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Vous qui entrez, perdez tout espoir.
Dante Alighieri.
Hébron, Cisjordanie, juin 1990
Avram évita de justesse les enfants qui lançaient des pierres sur sa voiture et fit une marche arrière effrénée. Un projectile fendit son pare-brise qui se craquela, se rompit et se déversa en une pluie de verres sur Joumana. Elle poussa un hurlement de terreur.
— Ils vont nous tuer !
— Calme-toi, la rassura son époux. Ça ira.
Dans un épouvantable crissement de freins, soulevant un nuage de poussière, il opéra un demi-tour sur place et repartit dans le sens opposé.
— C’est de la folie, dit-il, lèvres serrées. Cette intifada[1] n’aura donc jamais de fin ! Trois ans que dure cette tragédie !


En effet, tout avait commencé dans le courant du mois de mai 1987.
Six détenus, condamnés pour les meurtres de trois Israéliens étaient parvenus à s’évader de la prison de Gaza. Le 6 octobre, ils étaient repérés. Ils furent tués sur-le-champ, et leur maison, rasée à coups de bulldozer. Aux yeux de la population palestinienne, ces hommes faisaient figure de héros et de martyrs.
La tension déjà vive monta alors d’un cran.
Le vendredi 10 août, à l’appel du Djihad islamique, toute la ville de Gaza observa une grève générale. Boutiques, commerces, stations d’essence, les rues ne furent plus que de longues allées bordées de rideaux de fer.
Une semaine plus tard, au cours d’un meeting qui rassembla des dizaines de milliers de manifestants devant l’université islamique, le cheikh Abdel Aziz Oudeh, l’un des deux responsables du Djihad, lança un appel afin que les morts du 6 octobre fussent vengés.
Au cours des accrochages avec l’armée, une vingtaine d’émeutiers furent blessés par balles.
Le ciel s’assombrit un peu plus. Le crépuscule prit des couleurs rouge sang. L’agitation commença à s’étendre.
À Jérusalem, après la prière, deux mille fidèles musulmans s’attaquèrent aux forces de police ; à Hébron, des bagarres opposèrent les deux communautés. À Bethléem, la mort d’un jeune étudiant abattu par un policier eut pour conséquence la fermeture de l’université.
La terre de Palestine brûlait, et personne, dans aucun des deux camps, ne semblait en mesure de maîtriser l’incendie.
Le 10 novembre dans la bande de Gaza, une écolière tomba sous les balles d’un colon, lui-même attaqué par des lanceurs de pierres. Le même jour, le gouverneur militaire annonça l’expulsion du cheikh Abdel Aziz Oudeh. Le Djihad réagit en organisant de nouvelles émeutes et décréta, pour le 21, une autre grève générale.
L’ensemble des territoires occupés glissait inexorablement dans une spirale meurtrière.
Le 25, un membre du Front de libération de la Palestine arriva clandestinement du Liban à l’aide d’un ULM et atterrit en Haute-Galilée. Il réussit à s’infiltrer dans un camp militaire où il abattit six soldats avant de succomber. Le 1er décembre, un commerçant, venu faire ses achats à Gaza, fut assassiné à coups de poignard. Le 6, un autre civil fut tué dans les mêmes circonstances.
L’armée imposa alors le couvre-feu. Mais il était trop tard. La première intifada était en marche, et plus rien ne pouvait l’arrêter.
Le 8 décembre, un semi-remorque conduit par un Israélien heurta de plein fouet un taxi dans lequel se trouvaient sept ouvriers du camp de réfugiés de Jabaly’ah au nord de Gaza. Quatre d’entre eux moururent sur le coup. Quelqu’un fit alors courir la rumeur que le conducteur n’était autre que le frère de l’un des deux Israéliens poignardés deux jours plus tôt, qu’il ne s’agissait pas d’un accident de la circulation, mais d’une vengeance.
Le cri des pierres s’éleva jusqu’au ciel.
Vingt-quatre heures plus tard, après avoir assisté aux obsèques des ouvriers, des milliers de personnes se ruèrent sur le premier poste israélien de Jabaly’ah. Des morts, des blessés. Durant la nuit, on dressa des barricades un peu partout dans la bande de Gaza. Le lendemain, une patrouille, débordée par la foule, ouvrit le feu et fit des dizaines de morts.
La fronde était devenue l’arme de prédilection de milliers d’adolescents. Certains émeutiers avaient moins de dix ans. Comme par sortilège, le récit biblique s’inversait : David était devenu palestinien, et l’on eût juré que les spectres de Sabra et Chatila marchaient aux côtés des révoltés. Les forces israéliennes, totalement dépassées, conscientes que le contrôle de la rue palestinienne était en train de leur échapper, décrétèrent bouclages et couvre-feu. Ni l’un ni l’autre ne furent respectés.
La désobéissance civile devint le maître mot : boycott des marchandises israéliennes, limitation de l’ouverture des commerces à deux ou trois heures par jour. Les ateliers furent appelés à observer les mots d’ordre de grève nationale pour, en revanche, travailler à plein régime les autres jours afin de permettre précisément l’élargissement du boycott. Non-paiement des amendes infligées par les tribunaux israéliens aux détenus ou à leurs proches. Appel à la démission des fonctionnaires civils et des policiers palestiniens. À Gaza, deux cents fonctionnaires sur trois cents répondirent à l’appel.
Au cours des semaines qui suivirent, des milliers de Palestiniens furent arrêtés ; la plupart d’entre eux avaient entre quinze et vingt-quatre ans. Quand on les interrogea, ils crièrent à leurs geôliers leur refus des humiliations quotidiennes, les heures passées devant les check points, les fouilles au corps, debout, jambes écartées, mains en l’air, les cartes d’identité confisquées sans raison, les perquisitions nocturnes, le comportement sadique de certains militaires.
Le 22 décembre 1987, le Conseil de sécurité de l’ONU, saisi par la Ligue arabe, vota à l’unanimité la résolution 605, s’appuyant sur la charte de l’ONU et sur la Déclaration universelle des droits de l’homme. Le Conseil déplora l’usage des armes à feu par l’armée israélienne, qui avait eu pour conséquence la mort de civils innocents, et réaffirma que les conventions de Genève devaient être appliquées dans les territoires occupés. Contrairement à son habitude, l’administration américaine ne fit pas usage de son droit de veto. Le porte-parole de la Maison Blanche publia même un communiqué critiquant « l’inacceptable sévérité des mesures de sécurité et l’excessif usage des armes à feu » dans la dispersion des manifestations.
Les mois passèrent. Les balles réelles furent remplacées par des balles en métal caoutchouté, mais ne réduisirent pas le nombre de tués dans les rangs palestiniens : fin février 1988, le bilan s’élevait à soixante-quinze morts.
Le 8 mars, trois hommes du Fatah s’infiltrèrent en Israël depuis la frontière égyptienne. Ils réussirent à prendre le contrôle d’un autobus transportant des employés du centre nucléaire de Dimona. L’armée installa des barrages et les intercepta. Le commando détenait huit otages. Une unité d’élite prit le bus d’assaut. Cinq victimes, parmi lesquelles deux civils.
Progressivement, l’intifada changea de visage, se transforma en guérilla urbaine et redoubla de violence. Les manifestations de masse des premiers temps cédèrent la place à des combats de rue menés par des groupes de choc qui harcelèrent les militaires à coups de pierres, toujours les pierres, mais aussi de cocktails Molotov
Le 16 avril, un commando israélien débarqua sur une plage de Tunis, pénétra dans une maison et liquida Abou Jihad, le compagnon d’Arafat de la première heure, celui qui avait accueilli une trentaine d’années auparavant deux jeunes futurs adhérents : Hussein Husseini et Zeyd el-Qassam.
— Comment tout cela va-t-il se terminer ? gémit Joumana. Je ne peux plus le supporter, Avram ! Je n’en peux plus de voir mes frères mourir. Je n’en peux plus !
Sans quitter la route des yeux, Avram répondit :
— Je sais, je te comprends. Moi non plus, je ne peux plus voir tant d’horreur de ton côté comme du mien. Je partage ta douleur et j’ai la nausée. Mais il faut garder l’espoir. Je garde espoir pour toi et moi.
— L’espoir, se récria la femme en sanglotant, de quel espoir parles-tu ?
— Bientôt, nous aurons des élections législatives. Je suis persuadé que le parti travailliste l’emportera. C’en sera fini de Shamir. Cet extrémiste de droite débarrassera le plancher.
— Qu’est-ce que cela changera ? Tu rêves, Avram !
— Peut-être, mais, si mes prédictions se révèlent exactes, Yitzhak Rabin sera le futur Premier ministre. C’est un homme de bien. Un homme juste. Je sais qu’il aspire à la paix. Tu verras. Aie confiance. Rabin sera le sauveur d’Israël, et celui de ton peuple.
*
Paris, 2 août 1990
Le Café de la Paix était noir de monde. Des touristes essentiellement. Mais Fawaz et Majida ne se considéraient plus comme faisant partie de cette faune. Depuis bientôt neuf ans qu’ils résidaient dans la capitale, ils se voyaient comme de vrais Parisiens. Certes, le couple éprouvait encore quelques difficultés à s’exprimer en français, ce qui n’était pas le cas de leurs enfants, Ghassan et Adel, qui maniaient désormais cette langue aussi bien, sinon mieux que l’arabe.
Rendraient-ils jamais assez grâce à la générosité de Dounia ? Cette femme qu’ils n’avaient croisée que quelques heures leur avait donné le meilleur : la chance de vivre loin du sang et des tortures, de la peur, devenus monnaies courantes sous le régime de l’homme de Tikrit.


Qadissiya, avait-il proclamé !
La guerre avec l’Iran, prévue pour durer huit jours, avait duré huit ans, fait quelque un million deux cent mille morts, des centaines de milliers de blessés ou d’invalides, cinquante mille prisonniers de guerre irakiens. Le pays était sorti du conflit exsangue et ruiné. Et, durant tout ce temps, ce monstre froid avait continué de parader, cape sur les épaules, cigare à la bouche. Il avait continué à boire tranquillement son whisky, à aller à la chasse et à cuisiner pour certains hôtes privilégiés. Dans le même temps, il s’était construit des palais absurdes, dont l’architecture de certains s’inspirait des mythiques jardins suspendus de Babylone. Et voilà qu’aujourd’hui, dans une crise de mégalomanie aiguë, il entraînait le peuple irakien dans une nouvelle tragédie.
Fawaz posa l’exemplaire du Monde sur la table et proposa à son épouse :
— Veux-tu un autre café ?
Majida fit non et demanda :
— Quelles sont les nouvelles ?
— Rien qui ne fût prévisible. Notre bien-aimé Saddam vient d’envahir le Koweït.
— Que Dieu nous garde ! Qu’est-ce qui lui a pris ? Sous quel prétexte s’autorise-t-il à attaquer un pays frère ?
Fawaz commanda un second café au garçon.
— Oh ! tu sais. Avec un dément comme lui, tous les prétextes sont bons. D’abord, il n’a jamais reconnu l’émirat, qu’il a toujours considéré comme étant une partie intégrante de l’Irak, que les Anglais lui avaient dérobée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, afin de fabriquer un état de toutes pièces, et dans le seul but de satisfaire les intérêts de la couronne britannique. Il reproche également au Koweït de ne pas respecter les quotas en surproduisant son pétrole, contribuant à faire chuter le prix du baril, ce qui n’arrange absolument pas les affaires de Saddam, surendetté par la guerre. Néanmoins, je crois que la raison principale est ailleurs. Le Président a vu rouge le jour où le cheikh Jaber III a eu l’impertinence de lui réclamer le remboursement intégral des prêts pharamineux accordés pendant la guerre contre l’Iran. Par conséquent, je présume qu’en se livrant à ce hold-up Saddam s’imagine faire d’une pierre deux coups : d’une part, il annule de facto la dette qu’il a contractée ; de l’autre, il s’offre les puits de pétrole koweïtiens.
— Les Américains ne le laisseront jamais faire ! Il court à la catastrophe ! Comment peut-il croire qu’il se sortira indemne d’une telle opération ?
Fawaz sourit :
— Ma chérie, parce qu’un fou, c’est un homme qui croit tout ce qui lui vient à l’esprit.
1-
Terme arabe qui signifie « soulèvement ».