19
Ne dis pas tes peines à autrui ; l’épervier et le vautour s’abattent sur le blessé qui gémit.
Proverbe arabe.
Koweït, 10 juillet 1967
Yasser Arafat fit rouler entre ses doigts les grains de son chapelet tout en écoutant attentivement les propos de Leïla Khaled. Quand elle eut fini, un sourire anima les lèvres du Palestinien.
— L’action militaire, dit-il lentement. Ce n’est pas moi qui te contredirais, tu le sais. D’ailleurs la charte de l’OLP à laquelle le Fatah a souscrit sous-entend clairement l’éradication d’Israël. Sans l’action militaire, ce but ne sera pas atteint. Par conséquent, je ne peux que t’approuver. Sais-tu ce que j’ai dit à Nasser au téléphone le mois passé ? « Il faut rallumer la guerre, même avec des allumettes ! »
— Vous m’approuvez, Abou Ammar[1], mais votre équipe rechigne à me former. On refuse que je m’entraîne comme mes camarades masculins. Pourquoi ?
— Parce qu’il n’est pas dans l’esprit du Fatah que des femmes risquent leur vie. Elle est trop précieuse à nos yeux.
Leïla fulmina.
— En quoi ma vie est-elle plus précieuse que celle d’un homme ! Nous sommes tous égaux devant la mort.
Arafat sourit.
— Tu es donc si pressée de mourir ?
— Pour mon pays, sans aucun doute.
Le président du Fatah fit tournoyer son chapelet à plusieurs reprises autour de son index avant de le poser sur la table bringuebalante qui le séparait de son interlocutrice.
— Il faut que je t’explique certaines données dont tu n’as pas conscience. La lutte armée se révèle beaucoup plus difficile que prévu, surtout depuis la Naksa que nous venons de subir. La Palestine n’est pas la jungle vietnamienne. La géographie ne facilite guère les opérations. De plus, maintenant qu’elle occupe tout le pays, et bien au-delà, l’armée israélienne est en mesure de contrôler les routes, d’isoler les villes et les villages, et donc de limiter fortement nos actions. Tu ne le sais pas, mais de nombreux réseaux clandestins que nous avions mis en place ont été démantelés par les forces de sécurité israéliennes, avec d’autant plus de facilité que ces dernières détiennent depuis la débâcle un atout maître.
Leila sourcilla.
— En occupant la bande de Gaza et la Cisjordanie, l’Intelligence sioniste a mis la main sur des listes de militants tenues minutieusement à jour par les services secrets égyptiens et jordaniens, jusque-là administrateurs de ces territoires.
— C’est effroyable !
— Une tragédie, oui. S’est ensuivie une vague d’arrestations au cours de laquelle nous avons perdu une bonne partie de nos meilleurs éléments. Pour ce qui est des armes (il se mit à rire), nous ne disposons que de vieux « Karlo », des fusils tchèques utilisés par l’armée égyptienne en 1956 ! C’est seulement depuis peu que les Chinois ont bien voulu nous fournir – gratuitement, je le précise – des armes légères. La première cargaison est arrivée il y a un mois à Damas, via l’Algérie.
Le président du Fatah marqua un temps de silence.
— Tu comprends mieux, maintenant, combien notre tâche est difficile ?
— Ce qui n’explique toujours pas pourquoi on me refuse ce qui est accordé à mes camarades masculins.
— Tu peux servir la cause autrement.
— Comment ?
— Le renseignement. Nous avons découvert que les Israéliens utilisaient de jeunes Palestiniens pour infiltrer nos rangs. Des traîtres ! Sur l’un d’entre eux que nous sommes parvenus à démasquer, nous avons trouvé un appareil de transmission très sophistiqué. Il l’utilisait pour informer le Mossad. Le renseignement est donc devenu primordial. Nous pouvons te préparer en Jordanie, à Amman, à cette autre forme de guerre. La guerre secrète. Qu’en dis-tu ?
Leïla réfléchit un instant, mais, à l’expression déterminée de son visage, il était clair qu’elle n’était pas acquise à l’idée.
— Écoutez-moi, Abou Ammar, à quatorze ans, j’ai participé à la distribution de tracts au nez et à la barbe des soldats libanais. J’ai apporté de la nourriture à mes frères et sœurs enfermés dans la vieille ville de Tyr. En plein bombardement, j’ai continué à circuler avec un grand plateau sur la tête. Lorsque j’étais chez les Évangélistes, j’ai appelé les autres élèves à faire la grève des cours, j’ai…
Arafat la stoppa de la main.
— Je connais ton parcours. Il est glorieux. Mais n’insiste pas. Je me refuse à voir une femme risquer sa vie.
Leïla considéra longuement le président du Fatah.
— Si vous ne voulez pas de moi, j’irai là où l’on est prêt à m’accueillir.
— Tu as une idée ?
— Oui. Le FPLP[2].
— Cette création marxiste ? Tu plaisantes !
— Pas le moins du monde. Ils recrutent en ce moment. Et eux ne font aucune différence entre militante et militant.
— Sais-tu que Habache prêche pour une Palestine égalitaire entre Juifs et Arabes ?
— Intégrée dans la nation arabe. Ce qui change tout.
Arafat récupéra son chapelet, le regard sombre.
— Tu es libre. Fais ce que ton cœur te dicte.
La femme repoussa sa chaise.
— Mais nous nous reverrons, Abou Ammar. Nous nous reverrons sûrement.
*
Bagdad, même jour
Fawaz et Majida contemplaient amoureusement leur fils aîné, Adel, pendant que celui-ci gonflait ses poumons pour souffler les dix bougies qui décoraient son gâteau d’anniversaire ; une pièce montée de cinq étages, luisante de sucre et nappée de chocolat. Près de lui, son frère Ghassan, de deux ans plus jeune, piaffait d’impatience. Voilà un quart d’heure qu’il salivait devant cette friandise, fourchette et couteau à la main.
— Alors, chuchota-t-il à l’oreille d’Adel. Tu les souffles ou je les souffle pour toi ?
— Ose !
Adel souffla. Une bougie résista. Pas longtemps. Ghassan l’acheva.
Des applaudissements crépitèrent.
— Tu n’avais pas le droit, gronda Adel. C’est mon anniversaire !
— Et c’est mon estomac !
— Allons, les enfants ! intervint Majida. On se calme.
— Alors, mon ami, lança une voix derrière l’épaule de Fawaz, comment te sens-tu ?
L’Irakien se retourna.
— Ahmed ! s’exclama-t-il. Notre Premier ministre en personne ! Quelle surprise et quel honneur !
— Ce n’est pas tous les jours qu’un ami fête l’anniversaire de son fils. Je m’en serais voulu de ne pas être présent.
Ahmed Hassan el-Bakr désigna l’homme qui se tenait à ses côtés.
— Je te présente mon cousin, Saddam Hussein el-Tikriti.
Pris au dépourvu, Fawaz mit quelques secondes avant de réagir. On n’avait plus de nouvelles du personnage depuis son évasion.
— Ahlan wa sahlan, soyez le bienvenu.
— Salam aleïkoum, mon frère.
Saddam ôta le cigare coincé entre ses lèvres.
— Nous nous sommes déjà rencontrés Monsieur El-Bagdadi et moi.
— C’est exact, confirma Fawaz. C’était il y a cinq ans. Au siège du parti. M. El-Tikriti venait d’être nommé secrétaire du commandement régional.
— Mettons fin aux politesses. Vous êtes l’ami de mon cousin et par conséquent, vous faites partie de ma famille. Appelez-moi donc Saddam. Vous avez bonne mémoire ! Une nomination éphémère ! Comme vous le savez, je fus injustement accusé d’avoir tenté d’assassiner le frère du Président actuel et on m’a jeté en prison tel un vulgaire criminel !
L’homme de Tikrit eut un large sourire qui dévoila des dents jaunies par le tabac.
— Mais je leur ai faussé compagnie !
Fawaz fit mine d’apprécier et lança à El-Bakr :
— J’ignorais que vous étiez cousins.
— Un cousin éloigné, rectifia le Premier ministre.
— Venez, allons sur la terrasse. Qu’aimeriez-vous boire ?
— Rien, répondit El-Bakr. Je te remercie. Malheureusement, nous ne pourrons pas rester longtemps. Nous croulons sous les problèmes.
Saddam expliqua, la mine grave :
— Cette dernière guerre contre Israël nous a laminés. Nous avons perdu de nombreux soldats, sans compter les pertes en matériel. Parfois je me dis que nous allons nous réveiller. Que ce n’est qu’un cauchemar ! Mais c’est la réalité. Pensez donc qu’en quelques jours la taille de l’État sioniste est passée de 21 000 à 102 000 kilomètres carrés !
Le Premier ministre confirma.
— Et le président Aref ? Comment vit-il la situation ?
— Aref ? Il est comme nous tous : sonné. Il ne nous reste plus qu’à espérer un vote favorable à l’ONU qui exigerait le retrait des armées israéliennes.
Saddam ricana :
— Mon cousin est un incorrigible optimiste. Même si une résolution est votée, jamais les Juifs ne s’y conformeront. Entre nous, ils seraient fous de le faire. Rendre les territoires ? Alors qu’ils sont maîtres absolus du jeu ? Qu’ils ont atteint tous leurs objectifs et bien au-delà ? Non. Honnêtement je ne vois vraiment pas pourquoi ils accepteraient.
— Monsieur, pardonnez-moi. Un télégramme.
Fawaz ouvrit l’enveloppe que lui présentait son majordome.
Regret vous annoncer décès Mme Dounia Levent – stop – appelez urgent Odéon 12-54 – stop – Jérôme Billard notaire.
— Mon Dieu, murmura-t-il. La pauvre…
— Que se passe-t-il ? s’inquiéta Ahmed Hassan el-Bakr.
— Une amie. Une amie nous a quittés.
— Al mawt aleïna haqq, déclama Saddam, emphatique. La mort a raison de nous. Mes condoléances.
— Maktoub, dit El-Bakr.
Ce mot signera la perte des Arabes. Rien n’est écrit, cher ami. Rien ! Ou alors de notre main.
En repensant aux propos de Dounia, Fawaz se demanda si la défunte n’avait pas raison.
Il s’adressa à l’homme de Tikrit :
— Quels sont vos projets, maintenant que vous êtes un homme libre ?
— Mes projets ? Je n’en ai qu’un seul, mon frère : servir mon pays, jusqu’à verser mon sang pour lui.
Le ton était si âpre qu’un frisson parcourut le corps de Fawaz.
*
Prison de Ramleh, 12 juillet 1967
— Je crois que je vais réussir, assura Avram en caressant la main de Joumana. Aie confiance. Je t’en prie. Tu vas sortir d’ici.
La Palestinienne s’efforça de sourire.
— Sais-tu quel âge j’ai depuis hier ? Vingt-neuf ans. Dont quatre passés entre ces murs. C’est toute ma jeunesse qui est morte.
Avram continua de serrer la main de la femme. Depuis qu’on leur avait accordé de se voir en dehors de cette horrible vitre de séparation, il pouvait la toucher, et cette promiscuité lui communiquait une chaleur et une énergie formidables.
— L’avocat m’a assuré que nous avons des chances. Tu auras purgé dans quelques semaines la moitié de ta peine. Aie confiance.
Elle fit oui, sans conviction.
— Tu dois être heureux…
— Heureux ?
— N’êtes-vous pas les grands vainqueurs ? Il paraît que vous êtes arrivés jusqu’au Caire, aux portes de Damas et d’Amman.
— En quelque sorte. Au risque de te surprendre, je n’en tire aucun bonheur, Joumana. Parce que cette victoire, si totale soit-elle, ne règle rien. Tant que la paix ne sera pas scellée, définitivement, il y aura d’autres guerres. Et elles ne mèneront nulle part.
Un silence.
— Quel effet cela fait de tuer des hommes ? demanda-t-elle à brûle-pourpoint.
— Lorsque l’on ne rencontre pas le regard de l’autre, aucun. On est plongé dans une sorte d’irréalité. Des anonymes confrontés à des anonymes. Difficile à expliquer.
— Qu’allez-vous faire de tous ces territoires ? Dorénavant, vous devrez gérer tout un peuple qui n’éprouve que fureur à votre égard. Ce ne sera pas évident.
— Je ne suis pas un politicien, Joumana. Je ne suis qu’un soldat. Tu sais aussi que je suis partisan de deux États. Toutefois, comme disent les Anglo-Saxons : It takes two to tango.
— C’est-à-dire ?
— Qu’une décision de cette importance ne peut être unilatérale. Il est essentiel aussi que les Arabes nous acceptent. La veille de la guerre, le président irakien proclamait : « Voila notre occasion d’effacer l’ignominie que nous avons subie en 1948. Notre objectif est clair : rayer Israël de la carte. » Et il n’est pas le seul dirigeant arabe à tenir ce type de langage. Ils veulent nous éradiquer. C’est obsessionnel.
Elle leva doucement la tête. Son regard traversa Avram comme s’il ne le voyait pas, mais observait une chose invisible située derrière lui, très loin.
— Dieu aima les oiseaux et inventa les arbres, murmura-t-elle. L’homme aima les oiseaux et inventa les cages.
*
Le Caire, 15 septembre 1967
Le docteur Yacoub rangea son stéthoscope dans sa trousse et déclara sur un ton qui se voulait rassurant :
— Ne vous en faites pas, Loutfi bey, ce n’est qu’une méchante bronchite. Je conseille néanmoins l’hospitalisation. Ce serait plus prudent.
Taymour se dressa furibond dans son lit.
— Pas question ! Je hais les hôpitaux, et je hais la médecine et les médecins !
— C’est charmant. Mais que vous le vouliez ou non, il faut vous hospitaliser.
— Ya rohti, mon âme, intervint Nour, écoute ce que le docteur te dit. C’est une affaire de quelques jours. Tu…
— J’ai dit : pas question ! Il…
Une quinte de toux convulsive fit apparaître des mucosités sanguinolentes aux commissures de ses lèvres.
— Tu vois ! Tu vois que tu n’es pas raisonnable. Allons, je t’en prie, détends-toi et arrête de gigoter.
Son épouse piocha dans une boîte une serviette en papier et essuya avec soin la bouche de son époux.
— Je vais m’occuper de réserver une chambre, annonça le médecin. En attendant, reposez-vous.
Le malade répliqua par un grognement et ferma les yeux. Il avait l’air épuisé.


Une fois qu’elle eut accompagné Yacoub jusqu’à la porte de la villa, Nour s’informa à voix basse :
— Dites-moi la vérité, docteur. Il ne faut rien me cacher. Alors ?
— Seuls les résultats d’examens nous le confirmerons, mais je crains que ce ne soit grave, madame Loutfi. Cette toux ne me plaît pas. Ensuite, il y a l’âge. Soixante-dix ans.
— Soixante-sept, rectifia Nour.
— Un âge fragile tout de même, c’est pourquoi l’hospitalisation s’impose. Vous devez le convaincre d’accepter.
— Ne vous inquiétez pas, docteur Yacoub, je lui ferai entendre raison, dussé-je le traîner moi-même jusqu’à l’hôpital.
Une fois le médecin parti, elle alla vers le salon.
Mourad et Mona se levèrent aussitôt. Arrivés au Caire trois mois auparavant, ils commençaient tout juste à reprendre leur esprit.
— Alors ? s’enquit Mourad.
— Il pense que c’est grave. Nous devrons le convaincre d’aller à l’hôpital.
— Parce qu’il refuse ? s’exclama Mona.
— Tu connais ton frère. Têtu comme il l’est, il ne veut rien savoir.
— Je vais lui parler. Je sais comment le prendre. Il m’écoutera.
Nour dévisagea sa belle-sœur avec tendresse. Elle ne l’avait pas imaginée si douce, si avenante et s’en voulut d’avoir réagi avec si peu d’enthousiasme lorsque Taymour lui avait annoncé la nouvelle de sa venue et celle de Mourad. « C’est la famille ! avait alors rappelé Taymour. Mona est ma sœur ! Même si la vie nous a séparés durant toutes ces années, elle est restée ma sœur. En plus, ce sont des exilés. Ils ont tout perdu. Alors, faisons preuve de compassion. »
Elle serra Mona dans ses bras.
— Tu lui parleras. Oui. Et il faudra aussi que je prévienne Hicham.
*
Le Caire, au même moment
Chahida poussa un cri à l’instant de la jouissance. Secouée par un dernier spasme qui fit vibrer tout son corps, elle soupira et écarta les bras sur le lit à la manière d’une crucifiée.
— Ce sont des moments comme ceux-là qui vous réconcilient avec la vie.
Elle se jeta sur son paquet de cigarettes. Tout à coup, comme chaque fois après l’amour, elle n’était plus là, glissait ailleurs, flottant dans ses pensées, détachée de tout, de Hicham en tout cas.
Il se laissa retomber sur le côté, en nage.
— C’est curieux, observa-t-il en fixant la fenêtre qui ouvrait sur le Nil. Parfois, j’ai l’impression que nous formons un vrai couple et parfois…
— Parfois quoi ? s’emballa Chahida. Tu ne m’aimes plus, dis-le !
— Tu vois comme tu t’emportes tout de suite ?
— Je ne m’emporte pas, c’est toi qui ne t’exprimes pas clairement.
Il inspira profondément.
— Bon. Je vais donc essayer d’être plus limpide. Il y a des moments où je te sens tendre, amoureuse, infiniment présente et tout à coup, tu bascules, tu te métamorphoses, tu n’es plus la même personne, et…
— Dr Jekyll and M. Hyde ?
— Je n’irais pas jusque-là, et je n’imagine pas que tu te drogues pour te transformer en serial killer la nuit, néanmoins, régulièrement, je vois une part de toi qui s’en va et une autre qui prend sa place.
Pressentant l’orage, il essaya de plaisanter :
— Remarque, ce n’est pas plus mal, voilà qui m’évitera d’épouser deux, voire quatre femmes.
Elle le dévisagea durement.
— Tu ne peux pas éviter de me critiquer ? Jamais ? Si ce que je suis ne te plaît pas, pourquoi restes-tu ? Tu n’as qu’à te barrer.
Il ferma les yeux. C’était reparti. Un nouvel orage grondait. Et Hicham savait par cœur qu’il se transformerait très vite en ouragan. Il fit un effort pour détendre l’atmosphère.
— Pourquoi je reste ? Parce que je t’aime. C’est tout bête. D’ailleurs, je ne te critiquais pas, je faisais une simple constatation.
Elle bondit hors du lit et commença à se vêtir.
— Où vas-tu ?
— Je me casse.
— Tu n’es pas sérieuse !
— Oh que oui ! J’en ai par-dessus la tête d’être scrutée, analysée, disséquée, mise à nue. De toute façon notre histoire a trop duré. Neuf ans ! Jamais je n’ai résisté aussi longtemps avec un mec. Ras le cul !
Il quitta le lit à son tour.
— Calme-toi, Chahida. C’est stérile. Puis-je te rappeler tes mots ?
— Non ! Rien à foutre !
— Tu m’as dit un jour : « Dis sincèrement TOUJOURS ce que tu penses, je suis prête a tout entendre, à prendre en considération toutes tes réflexions, à essayer de m’adapter si quelque chose te pèse. »
— Parce que toi, tu t’adaptes ?
— Tu m’as dit aussi : « Cesse de penser que je suis en porcelaine ou cette folle furieuse qui va se déchaîner à la moindre parole qui risque de me vexer. Je veux, moi, évoluer et non pas te faire régresser. » Tu te souviens ?
Elle plongea ses yeux noir charbon dans ceux de Hicham.
— Tu sais quel est ton problème ? Tu me veux autre que celle que je suis. Et cela, mon vieux, c’est impossible. Ce n’est pas à quarante ans passés qu’on peut changer les êtres. Tough luck !
— Tu n’as pas compris. Je…
— Tu vas me ressasser mes tares toute ma vie ? J’ai tenté à maintes reprises de te faire comprendre que j’ai des insécurités terribles. Ce n’est pas à toi de les gérer, je te demande juste d’être à mes côtés le temps que je les maîtrise.
Cette fois, ce fut Hicham qui explosa.
— Trop facile ! Beaucoup trop facile, ma chère !
Il enchaîna sur un ton caricatural :
— Je suis un champ de mines, monsieur, je vais vous exploser à la gueule d’un jour à l’autre. Quand ? je n’en sais rien. Mais patientez. Patientez, pendant que j’essaie de me déminer ! En attendant, souffrez en silence. Vous n’avez que le droit de vous taire et de prier !
Elle le toisa avec mépris.
— Tu sais, Hicham, ton ego va t’étouffer ! Ciao !


La porte claqua avec violence. Et le cœur de Hicham lui monta aux lèvres. Immobile, avec la sensation que le sol se dérobait sous lui, il vit ressurgir une fois de plus le spectre de la souffrance. Ils s’aimaient, mais, finalement, peut-être avait-elle eu raison de lui faire remarquer un jour qu’ils étaient aux antipodes ? Et peut-être avait-il eu tort de s’entêter à voir une autreChahida en elle ? Pour se rassurer ? Pour vivre dans l’illusion ?
Pendant un moment, il tourna en rond dans l’appartement comme un animal privé de lumière. Machinalement, pour meubler le silence, il alluma le téléviseur.
Une voix annonçait :
« Abdel Hakim Amer s’est suicidé hier dans la villa où il avait été placé en résidence surveillée. Le maréchal aurait eu une sorte d’attaque et se serait écroulé. En examinant sa dépouille, les médecins légistes ont retrouvé des comprimés fixés avec du sparadrap en haut de sa cuisse gauche. Un poison violent, selon certaines sources. Le maréchal sera enterré dans son village natal d’Astal, en Haute-Égypte. Il… »
Hicham éteignit.
La nouvelle n’était pas pour le surprendre. Depuis quelque temps, la tension et l’animosité entre Nasser et son vieux compagnon d’armes n’avaient fait que croître pour atteindre un point culminant au début du mois d’août. De passage au Caire, le délégué soviétique au Conseil de sécurité avait mis en garde le bikbachi : selon les informations recueillies par son gouvernement, Amer s’apprêtait à déclencher un coup d’État.
Nasser ne pouvait plus reculer.
Le 14 août, le maréchal avait été arrêté et placé aux arrêts.
Amer, mort ?
Hicham ne se fit aucune illusion : un suicide forcé[3].
1-
Surnom que le président du Fatah avait adopté depuis peu.
2-
Le Front populaire de libération de la Palestine, fondé en 1967 par Georges Habache et Ahmed Jibril.
3-
Aucun officiel n’assista à son enterrement.