Beyrouth, 15 septembre 1982
Depuis le 6 juin 1982, soixante mille soldats de Tsahal avaient franchi la frontière libanaise.
L’opération « Paix pour la Galilée », tant rêvée par Menahem Begin, fut conçue et orchestrée par le général Ariel Sharon, ministre de la Défense. Le motif officiel déclaré était de neutraliser les batteries de l’OLP qui pilonnaient de manière sporadique le nord d’Israël. Plus vraisemblablement, il s’agissait d’une véritable invasion du Liban. En quelques jours, Tsahal balaya l’armée nationale et détruisit les bases de missiles soviétiques installées par les Syriens à l’est du pays.
Le 1er août, l’assaut fut donné à la capitale, avec l’appui de l’aviation et des chars. Déloger à tout prix l’OLP des camps palestiniens installés à Beyrouth-Ouest, la partie musulmane de la ville, tel était le véritable but poursuivi par Sharon. Incapables de s’opposer au rouleau compresseur qui les menaçait, l’OLP et ses quelque quinze mille combattants repartirent pour un nouvel exil. Le 1er septembre, ses dirigeants, Yasser Arafat en tête, se replièrent sur Tunis.
Ce même jour, Ronald Reagan publia le plan de paix concocté par la Maison Blanche. Il disait en substance ceci :
« L’évacuation des Palestiniens de Beyrouth rend plus dramatique encore l’absence de foyer dont souffre ce peuple […]. L’accord de Camp David reconnaît ce fait en évoquant les droits légitimes du peuple palestinien et sa juste revendication. Les États-Unis ne soutiendront pas la réquisition de terres supplémentaires en vue de la construction de nouvelles colonies durant la période transitoire de l’autonomie palestinienne. L’adoption immédiate d’un gel des implantations par Israël, plus que toute autre action, restaurera la confiance nécessaire à l’élargissement des pourparlers. De nouvelles colonies ne sont en aucun cas nécessaires à la sécurité d’Israël et ne feraient que réduire la confiance des Arabes dans l’issue des pourparlers. [...] La paix ne peut être assurée ni par la formation d’un État palestinien indépendant ni par l’instauration de la souveraineté israélienne ou le contrôle permanent de la Cisjordanie et de Gaza par Israël. Le résultat final doit être déterminé par la négociation. »
En prenant connaissance de ce texte, Menahem Begin piqua une colère monstre et répondit au président des États-Unis : « La Cisjordanie, comme certains l’appellent, n’est autre que la Judée et la Samarie, et cette vérité historique est immuable… » Il précisa qu’il n’entendait aucunement renoncer à ce qui était, pour lui, la terre d’Israël. Pas question non plus d’interrompre le développement et la construction de nouvelles implantations.
Le 23 août 1982, le parlement libanais porta à la présidence de la République Bachir Gemayel, le chef des Phalanges. Celui-ci n’eut d’autre solution que de reconnaître la victoire israélienne et d’accepter un traité – honni par la Syrie – qui fit des chrétiens libanais les protégés de l’État hébreu. On imagina alors que ce serait la fin de sept ans de guerre civile et d’horreurs. C’était sans compter avec la résurgence d’un nouveau mouvement : le Hezbollah, ou parti de Dieu, créé au cours du mois de juin précisément en réaction à l’invasion du Liban. L’un de ses fondateurs était à peine âgé de vingt-deux ans. Son nom : Hassan Nasrallah.
Le 14 septembre 1982, soit trois semaines après son élection, le président Gemayel fut assassiné par un membre du Parti social nationaliste syrien, sans avoir eu le temps de prêter serment. Sa mort remit aussitôt en question l’équilibre des forces. Craignant que la situation n’échappe à leur contrôle, les dirigeants israéliens décidèrent de rompre le cessez-le-feu, et Tsahal s’engouffra dans Beyrouth-Ouest, violant du même coup tous les engagements pris auprès de l’OLP par l’envoyé américain Philip Habib.
En effet, en échange du départ d’Arafat et de ses quinze mille combattants, le représentant de Ronald Reagan avait obtenu l’assurance du Premier ministre israélien que ses soldats n’entreraient pas dans Beyrouth-Ouest et ne s’attaqueraient pas aux Palestiniens des camps ; l’assurance aussi du futur président libanais, Bachir Gemayel, que les phalangistes ne bougeraient pas ; l’assurance, enfin, du Pentagone que les marines seraient les garants ultimes de ces engagements. Fort de ces promesses, M. Habib s’était engagé par écrit sur la sécurité des civils.
Lettre morte.
*
Beyrouth, 16 septembre, 17 h 55, camp de Sabra et Chatila
Hussein alluma une Marlboro et la tendit à Zeyd.
— Tiens. Il ne t’en reste plus.
— Partageons. Demain je me faufilerai pour en acheter.
— Tu es malade !
Il pointa son doigt vers la sortie du camp.
— Les Israéliens se feront un plaisir de t’abattre.
— Mourir ici ou là ? Quelle différence, puisque, tôt ou tard, nous allons tous crever.
— Arrête, Zeyd ! Tu nous fais une crise de déprime ou quoi ?
— Pas du tout !
Il ricana :
— Vois où nous sommes réduits ! D’un côté les Phalanges, de l’autre les chars sionistes ! Et pour nous défendre ?
Il souleva sa kalachnikov.
— Ça ! oui, je déprime !
— Trêves de conneries ! Dis-moi plutôt… tu ne juges pas étrange que les soldats israéliens n’aient pas tenté d’investir le camp ?
— Pourquoi le feraient-ils ? Ils attendent que nous mourions de faim. C’est plus long, mais au moins ils ne risqueront pas une vie.
— Je trouve quand même ça bizarre. Ils sont là, à quelques mètres, et ne bougent pas. Vraiment bizarre.
Hussein n’aurait pu imaginer que Tsahal s’était interdit de pénétrer dans les camps palestiniens : dans le plus grand secret, à la suite d’une rencontre qui avait eu lieu entre Gemayel et Sharon, quelques jours auparavant, cette tâche avait été réservée aux Forces libanaises et à leurs milices phalangistes
[1].
*
Élie Hobeïka, le chef des miliciens, surgit sur le toit du poste de commandement israélien. Le général Amos Yaron le salua.
— Êtes-vous prêts ? s’informa-t-il.
— Absolument.
— Combien êtes-vous ?
— Cent cinquante. Vous avez bien le feu vert de Sharon ? s’assura Hobeïka.
— Évidemment.
— Il est rentré en Israël ?
— Oui, ainsi que le général Eytan. Je vous rappelle qu’aucun tort ne doit être fait aux civils. Votre mission est uniquement de neutraliser les hommes armés. C’est la condition sine qua non. C’est bien clair ?
— Parfaitement.
— Il me faut votre parole !
— Puisque je vous le dis, répliqua le chef des Phalanges avec humeur.
Et il enchaîna :
— Nous vous demandons de tirer des fusées éclairantes pour faciliter notre progression dans le camp.
— C’est prévu.
— J’aurais aussi besoin d’utiliser votre téléphone de campagne pour transmettre mes ordres.
— Il est à vous. Foncez ! Goodluck !
*
D’abord Hussein et Zeyd crurent que les coups de feu provenaient de l’extérieur du camp. Mais, très vite, ils comprirent qu’ils se trompaient. On tirait à quelques mètres de leur mansarde. Ils se jetèrent sur leurs armes et foncèrent au-dehors.
— Les Israéliens attaquent ! cria une voix de femme.
— Où voit-elle des Israéliens ? grommela Hussein.
Tout à coup, ils aperçurent des miliciens à l’extrémité de la ruelle.
— Ce sont les phalangistes ! se récria Zeyd. Vite, filons !
Ils firent demi-tour à toute allure et regagnèrent la pièce qu’ils venaient de quitter, se barricadèrent, déterminés à livrer combat. Trop tard. Mitraillettes au poing, une dizaine de miliciens avaient déjà pris position. En quelques secondes, un déluge de feu s’abattit sur les deux hommes. Ils n’eurent même pas le temps d’utiliser leurs armes. Le corps éclaté, Zeyd s’écroula sur son ami. Celui-ci n’avait plus d’yeux, plus de bouche, son visage était devenu une boule gélatineuse, hideuse.
Là-bas, du haut du poste de commandement, le général Yaron constata que les tirs palestiniens, jusque-là dirigés contre les forces israéliennes, visaient désormais les combattants chrétiens qui avaient commencé leur progression dans Sabra et Chatila. Rien de plus. De là où il était situé, même avec des jumelles, il lui était impossible de discerner le carnage qui était en train de se dérouler dans le camp.
Il ne voyait pas les piles de corps qui commençaient à joncher les rues poussiéreuses.
Il ne voayit pas, dans le quartier d’Orsal, les femmes et les enfants forcés d’enjamber les morts pour trouver le salut.
Ni les femmes éventrées.
Ni ce gamin défiguré par les coups de crosse.
Ni ces jeunes filles, poings liés.
Ni les restes d’un bébé incrustés dans les chenilles d’un char.
Ceux qui étaient parvenus à s’échapper vers un hôpital furent rattrapés. Comment reconnaître un civil d’un combattant ? Un milicien ordonna aux hommes de ramper. Ceux qui rampaient le mieux ne pouvaient être que des combattants. Ils furent abattus sur-le-champ.
À l’aube, une nouvelle vague de phalangistes s’engouffra par les entrées sud et ouest. Cette fois, les hommes étaient munis de Jeep, de camions et de bulldozers. Destructions et dévastations s’enchaînèrent. L’unité commandée par Élie Hobeïka en personne s’infiltra à travers le lacis des ruelles et se lança dans une véritable chasse à l’homme. On tirait à bout portant sur tout ce qui bougeait. Une femme eut les seins découpés avant d’être achevée à coups de couteau.
Un caméraman de la télévision danoise vit passer des camions bondés de civils roulant vers une destination inconnue ; parmi eux de nombreux enfants.
Le général Amos Yaron appela alors depuis son QG le général Amir Drori.
— Amir, des rumeurs circulent qui font état d’actions anormales. Que fait-on ?
— Appelle immédiatement l’officier de liaison phalangiste, « Jessy », et demande des explications.
Yaron s’exécuta.
Le dénommé « Jessy » répondit : « Il semble que certains de nos chefs ont perdu le contrôle de leurs hommes. »
Yaron raccrocha.
Lorsqu’il exigera enfin de Hobeïka
[2] qu’il retire ses miliciens. Il sera 8 heures du matin.
Le massacre avait fait plus d’un millier de victimes
[3].
Dès les faits connus, l’émotion fut immense dans le monde et en Israël. Si Menahem Begin dénonça « la conspiration sanguinaire menée contre l’État juif et son gouvernement » et refusa toute commission d’enquête, quatre cent mille personnes manifestèrent en sens contraire, le 25 septembre, à Tel Aviv. Elles obtinrent gain de cause, et, le 28, la commission Kahane fut chargée de faire toute la vérité sur les événements.
Ses conclusions levèrent le voile sur une partie du déroulement des opérations et dégagèrent « un certain degré de responsabilité » de Menahem Begin. En revanche, elles suggérèrent le limogeage du ministre de la Défense, Ariel Sharon, lui imputant la « responsabilité de n’avoir pas ordonné que les mesures adéquates soient prises pour empêcher d’éventuels massacres », et mirent en cause plusieurs responsables militaires, dont Raphaël Eytan, le chef d’état-major.
À Jérusalem, en apprenant la nouvelle, Joumana pleura et décida de porter le deuil.
Avram ne fit qu’une seule constatation. Elle était amère :
— On nous reproche d’être les bourreaux de ce peuple, mais les Arabes ont aujourd’hui bien plus de sang palestinien sur les mains qu’Israël n’en aura sans doute jamais…