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Le désespoir, c’est quand l’intelligence prend la souffrance à son compte.
Georges Peros.
Pays-Bas, 6 septembre 1970, aéroport de Schiphol
Patrick Arguello avait la mine épanouie des jours heureux. Il conservait encore intact le souvenir de l’anniversaire surprise organisé par ses camarades du Front de libération de la Palestine, à Amman. Pourtant, c’était il y a six mois. Si seulement ses parents avaient pu imaginer où et dans quelles conditions il avait soufflé ses vingt-sept bougies ! Parce qu’en vérité Patrick avait suivi un parcours relativement classique. Il était né aux États-Unis, de père nicaraguayen et de mère américaine. En 1946, la famille décida de revenir dans son pays natal. Dix ans plus tard, l’arrivée du dictateur Somoza les contraignit à plier bagage et à retourner vivre aux USA.
Patrick fut inscrit à la Belmont Senior High School de Los Angeles. Une école publique, il est vrai. Mais ses parents n’avaient eu guère les moyens de lui offrir plus.
Somoza. Ce despote, ce salaud. Adolescent, avant d’être forcé de partir pour les États-Unis, Patrick avait été témoin des outrages, de la répression, infligés à la population par le dictateur. Il en avait conservé une rage intérieure, une envie de vengeance jamais assouvie contre toutes les formes d’injustices et les régimes autoritaires. Bien sûr, son idole était le Che, et la révolution cubaine, un magnifique exemple.
Ses études secondaires terminées, revenu au Nicaragua, il avait essayé d’adhérer au Front national de libération sandiniste, mais, pour des raisons inexpliquées à ce jour, on avait rejeté sa candidature, le soupçonnant d’être un agent double. Insensé ! D’autant plus insensé qu’en 1969 le gouvernement de Somoza décida de l’expulser du pays, l’accusant d’appartenir à des mouvements subversifs.
La mort dans l’âme, Patrick s’était alors envolé pour Genève afin de s’associer avec des exilés nicaraguayens et poursuivre à distance la lutte contre le régime de Somoza.
Peu de temps après, le leader du mouvement sandiniste Oscar Turcios ayant établi des contacts avec les dirigeants du Front de libération de la Palestine, des volontaires furent envoyés dans les camps palestiniens en Jordanie pour y subir un entraînement.
Arguello se porta immédiatement candidat. Jubilatoire ! Quand il fut prêt, les Palestiniens lui proposèrent alors de participer à l’opération qui justifiait sa présence, aujourd’hui, à l’aéroport de Schiphol. Il n’avait pas hésité une seconde. Enfin ! Il pourrait mettre en pratique tout ce qu’on lui avait enseigné, et surtout humilier les sionistes dont le régime, à ses yeux, ne valait guère mieux que celui de Somoza.


Patrick se sentait d’autant plus serein qu’il n’était pas le seul à faire partie de cette opération. Trois autres commandos le secondaient. Deux compatriotes, Juan Jose Quezada et Pedro Arauz Palacios. Le troisième était une femme, une Palestinienne du nom de Dalia, qui avait le même âge que lui : vingt-sept ans. Officiellement, son épouse.
Il lui jeta un regard en coin. Elle n’était pas désagréable à regarder, elle était même mignonne. La minijupe qu’elle portait lui conférait une allure de pin-up.
Mais pourquoi diable la lui avoir imposée ? Patrick ne faisait pas confiance aux femmes. Trop émotives, trop sensibles, trop irrationnelles. Tant pis !
Le Nicaraguayen se tourna vers elle.
— Je ne vois pas nos deux camarades.
— Ils ont peut-être rencontré des difficultés pour se rendre à l’aéroport. Ce n’est pas grave.
— C’est fâcheux tout de même. Nous devions être quatre.
— Peu importe, avec ou sans eux, nous mènerons à bien l’opération !
La détermination du ton surprit Patrick. Elle n’était pas en harmonie avec le physique angélique de la femme.
— Allons-y ! ordonna-t-elle. Et n’oublie pas : nous sommes M. et Mme Sanchez.
Ils marchèrent vers le comptoir d’El Al et furent tout de suite frappés par l’absence de voyageurs. Personne.
— Trop tôt, leur déclara l’agent affairé à ranger des documents.
— Comment ? répliqua Dalia. Sur nos billets, le décollage est prévu pour 11 h 20.
— Dans trente minutes, répliqua l’agent, indifférent.
Ne laissant rien entrevoir de son impatience, le couple alla se rasseoir.
Quand ils retournèrent vers le guichet. L’agent s’était volatilisé.
Déconcertés, ils en étaient à s’interroger sur la marche à suivre, lorsqu’une voix claqua dans leur dos. Ils se retournèrent. Devant eux se tenait un militaire israélien.


— Pourquoi êtes-vous en retard ?
Dalia expliqua :
— Nous étions à l’heure, mais, lorsque nous nous sommes présentés, l’agent – qui a disparu depuis – nous a déclaré que le guichet n’était pas ouvert et que nous devions patienter.
— Vos passeports !
Sur le document que lui présenta la femme était inscrit le nom de Maria Sanchez. Nationalité hondurienne. Sur celui de Patrick : Alfonso Sanchez. Hondurien aussi.
L’Israélien examina les passeports sous toutes les coutures, puis leur demanda de vider leurs sacs de voyage et leurs valises, qu’il fouilla de fond en comble.
Soudain, des éclats de voix retentirent.
Dalia leva les yeux dans leur direction.
Trois voyageurs marchaient vers eux. Le cœur de la femme fit un bond dans sa poitrine. C’étaient des Arabes. Des Jordaniens. Elle les connaissait. Et si, par malheur, ils s’avisaient de la saluer ?
Sans hésiter, sous le regard interdit de l’Israélien, elle enroula ses bras autour du cou de Patrick Arguello et l’embrassa fougueusement.
Le Nicaraguayen se laissa faire. Après tout, ce n’était pas désagréable.
Une fois que le trio les eut dépassés, elle relâcha son étreinte.
— Désolé, monsieur l’officier, lâcha la femme. Je suis très amoureuse.
L’Israélien se racla la gorge.
— Quelqu’un vous a-t-il remis quoi que ce soit ?
Le couple répondit par la négative.
— Possédez-vous sur vous des objets coupants ? Couteau ? Canif ? Ou une arme à feu ?
Dalia lui offrit son sourire le plus charmeur.
— Monsieur l’officier, que ferait une femme avec ce genre de choses ?
— Vous pouvez y aller. Mais dépêchez-vous !


Une quinzaine de minutes plus tard, le couple prenait place dans le Boeing 707, en classe économique. Lorsque l’appareil prit son envol pour New York, il était 13 h 30.
Ils n’échangèrent pas un seul mot jusqu’à l’instant où le commandant de bord annonça qu’ils amorçaient leur descente sur Heathrow.
C’était le moment que le couple attendait. Dalia extirpa de sous sa jupe deux grenades. Arguello récupéra un revolver scotché sur son thorax. À l’instant de bondir vers le cockpit, elle chuchota au Nicaraguayen :
— Je ne suis pas Dalia. Je m’appelle Leïla Khaled. Bonne chance, mon ami !
Leïla Khaled ? L’héroïne du vol TWA 840 ? Impossible ! Arguello avait eu l’occasion de voir de nombreuses photos d’elle. Une en particulier qui avait fait le tour du monde. En noir et blanc, tenant une kalachnikov, les cheveux couverts d’un keffieh. Impossible ! Aucune ressemblance ! Mais ce n’était pas l’heure d’approfondir.
Ils se ruèrent dans le couloir en criant :
— Que personne ne bouge !
Un mouvement de panique s’empara des passagers.
— Que personne ne bouge ! répéta Dalia. Je vous…
Elle s’interrompit net.
Trois stewards armés leur barraient la voie.
Derrière eux, une hôtesse prise d’une crise d’hystérie se laissa tomber à genoux en les adjurant en arabe de ne rien tenter.
Très calme, Leïla mit en garde les stewards – en réalité des agents de la sécurité israélienne :
— Sachez que, si vous tirez, j’aurai quand même le temps de balancer mes grenades.
Pour prouver sa détermination, elle les dégoupilla.
— Laissez-nous passer !
— Vas-y ! Je te couvre ! cria Patrick Arguello.
Elle fonça vers l’avant.
Au moment où elle atteignait la porte du cockpit, des éclats de feu fusèrent, et l’appareil amorça une brusque descente en piqué. Prise au dépourvu, Leïla perdit l’équilibre et se retint in extremis au dossier d’un siège pour ne pas tomber.
Combien de passagers se jetèrent alors sur la Palestinienne ? Une meute, pensa-t-elle dans l’instant. Un coup violent s’abattit sur sa nuque. Elle sombra. La dernière image qui resta gravée dans son esprit fut celle de son camarade Arguello écroulé dans une mare de sang.
*
L’interrogatoire dans les bureaux du commissariat d’Ealing n’en finissait plus. Encore et toujours les mêmes questions. Trois policiers de Scotland Yard étaient venus à la rescousse.
— Vous dites que vous vous appelez Leïla Khaled. Vous ne lui ressemblez pas. Comment l’expliquez-vous ?
— Je vous ai déjà répondu. Après le détournement du vol TWA 840, j’ai subi six chirurgies esthétiques.
— Pourquoi six ?
— Parce que les cinq premières n’étaient pas satisfaisantes.
Elle enchaîna :
— Écoutez, je suis exténuée, j’ai mal partout à cause des coups que l’équipage et les passagers m’ont infligés.
Les médecins avaient diagnostiqué deux côtes cassées.
— Et je vous répète que je me considère comme une prisonnière de guerre.
— Mais il n’y a pas de guerre entre la Grande-Bretagne et les Palestiniens ! objecta l’un des officiers.
— Si, depuis 1917 et la déclaration Balfour[1] !
— Nous n’allons pas refaire l’Histoire, maintenant…
— Je suis libre de parler de ce que je veux.
— Qui a imaginé le plan du détournement du vol El Al 219 ?
— Je suis le commando Leïla Khaled du FPLP, unité Rasmieh Odeh, une combattante détenue.
— Qui vous a fourni les armes ?
— Je suis le commando Leïla Khaled du FPLP, unité Rasmieh Odeh, une combattante détenue.
— Comment avez-vous rencontré Patrick Arguello ?
— À l’aéroport.
— À titre d’information, sachez qu’Israël a demandé votre extradition et que le gouvernement de Sa Majesté a refusé.
— Vous pouvez me livrer, si vous le voulez !
— Vous n’avez donc pas peur qu’ils vous torturent ?
— Vous savez donc qu’ils torturent ? De toute façon, il y a deux millions de Palestiniens qui sont emprisonnés dans les territoires occupés, une prisonnière de plus ou de moins ne changera pas grand-chose.
— Des passagers affirment vous avoir vue lancer une grenade dans l’avion.
— C’est faux. Mon objectif était de faire relâcher des détenus. Ce monde refuse de nous comprendre. Je suis ici parce que je défends une cause.


Finalement, vers 23 heures, un nouvel officier entra dans le bureau.
— Étiez-vous au courant que se préparaient d’autres tentatives de détournements ?
Elle secoua la tête.
L’inspecteur annonça :
— On vient de nous signaler que le vol Swissair 100 reliant Zurich à New York avec cent quarante-trois passagers et douze membres d’équipage, ainsi que le vol TWA-741 Francfort-New York ont été détournés par des gens de votre mouvement. Ils viennent de se poser sur l’aéroport de Zarka, en Jordanie.
Il réitéra sa question :
— Étiez-vous au courant ?
Un sourire radieux illumina ses traits.
— Non, dit-elle. Puis-je avoir une cigarette ?
Elle jubilait intérieurement[2].
Elle jubila bien plus encore lorsque deux jours plus tard on lui apprit qu’un troisième acte de piratage avait eu lieu. Cette fois, il s’agissait du vol BOAC-775, Bombay-Rome, également forcé de se poser en Jordanie sur le même aéroport. Cette dernière action avait été commise par ses vieux amis : Hussein et Zeyd, ainsi que deux camarades. Leurs exigences étaient sans équivoque : la libération immédiate et inconditionnelle de Leïla Khaled.
Sous les yeux de la presse internationale, le 11 septembre, les trois cent dix passagers furent libérés, à l’exception de ceux qui détenaient la nationalité israélienne, soit une quarantaine de personnes. Ils furent transportés à Amman, à bord d’une camionnette, dans un lieu inconnu, et considérés comme des « prisonniers de guerre[3] ».


À 11 h 05, les trois appareils furent dynamités. Les débris volèrent sur des centaines de mètres, recouvrant le sable ocre du désert.
Leïla Khaled éclata de rire.


En revanche, le roi Hussein de Jordanie n’eut pas du tout la même réaction. À ses yeux, la coupe déjà pleine avait débordé. Il n’était plus maître dans son pays. La Jordanie s’était transformée en bastion palestinien. Trop, c’était trop. Arafat et sa bande allaient devoir payer la facture.
Le 16 septembre, la loi martiale était décrétée par le monarque.
*
Amman, 19 septembre 1970
La 60e brigade blindée déversait ses obus sans discontinuer sur le quartier général de l’OLP.
Par prudence, la 3e division, commandée par le brigadier Mohamad Zia, d’origine pakistanaise, prit position à la frontière entre l’Irak et la Jordanie. En effet, le tandem Saddam Hussein-Ahmed Hassan el-Bakr s’était montré beaucoup trop sympathisant de la cause palestinienne et risquait d’intervenir. Il valait mieux les en dissuader.
Cinquante-cinq mille hommes, trois cents pièces d’artillerie commencèrent à faire pleuvoir un déluge de feu sur les camps où résistaient environ trente mille Palestiniens, pour la plupart constitués en milices civiles armées. Face à une armée régulière bien organisée, elles ne faisaient pas le poids.
Cependant, malgré cet état d’infériorité, les Palestiniens se battaient maison par maison, avec une énergie décuplée par la rage de survivre. Pour eux, pour leurs enfants, pour la Palestine. Secrètement, Arafat espérait que l’Irak ou la Syrie volerait à son secours. La Syrie avança bien quelques colonnes de chars, mais ceux-ci furent aussitôt détruits par la chasse jordanienne, Hafez el-Assad, toujours ministre de la Défense, ayant refusé de faire intervenir l’aviation de son pays. Quant au gouvernement de Bagdad, il opposa aux appels au secours du président de l’OLP une fin inattendue de non-recevoir. Les Palestiniens se retrouvaient seuls.
Les camps de Wahdate et de Jebel Amman furent méticuleusement bombardés. La ville fut bientôt privée d’eau et d’électricité, tandis que des panaches de fumée noire provenant des bâtiments en feu s’élevaient dans le ciel. Dans la capitale jordanienne à feu et à sang se livraient des combats impitoyables. Des femmes palestiniennes, vêtues de leurs robes traditionnelles, s’étaient unies aux combattants. Armées d’une unique mitrailleuse, certaines d’entre elles réussirent même pendant trois jours à retarder l’avance d’un bataillon jordanien dans le quartier de Masarweh.
Devant ce carnage, les pays arabes se décidèrent à réagir. Le 22 septembre, ils déléguèrent une mission de conciliation conduite par le président soudanais Jafaar El-Nemeyri. Elle échoua, alors qu’aucun des protagonistes n’arrivait vraiment à prendre le dessus. C’est ainsi que Nasser fut sollicité pour jouer le rôle de médiateur. Il accepta. Et, avec le peu d’énergie qui lui restait, s’efforça de raisonner le chef de l’OLP et le petit roi de Jordanie.
— Aucun de vous ne peut se débarrasser de son adversaire. C’est une réalité à laquelle vous devez vous soumettre !
Au roi, il déclara :
— Majesté, vous affirmez être en mesure d’éradiquer les Palestiniens. D’accord ! Si vous dites pouvoir le faire, c’est que vous en avez les moyens. Toutefois, sachez que le prix qu’il vous en coûtera sera trop élevé. Comment pourrez-vous gouverner un pays après une guerre civile qui aura fait vingt ou trente mille morts ! Vous régnerez sur un royaume de spectres !
Et, s’adressant à Arafat :
— N’imagine pas que tu pourras lutter à armes égales avec une armée moderne. Si le roi Hussein décide de vous liquider, il le fera. Ne surestime pas sa force. Vous devez coexister !
Il finit par convaincre les deux parties de se réunir au Caire, sous son égide et celle des autres dirigeants arabes. La date fut fixée au 23 septembre.
Militants brûlés vifs, camps de réfugiés rasés. L’affrontement aura fait dans les rangs des insurgés environ trois mille cinq cents tués et dix mille blessés.
Cette tragédie s’inscrira dans les mémoires palestiniennes sous le nom de « Septembre noir ».
1-
Le 2 novembre 1917, le ministre britannique des Affaires étrangères, lord Arthur James Balfour, adressa à lord Rothschild, président de la Fédération sioniste de Grande-Bretagne, une lettre dans laquelle il promettait la création d’un foyer national juif en Palestine. Pour le gouvernement britannique, ce document visait à obtenir rapidement le soutien des banques juives d’Angleterre et des États-Unis dans le contexte de la Première Guerre mondiale qui nécessitait une mobilisation croissante de fonds.
2-
L’interrogatoire est extrait de l’ouvrage : Palestiniens 1948-1998, de Christian Chesnot et Joséphine Lama, Autrement, 2001.
3-
Le récit du détournement est extrait de l’autobiographie de Leïla Khaled, My People Shall Live, éditée par Georges Hajjar, en 1973.