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Jérusalem, 4 novembre 1995, 22 h 25, place des Rois-d’Israël
Avram et Joumana avaient du mal à respirer tant la foule était dense, mais pour tout l’or du monde ils n’auraient voulu manquer cet instant historique. La paix ! La paix ! Enfin la paix avait fini par surgir, balayant l’horizon noirci par près d’un demi-siècle de folie meurtrière et de sang inutilement versé. La paix ! La paix ! Quelques minutes plus tôt, le Premier ministre Yitzhak Rabin et Shimon Pérès, son ministre des Affaires étrangères, avaient entonné avec des milliers de personnes un hymne à la paix. L’impensable s’était réalisé, le rêve impossible se trouvait à portée de main. À présent, des haut-parleurs diffusaient des airs de rock sous les étoiles. La place s’était transformée en une gigantesque piste de danse où des centaines de jeunes chantaient et dansaient l’espoir retrouvé.


Soudain, une rumeur enfla qui couvrit la musique, elle enfla, elle courut tel un torrent le long de l’assemblée, elle submergea la place.
Une voix de femme cria la nouvelle impossible, intolérable :
— ILS ONT TIRÉ SUR RABIN !
Il était 22 h 30.
— Il n’est que blessé, rassura quelqu’un. Non. Il n’est que blessé !
Avram se retourna et scruta le décor.
Une ambulance venait d’arriver ou alors avait-elle toujours été là en prévision d’une tragédie ?
Il vit des dizaines de policiers qui plaquaient un jeune homme contre un mur. Pourquoi ? Qu’avait-il fait ? Qui était-il ?
— Ils ont tiré sur Rabin ? répéta Joumana incrédule, au bord des larmes.
— Il semble que oui, bredouilla Avram, mais il ne serait que blessé.
— Ils ont tiré sur Rabin ?
La Palestinienne semblait ne plus avoir d’autres mots dans la bouche.
— Viens, rentrons. La radio doit sûrement en parler. Viens.
Quelques minutes plus tard, en effet, on entendit la voix brisée par l’émotion d’Eytan Haber, le chef de cabinet.
— Après avoir été transporté à l’hôpital Ikhilov, le Premier ministre Yitzhak Rabin vient de succomber à ses blessures. La police a appréhendé son assassin, sur les lieux mêmes du crime. Il s’appelle Yigal Amir. C’est un étudiant de l’université religieuse Bar-Ilan. Aujourd’hui, Eretz Israël vit son plus grand jour de deuil.
Avram se prit la tête entre les mains. Des larmes coulaient sur ses joues.
Joumana s’effondra dans un fauteuil.



Le lendemain, les funérailles du martyr se déroulèrent sur le mont Herzl.
Les ennemis d’hier s’étaient rassemblés autour du cercueil.
Hussein de Jordanie retenait à peine ses larmes. Hosni Moubarak, le président égyptien ; Abdel Latif Filali, le chef du gouvernement marocain ; plusieurs ministres arabes venus du golfe Persique ; Yasser Arafat, qui, pour des raisons de sécurité, n’avait pas été autorisé à assister à la cérémonie, s’était fait représenter par une délégation palestinienne conduite par son adjoint, Mahmoud Abbas, dit Abou Mazel.
On apercevait aussi Bill Clinton, Jacques Chirac, le prince Charles d’Angleterre. Les délégués de plus de quatre-vingts pays avaient fait le déplacement.
Dans la ville trois fois sainte, la place des Rois-d’Israël était devenue un immense mémorial. Les murs, les trottoirs, les devantures des magasins, les cabines téléphoniques étaient recouverts d’inscriptions, de poèmes à la gloire du martyr de la paix.
Pourtant, tout semblait si proche. Si probable.
Tous avaient encore en mémoire la scène solennelle, qui faisait suite aux accords d’Oslo[1], représentant Arafat, Rabin et Pérès apposant leurs signatures sur le document qui scellait la fin d’un demi-siècle de souffrance. Un État palestinien allait naître, Israël serait reconnu dans ses frontières, et ce serait la fin d’une tragédie qui n’avait que trop duré ! Enfin ! Plus de morts, plus de douleurs, plus de familles en deuil. Un homme de bonne volonté avait vaincu la haine.
Ce jour-là, à Washington, Rabin avait interpellé le peuple palestinien :
« Nous qui avons tué et avons été tués, marchons à vos côtés pour bâtir un avenir commun. Je viens vous dire, président Arafat, qu’ensemble nous ne devons plus laisser la terre où coulent le lait et le miel être inondée par les larmes. Si tous les partenaires de la paix ne s’unissent pas contre l’ange de la mort qu’est le terrorisme, seule une photo-souvenir restera de cette cérémonie, et, bientôt, des rivières de haine inonderont le Proche-Orient. »
Eytan Haber, fidèle compagnon de route de Rabin, s’approcha du cercueil.
— Yitzhak, c’est le dernier discours. Il n’y en aura pas d’autres. Durant une génération, plus de trente-cinq ans, tu auras été comme un second père pour moi. Cinq minutes avant que l’homme qui a tiré sorte son pistolet, tu as chanté la « chanson de la paix » en suivant les paroles sur la feuille que l’on t’avait remise, afin, comme tu disais toujours, de ne pas marmonner les mots. Yitzhak, tu sais que tu avais mille qualités. Tu étais formidable, mais le chant n’était pas ton fort. Tu as un peu faussé les notes pendant la chanson, ensuite, tu as plié la page en quatre, comme toujours, avant de la mettre dans la poche de ta veste. À l’hôpital, les médecins me l’ont remise. Elle était toujours pliée en quatre. À présent, je veux lire ce texte. Mais cela m’est difficile. Ton sang, ton sang Yitzhak, recouvre certains mots. Ton sang, sur la « chanson de la paix ».
Il récita d’une voix étranglée :
Laisse le soleil se lever, luire la lueur de l’aube.
La prière la plus pure ne nous ramènera pas
celui dont la chandelle a été soufflée,
qui a été enterré dans la poussière.
Un cri de douleur ne le réveillera pas, ne le ramènera pas.
Nul ne nous ramènera de la sombre fosse, ici.
Ni les cris de victoire ni les louanges n’apportent secours.
Alors, ne chante qu’un chant de paix, ne murmure aucune prière.
Chante une chanson de paix avec un grand cri !
Eytan Haber replia la feuille et la rangea dans sa poche en murmurant :
— Yitzhak, tu nous manques déjà…


FIN
1-
Ils furent le résultat d’un ensemble de discussions menées en secret, entre des négociateurs israéliens et palestiniens en Norvège, pour poser les premières pierres à une résolution du conflit israélo-palestinien. Ils ne furent jamais vraiment mis en pratique après la mort de Rabin.