— Jai froid

Elle ne portait quune petite veste matelassée et la température était celle dune chambre froide. Bob Morane enleva son blouson et le lui jeta sur les épaules. Elle tenta de le rejeter.

— Tu vas geler, Bob

— Grand, gros, lourd et bête, fit-il en riant, mais aussi bâti à chaux et à sable, noublie pas Garde le blouson et continuons

Au sol, aux parois, un enduit visqueux sajoutait à lhumidité et aux moisissures. Puis un courant dair gicla, apportant un remugle de pestilence. Cela venait dune faille dans la muraille. Juste assez large pour livrer passage à un homme.

— Attends là, jeta Morane à ladresse de Nathalie. Je vais voir ce qui se passe de lautre côté.

De biais, il se glissa dans la faille, prit pied sur une étroite corniche. Il braqua sa lampe devant lui, un peu en plongée. Le rayon de lumière fouilla les ténèbres, frappa une surface sombre, mouvante, aux reflets de vieux zinc. Lodeur était devenue si forte quon ne la sentait même plus. Lodeur même de la ville condensée là, dans son ventre de mégalopole en putréfaction.

    Les égouts ! murmura Morane avec un imperceptible accent de triomphe.

 

*

 

Mises bout à bout, les galeries du cloaque creusé sous la capitale belge atteindraient une étendue équivalant à la distance de Bruxelles à Rome. Soit quelque mille cinq cents kilomètres. Un canal presque sous chaque rue. Un réseau putride, où coulent toutes les mauvaises humeurs de la cité. Comme toutes les grandes villes, Bruxelles est bâtie sur le plus nauséabond des marécages.

— Il doit y avoir des rats, murmura Nathalie.

— On pense quil y a ici un surmulot par habitant, dit Morane. Soit un million Personnellement, je crois quil y en a beaucoup plus Au moins le double

— Tu dis ça pour me rassurer ?…

— Pour tinstruire, tout simplement On nen sait jamais trop

Ils se tenaient sur une étroite banquette de béton courant le long de la muraille. À gauche, à droite, la voûte se prolongeait, basse, tavelée par les reflets de leau sombre frappée par le rayon de la torche. Là-bas, à gauche et à droite également, la lumière mourait, dévorée par les ténèbres. Pas délectricité dans les égouts, à cause des suintements, sources de courts-circuits. Sous les pieds, une matière grasse, visqueuse, glissante. À hauteur de hanche, une main-courante, simple tige de fer fixée à la muraille par des pitons, de fer également, filait dans les deux sens-Quand on y était plongé, la puanteur se changeait en une odeur fade encore plus repoussante.

De la main, Bob indiqua la droite.

— Allons par là

— Pourquoi ? interrogea Nathalie. Tu ty retrouves ?…

Morane secoua la tête.

— Je nai aucune idée de la direction à prendre Je ne suis pas un habitué des égouts Alors, aller à gauche ou à droite

Leurs voix résonnaient comme à lintérieur dun tambour crevé.

— Passe devant, enchaîna Bob. Ainsi, si tu glisses, je pourrai te rattraper Mieux vaut ne pas faire un plongeon là-dedans. (Il désignait leau du collecteur, aux reflets de zinc corrodé). Non seulement on serait gelés mais, en plus, on aurait besoin illico dun bon lavage destomac Et surtout, tiens-toi à la main courante Ne la lâche sous aucun prétexte Oui, je sais, cest plutôt visqueux, mais on nest pas dans un salon

Il tendit la torche à la jeune fille, poursuivit :

— Prends ça et ne la laisse pas tomber à la flotte. Les piles ont encore tout leur jus et elles tiendront encore un bon bout de temps Espérons que, dici là, on se sera tirés de ce trou

Bien sûr, au cas où la torche les lâcherait, il y aurait encore la lampe-stylo, mais cela ne le rassurait quà demi. Dautant plus quil ignorait où cette promenade dégoutiers les conduirait.

Nathalie marchant en tête, ils se mirent en route. Une progression lente, précautionneuse. Par endroits, le sol, poisseux de toutes les déjections de la cité, se changeait en patinoire. Lodeur écœurante de tous les trépas domestiques prenait à la gorge.

Combien de temps cela dura-t-il ? Le temps ne comptait plus. Bob espérait voir, à un moment ou à un autre, briller la lampe à acétylène dun égoutier qui les mettrait sur le bon chemin. Mais, à cette heure de la nuit et en cette avant-veille du Nouvel An, les égoutiers brillaient par leur absence.

En dépit de son envie de le faire, Morane évitait de consulter sa montre. Pas un seul instant, il ne quittait Nathalie des yeux, à un mètre à peine devant lui. Un faux pas, et il la retiendrait dune poigne de fer. Bien quau fond de lui-même il sen défendit, elle lui était devenue plus précieuse que tous les trésors. Et il se demandait pourquoi. Peut-être, tout simplement, parce que, après le mal quil sétait donné pour la tirer des griffes des sicaires dOrgonetz, il ne voulait pas que cela se termine par un plongeon dans la gadoue.

De temps en temps, Bob jetait un coup dœil à la main de Nathalie, qui courait tout le long de la rampe de fer.À lannulaire de cette main, le chaton de la bague brillait dun feu vert toujours de plus en plus intense, éclaboussant même la muraille de ses reflets. À chaque seconde davantage, cette bague, ou tout au moins la matière qui y était enchâssée, inquiétait Morane. Malgré lui, il continuait à y deviner une menace.

Les égouts se révélèrent vite être un labyrinthe pour qui nen possédait pas le plan en mémoire. À plusieurs reprises, après sêtre engagés dans un cul-de-sac. Bob et Nathalie durent revenir en arrière, trouver un nouveau passage. Même en saidant de sa boussole, Morane, sans point de repère, ne parvenait pas à sorienter. Et les piles de la torche menaçaient de sépuiser. La lumière tournait à lorange. Bientôt, il faudrait songer à user de la lampe-stylo en renfort.

La torche allait lancer ses derniers feux, quand Nathalie, qui marchait toujours en avant, stoppa brusquement.

— Une échelle. Bob !

Ils avaient atteint une étroite rotonde, à la charnière de deux collecteurs. Au passage, Morane remarqua à nouveau lintensité de la lumière issue de la bague, au doigt de sa compagne. Mais ce fut fort fugitif. Son attention avait été attirée par léchelle de fer scellée dans la muraille et qui haussait ses échelons dans un puits vertical.

La lampe-stylo braquée, son rayon se perdit dans lobscurité.

De sa main libre. Bob empoigna lun des montants de léchelle, secoua celle-ci de toutes ses forces. Cela tint bon. Léchelle paraissait dailleurs bien entretenue. Sans doute servait-elle aux égoutiers.

— Je vais voir, décida Bob.

— Ne mabandonne pas ! Gémit Nathalie en ne croyant pas à ce quelle disait.

— Si, fit Morane, je vais te laisser en pâture aux rats, cest certain

La lampe-stylo entre les dents, il se mit à grimper. Tout de suite, il se rendit compte que sa première impression ne lavait pas trompé. Léchelle métallique était bien en parfait état, soigneusement entretenue. Sous ses doigts, Morane ne sentait pas les protubérances de la rouille. Sous les semelles de ses mocassins, les échelons demeuraient solides. Sans le moindre fléchissement. Ils auraient pu supporter aisément dix fois son poids.

Cinq, six mètres descalade interrompue par une surface métallique bouchant le puits. « Une plaque de fonte », jugea Morane. Il savait quau-delà cétait lair libre. « Pourvu que je réussisse à la faire bouger », pensa-t-il encore.

Il se hissa dun nouvel échelon, de façon que, les jambes pliées, il puisse sarc-bouter. La nuque ployée, il colla les épaules à la plaque, poussa

Tout dabord, rien ne se passa. Lobstacle résistait. Nouvel effort. Cette fois, la plaque bougea, se souleva légèrement et un souffle dair frais frappa Morane au visage. Encore une poussée et la plaque se dégagea de son alvéole. Bob poussa de côté. Le grincement de la fonte raclant les pavés. Un croissant de nuit se révéla, puis tout un disque de la même nuit. Lair sétait soudain purifié. Quelque part, il y eut un chuintement de pneus sur la chaussée. Un ronflement de moteur. De plus en plus ténu. Puis plus rien.

Morane se propulsa vers le haut. La tête et le torse hors du trou, il repéra, à sa gauche le Palais Royal, à sa droite le parc. Tout au fond, la muraille aveugle du Palais des Beaux-arts.

Baissant la tête, Bob hurla, à lintention de Nathalie :

— On est libres !… Grimpe !… Grimpe !…

Deux minutes plus tard, ils avaient pris pied tous deux sur la chaussée. Ils sétreignirent en riant.

— Sans toi. Bob, fit Nathalie au bord des larmes, je serais sans doute morte.

— Sans toi, fit Morane, je ne serais plus quà moitié vivant

Cest alors que, tout près, ils devinèrent la présence

Chapitre 19

— Tout est O. K La voie est libre

Roman Orgonetz avait perçu le message. Il coupa le son du talkie-walkie, passa sur le mode émission, lança à ladresse des « déménageurs » :

— Vous pouvez y aller Je vous rappelle que vous avez une demi-heure pas davantage

Une demi-heure Il jugeait que, si la police était prévenue dune façon ou dune autre, cétait le temps quil faudrait aux policiers pour arriver sur les lieux. Mais il ne pensait pas que la police serait avertie. Il avait pris toutes ses précautions pour ça.

La grille du parc avait été ouverte. Une camionnette se détacha de laccotement, franchit le portail, savança à allure réduite dans les allées. À lintérieur, en plus du chauffeur, trois spécialistes armés de scies rotatives fonctionnant sur accus. Ils étaient chargés de découper la dépouille de liguanodon en plusieurs tronçons qui, ensuite, seraient roulés et chargés dans la camionnette.

Tout de suite après le passage du véhicule, la grille avait été refermée. Un message du chauffeur parvint à Orgonetz par lintermédiaire du talkie-walkie.

— La voie est libre Tout va bien

LHomme aux Dents dOr ne répondit rien. Se contenta de hocher la tête. De sourire de toutes ses mâchoires dorées. Un sourire qui se changea en un rire tonitruant qui fit frémir ses bajoues et tressauter son ventre-barrique.

La cupidité avait toujours été le moteur de lexistence de Roman Orgonetz. Il nétait rien dautre quun prédateur. Il continuait à rire, au bord du triomphe. Et, sur lécran de ses paupières closes de batracien clignotaient déjà les zéros des deux millions de dollars dHoward Heyst.

Dans le parc, la camionnette sétait arrêtée à proximité de la bulle. Le chauffeur demeurait au volant, prêt à démarrer en cas durgence. Le moteur continuait à tourner au ralenti.

Les trois « déménageurs » armés de scies rotatives mirent pied à terre. Lun des deux hommes encagoulés savança vers eux, dit simplement :

— La voie est libre Vous pouvez y aller Nous continuons à surveiller Pourtant

Il se tourna vers la bulle, poursuivit :

— … il y a quelque chose de bizarre là-dedans Cette lumière depuis quelques minutes Regardez

Mais les « déménageurs » avaient vu dès quils avaient mis pied à terre. La bulle semblait illuminée de lintérieur. Une luminosité verte qui sinsinuait à travers lépaisse toile, sintensifiait à chaque instant davantage, au point de se refléter partout aux alentours.

— Quest-ce que ça veut dire ? Sinquiéta lun des « déménageurs ».

— Aucune idée, fit lhomme à la cagoule. Tout à lheure, tout paraissait normal quand nous sommes allés voir à lintérieur à part les yeux

— Que voulez-vous dire « à part les yeux » ?

— Oui les yeux de la bête enfin de la peau. Ils brillaient très fort Une lumière de la même couleur que celle-ci Verte Tout à fait verte On eût dit oui que la bête nous regardait

— On va bien voir, fit le « déménageur ».

Il souleva la portière de la bulle et, suivi des trois autres, il pénétra à lintérieur. Une intense lumière, aveuglante, y régnait. Verte. Phosphorescente. Instinctivement, les quatre hommes reculèrent, saisis par un sentiment proche de la peur.

— La peau ! Hurla lun deux. Regardez !… La peau !…

Sur le bâti, un tremblement agitait la dépouille, qui se gonflait comme sous leffet dune respiration. Quelque chose dindéfinissable émanait delle. Une puissance invisible, destructrice Puis il y eut un barrissement sonore, qui écrasa le silence, fit battre les tympans.

Cette fois, la peur submergea les quatre hommes, se changea en terreur.

— Fuyons ! Hurla lun des « déménageurs ».

En se bousculant, ils jaillirent hors de la bulle, se mirent à courir à travers les pelouses. Avec, derrière eux, une monstruosité invisible, une puissance destructrice, trouée par deux larges yeux verts, fulgurants.

Lun des hommes encagoulés se retourna, braqua sa mitraillette, ouvrit le feu. Léclair des projectiles sécrasant sur du néant. Puis, tout de suite, la masse invisible fondit sur lhomme, lécrasa, labsorba, pour se repaître de son énergie.

À travers le Parc Léopold, des clameurs dépouvante montèrent.

Chapitre 20

Dans le Vaisseau général de Gzaal, tout avait changé sur lécran spatio-temporel. Tzill, le répéreur, suivait le développement avec une attention accrue. Le moment où il lui faudrait agir pour détruire les trois sources de Trom 66 approchait Sil échouait, ce serait la catastrophe. En se réunissant, les trois sources atteindraient une puissance difficilement contrôlable.

Toujours penché par-dessus lépaule de Tzill, le général voyait avec angoisse la source 2 et la source 3 se rapprocher, prêtes à se confondre.

— Et la source n° 1 sest mise en branle ! constata Tzill.

Les trois sources de Trom convergeaient à présent lune vers lautre, à des distances variables. En même temps, sur lécran, leurs lumières sintensifiaient, devenaient éblouissantes.

— Continuez à réactiver ! Commanda le général.

— Nous sommes presque arrivés au maximum, dit Tzill.

Quand cette réactivation serait arrivée à son terme, alors seulement le processus de destruction pourrait être déclenché. Mais, en même temps, les trois sources de Trom 66, ayant acquis le maximum de leur puissance, se rapprocheraient de plus en plus rapidement pour se confondre en une seule masse dénergie. Il deviendrait alors difficile, voire impossible, de maîtriser leur pouvoir de destruction.

Sur lécran, les trois sources de Trom sétaient mises soudain à palpiter.

— Réactivation achevée ! annonça Tzill.

Les sources 2 et 3 se confondaient presque.

— Enclenchez, le processus de destruction ! Jeta le général.

Le repéreur effectua une manœuvre et trois cercles rouges entourant chacun une croix apparurent sur lécran.

Tzill naurait plus maintenant quà placer chaque source de Trom 66 exactement au centre des cercles rouges. Mais il y avait toujours ce léger vent interstellaire qui compliquerait la manœuvre.

Chapitre 21

Lhomme avait arraché sa cagoule sous laquelle il avait limpression détouffer. Mais cétait là en réalité leffet de la terreur. Son visage blafard, surmontant sa combinaison noire de commando, faisait maintenant une tache pâle dans la nuit, éclairée par la réverbération de reflets verdâtres. Il était le dernier à avoir quitté la bulle et courait vers la camionnette dans laquelle, déjà, ses compagnons sentassaient. Derrière lui, la monstrueuse présence de Trom 1 invisible, faite dénergie pure, le dominait.

Presque malgré lui, au moment où, tout près, le bruit du démarreur de la camionnette faisait entendre son grincement, lhomme se retourna. Mû par un instinct incontrôlable. Tout de suite, il hurla :

— Les yeux !… Les yeux

À plusieurs mètres au-dessus du sol, deux redoutables luminescences, larges comme des soucoupes, trouant la nuit.

Automatiquement, lhomme lâcha à son tour une giclée de mitraillette. Limpact des balles sécrasant ou ricochant sur rien.

Un bruit de moteur qui démarrait. Lhomme se détourna, aperçut la camionnette qui séloignait, cria :

— Attendez-moi !… Attendez-moi !…

Mais, dans le véhicule, on se moquait de ses appels.

La panique Le sauve-qui-peut Une seule pensée : échapper à la chose invisible.

Lhomme jeta sa mitraillette, quil devinait inutile, pour se mettre à courir, à la poursuite de la voiture.

Le fuyard se retourna, pour faire face à la menace. Il ne voyait rien, mais devinait cette menace, redoutablement proche. La luminescence aveuglante des yeux le fascinait. Il hurla encore :

— Non !… Non !…

Au moment où la masse invisible sabattait sur lui, lanéantissait dans un éclaboussement de lumière verte.

La camionnette fonçait vers la sortie du parc avec, derrière elle, la ruée de Trom 1. La grille avait été refermée. Le capot du véhicule la heurta avec un bruit de bombe, la renversa, fracassa les barreaux. La grille tout entière bascula sous le choc, dans un bruit de ferraille.

Moteur bloqué, le véhicule avait stoppé, immobilisé en travers du porche. Le fantôme de liguanodon sabattit sur elle, toujours invisible, toujours doté de la puissance du Trom. Une double déflagration. Celle de lénergie du Trom libérée, et celle de lessence enflammée. Une double fulgurance, verte et fauve, dans des gerbes de débris pulvérisés, projetés en tous sens, ferrailles et membres humains mêlés.

Assis au volant de sa voiture, Roman Orgonetz sursauta, frappé en plein par le bruit de lexplosion.

Dans le rétroviseur, il en distingua les reflets. « Fuir ! » Tout de suite, il ne pensa plus à autre chose.

En un mouvement réflexe, lHomme aux Dents dOr porta la main au tableau de bord, manœuvra la clef de contact, embraya. Moteur emballé, il décolla son véhicule de laccotement, sans quitter du regard le rétroviseur, se reflétait maintenant la double prunelle aux regards aveuglants. Deux lucioles de feu vert, dune fixité menaçante.

— Quest-ce que cest que ça ? Râla Orgonetz.

Son engin poussé à fond, il projeta son véhicule dans lenfilade de la chaussée dEtterbeek avec, à gauche et à droite, le bruit sourd des explosions de voitures embouties au passage par Trom 1.

— Quest-ce que cest que ça ? Continuait à gronder lHomme aux Dents dOr. Quest-ce que cest que ça ?…

Il fonçait à tombeau ouvert en direction de la rue Belliard avec, derrière lui, cette puissance inconnue, invisible, qui le dépassait.

Au carrefour, les feux venaient de passer au rouge. La Renault les brûla. Instinctivement, Orgonetz tenta déviter lun des rares véhicules empruntant la rue Belliard à cette heure tardive, perdit le contrôle de son engin

Déséquilibrée, la Renault bascula, fila sur le flanc et, lancée telle une bombe, alla percuter langle des façades, tout de suite changée en un informe tas de ferraille. Au moment précis où Trom 1 se désagrégeait en une gigantesque fulgurance couleur démeraude.

Très loin montèrent les hurlements saccadés des voitures de police.

 

*

 

Sur lécran, dans la salle de commande du Vaisseau gzaalien, le témoin de la première source de Trom sétait éteint.

 

*

 

Même heure.

Place des Palais.

En même temps, Nathalie van Croës et Bob Morane avaient tourné leurs regards vers le parc, d montait un bruit de branches cassées, de végétation remuée. On ne voyait rien, mais on devinait une présence menaçante.

— Quest-ce que cest. Bob ? interrogea Nathalie.

Sa voix tremblait, avec un accent dinquiétude. Jusqualors, en dépit de la situation critique, elle navait pas vraiment éprouvé la peur. Maintenant, elle pressentait un danger qui la dépassait. Instinctivement, elle se rapprocha de Morane, presque à le toucher, répéta :

— Quest-ce que cest. Bob ?

Elle cherchait sa protection. Le contact du grand corps musclé de cet homme rompu à tous les risques la rassurait. Morane haussa les épaules. Un geste vague.

— Aucune idée, pondit-il.

Et il ne mentait pas. Il ignorait totalement de quoi il sagissait. Tout ce quil pouvait, cétait deviner, presque physiquement, la monstrueuse entité qui progressait dans leur direction, quelque part parmi les frondaisons du parc.

— Allons par , décida-t-il en montrant lextrémité de la place, en direction du Palais des Beaux-arts. Ma voiture est parquée rue du Lombard. Il nous faudra aussitôt prévenir tes parents que tout va bien

Il nen était pas aussi certain. Le tintamarre de végétation remuée, de branchages brisés, sintensifiait. La « chose » se rapprochait. Mais de quoi sagissait-il ?

— Regarde, ces deux lumières ! Sursauta Nathalie. Oui des yeux On dirait des yeux !…

Morane tourna ses regards dans la direction indiquée par sa compagne. Tout de suite, à travers les branches dépouillées du parc, il distingua les deux taches luminescentes, dun vert aveuglant. À trois mètres du sol peut-être ; il eût été difficile de le dire. Des yeux ?… Peut-être Mais alors des yeux sans regard et, pourtant, dégageant une incompréhensible fascination.

Puis, tout de suite, il y eut ce cri. Il faisait penser au bruit dune lime gigantesque attaquant une tôle et la faisant vibrer. Un son guttural, qui glaçait le sang, éclatait telle une menace. Bob lavait déjà entendu ou cru entendre dans ses rêves.

— Lallosaure !…

Il saisit Nathalie par le poignet, lentraîna. Elle protesta :

— Quest-ce que ça veut dire ?… Tu me fais mal !…

Il lui serrait peut-être trop fort le poignet, mais il ne relâcha cependant pas sa prise.

— Cours cours aussi vite que tu peux

Nathalie galopait telle une jeune gazelle. Alors seulement, Bob la lâcha, tout en insistant :

— Cours !… Cours !…

Derrière eux, le sol tremblait. Morane se retourna tout en courant, mais sans rien apercevoir dautre que ces yeux verts, dégageant une impression de férocité inouïe. Suspendus dans le vide, ils se rapprochaient. La « chose » invisible, faite dénergie pure, sétait lancée à leur poursuite.

Ils atteignirent lextrémité de la place des Palais, pour traverser en courant la rue Royale, prendre pied sur laccotement, de lautre côté. Une voiture solitaire, se dirigeant vers la place Royale, fut heurtée par la « chose » invisible. Son conducteur perdit le contrôle et le véhicule, effectuant une embardée, alla sécraser contre un des piliers flanquant la grille dentrée du parc.

— Cours cours continuait à crier Morane.

Il continuait à galoper lui-même de toute la vitesse dont il était capable. Parfois, il agrippait Nathalie et, pour ne pas la distancer, il lattirait à sa suite. Avec, derrière eux, cette masse dénergie invisible, dominée par ces yeux dépouvante. Et ce cri de bête de proie qui continuait à déchirer la chair du silence de cette nuit de fin des temps.

Si Morane avait été sujet à la peur, il eût été épouvanté. Au cours de sa vie aventureuse, il avait triomphé de bien des dangers, mais en lheure présente il devinait que ladversaire le dépassait, excluait toute possibilité de résistance. Devant cet adversaire, il ne voyait quune solution Fuir Fuir jusquà lépuisement.

— Je nen puis plus. Bob Je nen puis plus

Nathalie avait stoppé, haletante, les jambes coupées autant par la peur que par la fatigue.

Ils avaient traversé la place Royale sur toute sa longueur, sétaient élancés dans la rue de la Régence, avaient dépassé la façade monumentale du Musée dArt. La masse dénergie de Trom 2 nétait plus quà quelques mètres dix vingt peut-être.

— Monte sur mon dos ! jeta Bob à ladresse de Nathalie. Mets tes bras autour de mon cou

Elle obéit et il reprit sa course. Sengagea dans létroite rue de Ruisbrœk. Plus une ruelle quune rue. La dévala avec, à gauche et à droite, la double file des voitures rangées pour la plupart en contravention. Derrière eux, la présence invisible les dominait, plus menaçante que jamais, sa masse faisant résonner le sol tel un gigantesque tambour. Le cri de lime emballée était devenu assourdissant.

Les mains de Nathalie sétaient jointes sur le haut de la poitrine de Bob et la bague, à son annulaire droit, lui éclaboussait le visage dun reflet vert à présent éblouissant.

La ruelle sélargissait, bordée par les nouveaux bâtiments du Musée. À gauche, à droite, au centre, les énormes scarabées endormis des véhicules. Bruit de tôles froissées par la masse dénergie de lallosaure.

Bob Morane stoppa net. La galerie permettant de passer de la rue de Ruisbroek à la place de la Justice était fermée. Une grille infranchissable. Revenir en arrière, filer par la rue de la Paille ? La masse dénergie leur barrait le passage. Les larges yeux verts étaient comme des phares, à moins de dix mètres. Le cri de lallosaure sciait les chairs.

« La bague ! pensa Morane. Les yeux La même lumière verte… »

Dun mouvement des épaules, il obligea Nathalie à mettre pied à terre. Il hurla :

— La bague !… Enlève-la !…

Tout dabord, Nathalie ne parut pas comprendre.

— Enlève ta bague ! hurla encore Bob. Enlève-la et jette-la à terre !… Vite !… Vite !…

La jeune fille voulut obéir mais lanneau, un peu trop serré, refusait de glisser. Sous ses pieds et sous ceux de Morane, le sol tremblait comme sous leffet dun séisme.

— Mouille ton doigt !… cria Bob. La bague Enlève-la !… Jette-la !…

Une gueule invisible était prête à se refermer sur eux, à les changer à leur tour en énergie pure.

Nathalie avait réussi à arracher la bague de son doigt. Elle la jeta sur le sol et Bob lécrasa sous son talon. Il y eut une détonation sèche, accompagnée dune fulgurance couleur démeraude. En même temps, le cri de lallosaure les enveloppa, chape sonore qui mettait les nerfs à vif.

Dun geste désespéré, Morane saisit Nathalie par lépaule et, brutalement, la força à sallonger sur les pavés, contre la carrosserie dune voiture.

— Ne bouge pas ! Rauqua Morane. Ne bouge pas !…

La puissance du cri devenait intolérable. La présence, au-dessus deux, donnait limpression de peser des tonnes. Puis il y eut une explosion, dont le fracas les submergea. Une vague de lumière verte les engloutit et ils se sentirent soulevés du sol, projetés contre la muraille la plus proche. Ensuite, il ny eut plus que le silence. Rien que la nuit. Avec seulement une indéfinissable odeur de brûlé, tout de suite dissipée.

Morane navait pas lâché Nathalie. Il la souleva. Dans la pénombre, le petit visage étroit formait une tache pâle, noyée dans le miel tendre des cheveux. Les paupières étaient closes. Bob la secoua.

— Nathalie !… Nathalie !…

Elle ouvrit les yeux.

— Que sest-il passé ?

Bob Morane ne ré pondit pas. Il lignorait. Instinctivement, il leva les yeux vers le ciel dhiver, pareil à une plaque de vieux métal oxydé.

 

*

 

Sur lécran de contrôle du Vaisseau amiral gzaalien, les repères marquant lemplacement de Trom 1, 2 et 3 sétaient éteints. Lécran demeurait vide. Un espace noir, quadrangulaire, parcouru de temps à autre par des ponctuations parasitaires. Sa mission sur la planète Erret accomplie, le vaisseau appareillait pour partir, à travers la galaxie, à la recherche dautres vestiges de Trom 66 à détruire.

Chapitre 22

En dépit de sêtre livrées à des enquêtes approfondies, les autorités de la capitale ne purent jamais trouver dexplication valable aux événements de lavant-dernière nuit du deuxième millénaire. Les dégâts causés à des véhicules en stationnement aux environs du Parc Léopold et des Musées royaux furent attribués à des actes de vandalisme. Bien quon se demandât comment de simples vandales avaient pu réussir à massacrer de cette façon les véhicules en question : la plupart dentre eux donnaient limpression davoir été piétines pour être réduits à létat dépaves.

Les événements qui sétaient déroulés à lintérieur du Parc Léopold navaient pas trouvé davantage dexplication. Qui avait agressé les deux gardiens de la paix commis à la garde de la bulle, et pourquoi ? Pourquoi aussi la dépouille de liguanodon avait-elle été légèrement déplacée ? Et pourquoi la matière verte, aux yeux, avait-elle disparu pour ne laisser, en leurs lieux et places, que des traces de brûlures. Bien des années plus tard, un squelette dallosaure devait être découvert non loin de lendroit où avait été trouvée la dépouille de liguanodon. Le crâne portait des traces de brûlures à lendroit des orbites. Des traces de brûlures inexplicablement récentes. Pourtant, personne neffectua le rapprochement entre les deux événements.

Roman Orgonetz avait été découvert, inanimé, à lintérieur de la carcasse de son véhicule. Souffrant dune fracture du crâne, il avait été transporté à lHôpital Saint-Pierre et, quand il avait repris conscience, la première personne quil avait aperçue, assise à son chevet, nétait autre que Miss Ylang-Ylang, plus belle et plus redoutable que jamais. On ne sut jamais quelle punition le Smog avait infligée à lHomme aux Dents dOr.

Pour se consoler de navoir pu récupérer la dépouille de liguanodon, Howard Heyst acheta à prix dor un septième Van Gogh qui, plus tard, se révéla nêtre quune copie peinte par le docteur Gachet.

Bob Morane sinterroge toujours sur les rapports pouvant exister entre ses rêves et les événements de la nuit du 30 décembre. Coïncidence ?… Prémonition ?… Le mystère demeure entier Bob finit même par se demander si tout, du début à la fin, navait justement été rien dautre quun rêve.

La soirée du réveillon, chez les Van Croës, fut une réussite totale. Au douzième coup de minuit, Nathalie avait été la première à embrasser Bob Morane. Et elle lui avait souri. Un sourire un peu plus appuyé, plus aguichant quamical. Le plus beau sourire du monde. Le premier sourire de lAnnée Nouvelle.

 

 

FIN


"

1 Le même Père David, qui découvrit le Panda géant (Ailuropus melanoleucus), auquel on donna d’ailleurs le surnom d’Ours du Père David.

2 Mec, en patois bruxellois.

3 Imbécile.