant qu’ils sont maîtres absolus du pays, croyez-vous que les sionistes vont nous laisser exister ? Vous êtes fous ! Inconscients ! Ce n’est plus la lutte armée qui nous rendra nos villes, mais le combat politique ! Nous devons plier bagage. Partir…
— Tais-toi, papa ! hurla Karim.
— Non ! Tu vas m’écouter jusqu’au bout !
Mourad reprit son souffle.
— Ils vont détruire progressivement tous les villages, et ils les remplaceront par des colonies juives. Non, mon fils, non, Leïla, ne vous faites pas la moindre illusion. C’est ici que vous vivrez humiliés. Ici que vos enfants seront méprisés. Vous parlez de dignité ? Je préfère encore mourir dans un camp que vivre, ici, à genoux.
— Nous reconstruirons les villages détruits, s’entêta Karim. Pierre par pierre !
— Utopique ! Pas un seul village, pas une seule implantation rurale ne vous sera autorisée. Et sais-tu pourquoi ? Parce qu’il y va de la survie des Juifs !
— Et la nôtre alors ? Qu’en fais-tu ?
Le silence retomba.
— Ya ebni, nous sommes déjà morts, répondit Mona avec lassitude.
— Très bien. Faites comme bon vous semblera. Nous, nous ne partirons pas. Jamais ! Mais permettez-moi de vous dire que vous êtes des lâches.
— Quoi ?
Tel un fauve, Mourad bondit sur son fils et l’attrapa par le col de sa chemise. Bien que septuagénaire, la poigne était demeurée ferme.
— Veux-tu répéter ? C’est moi ? Moi ton père que tu traites de lâche ?
— Je…
Mona se précipita pour essayer de les séparer.
— Moi ? répéta Mourad la voix vibrante. Alors, sache, espèce d’ignorant, sache qu’il y a près d’un demi-siècle, j’ai fait un choix que peu d’hommes auraient osé faire. J’ai quitté le luxe et l’opulence que mon beau-père me proposait pour revenir vivre ici. En Palestine. J’ai résisté à toutes ses suppliques. Tous les ponts d’or qu’il jetait à mes pieds[3]. J’ai choisi. En pleine conscience. J’ai choisi la Palestine, pour que toi, tu naisses en Palestine. J’ai choisi la Palestine, pour y demeurer – comme ta femme vient de le dire – aussi enraciné que le thym et l’olivier ! J’ai fait un choix. J’ai longtemps cru que seule la violence triompherait de la violence. J’avais tort. Mon frère Soliman, lui, a continué d’y croire. Il en est mort. Aujourd’hui, il se fait qu’il me reste bien peu de temps à vivre. Alors, je veux mourir debout. Tête haute. Libre à toi de rester. La jeunesse supporte l’affront. La vieillesse n’en a pas les moyens !
Quand il quitta la terrasse, l’endroit s’était rempli de crépuscule.


Dans les jours qui suivirent, le couple rejoignit le flot ininterrompu de réfugiés. Ils étaient environ trois cent mille à prendre le chemin de l’exil. Certains s’en allaient vers la Jordanie, d’autres vers les pays limitrophes. Insensiblement, la région de la vallée du Jourdain se vida pratiquement de toute sa population, alors que cinquante mille Syriens fuyaient le plateau du Golan pour trouver asile en Syrie.
Le nombre total des réfugiés avoisinait désormais les quatre millions[4].
*
Le Caire, même soir
La voix de Nasser qui résonnait dans les postes de radio à travers le pays était blanche.
— Nous avons subi un désastre. Le plus humiliant de notre histoire. J’en assume pleinement l’entière responsabilité. J’ai décidé de renoncer définitivement à toute fonction officielle et à tout rôle politique. Je retourne dans le peuple pour y accomplir mon devoir de simple citoyen et transmets tous mes pouvoirs à mon camarade, Zakaria Mohieddine.
Nasser s’était tu.
L’Égypte entière se pétrifia.
Le silence. Un silence irréel.
Puis, un murmure. Presque un chuchotement. Le murmure se transforma en rumeur, et la rumeur en clameur. Elle s’éleva, assourdissante, au-dessus la vallée du Nil.
Soudain, une marée humaine déferla dans les rues du Caire. On se précipita vers les bâtiments de la radio et de la télévision pour tenter de mettre fin à l’émission.
Bientôt, ce furent des milliers de personnes qui se rassemblèrent dans les rues, sur les places pour crier leur soutien à leur président. « Nasser ! Nous sommes avec toi ! Ne nous quitte pas ! »
La maison du bikbachi fut encerclée. Deux cent mille, un demi-million de voix criaient leur désespoir.
Des femmes étaient mêlées aux cortèges qui remontaient les avenues.
« Ne nous abandonne pas, Gamal ! Reste ! Reste ! Nous avons besoin de toi ! »
Du balcon de l’appartement de Zamalek, Hicham et Chahida observaient avec incrédulité ce déferlement.
— C’est surnaturel, commenta Chahida, un miracle populaire est en train de transformer un désastre en triomphe.
1-
Baise-les tous !
2-
La défaite.
3-
Cf. Tome I.
4-
Unrwa (Agence des Nations unies chargée des réfugiés palestiniens).