Quelque part en Méditerranée, 7 octobre 1985, 13 h 05
Le navire s’éloignait des côtes égyptiennes et filait vers le port israélien d’Ashdod, ultime escale avant son retour à Gênes. De Naples à Alexandrie, la croisière avait été sans histoire, le temps, sublime. Nul doute que les cinq cents passagers, des Italiens pour la plupart, et des retraités, en garderaient un magnifique souvenir.
Seymour et Viola venaient tout juste de finir de déjeuner lorsque retentirent les premiers coups de feu. Ils n’eurent pas le temps de s’interroger sur leur origine. Trois jeunes gens armés avaient fait irruption dans la salle à manger. Hirsutes, l’air exalté, ils se mirent à tirer par-dessus la tête des passagers en criant des ordres confus dans un mélange d’arabe et d’anglais.
Viola poussa un cri de terreur.
Son mari la saisit par le bras et la força à se jeter à terre.
Sophia Kubacki, prise de panique, essaya de s’enfuir par l’une des portes qui ouvraient sur le pont, mais elle fut immédiatement stoppée par un quatrième homme qui la repoussa violemment en arrière. Une autre femme, Anna Hoeranter, autrichienne, fit la même tentative et subit le même sort.
—
Don’t move ! vociféra l’un des terroristes.
Lay down[1] !Les passagers obéirent, pétrifiés.
Au même instant, vers le gaillard d’avant, un marin, visage décomposé, faisait irruption dans le poste de commandement où se trouvait le capitaine Gerardo da Rosa.
— Des terroristes ! Dans la salle à manger ! Ils tiennent les passagers en otage. Ils sont quatre ! Ils menacent de tuer tout le monde.
Après quelques secondes de stupeur, da Rosa fonça.
À peine eut-il franchi le seuil de la salle à manger qu’il se retrouva avec le canon d’un revolver plaqué sur le front. Celui qui le menaçait lui ordonna de le mener immédiatement au poste de commandement.
Une fois là-haut, il aboya :
— Direction Tartus !
— C’est un port syrien, fit observer le capitaine.
— Tartus !
Gerardo da Rosa transmit les instructions. L’Achille Lauro vira au nord-est.
— Puis-je savoir qui vous êtes et ce que vous voulez ?
— Nous appartenons au FLP !
— Le FLP… ?
À moins d’être au fait de la pléthore d’organisations terroristes qui fleurissaient régulièrement, da Rosa ne pouvait savoir que ces trois lettres figuraient le Front de libération de la Palestine, un mouvement paramilitaire fondé quelque trente années auparavant par un dénommé Ahmed Jibril, lui-même secondé par un Palestinien qui se faisait appeler Abou Abbas
[2].
— Quelles sont vos demandes ?
— Que les Israéliens libèrent cinquante de nos frères qui sont détenus dans leurs prisons !
— Vous êtes conscients, j’imagine, que mes passagers sont…
— Shut up !
Le capitaine serra les dents.
Que Dieu nous garde, songea-t-il.
Il faillit se signer, mais se retint, in extremis.
Une question le taraudait qu’il n’osa évidemment pas poser : combien de terroristes précisément se trouvaient à bord ? Certainement, bien plus que quatre. Sinon, jamais ils n’auraient jamais pris le risque de s’attaquer à quatre cent cinquante passagers et deux cents membres d’équipage. Où étaient donc les autres
[3] ?
Six heures plus tard, ils étaient en vue de Tartus. Le Palestinien entra aussitôt en contact avec les autorités syriennes, leur décrivit la situation et exigea d’accoster.
— Autorisation refusée ! lui répliqua sèchement un militaire.
— Vous devez nous accueillir ! Nous sommes arabes, des révolutionnaires !
— Autorisation refusée !
— Nous abattrons les otages !
— Quittez les eaux syriennes immédiatement ! Ou la marine interviendra.
Youssef el-Molki, c’était le nom du terroriste, venait d’être rejoint par l’un de ses camarades : Bassam el-Asker.
— Ils refusent ! annonça-t-il, lèvres tremblantes.
L’autre s’empara du micro et réitéra la menace proférée par son compagnon :
— Nous n’hésiterons pas à les tuer tous, si vous ne cédez pas !
La voix laconique, mais ferme, de son interlocuteur résonna dans le haut-parleur :
— Demi-tour, immédiatement !
Les deux Palestiniens échangèrent un regard éperdu.
— Que fait-on ? questionna El-Molki.
L’autre réfléchit quelques secondes.
— Ils ne nous prennent pas au sérieux. Eh bien, nous allons leur prouver qu’ils ont tort !
Il retourna dans la salle à manger et commanda à ses deux autres compagnons :
— Vérifiez les identités ! Trouvez-moi un Juif !
Un frémissement d’horreur parcourut les visages des passagers. Au bout de quelques minutes, une voix claqua :
— J’en ai un !
L’homme brandit le passeport et lut :
— Leon Klinghoffer ! C’est bien juif, ça !
Il était effectivement juif, américain et il avait soixante-neuf ans.
Au bord de l’évanouissement, Sophia Kubacki chuchota à sa voisine :
— Ce n’est pas possible, pas lui…
Leon Klinghoffer était dans un fauteuil roulant.
Bassam el-Asker fit signe à l’un de ses acolytes :
— Viens ! Aide-moi !
— Ce n’est pas possible, balbutia à nouveau Sophia.
Sous l’œil horrifié des passagers, les deux Palestiniens poussèrent le fauteuil jusqu’à l’extérieur. Une fois sur le pont, ils placèrent Klinghoffer bien en vue, de manière qu’il soit clairement visible par les autorités portuaires.
El-Molki, qui à aucun moment n’avait lâché son arme, la pointa sur la nuque de Klinghoffer.
Alors, ce dernier leva les yeux vers le ciel et récita : « Chmâ, Israël, Adonaï Elohenou, Adonaï Ehad. » Écoute Israël, l’Éternel notre Dieu, l’Éternel est un.
La détonation claqua, fit s’envoler un essaim de mouettes, alors qu’un jet de sang éclaboussait le pantalon du terroriste. Il pesta, rangea son arme, et jeta un coup d’œil autour de lui.
— On va le balancer !
Les deux hommes soulevèrent le cadavre et le jetèrent par-dessus bord.
— Et son fauteuil, aussi ! reprit le Palestinien. Il va en avoir sûrement besoin en enfer !
*
Jérusalem, 13 octobre 1985
Installé devant son poste de télévision, Samuel Bronstein avait du mal à cacher sa fureur. Il se récria :
— Le président du Conseil italien est un lâche !
Il scanda :
— Un lâche !
Avi Fraenkel confirma.
— Il s’est déculotté devant les Palestiniens. C’est une infamie !
Irina, qui venait de les rejoindre dans le salon, demanda :
— Pourriez-vous me dire ce qui s’est passé ?
Fraenkel expliqua :
— Face au refus persistant des Syriens, le chef des terroristes, cet Abou Abbas, leur a ordonné de se diriger vers l’Égypte. Une fois à Port-Saïd, il leur a assuré une voie de sortie diplomatique, garantie par l’OLP d’Arafat, mais aussi par le gouvernement italien, à condition – aurait-il précisé – qu’il n’y ait pas eu de victimes à bord.
— Et Klinghoffer ? se récria Irina. Ce n’était pas une victime ?
— Bien sûr. Mais les terroristes se sont bien gardés de révéler qu’ils l’avaient assassiné.
Ce fut Samuel qui poursuivit :
— En dépit des protestations des Américains, un sauf-conduit a été signé par l’ambassadeur italien en Égypte, les otages furent libérés, et les terroristes autorisés à s’envoler à bord d’un Boeing en partance pour la Tunisie.
Irina fit des yeux ronds.
— En toute impunité ?
— Attends, ce n’est pas fini, rétorqua son mari. À peine les otages libérés, le président du Conseil italien, Bettino Craxi, est entré contact avec le commandant du bateau, da Rosa, lequel l’a immédiatement informé de l’assassinat de Klinghoffer. L’ambassadeur américain en Égypte, prévenu à son tour, exigea du gouvernement égyptien qu’il retienne les pirates. C’était trop tard. L’avion avait déjà décollé.
Il marqua une pause, et poursuivit :
— C’est là que l’affaire devient encore plus affligeante. Mis au courant des événements, Ronald Reagan a donné l’ordre à l’aviation américaine d’intercepter l’appareil. Deux chasseurs ont alors décollé d’un porte-avions qui croisait en Méditerranée et, après avoir repéré le Boeing, l’ont contraint à atterrir sur une base américaine en Sicile.
— La base de Sigonella, précisa Fraenkel. Et, dès cet instant, nous tombons en pleine commedia dell’arte ! Une vraie bouffonnerie ! Une honte !
Irina sourcilla.
— On a peine à y croire, observa Samuel et pourtant, imagine : à peine l’avion immobilisé sur la piste, il est entouré par des soldats de la vigilance aéronautique italienne. Presque immédiatement, ceux-ci sont encerclés par des militaires américains qui réclament qu’on leur livre les terroristes. Refus catégorique des Italiens. Arrive alors une colonne de carabiniers qui encerclent à leur tour les Américains, obéissant ainsi aux ordres de Craxi et du président de la République. On est à deux doigts de l’affrontement. Furieux, Reagan appelle le président du Conseil et le somme de lui remettre les terroristes. Craxi s’y oppose. Pour lui, la situation est sans équivoque : le crime a été commis sur un territoire italien – l’Achille Lauro –, c’est donc à l’Italie de statuer. Reagan a été obligé de céder.
Irina, assommée, se laissa choir dans un fauteuil.
— Et à présent ? où sont les terroristes.
— En prison en Italie. Mais leur chef, Abbas, est en liberté. Le gouvernement italien a estimé qu’il n’était aucunement responsable de détournement
[4].
Fraenkel se leva. On le sentait à bout de nerfs.
— Et c’est avec des individus de la sorte qu’on nous demande de négocier ? Nous devrions nous asseoir à la même table que ces êtres sanguinaires, sans foi ni loi ? C’est nous que l’on montre du doigt ? Nous, que l’opinion condamne ?
Il se tut, fixa un point invisible et conclut avec amertume :
— Vous voulez que je vous dise ? J’ai la nausée…
*
Quelque part en Afghanistan, 8 janvier 1986
Fadel Loutfi remonta le col de son manteau et examina la maison.
Modeste, en pisé, elle n’était cossue que par ses dimensions ; elle comportait, en effet, deux étages, contre un seul pour la plupart des autres. On était bien loin des luxueuses demeures victoriennes, plus loin encore de l’hôtel particulier qu’il occupait depuis trente ans dans le quartier de Belgravia. Depuis qu’il avait épousé Lila Tarabzian, la sœur bien-aimée de lady Foster Westgate. Et, surtout, depuis qu’il avait décidé de fuir l’Égypte, tel un enfant honteux, et de s’exiler pour l’Angleterre, abandonnant sa famille.
Son cœur se serra. Aujourd’hui ils étaient tous morts. Son père Taymour, sa mère Nour, et tout récemment Hicham, son frère abattu stupidement par une balle perdue.
Il se tourna vers le jeune homme au visage tanné qui l’accompagnait.
— C’est ici ?
Le garçon fit oui et toqua à la porte.
Un judas s’ouvrit, et un œil s’y encastra.
— Sayed, dit le jeune homme.
Des ferrures cliquetèrent. Un individu armé conduisit le visiteur vers la grande pièce centrale où cinq hommes, accroupis sur deux épaisseurs de tapis, sirotaient un thé noir. Une forte odeur de bois aromatique flottait dans la pièce, chauffée par des braseros. Engoncé dans son costume trois pièces sorti tout droit de chez son tailleur de Savile Row, Fadel se sentit ridicule devant ce groupe vêtu de
sharwal et de
dhôtis[5], gilet long, turban, les pieds dans des sandales éculées.
— Sois le bienvenu, mon frère, déclara une voix. Viens, approche-toi.
Fadel reconnut aussitôt celui à qui il devait d’être reçu : Ayman el-Zawahiri. Un médecin égyptien qui, quelques années auparavant, avait intégré le Djihad islamique égyptien, un groupe radical qui puisait son inspiration dans ce fameux mouvement né au Caire dans les années 1960 : Takfir wal Hijra, Excommunication et exode.
Ayman se leva pour donner l’accolade à Fadel, puis, le prenant par la main, il le conduisit vers un personnage, âgé d’une trentaine d’années, le crâne couvert d’un turban blanc, le corps drapé dans un manteau brun sombre. À ses côtés était posé un fusil-mitrailleur. Il avait un visage long et pensif.
— Je te présente maître Oussama.
Fadel s’inclina respectueusement.
Il savait peu de chose sur le « maître ». Simplement qu’il était né à Ryadh, en Arabie Saoudite. Qu’il faisait partie d’une des plus riches familles du pays, où son père avait érigé un empire consacré aux travaux publics : Ben Laden Construction Group. Il avait suivi des études d’ingénieur et, au lendemain de l’invasion de l’Afghanistan par les Soviétiques, avait brusquement tout abandonné, à l’instar de milliers de musulmans, pour rejoindre la résistance afghane.
— Assieds-toi, proposa le maître. Notre frère Ayman m’a longuement parlé de toi. Tu arrives de Londres, est-ce exact ?
Fadel Loutfi confirma.
— Une cité agréable. Je n’y ai fait qu’un bref séjour. Agréable, oui. Mais le temps y est triste…
Il ajouta :
— Comme ses habitants.
Tendant la main vers l’homme assis à ses côtés, il enchaîna :
— Je te présente notre compagnon, le frère Abdallah Azzam. Il est palestinien.
Mon maître. Je lui dois tout ce que je sais, et il sait tout ce que je pense
[6].
Fadel s’inclina à nouveau et prit place.
— Ainsi, tu souhaites te joindre à nous ?
La question avait été posée par le Palestinien. Fadel crut y détecter une pointe de soupçon.
— Absolument. Je suis résolu.
— Étrange. Tu n’es plus très jeune pourtant.
— Pour défendre une cause, l’âge serait-il un handicap ?
— Ce n’est pas ce que mon frère Azzam a voulu dire, rectifia Ben Laden. Mais on imagine qu’une fois parvenu à un stade de son existence l’être humain n’aspire qu’à couler des jours paisibles. Un désir ô combien légitime !
— Je comprends, maître. Mais j’ai passé beaucoup trop de jours paisibles. J’ai trop longtemps vécu en spectateur, dans le confort. Passant mes heures de loisir à jouer au golf, au bridge, à me disperser dans des mondanités stériles, tout en assistant d’un œil distrait à l’humiliation des fils de l’Islam. Comme je l’ai expliqué au frère Ayman, j’ai amassé une fortune au fil des années. Mon épouse, qui elle-même avait hérité de sa sœur, lady Foster, m’a légué tous ses biens. Ils sont à votre disposition.
Fadel, quelque peu surpris de n’être pas coupé, s’arrêta avant de poursuivre :
— Vous avez mentionné mon âge. Et vous avez raison. Je n’ai pas la capacité physique de suivre l’entraînement des moudjahidin. Mais il existe mille autres façons de servir la cause. Ma fortune entre autres : elle vous appartient.
Un bref silence succéda à l’exposé de l’Égyptien.
— Pourquoi ? questionna Ben Laden.
— Pourquoi ?
Le mentor du maître précisa :
— Qu’est-ce qui, tout d’un coup, a motivé ta détermination ? Un demi-siècle endormi, c’est long.
— Une succession d’événements. Dois-je vous les citer tous ? Je vous ai parlé d’humiliations tout à l’heure. Alors, vous avez la réponse. Mais je crois que le dernier élément qui a fait déborder ma coupe, c’est le massacre de Sabra et Chatila. Mon cœur a saigné, mon âme a saigné. Alors que l’Occident restait immobile, que les Américains couvraient, comme toujours, leurs amis sionistes. Je suis écœuré.
Ben Laden secoua la tête à plusieurs reprises, avant de déclarer :
— Je t’aime bien, mon frère. Tes mots sont de miel. Quant aux Américains… Souviens-toi qu’il est écrit…
Sa voix se fit étonnamment douce :
— « Quiconque fait un bien, fût-ce du poids d’un atome, le verra, et quiconque fait un mal, fût-ce du poids d’un atome, le verra. »
— Al zalzala, murmura Fadel. Ce sont les versets 7 et 8.
Oussama afficha une moue satisfaite.
— Bien, mon frère, bien. Tu sembles connaître le livre sacré.
— Depuis peu, je l’avoue. Mais il ne me quitte plus.
— Le problème principal, intervint soudain Ayman el-Zawahiri, est qu’à peine les Arabes se retournent-ils pour ajuster leur manteau qu’ils trouvent un Américain derrière eux. Quand leurs femmes balaient sous le lit, qu’est-ce qu’elles trouvent ? Un Américain. Quand ils veulent s’essuyer après les ablutions, ils cherchent la serviette et ne la trouvent pas. Ils demandent aux domestiques : « Où est ma serviette ? » et les domestiques répondent : « Les Américains l’ont prise. »
Un rire silencieux secoua les côtes d’Oussama Ben Laden et d’Azzam.
La soudaine légèreté des propos contrastait avec l’austérité de la pièce. Et plus encore avec le décor alentour. En arrivant ici, Fadel s’était dit que ce n’était pas un pays, mais une planète qui ne répondait à aucune règle connue sur Terre, aucune loi. Et, plus loin que Kaboul, existait un autre monde encore, qui
n’était constitué que de montagnes. De montagnes et de grottes. On pouvait s’y cacher sans peine des indiscrétions des armées soviétiques et de leurs machines infernales à épier la planète depuis le ciel. En ce lieu enténébré, on ne craignait pas leurs bombes aux étoiles rouges parce qu’elles ne pouvaient traverser des dizaines de mètres de roche compacte.
Son guide lui avait révélé que, parfois, ô miséricordieuse ironie du Tout-Puissant, ces bombes enrichissaient les fidèles quand elles tombaient sur un gisement de pierres précieuses, des émeraudes, des saphirs, des rubis, très abondants dans la région. Il suffisait alors de ramasser les pierres brutes pour aller les vendre à Kaboul. La dernière fois qu’une bombe de ces poux de marxistes avait éventré un gisement, les fidèles de maître Oussama avaient recueilli des saphirs bruts qu’ils avaient ensuite cédés à un grossiste pour 300 000 dollars. Il y en avait trois, gros comme des noix.
Çà et là, dans les vallées, on trouvait un hameau de pasteurs qui se suffisaient de leurs chèvres et de leurs moutons, de riz, de blé, de dattes et d’eau pure. Ils ignoraient ce qu’était la télévision, parce qu’il n’existait dans les parages ni émetteurs ni récepteurs, et si quelques-uns le savaient par extraordinaire, c’est parce qu’ils avaient été acheter des armes à Kaboul. Alors, ils avaient aussitôt remercié le ciel de leur avoir épargné ces boîtes qui faisaient défiler à longueur de journée des images de femmes impudiques, de godelureaux fardés braillant des inepties, de politiciens véreux par nature ou, pis encore, d’Américains qui couraient sur des chevaux, un lasso à bout de bras, ou dans des voitures en tirant des coups de feu. Bientôt, lui avait confié son guide, lorsque les talibans, Dieu les bénisse et les protège, auront chassé les Soviétiques et repris le pays en main, ils pendront ces boîtes aux arbres.
— Les Anglais, aujourd’hui domestiques des Américains, poursuivit El-Zawahiri, étaient tout de même plus fins. Au moins quelques-uns se donnaient la peine d’apprendre l’arabe. Aussi les a-t-on supportés plus longtemps. Mais les
Américains ! Écoutez ce qu’a écrit d’eux l’un de mes maîtres, Sayed Quotb
[7], qui a vécu longtemps chez eux, après la Seconde Guerre des Occidentaux.
Il prit un livre près de lui et le brandit.
Fadel eut le temps d’apercevoir le titre : Mouchkilâte Al-hadhâra « les problèmes de la civilisation ».
À la lumière d’une lampe électrique, Ayman lut d’une voix ironique :
— « Il est étonnant de constater combien, en dépit de son éducation avancée et de son perfectionnisme, l’Américain est réellement primitif dans sa vision de la vie. Son comportement rappelle l’âge des cavernes. Il est primitif dans la façon dont il aspire au pouvoir, dont il méprise les idéaux, les principes et les bonnes manières. »
Un murmure approbateur parcourut la pièce.
— Tout à fait comme les Russes, dit quelqu’un.
— Ces gens n’ont pas de religion, reprit El-Zawahiri en posant le livre sur ses genoux. Quotb a vécu à Greeley, dans le Colorado. C’est une toute petite ville. Il y a compté vingt églises. Il a voulu vérifier ce que les habitants faisaient dans ces églises. Il s’est rendu dans l’une d’elles et qu’est-ce qu’il a vu, mes frères ? Qu’est-ce qu’il a vu ! Dans la cour de cette église, le soir, des couples dansaient ! Il a même noté la musique : Baby, It’s Cold outside !
L’assistance parut horrifiée par la vision de femmes et d’hommes virevoltant dans un lieu de culte. Dans une mosquée, les danseurs se feraient tailler en pièces, et leurs restes seraient jetés aux chiens.
— Et ce sont ces gens sans morale qui occupent des bases dans la terre sacrée de mon pays, commenta Ben Laden, d’une voix pleine de lassitude.
Il appela un disciple et le pria d’aller vérifier le niveau du carburant dans le groupe électrogène qu’on entendait bourdonner.
Sur quoi il tira une boussole du sac près de lui, l’examina soigneusement, indiqua la direction de La Mecque et donna le signal de la prière du soir.
Le lendemain, en repartant, Fadel interrogea le guide sur l’utilité d’un groupe électrogène puisque tout le monde s’éclairait aux bougies et avec des torches.
L’homme chuchota :
— Le groupe alimente en électricité la machine à dialyse indispensable à la survie du maître…