imageHENRI VERNES

 

 

BOB MORANE

L’ŒIL DE L’IGUANODON

 

 

 

 

 

 

 

BOB MORANE N° 181

(Éditions Le Cri)

Pour Nathalie Van Craen

Merci, Nathalie,

d’avoir été Nathalie Van Croës,

le temps de ce livre.

Pour un souvenir.

Pour un sourire.

Pour un battement de cœur.

Pour Toi.

H. V.

 

Chapitre 1

Liguanodon savança en position quadrupède vers le bouquet de weichselias barrant de vert sombre linfini de la plaine aux contours encore mal fixés et que, de temps à autre, un sursaut souterrain soulevait en vagues ressemblant à celles de la mer. Cela saccompagnait de sourds grondements. Puis tout se figeait. Le silence retombait, troublé seulement, par intermittence, par les cris de scie des mangeurs de chair.

Un peu partout, par troupeaux, dautres herbivores tachaient létendue de leurs masses de schiste. Demeurer groupés était pour eux une des seules façons de pouvoir résister à lattaque des prédateurs. Leur monde était un monde limité à la savane, aux marécages dont on apercevait les étendues glauques, aux boues dun gris bleuté. Deux seuls sentiments dans leurs cervelles obtuses : la faim et la peur. Herbivores, ils pouvaient aisément satisfaire cette faim. Quant à la peur, tout, autour deux, nétait que mâchoires aux dents acérées.

Ils ignoraient que la Terre se fragmentait et que bientôt leur règne de géants prendrait fin. La Pangée se morcelait de plus en plus rapidement. Les continents se créaient par fragmentation. À louest, la Launasie continuait à se déchirer. Locéan Atlantique, déjà ouvert, sélargissait avec, sur une rive, ce qui allait devenir lAmérique du Nord et, sur lautre rive, la future Europe.

À lest, une partie du Gondwana remontait vers le nord où, se collant à la plaque dEurasia dans un déferlement de forces telluriques, elle formerait le sous-continent indien.

Mais liguanodon ignorait tout de la dérive des continents, de Wegener et de Smos Nur, des théories internistes et externistes. La Terre évoluait, de catastrophes sismiques en catastrophes sismiques, et il ne pensait quà engloutir les végétaux nécessaires à son puissant corps de plusieurs tonnes commandé par un minuscule encéphale.

Liguanodon avait atteint le bouquet de weichselias. Il se dressa sur ses lourds membres postérieurs. Arc-bouté sur son épaisse queue reptilienne, il tendit ses pattes avant terminées par des « mains » aux phalanges opposables et aux pouces changés en de redoutables éperons cornés.

Avides, les deux « mains » attirèrent une tige de weichselia garnie de longues feuilles dentelées vers la gueule chevaline armée de dents spatulées, aux bords crénelés.

Liguanodon allait se mettre à brouter quand, au loin, retentit lappel strident de lallosaure affamé. Lallosaure, cétait plusieurs tonnes sa masse égalait presque celle de liguanodon de férocité. Des dents en herses, aiguës et tranchantes, qui arrachaient les corps des victimes jusquà los, fouillaient les viscères encore palpitants de vie.

Dressé, prêt à fuir, liguanodon attendait. Ses congénères, au bord du marécage de boues bleutées, sétaient mis eux aussi en alerte. Le cri de lallosaure retentit à nouveau, mais différent du premier. Un rugissement de triomphe. Et un couinement de douleur, un râle de détresse laccompagnait.

Paisiblement, avec la lente patience des herbivores, les iguanodons se remirent à brouter. Lallosaure avait trouvé une proie. Cela ne les concernait plus.

Dans le ciel, un essaim de ptérodactyles passa dans des claquements lourds dailes membraneuses à peine faites pour voler.

Entre ses dents en meules, liguanodon broyait les tiges de fougères, les changeant en magma juteux. Puis il avalait pour laisser place à une autre bouchée. Il lui fallait manger beaucoup pour changer la matière végétale en protéines et nourrir son grand corps aux muscles épais et lourds.

La terre trembla, mais cela nempêcha pas liguanodon et ses congénères paissant au bord du marécage de continuer à brouter. À cette époque de formation des continents, les séismes étaient coutumiers. Les bêtes aux cerveaux obtus qui peuplaient la planète en gestation ne sen souciaient même pas. Pas plus quils ne se souciaient de cette grande chose oblongue qui apparut dans le ciel, pour grossir rapidement, se changer en une forme menaçante.

Installé aux commandes du vaisseau, Zool de Gwaal inspectait la zone faite de savanes et de bouquets darbres, quil apercevait à travers le dispositif à système grossissant qui faisait office de coupole. En gros plan, les masses de schiste des iguanodons se découpaient sur létendue herbeuse. Sur la gauche, un groupe important paissait, en position quadrupède, au bord dun marécage de boue bleue. Sur la droite, un animal solitaire, dressé lui sur ses membres postérieurs, arrachait les feuilles dun grand arbre dune espèce inconnue des Gzaaliens.

Zool de Gzaal se tourna vers Ztol, son copilote, pour dire sa voix faisait penser à un grincement de poulie :

— Décidément, rien dintéressant sur cette planète bleue Pas traces de civilisation Seulement des brutes qui ne pensent quà avaler autant de nourriture quelles peuvent Et affreuses en plus Ztol et Zool se mirent à rire en même temps, si cette série de petits borborygmes pouvait passer pour un rire.

— Oui oui vraiment affreuses, grinça Zool.

— Affreuses Affreuses, renchérit Ztol.

Tout à coup, Zool sursauta.

— Ce que cest ?

Une violente secousse avait ébranlé le vaisseau. Elle se reproduisit, plus violente encore que la première fois.

On eût dit que tout lengin allait exploser.

Zool se mit en contact avec la salle des machines, interrogea :

— Que se passe-t-il ?

Un grincement de poulie lui répondit :

— Sais pas Oui Une hyper-compression dans le réservoir de Trom

— Décompressez ! hurla Zool. Décompressez, ou ça va

Lavertissement venait trop tard. Une nouvelle secousse, plus violente que la première, secoua le vaisseau. Puis encore dautres, de plus en plus violentes, et les parois de lengin se lézardèrent sous une poussée intérieure. Lair terrestre sengouffra en sifflant par les failles. Et ce fut lexplosion. Le vaisseau se changea en bombe, morcelé en de nombreux fragments, dans les éblouissements de magma vert.

Au bord du marécage aux boues bleues, la déflagration avait semé la panique parmi le troupeau des iguanodons. En désordre, ceux-ci ségaillèrent dans létendue des fanges qui, aussitôt, semparèrent deux.

La bête qui broutait les weichselias leva la tête dans la direction où elle avait perçu le bruit de la déflagration. Tout devant elle nétait plus maintenant quun vaste éclatement glauque, cachant le ciel et la terre.

Une masse de matière verte, visqueuse, fondit sur elle, la recouvrit, la pénétra, loccupa dans le moindre recoin de son corps, cristallisa ses muscles en les détruisant, sinsinua dans ses orbites, changea ses globes oculaires en masses cristallines, dun vert esméraldien. Une odeur de chair brulée montait.

La bête était déjà morte. Elle roula sur le flanc, forme amorphe, comme pétrifiée.

Dans le marécage, le troupeau diguanodons senlisait rapidement dans la fange bleue.

 

*

 

Cest alors que Bob Morane se réveilla

Chapitre 2

Bob Morane ne pouvait que faire siennes les paroles dEdward Kennedy, alias Duke Ellington : « Je rêve, je rêve tout le temps ». Lui aussi narrêtait pas de rêver. Toutes les nuits. Des rêves qui, souvent, tournaient au cauchemar. Laventure le poursuivait jusque dans son sommeil, mais il mettait ça sur le compte dune imagination trop aiguisée.

Sous ses paupières encore closes, il ny avait à présent plus rien dautre que les ténèbres. Tout comme, dans son inconscient, les images sétaient effacées.

Il ouvrit les yeux, retrouva sa chambre. Par la fenêtre ouverte, un jour encore mal formé tombait en nappes. Très loin, comme venu dun autre monde, on entendait, sur lasphalte du quai Voltaire, le chuintement des pneus des voitures venues de nulle part et qui se rendaient on ne savait où.

« Drôle de rêve », pensa Bob. Dhabitude, dans ses songes cauchemardesques, il en avait toujours été lun des personnages, confronté directement aux entités engendrées par son subconscient. Rien de pareil cette fois. Il avait été le spectateur dune suite dimages animées auxquelles il ne prenait pas part. Un film en quelque sorte à la projection duquel il avait assisté assis au creux du profond fauteuil du sommeil. Le tout avec une réalité inquiétante. Il avait même entendu ou cru entendre les rugissements de lallosaure et le râle de sa victime. Léclatement du vaisseau, il lavait perçu dans un bruit de catastrophe.

Une question lui demeurait encore posée. Pourquoi les iguanodons ? Pourquoi ces monstres herbivores des débuts du crétacé étaient-ils demeurés tapis au fond de son inconscient ?

Il se leva, décidé à en avoir le cœur net. Prit une rapide douche. Enfila un vieux jeans et un pull qui avait connu des jours meilleurs. Avala une tasse de café brûlant pour reprendre définitivement pied dans le réel. Et cap sur le grenier.

La grande maison du quai Voltaire appartenait à Bob Morane, qui en avait hérité. En plus dun vaste appartement, il sétait réservé les combles sur toute leur étendue. Un énorme vaisseau, retourné quille en lair et qui, construit tout juste après que le baron Haussmann eut dévasté Paris, offrait lenchevêtrement de ses poutres et les plans inclinés de son toit à la Mansart. Lhiver, il y faisait un froid glacial et, lété, cétait la géhenne.

Pour Bob Morane, ces greniers servaient à la fois de réserve, de musée et de bibliothèque. Il y remisait les souvenirs disparates ramenés de ses voyages ; dans des malles, des vêtements quil ne mettrait plus jamais et qui cependant lui étaient précieux. Quelque part, il y avait même, dans une boîte, sa robe de baptême brodée par sa mère. Dans des vitrines branlantes et poussiéreuses dormaient des objets qui auraient pu remplir plusieurs cabinets de curiosités. Et il y avait les livres. Ils salignaient, par centaines, en briques dressées sur des planches fixées aux solives. Et il y en avait des cartons pleins, plus ou moins bien étiquetés. Le tout couvert de la même poussière. Un jour. Bob avait demandé à madame Durant, qui lui servait à la fois de concierge, de femme de ménage et de factotum, dépousseter tout ça. Mais, confrontée au capharnaüm, la brave dame avait dit niet, le seul mot de russe quelle connût et qui, daprès elle, lui venait, de génération en génération, dun ancêtre qui avait assisté à lentrée des Russes dans Paris après la chute de Bonaparte. Madame Durant avait même déclaré à Bob que, sil insistait, elle lui rendrait son tablier, et cela en dépit de la dureté des temps. Morane navait pas insisté et la poussière était demeurée.

À pas feutrés sur ses vieux mocassins, Bob savança à travers le grenier. Parfois, quand une latte du plancher vétuste pliait sous son poids, cela faisait se lever un petit nuage de poussière.

« Faudra quun jour je me décide à passer laspirateur sur tout ça », pensa-t-il. « Je demanderai peut-être à Bill et à Sophia de me donner un coup de main… »

Bill Ballantine, le colossal Écossais, lami de toujours, le compagnon de toutes les aventures. Sophia Paramount, reporter de choc et de charme au Chronicle, la plus belle rouquine de tout le système solaire et dailleurs

Depuis le début, Morane savait que trouver le livre quil cherchait ne serait pas une sinécure. Cétait chaque fois la même chose : il croyait toute sa bibliothèque parfaitement classée et pourtant, chaque fois, cétait la croix et la bannière. Pas moyen de repérer le moindre bouquin, tout au moins dans les réserves du grenier.

Il ne lui fallut pas loin dune demi-heure pour découvrir finalement, dans un carton marqué « Belgique » et qui navait plus été ouvert depuis des siècles, un petit opuscule intitulé Les iguanodons de Bernissart. Une couverture reproduisant, sur fond bleu, la silhouette dun iguanodon en ombre chinoise.

 

*

 

Cétait en 1878. Bernissart, un petit village houiller du Hainaut, non loin de la frontière française. Tout juste si on se souvenait quau XVIIe siècle les troupes de Louis XIV avaient fait le siège de la place. Tout juste si on se souvenait également quon y avait découvert quelques objets néolithiques de minime importance. À cette époque sans pétrole et sans atome, Bernissart cétait le charbon. La Fosse de Sainte-Barbe, cernée par les buttes artificielles des terrils.

Au mois davril 1878, des mineurs, dont un certain Jules Créteur, entamaient un boyau à trois cents mètres de profondeur, quand ils remarquèrent aussitôt quil nétait plus en terrain houiller. Une faille pleine dargile, de pierrailles et de débris de toutes sortes, d se dégageait une forte odeur méphitique.

Pénétrant plus avant dans la faille, et cela en dépit du risque de « coup deau », Créteur et ses compagnons devaient découvrir une matière insolite. Trop dure pour être du bois, trop noire pour être de la pierre. Et, bien sûr, en experts, ils ne pouvaient croire quil sagissait de charbon. Examinant cette matière, Créteur reconnut des tronçons noirs, tous de même grosseur, lourds, très durs, aux extrémités arrondies et qui faisaient songer à de gigantesques ossements de bœuf.

Alerté, le surveillant Destrebecq vint examiner ces vestiges sur place et décida quils méritaient une étude plus approfondie.

Le mardi 2 avril, plusieurs fragments furent apportés au café Dubruille, où MM. Pages, directeur des charbonnages, Latinis, ingénieur, et le docteur LHoir vinrent à leur tour les examiner. Pas de doute, il sagissait dossements fossiles.

Tout dabord, alerté, le géologue Cornet crut à un poisson davril, et il ne se déplaça que huit jours plus tard. Il dut alors se rendre à lévidence : il sagissait de restes de dinosauriens, que P. J. Van Beneden identifia comme appartenant à une espèce précise : liguanodon.

Dès lors, tout alla très vite. Tout au moins relativement, car il fallut trois ans pour dégager les monstrueux vestiges. Eboulements et inondations retardèrent les travaux. On isola les portions dargile contenant les ossements et on les enferma dans des gaines de plâtre cerclées dacier. Il fallait absolument empêcher la pyrite contenue dans les os de réagir à laction de lair qui, fixant loxygène, libérerait du soufre, ce qui risquait dentraîner la destruction des précieux restes.

Certains des blocs ainsi constitués pesaient plusieurs tonnes, et il fallut trente sept transports dans dénormes camions de déménagement pour acheminer lensemble vers lendroit où ils devaient être entreposés. Un total de cent trente tonnes. Deux endroits furent choisis à Bruxelles : la chapelle Saint-Georges de lHôtel de Nassau, désaffectée, et lancienne galerie du Musée de Sculpture.

Ce fut à partir doctobre 1878 que commencèrent les travaux de consolidation des ossements, dégagés de leurs gangues de plâtre et dargile. Pour cela, on procéda par immersion dans des bains de colle forte de menuisier. Les parties manquantes des squelettes furent reconstituées en carton-pierre.

Dix squelettes complets furent ainsi obtenus et exposés au Musée dHistoire naturelle de Bruxelles. Cétait là un des plus grands ensembles de restes de dinosauriens connu au monde.

Il faut noter que Jules Créteur, à qui la Belgique, par sa découverte, devait un de ses plus précieux trésors, neut même pas droit à la modeste pension quil demanda. On le laissa mourir dans la pauvreté, sinon dans la misère. Tout ce quil reçut fut une médaille douvrier industriel qui lui fut accordée peu avant sa mort. Elle ne coûtait même pas vingt francs, alors que la collection des iguanodons bernissartensis possède aujourdhui une valeur inestimable et est enviée par tous les musées du monde.

Plusieurs théories furent émises sur les causes de la mort collective des iguanodons de Bernissart. On supposa que, fuyant des prédateurs, ils étaient tombés dans un ravin qui, plus tard, fut comblé à la suite de la formation de la houille. On pensa également quil sagissait de vieux animaux qui, comme il est courant, étaient venus mourir dans le lit dune rivière. Mais la solution la plus probable était que, également pour fuir des carnivores, ils se fussent réfugiés dans un marécage où, en raison de leur poids considérable, de plusieurs tonnes, ils se seraient enlisés. La présence dargile grise là où ossements avaient été découverts plaidait en faveur de cette hypothèse.

Chapitre 3

Soucieux, Bob Morane referma le livre pris au grenier. À vrai dire, le pli vertical qui lui creusait le front était plus dû à la curiosité quau souci. Des choses pareilles ni arrivaient quà lui. Même au plus profond de sa retraite, à Paris, laventure le traquait. Une aventure immobile, toute spirituelle cette fois.

Il avait regagné son appartement et la lecture du texte quil venait de terminer lintriguait à cause de ses points de contact avec son rêve de la nuit. On eût dit quil avait rêvé la mort des iguanodons de Bernissart. Il y avait la fuite du troupeau vers les marais, lenlisement dans la vase. Seule, la raison de cette fuite changeait. Dans le rêve, pas question de prédateurs, mais de lexplosion dun vaisseau cosmique. Et il y avait cet iguanodon solitaire, frappé en plein par la déflagration, au premier plan du songe. Un peu comme le personnage principal dun film concentre lattention dun cameraman.

À plusieurs reprises, Bob Morane se passa la main ouverte en peigne dans les cheveux, signe chez lui dune intense perplexité. Il reposa le livre sur une table basse, à proximité de laquelle il était assis dans une profonde bergère. Et il décida de penser à autre chose. Quand le téléphone sonna. Pas longtemps. Le répondeur était enclenché et le message ségrena. « Si je suis présent et que cest un ami, je décrocherai. Si cest un intrus, quil aille se faire cuire un œuf ! »

Le signal. Puis une voix :

— Cest Aristide, Bob Cessez de jouer les misanthropes et décrochez

Aristide Clairembart, larchéologue de limpossible. Un ami de toujours et le compagnon lui aussi de pas ma daventures. Bob établit la communication.

— Pour vous je suis là, professeur

— Je sais, fit la voix de larchéologue. Mais vous devriez changer votre message. Trop sec Frise limpolitesse Si cétait le Président de la République qui vous appelait ?…

— Je décroche toujours quand le Président de la République mappelle, fit Morane. Mais que puis-je pour vous, professeur ?… Car je suppose que vous ne mappelez pas dès potron-jacquet pour me parler de la pluie ou du beau temps

— Dès potron-jacquet ? Sétonna Clairembart. Mais il est près donze heures du matin !

Bob eut un léger sursaut. Jeta un coup dœil à la pendule, de lautre côté de la pièce. Onze heures moins dix minutes !… Il navait même pas songé à regarder lheure en se levant.

Il tenta de sexcuser, sil y avait des excuses à faire.

— Jai passé une mauvaise nuit, professeur. Pas cessé de rêver

— Vous rêvez trop. Bob Cela témoigne dune conscience troublée

— Je sais je sais, professeur, mais je suis comme Duke Ellington moi, je rêve, je rêve tout le temps Bon Que puis-je pour vous ?…

— Je termine la biblio de mon livre sur le Continent Mu et je ne parviens pas à dénicher mon Barbarin pour la référence Avez-vous votre exemplaire sous la main ?

— Il doit être quelque part dans ma bibliothèque, dit Morane. Je vais voir Un moment Le temps de passer dans le bureau.

Il déposa le combiné et gagna son bureau. Quelques minutes plus tard, il revenait, un livre à la main, pour reprendre place dans sa bergère, reprendre le combiné.

— Voilà, professeur, dit-il, le livre ouvert sur les genoux. Georges Barbarin La Danse sur le volcan Mais ça, vous connaissez Éditions Adyar Paris, 1938 Vous avez noté ?

— Oui Pour lédition je me souvenais, mais javais oublié la date de parution Merci Je vais mettre ça tout de suite en mémoire dans lordinateur À bientôt, Bob Passez me voir un de ces quatre

Larchéologue allait raccrocher quand il se ravisa.

— À propos, votre rêve, cétait quoi ?

— Vous venez de dire que je rêvais trop, professeur

— Allez-y quand même. Bob

Longuement, Morane raconta son rêve, dont tous les détails demeuraient gravés dans sa mémoire. Quand il eut terminé, connaissant bien son vieil ami, il devine que celui-ci hochait la tête.

— Et alors ? Finit par dire Clairembart. Vous avez rêvé diguanodons Quy a-t-il détrange à ça ?… Ce qui aurait été plus extraordinaire, en fait, cest que vous nayez pas rêvé diguanodons Tôt ou tard, nous rêvons tous diguanodons

Larchéologue sinterrompit, reprit presque aussitôt : – Dailleurs, en ce qui concerne les iguanodons de Bernissart, il y a du nouveau

— Du nouveau ? interrogea Morane.

— Vous ne lisez pas les journaux ? sétonna Clairembart. D venez-vous, Bob ?… Dune autre planète ?…

— Oui quelque chose comme ça, professeur.

Quelques jours plus tôt, il se trouvait encore en Mongolie.

— Bon, enchaîna-t-il. Cest quoi cette nouveauté sur les iguanodons ?

— Il y a deux mois, expliqua Clairembart, on en a découvert de nouveaux restes De vieilles galeries de mine qui se sont effondrées Cest en les sondant pour éviter de nouveaux éboulements que les restes ont été découverts. Pourtant, au grand étonnement de tous ceux qui les étudièrent sur place, il ne sagissait pas dossements, mais dune peau complète, intacte mais cornifiée. Elle était vide. Les os et la chair avaient disparu. À part le crâne, tout ce quon a trouvé à lintérieur de cette dépouille, dans les orbites, fut une matière verte, cristallisée, dont on ignore encore aujourdhui la nature.

— Qua-t-on fait de cette euh peau diguanodon ? interrogea Bob Morane.

— Bien entendu, dit larchéologue, découvrir une peau de dinosaurien intacte, même cornifiée, était une aubaine pour les paléontologues. Celle de notre iguanodon fut transportée dans une annexe, à proximité du Muséum des Sciences naturelles de Bruxelles pour être étudiée On tente de lassouplir pour y insérer une armature intérieure On obtiendrait ainsi un iguanodon aussi vrai que nature

Morane demeura un instant songeur. Malgré lui, il pensait à cet iguanodon de son rêve et quune étrange matière verte avait frappé. Une matière verte semblable peut-être, à celle trouvée dans la peau desséchée découverte près de Bernissart.

Aristide Clairembart avait enchaîné :

— Je possède des coupures de presse du Soir de Bruxelles à ce sujet Je veux dire au sujet de la découverte miraculeuse de cette dépouille diguanodon Je les ai classées Le temps de les retrouver et je vous en envoie duplicata par télécopieur Vous aurez ça dici une heure Si ça vous intéresse, bien sûr

— Vous savez bien, professeur, que jai toujours aimé minstruire

— Surtout quand il sagit de choses étranges, hein, Bob ?…

— Tout juste, professeur, tout juste Et je vous renvoie la remarque Le numéro de mon télécopieur est le même que celui de ma ligne téléphonique Vous vous souvenez ?…

— Je me souviens. Bob, je me souviens Dans une heure

 

*

 

Comme toujours, le professeur Clairembart tint parole et, à présent, Bob Morane regardait les feuilles de papier thermique sortir par à-coups du ventre du télécopieur. Les petits froissements secs de la coupure automatique des feuillets. Puis, après un bref silence, on ouït le bruit de lappareil se remettant en système vocal.

Presque religieusement, Bob prit les deux feuillets sur leur fourche. Évita dy jeter un regard avant dêtre lui-même enfoui dans la grande bergère de cuir patiné. Un peu comme sil voulait savourer la valeur de lattente avant de satisfaire sa curiosité.

Le premier article du Soir disait :

 

Bruxelles, le 14 avril.

 

Une étrange découverte vient dêtre faite non loin de Bernissart, dans la province du Hainaut, à proximité de la frontière française. Cest à Bernissart, on sen souviendra, quen 1878 ont été trouvés les squelettes diguanodons qui font aujourdhui la fierté de notre Muséum des Sciences naturelles.

Le sous-sol, dans la région de Bernissart, comme dans toutes les régions houillères, est creusé de galeries qui rendent le sol instable et provoquent des éboulements. Parfois, le sol se crevasse et des maisons doivent être évacuées pour ne pas faire courir le risque dêtre ensevelis à ses habitants.

Cest ce qui vient de se passer, dans la propriété de Monsieur Bernard Sauter, gros entrepreneur de la région, qui nous a permis de citer son nom. Cest dans le fond du petit parc entourant sa demeure qui, elle-même, na subi aucun dégât, que léboulement sest produit.

Sans doute à la suite des pluies abondantes de ces dernières semaines, tout un pan de terrain sest effondré sur le passage dune ancienne galerie de mines longeant lun des angles de la propriété. Un puits naturel fut ainsi creusé, que Sauter fit sonder afin, éventuellement, dy insuffler une couche de gravats enrobés de ciment.

Cest au cours de ces travaux de sondage que la découverte fut faite. Il sagissait des restes dun nouvel iguanodon, mais différent de ceux exhumés en 1878. Ici, il sagissait dune peau de lanimal. Une peau cornifiée, momifiée, mais complète, avec seulement le crâne comme ossement

Lintérêt dune telle découverte na pas échappé au professeur van Croës, paléontologue au Muséum des Sciences naturelles, aussitôt prévenu et accouru sur les lieux.

En effet, tout ce quon connaît de laspect de la peau des dinosauriens se résume à quelques empreintes fossilisées. Aucun fragment de cette peau na jamais été découvert et lexhumation dune dépouille complète, même en mauvais état, dun de ces reptiles géants, comme liguanodon, peut être considérée comme une aubaine presque miraculeuse pour la connaissance de la préhistoire.

Aux dernières nouvelles, il a été décidé, en raison de la rareté de la relique, que celle-ci sera exhumée et menée en lieu sûr pour y être traitée. Et cela en dépit du coût quune telle opération pourra entraîner.

 

Le second article du Soir datait de deux mois plus tard.

 

Bruxelles, le 25 juin.

 

Nos lecteurs ont été tenus au courant par notre Chaîne nationale des suites de la découverte de la dépouille diguanodon trouvée en avril dernier dans la région de Bernissart. Ils ont pu assister en direct à lexhumation des gigantesques restes et aux moyens employés pour les transporter jusquau Muséum. Des restes qui, en dépit de leur momification, pesaient plusieurs quintaux.

Aujourdhui, la dépouille repose sous un grand chapiteau dressé sur la pelouse du Parc Léopold, à proximité du Muséum lui-même. Ce chapiteau est sévèrement surveillé par la police afin déviter toute tentative de vandalisme.

Une première étude de la dépouille a aujourdhui été entreprise. La dite dépouille fait penser à une gigantesque outre vide, à la peau comme tannée, raidie, rappelant à peine la forme originale de lanimal. À lintérieur, les os ont été réduits en poussière. Seul le crâne est demeuré intact. Toute chair a disparu et tout ce quon a découvert sont des traces de matière verte, faite de petits cristaux agglomérés en masse compacte, ou encore complètement libres comme sil sagissait de gravier. Selon les premières observations, il pourrait sagir dune variété inconnue de calcite smaragdite, mais seule une analyse approfondie pourra en convaincre les chercheurs.

Légèrement écrasé par la masse de pierre ayant pesé sur lui durant des millénaires, le crâne présente une curieuse particularité. Les yeux ont bien entendu déserté les orbites mais paraissent avoir été remplacés par des conglomérats de cette matière verte, cristallisée, semblable à celle trouvée à lintérieur de la dépouille.

Les travaux de restauration et de conservation ont commencé. Il sagit dassouplir la peau par des injections de produits émollients. Ensuite, elle sera complètement éventrée pour y introduire une armature métallique plastifiée qui remplacera le squelette manquant.

On estime quil faudra au moins deux années pour mener à bien cette restauration. Bien des aléas devront être surmontés. Sans doute de nouvelles techniques devront même être imaginées pour la circonstance.

On espère que la Belgique pourra soffrir cet iguanodon en chair et en os ou presque comme cadeau pour lan 2000. Et cela en dépit du fait que le coût du travail de restauration écornera davantage encore un budget national déjà négatif, hélas !

 

Le fac-similé dAristide Clairembart sarrêtait là. Peut-être larchéologue navait-il pas poussé plus loin son intérêt pour la dépouille diguanodon. Sa spécialité était les vieilles pierres et il ne se passionnait pour les autres branches de la science quen raison de leur rapport avec la sienne.

Cependant, la curiosité de Morane était éveillée. Les détails de la découverte de liguanodon présentaient trop de similitudes avec ceux de son rêve pour quil en fût autrement.

Pendant un moment, il hésita à rappeler Clairembart pour lui demander des précisions, lui faire part à nouveau de ses doutes. Mais il nen fit rien, sûr quil était des conclusions de son vieil ami : « Le hasard, mon cher Bob Le hasard… »

De longues minutes sécoulèrent. Que Morane passa à se lisser les cheveux de ses doigts ouverts en peigne. Une ride verticale barrait son front Cette matière verte, en petits cristaux, à lintérieur et dans les orbites de liguanodon, lintriguait. Vert comme le faisceau de lumière qui, des millions dannées plus tôt dans son rêve avait frappé le dinosaurien. « Lœil de liguanodon », songea-t-il sans bien savoir pourquoi.

Finalement, il fit à haute voix :

— Le hasard, mon cher Bob Le hasard

Puis il se leva, shabilla, sortit pour vaquer à ses affaires et ny pensa plus.

Chapitre 4

Après avoir quitté Las Vegas, ses maisons de jeu et ses enseignes maintenant éteintes, la puissante Cadillac allongée roulait à présent à travers le désert de Mojave. Le « désert peint » comme on lappelait à cause des cactus, cierges et autres, et des arbres de Josué qui, à cette époque, faisaient éclater sous le soleil les mille couleurs de leurs floraisons. Sur la route macadamisée, les roues du véhicule produisaient un bruit faisant songer à de lourds pans de soie froissée. À lintérieur, à cause de la climatisation, il faisait presque aussi froid que sur un iceberg.

À larrière de la voiture, le gros homme affalé sur les coussins de la banquette tentait de détailler le paysage à travers les vitres fumées. Sans y parvenir. Les couleurs, gommées, se changeaient en une monotonie dun gris vert, presque sans relief.

—  allons-nous ? interrogea le gros homme par linterphone.

À lavant, vu à travers la cloison vitrée de séparation, le chauffeur ne réagit même pas. Pas un mouvement de tête. Pas un mot.

Lobèse se le tint pour dit. Se contenta de croiser les mains sur son ventre en barrique. Des mains boudinées puissantes, aux doigts aussi épais que des manches de pioches. Il ferma les paupières, mais il ne dormait pas. En dépit des apparences, tous ses sens demeuraient en éveil.

On lavait contacté la veille, alors quil résidait au Desert Inn : en plus de nombreux autres défauts, dont le moindre était un manque total de scrupules, il était joueur. Une voix anonyme, au téléphone, lui avait annoncé quon viendrait le chercher le lendemain « pour le conduire… ». En dépit de son insistance, il navait pas obtenu la moindre précision à ce sujet.

Roman Orgonetz cétait le nom du gros homme avait déjà perdu pas mal dargent sur les tables de jeu de Vegas et il voyait dans cette mystérieuse convocation un moyen, peut-être, de se refaire. Il connaissait ce genre de rendez-vous anonyme et savait quà la clef il y avait souvent pas mal de dollars à toucher. Bien sûr il y avait le risque. Au cours de sa vie de mercenaire, il sétait fait de nombreux ennemis. Cependant, pour un individu de sac et de corde comme lui, le danger était monnaie courante et il avait décidé de tenter sa chance.

Au bout dune dizaine de minutes, la Cadillac quitta la grand-route, tourna à gauche, dans une voie secondaire vite barrée par une grille flanquée dun écriteau indiquant : Private. Strictly forbidden. Un signal de phares et la grille souvrit automatiquement pour livrer passage au véhicule.

La voie secondaire se prolongea sur quelques kilomètres, puis il y eut une nouvelle grille, gardée cette fois par deux individus à laspect de portes de prisons et armés chacun dune mitraillette de gros calibre dont, selon toute évidence, ils devaient savoir se servir.

Orgonetz jugea que cela commençait à sentir mauvais, ou à devenir intéressant. Surtout que, à gauche et à droite, des clôtures, sans doute électrifiées, se prolongeaient à travers le désert aussi loin que la vue pouvait porter. Un peu partout se dressaient les hautes silhouettes de miradors qui ne devaient pas être là pour faire joli.

La seconde grille ouverte à son passage, la Cadillac poursuivit sa route.

Vite, le décor changea et le désert laissa la place à un parc aux vertes frondaisons, entretenu à grands frais. Un peu partout des jets darrosage rotatifs distribuaient leau nécessaire à la végétation et probablement tirée dune nappe phréatique.

À présent, Roman Orgonetz commençait à deviner où on le conduisait. Un nom lui venait à lesprit : Howard Heyst

Howard Heyst. Lhomme à qui la presque totalité de Las Vegas appartenait. Lun des rois mondiaux du pétrole en plus. Riche à milliards de dollars. Lun des personnages les plus puissants de la planète. Grand collectionneur, ses émissaires parcouraient le monde à la recherche de la pièce rare, volée ou non, car Heyst lui aussi avait depuis longtemps rayé le mot « scrupule » de son vocabulaire. On ne devenait pas riche à milliards et demeurer honnête. Howard Heyst passait pour posséder six Van Gogh absolument authentiques. Entre beaucoup dautres choses, plus précieuses les unes que les autres.

Selon la presse, les collections de Heyst seraient entreposées dans de vastes salles souterraines auxquelles lui seul avait accès. Car Heyst était un de ces amateurs jaloux qui nexposent pas leurs trésors, sen réservant lexclusive contemplation. En quoi consistaient exactement ces trésors. Tout le monde lignorait. On affirmait cependant, sans en avoir la preuve, que les plus grands musées du monde, comme le Louvre, le British Museum ou le Metropolitan, auraient pu envier les collections dHoward Heyst.

Dans la pénombre régnant à lintérieur de la Cadillac, Roman Orgonetz sourit. Un sourire découvrant des dents complètement aurifiées et qui lui avaient valu le surnom dHomme aux Dents dOr. Un sourire qui rendait sa face de saindoux, au nez pareil à une limace, encore plus repoussante.

— Howard Heyst, murmura Orgonetz. Howard Heyst

Pour lui, en ce moment, ce nom devenait synonyme de fric.

À présent, la voiture roulait entre deux allées de palmiers géants. À gauche, à droite, toujours les étendues vertes du parc arraché au désert, avec ses pelouses, ses parterres, ses bosquets de plantes rares. Le tout sous lemprise bienfaisante des arrosoirs à jets rotatifs.

Pas de doute maintenant pour lHomme aux Dents dOr sil lui en restait bien sûr : le mystérieux personnage qui lavait « convoqué » était bien lintouchable, linapprochable, le tout-puissant Howard Heyst.

La double haie de palmiers géants sécarta, pour dégager la vue sur de larges pelouses tachées par lémail des parterres fleuris. Au-delà, un palais de marbre rose, absolument incongru, dressait ses frontons, ses tours et ses coupoles sur un fond de ciel bleu de cobalt.

Après avoir contourné une dernière pelouse à peu près aussi vaste quun terrain de football, la Cadillac stoppa devant un perron érigeant une impressionnante volée de marches. Aussitôt tout sanima.

Les chiens dabord. Une meute de molosses jaillis on ne savait d. De la taille de petits ânes, ils ne montraient aucun signe dagressivité. Pas daboiements, pas de crocs découverts, mais leurs regards étaient ceux de fauves. Ils simmobilisèrent tout autour de la voiture, en attente. Puis les hommes apparurent. Une douzaine de colosses, vêtus de combinaisons bleues marquées des initiales HH. Tous portaient des mitraillettes Thompson en sautoir.

— Bleu, la couleur préférée dHoward Heyst, pensa lHomme aux Dents dOr. Un double H pour ce même Howard Heyst Je ne me suis pas trompé

Lun des hommes en combinaison bleue ouvrit la portière arrière de la voiture, jeta simplement à ladresse dOrgonetz :