Aéroport Ben Gourion, 19 novembre 1977
Hicham et Nour, sa mère, avaient l’air hypnotisés par le téléviseur. Ils étaient convaincus qu’on les avait catapultés dans une autre dimension. Pourtant la réalité était là qui se profilait sous leurs yeux : l’avion transportant le président égyptien Anouar el-Sadate était en approche et s’apprêtait à se poser en Israël, à l’aéroport Ben-Gourion.
À l’instar de l’ensemble du monde arabe, et sans doute d’une grande partie de la planète, Hicham était partagé entre l’incrédulité et la stupeur. Le successeur de Nasser allait accomplir l’impensable. Il se rendait chez l’ennemi héréditaire alors que celui-ci occupait toujours le Sinaï, le Golan, la bande de Gaza et la Cisjordanie, Jérusalem incluse.
— Ça y est, s’exclama Nour, l’avion a atterri !
Surmontant la douleur de l’arthrose qui torturait ses mains depuis des mois, la vieille femme se mit à applaudir.
La passerelle aux couleurs d’El Al roula lentement sur le tarmac et se cala contre l’appareil. Une sonnerie de trompettes retentit au moment où la porte de l’avion s’ouvrait. Anouar el-Sadate descendit les marches.
Que pouvait-il bien ressentir au tréfonds de lui à ce moment précis ? De la fierté ? De la crainte ? Ou la conviction d’accomplir un geste qui resterait gravé dans l’Histoire.
À présent, il serrait les mains des personnalités venues l’accueillir. Celle de Golda Meir qui, pour l’occasion, avait abrégé sa visite aux États-Unis. Celle d’Ephraïm Katzir, élu six mois plus tôt président d’Israël, celle de Menahem Begin, le chef du gouvernement. Voilà que, tout à coup, étaient réunis sur des millions d’écrans à travers le monde les dirigeants de deux pays ennemis pour lesquels des dizaines de milliers d’hommes avaient sacrifié leur vie et leur jeunesse.
En arrière-plan, côte à côte flottaient les couleurs des deux nations.
— Comment cela est-il possible ? bredouilla Hicham.
Tout à coup, un bruit d’explosion creva le ciel.
— Ya Allah ! s’écria Nour. Un attentat !
— Non, maman, la rassura Hicham. Des canons tirent une salve d’honneur. Vingt et un coups. C’est la coutume.
— Comme j’ai eu peur.
Abba Eban, Mordechaï Gur, le chef de l’état-major israélien, Moshe Dayan saluaient le président égyptien, puis ce fut au tour d’Ariel Sharon, l’homme qui, quatre ans auparavant, avait mené une contre-offensive mémorable sur le Canal, dans la zone dite du Déversoir.
Quatre ans… Quatre ans déjà, songea Hicham.
Peu de temps après son arrivée au pouvoir, le président égyptien avait éprouvé le besoin urgent de faire évoluer une situation bloquée, économiquement ruineuse pour son pays. Toutes les tentatives diplomatiques ayant échoué, il ne s’offrait plus qu’une seule issue ; celle qui permettrait de redonner les cartes : une nouvelle guerre.
En accord avec le président syrien Hafez el-Assad, qui avait accédé au pouvoir en 1970 – selon les prédictions de Zakaria Mohieddine et de Chahida –, il prit l’initiative de déclencher les hostilités. L’opération conjointe fut baptisée « Opération Badr », qui signifie Pleine Lune
[1].
Le 6 octobre à 14 heures, les armées égyptiennes et syriennes s’élancèrent. La date n’avait pas été déterminée au hasard. C’était le dixième jour du mois de Tishri dans le calendrier hébraïque, jour de Yom Kippour. Un moment si hautement solennel qu’il est même respecté par une majorité de laïcs. Pendant près de vingt-quatre heures, tout Israël vit au ralenti. Les programmes télévisés sont suspendus, il n’y a ni transport public ni commerce ouvert.
L’instant idéal pour déclencher une guerre.
Tout au long de la semaine qui précédait, les exercices égyptiens s’étaient multipliés sur la rive occidentale du Canal, et des mouvements de troupes avaient été observés à la frontière syrienne. En dépit de ces signes précurseurs, le gouvernement de Golda Meir jugea une attaque improbable.
En moins d’une demi-heure, plus de deux cents raids aériens déversèrent plus de dix mille obus sur la ligne de défense israélienne dite ligne « Bar-Lev ». Simultanément, les premières équipes antichars entreprirent la traversée du Canal, suivies par des vagues de canots pneumatiques transportant des milliers de soldats. Une heure et quart après le début de l’offensive, la ligne Bar-Lev était pulvérisée.
Il faudra trois jours à l’armée israélienne pour riposter, secondée par un pont aérien établi en toute hâte entre l’État hébreu et les États-Unis.
Ce soutien se révéla décisif. Dès le 11 octobre, la bataille tourna à l’avantage d’Eretz. Emmené par Ariel Sharon – qui avait décidé d’agir de son propre chef –, un bataillon de Tsahal réussit à s’infiltrer à l’ouest du Canal, dans la zone du Déversoir, et à prendre en tenailles la IIIe armée égyptienne.
Quarante-huit heures plus tard, les troupes de Tsahal reprenaient le Golan. Israël triomphait.
Il n’en demeura pas moins que la guerre du Kippour, ou guerre d’Octobre, fut sans doute l’expérience la plus traumatisante que l’État juif ait connue depuis la guerre de 1948. Jamais, de toute son histoire, il n’eut à déplorer autant de pertes : deux mille cinq cent soixante-neuf morts et sept mille cinq cents blessés.
Golda Meir, rongée par sa mauvaise conscience, démissionna et, dans son autobiographie rédigée après son départ à la retraite, elle écrivit : « Pour moi, il n’y a pas de consolation possible. Ni par les explications des uns ni dans la logique, le bon sens et les justifications conscientes et rationnelles avec lesquelles mes collègues tentent de m’apaiser. Les exigences de la logique sont sans intérêt. Ce qui importe, c’est le fait que moi, qui avais l’habitude de prendre des décisions, je ne fus pas capable de prendre la seule qui s’imposait alors, qui était de mobiliser nos forces à temps. C’est ainsi que j’aurais dû agir, et je ne l’ai pas fait. Je vivrai avec cette terrible réalité en moi jusqu’à la fin de mes jours. Je ne serai plus jamais la même qu’avant la guerre du Kippour. »
Ce fut sans doute en repensant à cette guerre que Sadate partit soudain d’un éclat de rire et lança à Sharon :
— Si vous essayez encore une fois de mettre le pied sur la rive orientale, je vous flanquerai en prison !
— Aucune chance que cela se reproduise, répliqua Sharon. À présent, je suis ministre de la Culture !
Et Sadate d’ajouter :
— En vérité, j’aurais pu stopper tout net votre offensive, mais malheureusement vous étiez introuvable !
Et Sharon de répondre :
— C’est donc un plaisir pour moi que de vous accueillir
[2].
Seules les personnes présentes à leurs côtés avaient pu saisir
les propos échangés entre les deux hommes. Les serrements de mains se poursuivirent, et l’on eût juré assister à des retrouvailles entre des amis de longue date.
— Absurde, la guerre, pensa Hicham toujours assis devant son poste de télévision.
Cette scène la rendait plus absurde encore.
*
Beyrouth, camp de Sabra et Chatila, au même moment
Hussein Husseini cracha par terre.
— Ebn el kalb ! Fils de chien ! Il nous trahit ! Il trahit la cause palestinienne ! Il est en train de bafouer notre honneur, l’honneur des Arabes !
— Il ne l’emportera pas au paradis, surenchérit Zeyd. Il va payer de son sang !
La quinzaine de personnes qui les entourait, assises en demi-cercle au pied d’un vieux téléviseur, se lança à son tour dans une série d’imprécations.
— Maudit soit-il ! Maudit soit le traître ! Il agonisera en enfer !
Hussein se leva et arpenta la chambre aux murs couverts de crasse.
— Alors qu’il parade, nous sommes ici en train de crever dans ce camp de merde. Chassés de Palestine par les sionistes, chassés de Jordanie par nos propres frères arabes et demain chassés du Liban par les chrétiens. Le monde entier nous vomit !
Il essuya du revers de la main la sueur qui perlait à son front.
— Aucun d’entre nous ici n’a oublié ce que ces chiens de phalangistes nous ont fait subir ici, il y a deux ans, en tirant à bout partant sur un bus qui transportait vingt-sept de nos frères palestiniens. Tous morts ! Assassinés par ces gens qui se disent chrétiens
[3] ! Il n’y a qu’une seule issue : poursuivre encore et toujours la lutte armée ! Jusqu’à la mort.
— Ce sont les Américains qui sont responsables ! vociféra quelqu’un. Eux qui bafouent les résolutions de l’ONU ! Ils doivent payer ! Et le monde occidental s’est fait leur complice.
Un personnage qui faisait partie du groupe se leva soudain. Livide, poing levé.
— Combattez-les ! Allah, par vos mains, les châtiera, les couvrira d’ignominie, vous donnera la victoire sur eux et guérira les poitrines d’un peuple croyant !
Il enchaîna, les traits transfigurés :
— Combattez ceux qui ne croient ni en Allah ni au Jour dernier, qui n’interdisent pas ce qu’Allah et Son messager ont interdit et qui ne professent pas la religion de la vérité, parmi ceux qui ont reçu le Livre, jusqu’à ce qu’ils versent la capitation par leurs propres mains, après s’être humiliés. Les juifs disent : « Uzayr
[4] est fils d’Allah », et les chrétiens disent : « Le Christ est fils d’Allah. » Telle est leur parole provenant de leurs bouches. Ils imitent le dire des mécréants avant eux. Qu’Allah les anéantisse !
*
Assise à 1 mètre du téléviseur, Majida n’en croyait pas ses yeux non plus.
Elle prit la main de Fawaz et murmura :
— Dis-moi que je rêve…
— Non, habibti, tu ne rêves pas. C’est un cauchemar. Il s’est vendu à l’ennemi.
— Attends, ne le condamne pas encore. Il n’a pas parlé. Le commentateur a annoncé qu’il doit prononcer un discours à la Knesset. Attendons d’écouter ce qu’il va dire.
— Je veux bien. Mais, pour moi, c’est tout entendu.
*
Jérusalem, en fin de soirée
Pas un siège du parlement israélien qui ne fût occupé. Tous les députés, l’ensemble des ministres étaient présents. Tenus en haleine par les propos du président égyptien qui s’exprimait depuis bientôt une heure. Certains passages du discours enthousiasmèrent les Colombes. D’autres soulevèrent la perplexité chez les Vautours. D’autres laissèrent indifférents.
Sadate marqua une pause avant de conclure :
— Je vous dis, en vérité, que la paix ne sera réelle que si elle est fondée sur la justice et non sur l’occupation des terres d’autrui. Il n’est pas admissible que vous demandiez pour vous-mêmes ce que vous refusez aux autres. Franchement, dans l’esprit qui m’a poussé à venir aujourd’hui chez vous, je vous dis : vous devez abandonner une fois pour toutes vos rêves de conquêtes. Vous devez abandonner aussi la croyance que la force est la meilleure façon de traiter avec les Arabes. Vous devez tirer les leçons de l’affrontement entre vous et nous. L’expansion ne vous apportera aucun bénéfice.
Il y a de la terre arabe qu’Israël a occupée et qu’il continue à occuper par la force des armes. Nous insistons sur un retrait complet de ces territoires, y compris la Jérusalem arabe. Jérusalem où je suis venu comme dans une cité de paix, la cité qui a été et qui sera toujours l’incarnation vivante de la coexistence entre les fidèles des trois religions.
Je suis venu ici pour transmettre un message. Et, Dieu m’en est témoin, j’ai transmis le message.
Je répète, avec Zacharie : « Amour, droit et paix. » Du Coran sacré, je tire le verset suivant : « Nous croyons en Dieu, en ce qui nous a été révélé et en ce qui a été révélé à Abraham, à Ismaël, à Isaac, à Jacob et aux tribus et dans les Livres donnés à Moïse, à Jésus et au Prophète par le Seigneur. Nous ne faisons aucune distinction entre eux et nous nous soumettons à la volonté de Dieu. » Que la paix soit avec vous !
Un tonnerre d’applaudissements submergea la Knesset.
Un espoir immense se leva en Occident.
Tandis qu’à Damas, Bagdad, Amman, et dans tout le Moyen-Orient ce fut une journée de deuil. Sa démarche pacifique y était vue comme une trahison. Sadate venait de se placer au ban des nations arabes.
« Que la paix soit avec vous », avait déclaré le président égyptien. Un vœu pieu. Manifestement, seules les colombes durent l’apprécier.
Quatre mois plus tard, début avril 1978, en représailles à un attentat commis par des Palestiniens à Tel-Aviv, l’armée israélienne envahit le Sud-Liban. Nom de code : « Opération Litani ».