Madinet Nasr, banlieue du Caire, 6 octobre 1981
Installé parmi les invités qui occupaient la tribune présidentielle, quelques rangées derrière le Président, Hicham avait du mal à contenir son impatience. Quel ennui mortel que cette parade militaire ! Il jeta un œil sur le cadran de sa montre : 11 h 45. À se demander à quoi rimait cette manifestation ridicule ? Cette commémoration du huitième anniversaire du déclenchement de la guerre d’Octobre n’était en réalité qu’une autocélébration de Sadate, car, malheureusement, lorsque l’on examinait le bilan des dernières années, on ne trouvait guère matière à se réjouir.
Bien sûr, aux termes des fameux accords de Camp David
[1], l’Égypte avait réussi à récupérer son Sinaï et son Canal, mais, en revanche, concernant les autres problèmes pourtant cruciaux, Israël n’avait cédé sur rien. Aux requêtes réitérées d’Anouar el-Sadate et de Jimmy Carter, Menahem Begin avait opposé un triple refus : non à la restitution de la Jérusalem arabe, non à l’évacuation de la Cisjordanie et de Gaza, non à un État palestinien. De quoi alimenter les griefs – déjà sévères – que le monde arabe n’avait eu de cesse de formuler à l’égard du président égyptien. Et même ce Sinaï rendu ne le fut que virtuellement : interdiction à l’Égypte d’y introduire le moindre bataillon, le moindre soldat. La zone demeurerait
ad vitam æternam sous contrôle des Casques bleus. Aux yeux des Arabes, jamais l’accusation de traîtrise ne fut autant méritée.
Plus préoccupant encore, la grogne s’était développée au sein même du peuple égyptien. Que lui avait apporté cette paix ? Rien sinon d’avoir permis à une poignée d’individus de se remplir les poches en un temps record. Le reste de la population continuait de crever dans la poussière et la misère.
L’opposition grondait au point que, quelques jours plus tôt, Sadate s’était vu obligé de la juguler, frappant à droite comme à gauche, destituant le pape copte Shenouda III et arrêtant nasséristes, féministes, professeurs d’université, journalistes, plus d’un millier de responsables confessionnels ou politiques, parmi lesquels le porte-parole de la confrérie des Frères musulmans.
Hicham lorgna sur le Président, tandis que des Phantoms américains se livraient à des acrobaties aériennes.
Debout au premier rang, entouré de dignitaires religieux et de militaires, parmi lesquels le vice-Président, Hosni Moubarak, l’homme semblait d’excellente humeur, arborant le grand cordon de l’ordre de la Justice qu’il avait fondé.
À présent, des camions bâchés commençaient à défiler. Spectacle monotone, classique, à l’exemple de toutes les manifestations militaires.
Hicham soupira et scruta à nouveau sa montre : midi. Il réprima un bâillement et reporta son attention sur le spectacle.
L’un des véhicules s’était écarté.
Bizarre, se dit Hicham. Et voilà qu’à présent il venait s’immobiliser à quelques mètres de la tribune présidentielle.
La suite des événements s’enchaîna à une vitesse folle.
Un homme en treillis bondit hors du camion, lança deux grenades en direction des spectateurs, et une détonation claqua. Un autre surgit à son tour, armé d’un fusil-mitrailleur. Il prit position et tira en visant Sadate. Une première salve, puis une seconde. Le brigadier Ahmed Sarhan, de la Garde présidentielle, cria au Président de s’accroupir. Trop tard, il s’était déjà écroulé sur son siège. Presque aussitôt, deux militaires, jaillis d’on ne sait où, s’élancèrent à leur tour à l’assaut, tandis que deux autres les couvraient en arrosant de balles les extrémités des gradins.
Hicham, frappé de stupeur, avait du mal à assimiler la scène qui était en train de se dérouler sous ses yeux. Lorsque la balle le toucha, il demeura debout quelques instants, vacillant, observant, incrédule, la fleur rouge qui déployait ses pétales sur son thorax.
Je vais mourir ici ? fut sa dernière pensée.
En contrebas, la Garde présidentielle s’était enfin décidée à répliquer, blessant deux assaillants, mais se révélant incapable d’atteindre un troisième qui, indemne, eut le temps de vider son chargeur sur la dépouille de Sadate.
Geste inutile : la première balle avait été fatale.
On compta sept morts et vingt-huit blessés.
L’hélicoptère à bord duquel on transporta le Président décolla à 12 h 40 en direction de l’hôpital militaire de Meadi. Anouar el-Sadate y fut admis en état de coma profond. À 14 h 40, vingt et un médecins signèrent son certificat de décès.
Le soir même, on apprit qu’une fatwa approuvant l’assassinat avait été émise par un imam du nom d’Omar Abd el-Rahman
[2].
*
Fawaz raccrocha le combiné et resta bouche bée.
— Alors ? s’inquiéta Majida. Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
— Attends, je dois m’asseoir.
Il se laissa tomber dans le fauteuil le plus proche, le cœur battant la chamade.
Qu’est-ce qui avait pu pousser son épouse à le contraindre à téléphoner à ce notaire quinze ans plus tard ? Il avait fallu qu’elle tombe sur ce télégramme oublié dans un tiroir du bureau qui annonçait la mort de Dounia et s’achevait par : appelez urgent Odéon 12-54 – stop – Jérôme Billard notaire.
Allah était vraiment tout-puissant qui avait accordé aux femmes ce don que l’on appelle l’instinct.
— Alors ? Réponds-moi ! Tu ne vois pas que je brûle ?
— Ce monsieur a été stupéfait de m’entendre, c’est le moins qu’on puisse dire. Il avait cru que Dounia lui avait communiqué une mauvaise adresse et désespérait de ne pouvoir nous joindre. Quinze ans, tu t’imagines ? Encore heureux qu’il fut encore de ce monde et…
— Épargne-moi les détails, je t’en prie…
Fawaz fixa sa femme et annonça :
— Dounia m’a nommé son légataire universel.
— Quoi ?
— Elle nous laisse son appartement de l’avenue de Breteuil, et une somme en espèces…
— Oui ?
— Je ne me souviens plus du montant exact, mais il avoisine les 2 millions de francs.
Majida poussa un hurlement de joie.
— C’est une véritable fortune !
— Attends ! Le notaire a ajouté que cette somme, qui est restée bloquée toutes ces années sur un compte, a produit des intérêts, apparemment non négligeables.
— Nous sommes sauvés, ya rabbi ! Mon Dieu, merci ! Nous sommes sauvés ! Nous pouvons enfin quitter cet enfer et ce fou qui nous gouverne ! Merci, merci…
Elle se jeta au cou de son mari et le serra à l’étouffer.
L’enfer, pensa Fawaz. L’enfer était encore bien peu de choses en comparaison avec ce que vivait l’Irak depuis le début de cette guerre effroyable qui, selon les prédictions de Saddam, devait durer une semaine. Qadissiya ! Le Vietnam eût été un terme plus approprié. De toute façon, à Qadissiya, les Iraniens n’avaient pas mis longtemps à opposer une autre expression symbolique : Karbala
[3].
Dans les premiers jours, on aurait pu croire que l’homme de Tikrit ne s’était pas trompé. D’autant qu’il avait eu la bénédiction des États-Unis et de la plupart des gouvernements européens inquiets devant la montée de l’islamisme. La bénédiction aussi de l’URSS, enlisée depuis trois ans en Afghanistan et confrontée à une résistance encouragée par Téhéran. Et, enfin, l’approbation inconditionnelle des monarchies arabes du Golfe qui avaient toujours considéré les Iraniens comme des ennemis traditionnels. À toutes ces manifestations de sympathie était venu s’ajouter – dans l’ombre – le soutien d’Israël. Pour l’État hébreu, Khomeyni figurait le diable. Finalement, tout le monde y trouvait son compte, les marchands d’armes en premier.
Fawaz avait calculé que, depuis son entrée en guerre, l’Irak était devenu le premier importateur de matériel militaire au monde avec l’Union soviétique comme pourvoyeur principal, mais aussi les Allemands, qui fournissaient la technologie militaire permettant d’allonger la portée des missiles balistiques SCUD afin qu’ils puissent atteindre Téhéran ; des entreprises italiennes fabricantes de mines terrestres ; d’autres, yougoslaves et britanniques ; sans oublier le Chili ; les États-Unis qui, via Israël, déversaient sur le sol irakien des missiles antichars BGM-71 TOW
[4], et Israël, qui livrait elle-même profusion d’armes légères
[5] ; enfin, des entreprises françaises, pourvoyeuses, entre autres, d’obus d’artillerie. L’ensemble des transactions représentait un pactole d’environ 30 milliards de dollars. Ce qui n’empêcha pas l’État hébreu – mettant à profit le désordre ambiant – de déclencher dans l’après-midi du 17 juin 1980 un raid aérien sur le réacteur nucléaire irakien en cours de construction, situé à Osirak. Lorsque les F-16 Falcon firent demi-tour, il n’en restait plus qu’un tapis de cendres
[6].
Dans les premières semaines qui avaient suivi l’attaque, Fawaz s’était dit que l’homme de Tikrit était en passe de gagner son pari. N’avait-on pas vu les villes de Kasr el-Chirine, Mehran, Khorramchar et Abadan tomber les unes après les autres ? Fin novembre 1980, les armées irakiennes avaient atteint l’essentiel de leurs objectifs. Seulement, c’était sans compter avec la faculté que possédait l’imam de Qom de transcender les foules et la propension au martyre de la communauté chiite. Sous la harangue du « Guide de la révolution », ce n’était plus une armée qui se battait, mais des fous de Dieu. Et l’on n’hésita pas à envoyer des enfants de moins de seize ans dans la fournaise au cri de
Allahou Akbar ! Dieu est grand. La plupart de ces petits martyrs endoctrinés étaient issus de familles parmi les plus pauvres de la société iranienne, aux parents desquels on avait promis une rente substantielle si leur enfant tombait au champ d’honneur. Et ils tombaient
[7].
Aujourd’hui, deux ans après le déclenchement des hostilités, le bras de fer entre les deux armées se poursuivait toujours.
— Nous allons partir, murmura Fawaz. Plus d’hésitation. Je vais t’aider à préparer les valises.
*
Le Caire, 18 octobre 1981
La chambre était blanche.
Les rideaux aussi.
Un silence pesant enveloppait la pièce, à peine brisé par les signaux sonores et réguliers du moniteur cardiaque.
À cinquante-trois ans, Chahida n’avait rien perdu de son éclat, mais, à cet instant précis, la lumière de ses traits paraissait éteinte, et des cernes creusaient son regard.
Voilà bien vingt minutes qu’elle contemplait, songeuse, la courbe verte sur fond noir qui dansait sur l’écran de contrôle, rappelant que le patient vivait toujours.
Elle reporta son attention sur le visage fatigué de Hicham et vit qu’il se crispait.
Elle bondit alors sur la sonnette.
Quelques minutes plus tard, une infirmière apparut.
— Il souffre, déclara Chahida. Faites quelque chose !
— Il est déjà sous morphine, madame. Augmenter la dose serait dangereux.
— J’en ai rien à foutre. Je vous dis qu’il souffre !
— Madame…
— Appelez un médecin !
L’infirmière quitta la pièce d’un air résigné.
— Ya rohti, mon âme, est-ce que tu m’entends ?
Hicham esquissa un mouvement des lèvres qui ressemblait à un sourire.
— Oui, je t’entends et je te vois.
— Un médecin va arriver. On va te donner un calmant.
— Tu n’as pas été polie avec l’infirmière…
Elle sourit.
— On ne se change pas à cinquante ans. Depuis le temps, tu aurais dû le savoir, non ? Mais j’ai fait des progrès, je te jure. Je ne dis plus connard, ni bordel, ni va te faire foutre.
Il voulut répondre, mais son corps se contracta sous l’effet de la douleur.
Chahida se leva, prête à aller vers la porte, mais la main de Hicham s’agrippa à un pan de sa robe.
— Non… haleta-t-il. Reste.
Elle se rassit.
— Ne t’inquiète pas. La douleur est passée.
Il l’observa un moment.
— Je n’en reviens toujours pas. Toi, ici ? Par quel miracle ?
— Je te l’ai dit. J’assistais au défilé devant mon téléviseur, et à un moment donné la caméra a balayé la tribune présidentielle. Je t’ai vu et tout de suite reconnu. Ensuite… les coups de feu.
— J’aurais pu être indemne.
— Oui, je sais. Mais quelque chose me cria le contraire. Un sixième sens, ou, alors, peut-être l’amour.
— Tu m’aurais donc aimé tout ce temps ?
— Je n’en sais rien. Confusément, peut-être. À mon insu.
Elle demanda :
— Et toi ?
Il réussit à sourire.
— Confusément, sans doute. À mon insu.
La porte s’ouvrit. Un médecin entra dans la pièce.
— Ça ne va pas, monsieur Loutfi ?
— Pas terrible.
— La douleur persiste ?
Il fit oui.
Le médecin jeta un coup d’œil sur le moniteur et s’adressa à Chahida.
— Il est à 5 milligrammes de morphine toutes les deux heures. Mais nous pouvons augmenter la dose.
Il se pencha sur la pompe reliée au bras de Hicham et modifia le débit.
— Il faut vous reposer, monsieur Loutfi. Vous revenez de loin. Une balle de ce calibre en plein poumon, vous avez eu de la chance.
— J’avais un ange gardien.
Il désigna Chahida du menton.
— À présent j’en ai deux.
— N’hésitez pas à sonner si vous ne vous sentez pas mieux. Nous augmenterons encore les doses.
Le médecin fit un signe amical et se retira.
— Je hais les docteurs, et je hais les hôpitaux, grommela Chahida.
— Tu parles comme mon père. Lui aussi n’appréciait pas trop. Depuis que ma mère l’a rejoint, il doit se sentir moins seul là-haut.
Il ajouta dans la foulée :
— Drôle d’histoire, nous deux…
— Belle tout de même, tu ne crois pas ?
— Sans aucun doute.
— Tu crois que j’ai merdé ?
— On merde tous quand c’est trop fusionnel.
— Alors, où est la solution ? Vivre tièdement ? Sans passion ?
— Si seulement j’avais la réponse…
Il demanda, comme si l’idée venait de lui traverser l’esprit :
— Tu m’as beaucoup trompé ?
— Trompé ? Nous étions séparés, que je sache.
— D’accord. Je corrige… As-tu fait beaucoup de conquêtes ? Je ne t’imagine pas vivre hors d’un contexte amoureux.
— Parce que tu me connais mal.
Elle avoua aussitôt en souriant :
— Je ne suis tombée que sur des cons.
— Tant mieux.
— Et de ton côté ?
— L’ascétisme absolu.
— Je ne te crois pas.
— Parce que tu me connais mal.
Il changea de sujet.
— Je te félicite pour ton flair… Il a fait un beau parcours, ton ami Assad.
Chahida répondit, sans enthousiasme.
— En quelque sorte, oui. Mais je n’apprécie pas plus les dictateurs que les médecins. À peine au pouvoir, les hommes politiques deviennent fous. De toute façon, j’ai fait mon deuil de la politique.
Il secoua la tête, très las tout à coup.
— Nous sommes tous plus ou moins fous. Nous…
Il porta la main à sa poitrine.
Chahida s’affola :
— Hicham ?
Il ouvrit la bouche pour répondre, mais ne put formuler aucun son. Sa figure était à nouveau déformée par la souffrance. Il cherchait son souffle.
Elle appuya sur la sonnette et fonça vers la porte.
— Vite ! Au secours ! Un médecin !
Elle retourna vers le lit, prit la main de Hicham et la porta contre sa poitrine.
— Mon amour, je suis là. Respire calmement. Respire…
Il ne réagit pas. L’avait-il entendue ?
Ses lèvres remuèrent. Il essayait de lui dire quelque chose. Alors elle posa son oreille contre son visage.
Il chuchota d’une voix sourde, presque inintelligible :
— Je t’aime… encore.
Ses doigts se recroquevillèrent.
Les signaux sonores émis par le moniteur cardiaque s’affolaient. Maintenant on eût dit qu’ils se livraient à une sarabande. Puis, à la série de bips de plus en plus faibles, succéda le silence, et sur l’écran s’afficha une ligne horizontale, désespérément plate.