Rome, 29 août 1969, aéroport Léonard-de-Vinci
Assise dans le hall des départs, la jeune femme scruta une fois encore le tableau d’information. Le mot : delayed y était toujours affiché.Trente minutes de retard ! Elle fouilla nerveusement dans son sac, alluma une Rothman, tout en tournant discrètement la tête vers un homme, barbu, assis à quelques mètres, qui devait avoir le même âge qu’elle : vingt-cinq ans. Il paraissait aussi tendu.
Étaient-ce ces minutes perdues qui la rongeaient et rendaient cette attente insupportable ? Ou le désir de se retrouver enfin confrontée à la réalité après toutes ces années vécues dans le rêve ?
À 9 h 45, enfin, une voix à l’accent italo-américain annonça : « Les passagers du vol TWA 840 à destination de Tel-Aviv sont invités à embarquer. »
L’homme se leva prestement. La femme lui emboîta le pas. Au moment où elle se dirigeait vers le guichet, des éclats de rire captèrent son attention. Une Américaine d’une quarantaine d’années plaisantait, entourée de ses quatre enfants. Pourvu que tout se passe conformément au plan, songea la femme, ce serait effroyable si des innocents devaient mourir. Néanmoins, aussi vite qu’il avait surgi, son sentiment de compassion s’évanouit : les enfants palestiniens, eux aussi, étaient innocents.
Une vingtaine de minutes plus tard, elle et l’homme barbu se glissèrent dans l’espace luxueux réservé aux voyageurs de première. Sur les huit fauteuils, seuls cinq étaient occupés. La femme se dit que c’était bien. De là où elle se trouvait, elle disposait d’un point de vue idéal sur le cockpit. Au moment où l’avion commença à rouler sur la piste, elle récupéra machinalement son sac de voyage, fit mine de chercher son paquet de cigarettes, et vérifia que son arme, un Makarov PMM de fabrication russe, était toujours là.
— Désirez-vous du champagne ?
Elle refusa aimablement la coupe que lui présentait l’hôtesse.
Assis un rang derrière elle, sur la droite, son compagnon déclina l’offre lui aussi.
Le Boeing s’élevait dans un ciel sans nuage. Il était 10 h 15. À 10 h 30, un bip résonna dans la cabine, et le sigle lumineux qui figurait une ceinture de sécurité s’éteignit.
— Vous désirez quelque chose ?
À nouveau la femme répondit par la négative, prenant conscience du même coup qu’au lieu d’être un avantage le nombre réduit de passagers se révélait un désagrément ; les hôtesses concentraient toutes leurs attentions sur les cinq voyageurs présents.
Elle jeta un coup d’œil à travers le hublot. Le spectacle était magnifique.
À 10 h 45, la côte italienne ne fut plus qu’un mince fil à peine visible.
L’hôtesse de l’air était réapparue. Elle poussait devant elle un trolley chargé de fruits et de friandises.
« Flûte, songea la femme, exaspérée. J’espère qu’elle ne va pas passer le restant du voyage à servir ! Elle va nous bloquer l’accès au cockpit ! »
Au bout d’un temps, une éternité, l’hôtesse se décida à repartir avec son chariot. La voie était libre.
La femme réclama alors une couverture, s’en couvrit partiellement le corps et, discrètement, leva vers l’homme ses cinq doigts écartés. Cinq minutes.
Reprenant son sac de voyage, elle le glissa sous la couverture, sortit son arme et la glissa dans sa ceinture. Ensuite, elle prit une grenade et la dégoupilla. Elle était prête. Au moment où elle allait se lever, une hôtesse – encore ! – apparut sur le seuil du cockpit. Elle portait un plateau et s’aidait de son épaule pour maintenir la porte ouverte.
C’est alors que l’homme barbu décida d’agir. Il fonça vers l’hôtesse, une arme dans la main droite, une grenade dans la gauche, l’écarta du passage et s’engouffra dans le cockpit. La femme quitta son siège à son tour. Tout en remontant le couloir, elle porta la main à sa ceinture pour récupérer son Makarov PMM. Il n’était plus là. Il avait glissé à travers son jean vers ses chevilles ; conséquence sans doute de sa récente perte de poids. Voilà pratiquement une semaine que le stress lui avait noué l’estomac. Elle avait dû maigrir d’au moins deux tailles.
Elle se baissa à la recherche de son arme, offrant ainsi aux passagers la vue de son postérieur. Tout à coup, consciente du ridicule de la situation, elle fut prise d’un fou rire. Après avoir réussi à récupérer le Makarov, elle le cala au fond de sa poche et rejoignit son camarade dans le cockpit.
— Good morning, gentlemen, annonça-t-elle, sur un ton décontracté. I am the new captain.
Le commandant Dean Carter la dévisagea, abasourdi. Harry Oakley, le copilote, se dit que cette gamine plaisantait. Et Hobart Tomlinson, le navigateur, n’en pensa pas moins.
Comme pour les contredire, la femme brandit la goupille et la confia au commandant.
— Tenez. Vous la garderez en souvenir.
Elle montra sa main gauche. Une goupille identique ornait son annulaire.
— Vous voyez, c’est mon seul bijou. Souvenir de ma première grenade. Ma bague de fiançailles.
Elle plaça l’arme sous le nez de Dean Carter.
— Écoutez-moi attentivement : si vous n’obéissez pas scrupuleusement à mes ordres, je n’hésiterais pas une seconde à la faire exploser. Et vous seuls serez responsables de la mort de vos passagers.
— Que voulez-vous ?
— Oh ! rien de bien compliqué. Vous allez prendre le cap de la Palestine. Direction l’aéroport de Lydda.
— Lydda ? Vous voulez dire Lod ?
— J’ai dit Lydda ! Lod n’existe pas ! Lydda est son nom, deux fois millénaire !
Elle scanda :
— Lydda.
— Mais nous devions nous diriger vers Athènes pour y faire escale, protesta le navigateur, nous…
— Vous comprenez l’anglais ? Faites ce que je vous dis !
La mort dans l’âme, le commandant Carter obtempéra.
Alors que le Boeing 707 amorçait son virage, la femme et son compagnon, leurs grenades toujours à la main, s’installèrent sur les strapontins derrière l’équipage.
Au bout d’un moment, la femme s’informa auprès du navigateur :
— De combien d’autonomie disposons-nous ?
Tomlinson répondit :
— Pas plus de deux heures.
Elle le broya du regard.
— J’étais certaine que vous me mentiriez ! Figurez-vous que j’ai subi un entraînement très complet et que je connais le tableau de bord du Boeing 707 par cœur. La jauge indique que nous disposons de trois heures et demie. Au prochain mensonge, je vous brise la nuque ! Compris ?
Le navigateur acquiesça en silence.
— Pourquoi diable êtes-vous si en colère ? questionna le commandant.
— Parce que je déteste les menteurs !
Au bout d’un quart d’heure, la femme quitta son strapontin et ordonna que l’on branchât l’Intercom.
— Pourquoi ? s’affola le copilote.
— Parce que je veux m’adresser aux passagers.
Elle s’approcha du micro et déclara :
— Mesdames et messieurs, votre attention s’il vous plaît. C’est votre nouveau commandant de bord qui vous parle. Prière d’attacher vos ceintures. Nous appartenons au commando Che Guevara, du Front populaire de libération de la Palestine, et nous avons pris le contrôle de cet appareil. Nous vous prions instamment de suivre les instructions suivantes à la lettre :
Elle énuméra :
1. Ne quittez pas vos sièges et gardez votre calme.
2. Pour votre propre sécurité, placez vos mains au-dessus de votre tête.
3. Ne tentez aucune action qui pourrait mettre en péril la vie de l’ensemble des passagers.
4. Nous sommes disposés à répondre à tous vos souhaits dans la limite de nos possibilités et à condition qu’ils ne perturbent pas la sécurité de ce vol.
Elle enchaîna :
— Si nous sommes ici, c’est parce que parmi vous devait se trouver un individu responsable de la mort d’hommes, de femmes et d’enfants palestiniens. Notre souhait était de l’appréhender afin qu’il soit jugé par un tribunal palestinien. Malheureusement, cet homme n’a pas embarqué
[1]. Par conséquent, considérez que, lorsque nous atterrirons, vous serez les invités du Front populaire de libération de la Palestine. Nous garantissons à chacun d’entre vous, quelles que soient sa religion ou sa nationalité, qu’il pourra s’en aller librement, là où bon lui semblera une fois que nous nous serons posés. Notre prochaine destination est un pays fraternel. Et vous y serez accueillis comme des hôtes.
Elle tourna le commutateur de l’Intercom et regagna son strapontin. C’est à ce moment qu’elle s’aperçut que l’appareil avait modifié son cap.
— Commandant ! rugit-elle. Reprenez immédiatement la direction de Lydda !
Surpris que la femme se soit rendu compte de la manœuvre, Carter bafouilla :
— Je suis désolé.
— Je vois bien où vous vouliez nous amener. À Tripoli ! Il existe une base militaire américaine là-bas. Wheelus ! Pas de chance, mon ami !
Carter garda le silence et rectifia la trajectoire du Boeing.
Une quinzaine de minutes plus tard, l’homme barbu chuchota à sa camarade :
— Les passagers…
— Quoi donc ?
— Ils ont toujours les mains sur la tête.
Elle se retourna. À la vue de tous ces gens immobiles, dans une posture pour le moins inconfortable, elle sourit. Elle avait complètement oublié. Elle enclencha à nouveau l’Intercom, s’excusa, puis demanda aux hôtesses que soient servis des boissons, de la nourriture, voire du champagne pour ceux qui le souhaitaient.
Le vol se poursuivait, mais la tension ne baissait pas au sein de l’équipage. De temps à autre, le commandant jetait un coup d’œil furtif par-dessus son épaule en direction de la grenade que tenait toujours la femme.
— Ne vous inquiétez pas, finit-elle par déclarer. J’ai l’habitude des armes. Je ne risque donc pas de la laisser tomber, à moins que vous ne m’y forciez.
Ils avaient décollé depuis trois heures cinquante-cinq, lorsqu’ils furent en vue de la côte israélienne.
— Descendez à 12 000
[2] pieds.
Le Boeing amorça sa descente.
— Et une fois ce palier atteint, questionna Oakley, le copilote, que comptez-vous faire ?
— Un petit tour.
— Pardon ?
— Nous avons très envie de pique-niquer dans notre pays.
La voix du contrôleur de Lod claqua dans le cockpit.
— TWA 840, me recevez-vous ?
— Affirmatif, TWA 840.
— TWA 840, vous n’êtes pas autorisé à pénétrer dans l’espace aérien israélien. Stoppez votre descente et virez immédiatement au 240 !
— Passez-moi le casque, ordonna la femme.
Le commandant essaya de protester, mais elle répéta durement :
— Le casque !
Carter obéit.
— Tour de contrôle de Lydda, vous me recevez ?
— Je vous reçois, TWA 840. Vous…
— Ici le Front populaire de libération de la Palestine. Dorénavant, vous ne nous contacterez plus que par ce nom. TWA n’existe plus.
— TWA 840 ? Qu’est-ce que vous racontez ?
— J’ai dit : Front populaire de libération de la Palestine ! Nous sommes armés de grenades et nous n’hésiterons pas à tout faire sauter si vous persistez !
— TWA 840 !
— Front populaire de libération de la Palestine ! Ne testez pas ma patience ! Vous n’imaginez pas combien elle est limitée !
— Merde ! Obéissez ! adjura le commandant. Nous avons cent seize passagers à bord !
Un silence lourd s’instaura dans le cockpit.
— D’accord, reprit le contrôleur avec lassitude. Front populaire de libération de la Palestine, quelles sont vos demandes ?
— Nous allons atterrir. Libérez une piste et donnez-nous ses coordonnées.
Elle décocha un coup d’œil malicieux vers son camarade. Tous deux savaient pertinemment qu’il était hors de question de se poser. Ils jouaient.
La voix hystérique du contrôleur submergea la cabine.
— Atterrissage refusé ! Stoppez votre descente sinon vous serez abattu.
À peine eut-il proféré sa menace que deux Mirage surgirent à droite et à gauche de l’appareil et se faufilèrent sous les ailes.
— Continuez jusqu’à 12 000 pieds !
L’altimètre indiquait 13 200.
— C’est de la folie ! Nous allons les heurter !
— Ils s’écarteront. Tout sionistes qu’ils sont.
Elle avait vu juste. Les deux Mirage s’éloignèrent tout en restant à bonne distance.
— Maintenant, cap au nord.
— Mais où nous emmenez-vous ? s’affola le navigateur.
— Sur Haïfa.
— Haïfa ?
— Oui. Je veux voir la maison où je suis née.
— Votre maison ?
— Oui. J’en ai été chassée il y a vingt et un ans. Mon ami aussi.
L’avion opéra un virage en direction du nord.
Quelques minutes plus tard, ils survolaient la ville.
La femme et l’homme collèrent le nez contre le hublot, dévorant le paysage des yeux. L’émotion avait submergé leur visage. La femme dit, mais cette fois d’une voix rauque :
— Faites un autre tour…
Et le Boeing survola une fois encore Haïfa. Le cercle accompli, le commandant s’informa :
— Et maintenant ?
— Remontez à 25 000 pieds pour ne pas consommer trop de carburant et prenez la direction de Damas.
Les deux Mirage continuèrent à les escorter jusqu’au moment où ils franchirent la frontière syro-libanaise. Alors là, seulement, ils firent demi-tour.
La femme entra en contact avec la tour de contrôle de Damas et leur décrivit en arabe la situation avant de demander l’autorisation d’atterrir. Ce qui lui fut accordé.
S’adressant ensuite au personnel de cabine, elle lui recommanda de déclencher la mise à feu des toboggans dès que l’appareil se serait immobilisé, afin d’évacuer les passagers.
— Pourquoi une évacuation d’urgence ? s’insurgea un steward.
— Parce que nous allons faire sauter votre avion.
Elle se tourna ensuite vers le commandant de bord et lui demanda de ne pas freiner brusquement car, n’étant pas attachée, elle pourrait perdre l’équilibre, être projetée en avant, et lâcher sa grenade. Ce qui pourrait être très fâcheux.
L’atterrissage fut exemplaire.
Cinq minutes plus tard, le Boeing était vide.
— Vous pouvez partir, lança la femme à l’intention de l’équipage. Merci de votre coopération.
— Je vous en prie, ironisa le commandant de bord. Ce fut un plaisir.
À peine l’équipage parti, l’homme barbu sortit de son sac une bombe à retardement et la plaça sous le tableau de bord.
Le couple fonça à l’extérieur.
Une fois au pied du toboggan, ils coururent droit devant. Une vingtaine de mètres plus tard, l’explosion attendue ne s’était toujours pas produite. Ils s’immobilisèrent, affolés.
— Que se passe-t-il ? hurla la femme. Tout ce travail pour rien ?
— Je vais voir.
L’homme fit demi-tour, escalada avec difficulté l’un des toboggans et disparut dans l’avion. Quelques minutes plus tard, il ressortait.
— Alors ?
— Un fil mal connecté.
Une minute, deux, trois. Toujours rien.
— Ce n’est pas possible ! agonisa la femme. Quelle merde ! Je…
Ses derniers mots furent couverts par un bruit de tonnerre. Le nez de l’appareil vola en éclats.
— Ya Allah ! s’écria la femme. Grâce soit rendue au Tout-Puissant ! Nous avons réussi.
La police syrienne les entourait.
L’homme barbu déclina son identité sans opposer de résistance.
— Mon nom est Salim Issaoui. J’appartiens au Front populaire de libération de la Palestine.
La femme fit de même :
— Je m’appelle Leïla Khaled.
Elle ajouta avec un sourire espiègle :
— Ma valise est dans la soute. J’espère que la TWA fera le nécessaire pour qu’elle me soit rapportée
[3].