Majida fixa son mari avec incrédulité.
— Tu es sûr de ce que tu avances ? Tu en es sûr ?
— Oui, habibti, oui ! Le putsch a eu lieu ce matin, à l’aube. C’est par un coup de fil qu’Aref a appris qu’il n’était plus président d’Irak. Ordre lui a été donné de faire ses valises et de quitter le pays sous quarante-huit heures. Il n’a absolument pas pu réagir. L’armée occupait déjà tous les postes névralgiques ; radio, télévision. Pas un coin de la capitale qui ne fût sous le contrôle des militaires.
— Sait-on qui est derrière ce nouveau coup d’État ?
— Tu ne devines pas ?
La femme secoua la tête.
— Notre vieil ami Ahmed Hassan el-Bakr.
— Ahmed ? C’est incroyable ! Mais il dînait chez nous il y a à peine une semaine. Il n’a rien laissé paraître.
Fawaz écarta les bras.
— Ma chérie, tu es bien naïve. C’est un politicien. Nous devons rendre grâce à Dieu qu’il n’y ait pas eu d’effusion de sang. Voilà une révolution blanche. Enfin… pour l’instant, car je pressens des jours difficiles.
Majida porta la main à sa bouche, effrayée.
— Que veux-tu dire ?
— Je connais El-Bakr. C’est un faux modéré. Au fond de lui, il ressent une haine farouche à l’encontre de tous les Occidentaux, quant aux Juifs, n’en parlons pas.
— Des Juifs ? Il n’y en a plus un seul en Irak que je sache ?
— Détrompe-toi. Certains d’entre eux n’ont jamais voulu partir lorsque se sont produits les événements de 1948. Ils ont toujours considéré – et à juste titre – qu’ils étaient chez eux ici.
— Bissm Illah el Rahman el Rahim… Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux. Crois-tu que nous risquons quelque chose ? Serions-nous en danger ? Les enfants…
Fawaz la rassura.
— Jusqu’à preuve du contraire, El-Bakr s’est toujours montré plein de sollicitude à mon égard. Je n’ose imaginer qu’il fera volte-face. De toute façon, nous n’avons pas le choix. Partir ? Nous n’en avons pas les moyens. Hélas !
Il médita à voix haute :
— Tu sais, Majida, la politique est supposée être le deuxième plus vieux métier du monde. Or plus je vieillis, et plus je découvre qu’il ressemble beaucoup au premier.
*
La sonnerie du téléphone résonna dans le silence du bureau.
Hicham décrocha et, avant que son interlocuteur n’eût le temps de s’exprimer, il lança, furieux :
— J’avais bien précisé que je ne voulais pas être dérangé !
— Pardonnez-moimonsieur le secrétaire d’État, mais c’est Mme Mona Shahid, votre tante. Elle dit que c’est urgent.
— C’est bon. Passez-la-moi.
— Oui, monsieur.
— Hicham ?
À l’intonation vacillante, il comprit qu’il se passait quelque chose d’anormal.
— Hicham… Dieu merci, je t’ai cherché partout.
— Mona, qu’y a-t-il ?
Il y eut un bref silence.
— Mona ?
— Ton père…
— Quoi ? Parle, dis-moi !
Il imagina Mona à l’autre bout du fil, lèvres tremblantes.
— Al mawt maktoub, balbutia-t-elle, la mort est écrite.
Hicham haleta.
— Quand ?
— Il y a un quart d’heure. Je… je me suis rendue dans sa chambre pour lui servir son déjeuner. Tout d’abord, j’ai cru qu’il dormait… mais il avait les yeux grands ouverts…
Elle se mit à sangloter, incapable de poursuivre.
Hicham serra le combiné comme s’il cherchait à le broyer.
— J’arrive.
Il raccrocha, marcha vers la porte. Pris de malaise, il dut prendre appui sur le battant.
Une nouvelle page de sa vie venait d’être tournée. Une de plus. Il aurait cinquante-sept ans dans une semaine et n’avait rien vécu. Les jours s’étaient écoulés à la vitesse de millions de grains qui auraient dévalé les parois d’un sablier brisé. Il n’avait rien vu, rien compris au déroulement ni du temps ni des choses. Pas de femme, un grand amour manqué, parti Dieu sait où, et dans les bras de Dieu sait qui, pas de progéniture à qui transmettre. Transmettre quoi ? La dérision ? La perception des heures perdues ? Les fausses certitudes ? Absurde, tout était absurde. Le bonheur qui nous arrive, on le croit éternel et puis on s’aperçoit un jour qu’il n’est rien d’autre que le silence passager du malheur.
Il ouvrit la porte. Des larmes coulaient le long de ses joues.
*
L’année 1968 et les six premiers mois de l’année suivante filèrent à l’instar de ces grains de sable évoqués par Hicham. En Syrie, le président El-Atassi avait formé un nouveau gouvernement et s’était autoproclamé Premier ministre. Rien de bien original dans cette région du monde où la démocratie demeurait un vocable inconnu. En revanche, la nomination d’un certain Hafez el-Assad au ministère de la Défense, surprit les observateurs. Lorsqu’il apprit la nouvelle, Hicham repensa tout naturellement aux propos de Chahida. Malgré son caractère de chien, cette femme possédait du flair.
Un autre événement digne d’attention concernait l’Irak.
Le tandem au pouvoir – Ahmed Hassan el-Bakr, Saddam Hussein – avait fait le grand ménage : plusieurs militaires, pourtant complices de la première heure, avaient été éliminés, jetés en prison ou exilés. Personne ne douta que ces opérations de nettoyage fussent essentiellement l’œuvre de l’homme de Tikrit. Celui-ci, tirant les leçons d’une décennie de putschs et de séditions, avait compris qu’il n’existait qu’une seule solution pour conserver le pouvoir de manière durable : renforcer à outrance le parti baassiste. Il mit en place un réseau tentaculaire qui lui permettait, jour après jour, d’infiltrer l’ensemble de la société irakienne. Des représentants étaient expédiés dans les moindres villages pour recruter de nouveaux membres, et les éléments prometteurs, envoyés à l’école du parti. Discrètement, mais irrésistiblement, l’homme de Tikrit préparait son propre avènement.
On était arrivé à la fin du mois d’août 1969. Le 29, très exactement. À des milliers de kilomètres de l’Orient et de ses tumultes.